Dialogue 2006/2 no 172

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Article de revue

Le spaciogramme en thérapie psychanalytique de couple et de famille

Pages 5 à 24

« Les murs sont aussi métaphore du caché, du non dit…
Loin de toute neutralité, ils sont porteurs d’une symbolique sociale, politique, idéologique et sexuelle.
Frontières physiques et mentales, ils posent la question de la limite et donc de la transgression, car que faire avec ces limites, sinon les abattre ou du moins, les débattre, les déconstruire, les déplacer, les transgresser, les pervertir ? »
WALL TO BE DESTROYED Doina Petrescu, dans Monica Bonvici, Scream and Shake, Centre national d’art contemporain, Grenoble, 2001.

1C’est à partir d’impasses cliniques dans la prise en charge psychothérapique individuelle de problématiques psychotiques ou formulées états limites, de conduites addictives et en particulier d’anorexie, que s’est imposée au départ la mise en place d’un dispositif groupal et familial. La thérapie familiale psychanalytique propose un cadre permettant de donner du sens à la fonction de symptômes dans une économie psychique inconsciente du groupe familial. En se référant au modèle de la cure type, elle se présentait comme une thérapie par la parole, et la place du sensoriel, en particulier du visuel, n’était au mieux prise en considération qu’à propos de l’analyse de notre contre-trans-fert. C’est encore, en continuité avec la référence freudienne qui rappelle avec le « Et pourtant elle tourne ! », que le primat de la clinique s’impose à nous par rapport aux fictions théoriques et aux croyances établies. La fonction d’extériorité interprétative de l’analyste est elle-même questionnée par un modèle de type seconde cybernétique. L’observateur fait en effet partie du champ d’observation. L’analyste est partie prenante du ballet groupal qui se joue en séance. La rencontre interpsychique en thérapie familiale psychanalytique, entre les analystes et les subjectivités individuelles des membres de la famille, ouvre une « autre scène » cocréée d’expression verbale et non verbale. Je voudrais inscrire ma conception du spaciogramme en thérapie psychanalytique de couple et de famille, comme une médiation à la représentation dans les pathologies en rapport avec des failles dans la capacité de figuration psychique individuelle et groupale familiale. J’ai décrit au départ le spaciogramme (Benghozi, 1985), à propos de situations incestuelles très complexes que j’ai appelées « tuyaux de poêle » et « réseaux rastas », où l’agir était prédominant et le travail de figurabilité psychique défaillant. Cette modalité thérapeutique a permis de travailler également en supervision, sur les mouvements transféro-contre-transférentiels, de thérapeutes intervenant à domicile. Une clinique du contexte non verbal de l’espace vécu s’imposait. La représentation dessinée de l’espace de la maison, rapportée pendant la séance de supervision, était déjà un support médiateur associatif.

2De nombreux groupes thérapeutiques utilisent des médiations, qu’elles soient sous la forme d’une expression picturale (dessin, peinture, collage), qu’elles utilisent des matériaux (comme la terre, l’eau), qu’elles mettent en jeu le corps (par la danse, l’expression corporelle), que cela passe par le théâtre, le conte, la vidéo, l’image… Nous sommes d’autant plus invités à utiliser ces médiations que des jeunes enfants sont associés aux thérapies. Le jeu au sens d’une « aire transitionnelle » de jeu, selon Winnicott, prend toute sa place dans l’espace thérapeutique. L’importance même de ces pratiques, précisément dans des lieux institutionnels concernés particulièrement par la psychose, le traumatisme, la tendance à l’agir, auto et hétéro agressif, avec le passage à l’acte et il faut y insister, les somatisations, n’est-elle pas le reflet des butées cliniques au travail psychothérapique individuel et à l’expression du langage uniquement verbal ?

3Or, avec ces problématiques psychiques, qu’elles soient d’expression psychoaffective, qu’elles se manifestent par le corps ou se traduisent par des avatars dans le champ social, sommes-nous encore, comme dans la névrose, concernés par le refoulement, dans la mesure où c’est la question de l’élaboration du fantasme, la capacité de représentation et le travail de figurabilité, qui est en jeu ? Sommes-nous encore dans des pathologies individuelles, dans la mesure, et c’est mon hypothèse, où ce sont les contenants psychiques groupaux familiaux et institutionnels qui sont défaillants ? Ne sommes-nous pas dans ce que je propose d’appeler des symptomatologies de pathologies psychiques de contenants généalogiques ? Individuellement, ces patients à problématique essentiellement psychotique, psychosomatique, addictive et incestueuse, arrivent avec des contenants psychiques groupaux familiaux défaillants, troués ou rigidifiés en carapace. Ces effractions démaillantes de contenants généalogiques sont en relation le plus souvent avec des problématiques de lien généalogique, des ruptures, des accrocs, des déchirures, des trous dans la transmission psychique inter et transgénérationnelle. J’émets l’hypothèse que ces failles à la figurabilité sont elles-mêmes symptomatiques d’effractions de contenants psychiques en rapport avec des attaques du lien. L’utilisation du spaciogramme comme médiation en psychothérapie du groupe familial, amène à réfléchir sur les limites de la verbalisation dans le travail clinique.

4Dans cet article, après avoir défini le spaciogramme et décrit brièvement son utilisation, je tenterai d’illustrer, par des exemples cliniques de thérapie de couple et de thérapie familiale psychanalytique, l’intérêt de cette pratique dans une nouvelle approche d’une clinique en impasse de figurabilité.

Définition

5J’appelle spaciogramme (ou spatiogramme) la projection sous la forme d’une représentation picturale ou plastique par les participants à la thérapie, de l’espace vécu, habité. Le spaciogramme est une médiation thérapeutique. C’est en thérapie psychanalytique de couple et de famille, l’ensemble des représentations proposées en séance de psychothérapie pour illustrer l’occupation de l’espace partagé dans le lieu d’habitation familiale. Il permet de figurer en thérapie, grâce à la représentation de l’espace-maison vécu, une projection inconsciente de l’espace psychique individuel et familial, et une projection de l’organisation généalogique des liens psychiques.

La pratique du spaciogramme

6Le spaciogramme peut être réalisé par un dessin, un collage, une sculpture. Il peut s’agir d’un dessin de la maison, d’un schéma de l’appartement, d’un plan ou d’une construction en papier, d’un découpage, d’un collage, d’une sculpture en pâte à modeler, représentant les lieux de vie, leur agencement réciproque, le mobilier, l’existence ou non d’ouverture, porte-fenêtre, d’escalier, de couloirs, de placards, l’existence ou non de jardin, son agencement, l’habitation dans la rue, le quartier, le village. C’est à un moment du discours, alors que sont évoqués tel ou tel personnage de la famille, qu’un génogramme peut être engagé. Le dessin du génogramme est, dans mon approche en thérapie familiale psychanalytique, déjà accueilli comme une projection inconsciente de l’image inconsciente du corps familial, que j’appelle le corps psychique généalogique. À l’occasion de telle ou telle évocation de lieu ou séquence de la vie familiale, un spaciogramme peut être proposé à un participant par le thérapeute, par une simple invitation à le dessiner comme ça lui vient… Les autres membres de la famille poursuivent, complètent, reprennent. C’est l’occasion d’une mise en récit d’une construction groupale. En thérapie de couple, il est fréquent que chacun puisse être amené à proposer une version sur laquelle ils associent ensemble. Ainsi seront visualisés et parlés les frontières, le dehors et le dedans, les enchevêtrements entre les territoires intimes, privés et collectifs, les prolongements intrusifs ou persécuteurs, les rondeurs des protections maternantes, les angles, le morcellement, les ruptures et continuités, les trous, les creux, les vides, les troppleins, la lumière et l’obscurité, le rapport entre le minéral et le végétal. La réalité matérielle des espaces habités est culturellement ritualisée, en résonance avec le monde intérieur fantasmatique. Au-delà des formes, ce sont des couleurs, des odeurs, des images, des souvenirs, des ressentis, des sensations mais aussi des sentiments, des affects, des histoires…

7Il n’y a aucune indication prescrite sur le plan technique, ni code particulier, sinon simplement la possibilité de dessiner sur de grandes feuilles de papier ou sur un tableau présent au départ dans la salle de thérapie, ou de représenter par toute modalité plastique l’espace vécu par les différents membres de la famille. C’est une manière d’ouvrir, avec un champ de représentation, un discours associatif particulièrement intéressant, lorsque nous sommes en présence de famille où l’accès à la métaphore et l’interfantasmatisation sont défaillants. Les associations à propos de telle ou telle figure ne sont pas individuelles mais donnent lieu à une mobilisation du préconscient, comme à propos d’un dessin d’enfant ou d’un rêve rapporté en séance familiale, à un discours groupal. Pontalis parlait de rêve de groupe et, en effet, c’est là une fonction phorique en tant que porte-parole d’une dimension groupale, telle qu’elle se coconstruit dans le mouvement transféro-contre-transférentiel. Dans un colloque sur l’enfant et la maison, Didier Anzieu disait que « la maison serait un modèle de contenant psychique ». L’approche psychanalytique de groupe nous a familiarisés à penser une spacialisation de la psyché en étant disponible à une écoute de l’image du corps fantasmatique groupal.

L’espace de la séance

8Le processus groupal se déploie en une projection de l’espace psychique familial dans l’espace de la séance. Foulkes associait même au cadre thérapeutique psychanalytique groupal l’intérêt d’un diagramme de présence et celui d’un diagramme de position des participants, pour repérer en particulier certains aspects du changement dans le processus analytique de groupe. Il attribuait une grande importance à la rigueur du dispositif spatial. Nous sommes également sensibles en thérapie familiale psychanalytique à la manière dont est occupé physiquement le lieu où se joue le théâtre de la thérapie. C’est déjà là une métaphore spatiale groupale de l’organisation des liens entre chaque membre de la famille et les thérapeutes. D. Anzieu a insisté sur l’occupation de l’espace thérapeutique comme métaphore d’un corps psychique groupal. En pratique, en thérapie familiale, l’occupation des lieux, le positionnement d’un enfant entre ou à proximité d’un parent, la manière dont se déplacent et jouent des enfants, dont ils utilisent tel ou tel objet, crayons, papiers, feutres, tableau, laissés à leur disposition, des jouets, des personnages, de la pâte à modeler, sont d’emblée une mise en place pré-scénique singulière de ce qui se coconstruit – là, entre les membres de la famille et nous – d’une dynamique relationnelle nouvelle et thérapeutique.

Processus : spaciogramme et architecture mentale

9C’est là l’expression d’un remaillage affiliatif thérapeutique famille/théra-peute du métacontenant thérapeutique. Nous formulons l’hypothèse que le spaciogramme familial réalisé au cours d’une séance de thérapie familiale psychanalytique rend compte des projections inconscientes d’une spacialisation du corps psychique groupal généalogique en jeu, dans le mouvement tranféro-contre-transférentiel en thérapie. Il donne accès à une figurabilité de la vie psychique familiale et, en devenant le support des associations verbales formulées par les membres de la famille, il participe à la coconstruction d’un néocontenant narratif mythique : la fresque familiale généalogique. Le vécu clinique partagé en thérapie de groupe nous confronte, en particulier au niveau contre-transférentiel, à ce que la cure type nous a amenés aussi à entendre au niveau individuel du « corps fantasmatique » inconscient – pour reprendre la terminologie de Piera Aulagnier, alors que Françoise Dolto parlait d’« image inconsciente du corps ». C’est à partir de cette expérience groupale que s’est imposée à moi la notion de corps psychique groupal. C’est elle qui, tout naturellement dans le cadre de la thérapie familiale psychanalytique, m’a amené à vivre et à entendre le couple, la famille consultant mais aussi l’institution et l’émergence du groupe thérapeutique, comme un corps psychique groupal du couple, de la famille ou de l’institution. Cette réflexion s’inscrit en référence à différents travaux comme ceux de Winnicott sur l’aire transitionnelle, de Bion sur la relation « contenant-contenu », d’Anzieu sur l’enveloppe psychique, de Granjon sur l’enveloppe généalogique, de Kaës sur l’appareil psychique groupal et la fonction conteneur, de Gisela Pankow sur l’espace vécu, d’Eiguer sur l’habitat psychique et de Geneviève Haag, sur la construction précoce de l’image du corps.

Isomorphies : spaciogramme, génogramme, corps psychique familial et contenant généalogique

10Je postule l’existence d’analogies isomorphes, entre le spaciogramme, comme le dessin qui représente une projection de l’espace vécu, l’arbre généalogique familial figuré par le génogramme, la forme des contenants généalogiques et l’image inconsciente du corps groupal familial de couple, entre eux et avec tout ce qui se coconstruit dans l’espace de la séance. Ces modélisations donnent accès à une figuration de la transmission psychique.

11Nous envisageons le spaciogramme pour illustrer la relation entre l’organisation des liens généalogiques et un espace psychique groupal. Nous établissons là des isomorphies entre Espace, Corps et Contenant généalogique. L’espace renvoie ici à la représentation de l’espace vécu (Pankow), le corps à l’image inconsciente du corps (Dolto), et au corps fantasmatique (Aulagnier), le contenant généalogique à la figuration du génogramme familial et au schème organisationnel des contenants généalogiques (Benghozi). J’ai proposé la notion de contenant généalogique groupal familial, avec une trame et un maillage (Benghozi, 1990) assurés par l’aménagement des liens de filiation et des liens d’affiliation modulés selon le codage culturel d’appartenance communautaire, et support de la transmission psychique généalogique.

12Dans la transmission transgénérationnelle, le matériel psychique hérité des générations précédentes traverse les générations sans être élaboré, c’est-à-dire non révélé. Il véhicule les quatre « I »: l’impensable, l’indicible, l’innommable, l’inavouable. Le transgénérationnel est mis en jeu dans une chronologie mythique, non linéaire, comme celle de l’inconscient. Dans le cadre d’une thérapie familiale psychanalytique, le rapport à l’objet médiatise en séance l’évocation transférentielle de la figure de l’ancêtre. En thérapie il est intéressant d’avoir une écoute de cette modalité de transmission. Le spaciogramme représente les contenants et la dialectique contenants-contenus psychiques. Il illustre la dynamique du maillage et du démaillage catastrophique des liens. Il témoigne des impasses à l’interfantasmatisation et de la mise en jeu des mécanismes de défense interpsychiques et transpsychiques.

13À l’effraction de l’intime correspond une pathologie de contenants généalogiques familiaux avec attaque de l’ordre symbolique des liens de filiation. Les maisons sont vivantes en terme de spaciogramme, même si elles semblent parfois mortifères, au sens où elles traduisent également une représentation de la dynamique du maillage des liens de filiation et d’affiliation. Or le lien est le support de la transmission de l’histoire et de l’héritage psychique de la famille, de l’inavouable honteux des secrets de famille, de la mémoire des fantômes et des revenants. Le spaciogramme permet d’évoquer les cadavres dans les placards, ceux qui hantent les espaces corridors, les lieux oubliettes inaccessibles. On voit décrits des couloirs qui ne mènent nulle part et soudain parfois des ouvertures surprenantes. Le diable est dans les cloisons ! dit le dicton. Il y a un rapport dialectique entre le travail architectural de l’espace et la construction de l’identité. Architecture habitation et architecture mentale sont en résonance. La coconstruction de néocontenants narratifs en thérapie familiale ouvre de nouveaux espaces disponibles au déploiement de la psyché.

Le génospaciogramme

14Les associations sont mises en perspective avec les figures évoquées à partir du génogramme mais également à partir du rapprochement avec le spaciogramme. Elles participent au travail de déconstruction reconstruction narrative de la fresque généalogique familiale. Il est intéressant, dans cette perspective, de penser la notion de géno-spaciogramme par un rapprochement entre le dessin du génogramme et celui du spaciogramme dans les séances de thérapie familiale et de couple, mais aussi en individuel. Le génospaciogramme donne accès à une figurabilité de l’image du corps groupal et généalogique.

15La pratique du génospaciogramme est particulièrement utile dans la mise en perspective d’une situation symptomatique actuelle du patient « portesymptôme », par rapport à l’ensemble de la trame groupale familiale dans laquelle s’inscrit le lien d’alliance conjugal. Situations, incidents-accidents sont là alors répétés dans leur fonction anniversaire d’événements non métabolisés de l’histoire familiale. Le jeu des loyautés généalogiques transmises peut être éclairé par le choix des prénoms, la manière dont se véhiculent les mythes à travers certains rituels, certains objets de famille, slogans et devises familiales. Comment les mythes s’entrecroisent et s’enchevêtrent entre les deux familles d’origine de chaque partenaire ? Comment cela fait écho avec les mythes familiaux des thérapeutes ? Nous pouvons rapprocher la notion de mythe, organisateur groupal au niveau de la psyché groupale familiale, de celle de fantasme dans l’économie psychique individuelle. Au-delà de son contenu, le génogramme est perçu essentiellement comme un dessin, une figure dont la forme fait écho à la représentation du corps psychique groupal. Par exemple, dans des organisations familiales claniques, le génogramme apparaît souvent comme étalé sur l’horizontal. L’axe vertical filiatif est défaillant.

16Cette pratique du génogramme en thérapie familiale est tout à fait intéressante également lors de consultations avec un enfant. Cela peut se pratiquer comme une sorte de « squiggle » winnicottien. Le dessin du génospaciogramme, dessiné en séance avec l’enfant et la famille, permet de modéliser une histoire dans une dynamique relationnelle qui n’a plus rien à voir avec celle qu’engagerait un interrogatoire portant sur l’anamnèse individuelle et familiale de l’enfant. L’objectif n’est pas la description détaillée et complète en un entretien de la maison ou de l’arbre généalogique de la famille de l’enfant, mais c’est l’occasion, par l’évocation des fratries, des ascendants, des descendants, en partant de l’accueil du patient porte-symptôme qui amène à consulter, de resituer son avènement, la place qu’il occupe dans l’histoire individuelle, tout en mettant en relief les diverses modalités du lien de la transmission généalogique et de la vie interrelationnelle.

17Le génospaciogramme peut être complété ensemble, avec les différents membres de la famille en thérapie, consultants et thérapeute, au fur et à mesure des entretiens, à propos de l’évocation dans le cours des associations verbales, de tel événement ou de telle séquence de la vie affective. Sa présence en séance, sur un tableau par exemple, le rend visible à tous avec ses pseudo-ratés, ses erreurs, ses curiosités de représentation. Le génospaciogramme est ici reçu comme un dessin support à un travail de figuration psychique. Par analogie avec le dessin d’enfant de bonshommes renvoyant à l’actualité de son image inconsciente du corps, les dessins du génogramme et du spaciogramme renvoient à l’image du corps groupal familial et à la morphologie des contenants groupaux généalogiques. Ils mettent l’accent à un niveau analogique sur l’intérêt d’une vision globale du symptôme en même temps individuelle et groupale, actuelle et généalogique. Dans une logique de la complexité, il permet une approche rendant compte des dimensions à la fois psycho-somato-sociales et contextuelles culturelles.

Le génospaciogramme de couple

18Le dessin du génospaciogramme de couple est réalisé en séance de thérapie de couple, avec un des deux partenaires ou avec les membres du couple. Il met en lien avec les deux génogrammes individuels, le pacte d’alliance conjugal qui les réunit. Avec lui, le maillage des liens forme la trame des contenants généalogiques de chaque famille d’origine, pour constituer ensemble, grâce au pacte d’alliance conjugal, un néo-contenant généalogique de couple avec les générations des ascendants et celle des descendants. Les territoires psychiques inconscients de chacun sont mis en résonance dans le rapport à l’espace vécu et l’organisation des liens généalogiques des familles d’origine de chacun.

Le génospaciogramme : un outil en formation

19Dans le cadre de la formation à la pratique thérapeutique familiale, nous travaillons avec le génospaciogramme familial des praticiens. C’est une approche privilégiée qui souligne la dimension groupale et généalogique de notre contre-transfert, à laquelle même une psychanalyse personnelle nous a souvent peu préparés. Il est très difficile d’apprendre à penser groupe familial dans une dimension globale avec une vision non causaliste linéaire de l’étiologie du symptôme. Penser avec le génospaciogramme ne suffit certes pas. Mais cela permet au thérapeute lui-même, en dehors de la pratique effective en séance avec le consultant individuel ou de famille, d’articuler les associations fournies dans le déroulement des consultations, en les organisant entre elles. Cela favorise alors rêveries et associations libres des membres de la famille qui consulte, en écho avec nos propres associations contre-transfé-rentielles, dans des directions diverses de celles du lien diachronique vertical filiatif et horizontal synchronique affiliatif, mais aussi en faisant des ponts, des diagonales dans la dimension d’une temporalité mythique. Penser avec le génogramme et la réalisation de son propre spaciogramme est particulièrement didactique dans le processus de formation à la thérapie familiale et, audelà, dans une sensibilisation à l’écoute de notre propre contre-transfert groupal familial et généalogique.

20Réaliser sur un tracé ou même en pensée, un génospaciogramme est alors pour le thérapeute un organisateur contenant mnésique et un support à rêveries dans les contes et légendes qui nous relient, dans l’écoute, à l’épopée psychique du porte-symptôme. Cette difficulté porte aussi sur l’écueil possible d’un déplacement à une tendance explicative de l’existant actuel par des faits du passé, avec en plus le risque d’une contrainte à l’impuissance devant le poids d’un héritage familial qui semble induire un destin implacable pardelà toute espérance d’un changement thérapeutique illusoire. Ainsi, dans notre écoute, nous serons plus attentifs à ce qui se construit avec la famille en résonance avec nos propres projections, réactualisant souvent en terme de place, de position, de disponibilité à donner ou à recevoir, à entendre ou à dire, à ressentir ou à éprouver dans notre propre corps, des ombres et points aveugles d’une transmission dont nous assurons inconsciemment la fonction mémoire d’un héritage familial.

Exemples cliniques de thérapie de famille et de couple

21Nous illustrerons à partir d’exemples cliniques de thérapie de famille et de couple, en quoi le spaciogramme – projection représentative de l’espace psychique dans le territoire de l’habitation – se superpose, à un niveau isomorphique, à la déconstruction, non seulement du corps psychique individuel mais également du corps psychique groupal familial.

22La délimitation d’un espace attribué à un des membres de la famille va être possible en fonction de la capacité familiale à gérer les processus de séparation et d’individuation, de différenciation et d’autonomisation.

23Ainsi, par exemple le spaciogramme d’une famille à symptomatologie incestueuse. Dans une thérapie d’une famille incestueuse, un enfant a dessiné l’appartement familial. Une thérapie familiale est engagée à la demande de travailleurs sociaux à la suite d’un signalement pour des troubles des conduites sociales d’une adolescente. Nous nous retrouvons confrontés à une situation incestueuse. Une des filles qui a actuellement 20 ans, était abusée quand elle avait moins de 10ans par son père qui, séparé de sa mère, ne vit plus à la maison depuis des années. La mère révèle en séance qu’elle-même a été violée par son frère dans son enfance. Son corps souillé ne pouvait produire que de la souillure. La naissance de sa fille n’était pas désirée. Celle-ci, bébé anorexique, ne pouvait accepter d’être alimentée que par son père. Cette proximité des corps s’est ici construite dans un aménagement précoce des interactions père-fille. La tiercéité maternelle est ici défaillante. La mère dépressive répète de nombreuses tentatives de suicides en présence de ses filles. Celles-ci se retrouvent accolées à leur mère. Toute possibilité de quitter la maison leur est alors impossible.

24Alors que le garçon, troisième de la fratrie, évoque en séance le moment d’aller au lit le soir, il se dégage une certaine confusion. Nous l’invitons à dessiner sur une grande feuille de papier comment se présente leur appartement. Avec beaucoup de jubilation, il dessine, en les décrivant, les différentes pièces. Les espaces réservés aux parents et aux enfants étaient confondus. Lorsqu’il arrive à la chambre à coucher, il indique trois couchages sans qu’aucun lit soit attribué clairement à l’un des trois enfants. Aucun des enfants n’avait son lit personnalisé. Le premier qui arrive se couche là où il veut ! Il y avait beaucoup d’agitation avant que le spaciogramme ne soit dessiné en séance. Chacun s’investit, tous commentent cette description qu’ils confirment. Réunis autour du dessin, la coexcitation est contenue. Il n’est pas inintéressant de savoir que le problème, dont tous se plaignent et qui a incité le travailleur social à penser thérapie familiale, est qu’ils passent leur temps à se voler les uns les autres. Ce sont eux qui formulent en élaborant une interprétation groupale sur l’image du corps groupal familial : « Nous sommes des corps communicants … » Ainsi, le spaciogramme donne accès à un travail sur la détermination du territoire de chacun comme une représentation projective de l’image inconsciente du corps groupal.

Exemple 1

Spaciogramme et inceste familial

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Exemple 1. Spaciogramme et inceste familial Famille : « Corps communicants » Pas de lit en propre pour chaque enfant, confusion des espaces intimes du Moi et privé du Nous

Spaciogramme et inceste familial

25Ici, à l’absence d’une différenciation entre les lignes générationnelles, correspond une indifférenciation des espaces personnels de chacun. À cette absence de distinction des territoires de chacun, correspond dans l’inceste une indifférenciation des frontières intergénérationnelles parents-enfants. Chacun peut faire intrusion chez l’autre. Il y a un cambriolage intrafamilial. Les frontières de l’espace privé ne sont pas délimitées. L’agir incestueux est une effraction de l’intime. Mais là, les limites du moi et du non-moi ne se posent pas par rapport à chaque individu mais par rapport à l’intériorité et à l’extériorité du groupe familial qui se substitue à l’élaboration du fantasme.

26Dans un autre exemple de spatiogramme, présenté au colloque « Image du corps du groupe à la famille » à Besançon en 1996, c’est un couple marié depuis plus de vingt ans, trois enfants, qui consulte pour des problèmes conjugaux et sexuels. La survie de leur couple est menacée. Aux premiers entretiens, les difficultés se présentent comme des graves troubles de la communication : quand il lui dit un mot, elle en entend un autre. Elle bascule souvent dans le passé avec des rushes de son histoire infantile alors qu’elle n’a pas les mots pour crier sa souffrance. Nous sommes surpris par l’importance de ce décalage interprétatif et par les manifestations relationnelles évidentes d’incompréhension dans le couple qui peuvent surgir. Dans une telle situation, le psychiatre traditionnel de garde n’aurait sans doute pas manqué de faire un diagnostic de psychose paranoïaque. Et, il faut bien le dire, ce ne sont pas les indications les plus classiques d’une psychothérapie familiale ou de couple. Or nous étions là, en consultation d’un couple adressé par un psychologue, qui les avait reçus dans un service de psychiatrie adulte à propos d’un état dépressif, celui du mari. Ils ne se regardent pas quand ils nous parlent et mettent régulièrement un manteau ou un sac étalé entre eux sur le canapé où ils se sont posés.

27Nous sommes ici concernés par l’écoute d’un couple en tant qu’entité dyadique construite par un lien d’alliance conjugal. Notre préoccupation n’est pas centrée sur la ponctuation d’un diagnostique individuel. Et c’est une difficulté importante dans notre vécu contre-transférentiel de ne pas céder à la tentation d’une ponctuation diagnostique d’une pathologie psychiatrique. L’étiquette de malade mental – selon une causalité linéaire – rendrait l’un des deux partenaires responsable pathogène des maux du couple. Nous rappeler que ce couple fonctionne comme cela depuis vingt ans, nous aide à mieux entendre la bruyance actuelle comme l’expression d’une crise familiale réactualisée par le départ imminent du dernier des trois enfants habitant encore avec eux. Chaque événement dans la vie familiale nécessite un réaménagement de l’économie psychique du couple. Le départ des enfants est vécu sur un mode abandonnique, comme un deuil inélaborable avec de nouveaux réinvestissements objectaux impossibles.

28Madame a suivi pendant plusieurs années une psychothérapie, dit-elle, par la méthode Thomatis, technique qui, précisément focalisée sur l’oreille et l’audition, aurait pour principe une régression favorisant une nouvelle naissance psychique par un accouchement sonore avec en particulier la voix de la mère. Confrontée à l’innommable, à l’indicible, Madame n’aurait pas trouvé les mots pour recevoir l’inentendable des mots humiliants de sa mère et y répondre. Sa naissance n’a été désirée ni par sa mère – peu avant la grossesse une gitane lui avait prédit un mauvais sort – ni par son père qui voulait avoir un garçon. Elle se vit comme étant née d’un « viol ». C’est là en écho, un scénario originaire de scène primitive traumatique. Très tôt, elle a été victime de maltraitance et d’abus sexuels par sa mère qui la sadisait en la lavant nue dans la cour de la maison, soumise au regard des voisins. Sa mère insistait longuement, selon elle, sur ses parties génitales. Elle se sentait exhibée, violée par une mère perverse. Elle qui n’a pas été protégée par son père et n’a pourtant cessé de ressembler à un garçon pour répondre à son désir, reproche actuellement à son mari de ne pas être son « protecteur ».

29Quand elle a envie de faire l’amour et qu’il refuse, elle se sent à nouveau souillée. La formulation énoncée par Madame est d’emblée paradoxale : « Je ne supporte pas son absence de désir et de marque d’attention à mon égard… Mais aussi, s’il vient vers moi, c’est sans amour, donc c’est une violence. » Ainsi, c’est souillant d’avoir un rapport sexuel, et c’est souillant de ne pas avoir de rapport sexuel. À la formulation paradoxale de cette plainte, correspond la paradoxalité fondatrice de leur lien d’alliance conjugal. Quand ils évoquent leur première rencontre, Madame dit qu’il avait l’air « vieux » alors qu’il avait 23 ans. Mais ça la rassurait car il avait l’air doux, sérieux et pas « dragueur ». Lui, la trouvait dynamique, il aimait son côté nature et son attrait pour l’équitation ! Il est décrit comme un enfant timide, resté longtemps dans les « jupes de sa mère », mère qui, d’après sa femme, était courageuse, volontaire, intransigeante dans son ménage, et « portait le pantalon ».

30Nous ne pourrons, dans cette présentation, insister sur le pacte conjugal. La paradoxalité fondatrice du lien d’alliance conjugal est, à mon sens, l’expression du remaillage affiliatif réciproque entre les contenants généalogiques des familles d’origine des deux partenaires. En particulier, le lien conjugal a une fonction économique psychique dans la gestion respective des inélaborés transgénérationnels, indicibles, innommables et impensables des familles d’origine de chacun. Cette transmission en creux du « négatif » que j’appelle la transmission de l’empreinte, est, selon le terme de Faimberg, « télescopée » à travers les générations, soutenant, comme le décrit R. Kaës, le « pacte dénégatif », organisateur inconscient de l’alliance.

31J’insisterai plus ici, sur l’intérêt du génospaciogramme. Avec le génogramme est disponible une écoute de la temporalité généalogique mythique et les modalités inter et transgénérationnelles de la transmission psychique. Avec le spaciogramme est mise en perspective la spacialisation de la psyché. L’un comme l’autre n’ont aucun caractère systématique, mais s’inscrivent dans le processus thérapeutique. Au cours de cette thérapie de couple, la problématique d’empiétement des territoires psychiques des deux partenaires a pu être travaillée à partir du spaciogramme de la maison familiale. Madame dessine le plan de leur maison. C’est une villa où on ne peut entrer que par une petite porte de derrière, la porte centrale de face est fermée, de même que toutes les ouvertures de fenêtres au rez-de-chaussée. Il n’est possible d’ouvrir les fenêtres ni de l’extérieur ni de l’intérieur.

Exemple 2

Spaciogramme : enveloppe carapace et fouillis protecteur

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Exemple 2. Spaciogramme : enveloppe carapace et fouillis protecteur Thérapie de couple avec femme incestée par sa mère, vécu de viol, mari impuissant « Le fouillis envahissant, toutes ouvertures encombrées » Image du corps « souillure » avec clôtures protectrices des angoisses d’intrusion après inceste vécu comme un viol

Spaciogramme : enveloppe carapace et fouillis protecteur

32Tout en nous décrivant la maison et l’occupation de son territoire, Madame exprime ses angoisses d’intrusion-implosion du moi-corps couple. Entrer chez elle, c’est à nouveau violer son corps. Cette maison carapace est une projection de l’image du corps individuel de Madame qui traduit un aménagement défensif à l’âge adulte, à la suite de traumatismes incestueux dans l’enfance. Madame a été victime d’abus sexuels par sa mère sans que le père, lui-même entretenant une relation incestuelle avec sa fille, puisse la protéger des perversions sadiques de sa femme. Madame a toujours peur d’être cambriolée, qu’il puisse y avoir un vol avec effraction. D’ailleurs des cartons s’amoncellent le long du mur et condamnent la possibilité d’ouvrir les fenêtres. Cela est décrit par association à partir du dessin de leur maison.

33À l’effraction de l’intime, correspondent des mécanismes de défense avec des angoisses d’intrusion de l’espace privé du couple.

34Au vécu traumatique de pénétration dans le corps de la femme, répond la rigidité des systèmes de protection de la maison.

35Nous pouvons analyser ces niveaux se référant à l’intimité des limites du corps et à celle des murs de la maison, comme l’expression d’une effraction des contenants généalogiques groupaux familiaux, source d’angoisses catastrophiques, au sens de Bion, en relation avec l’attaque contre les liens, où l’intégrité narcissique et l’identité groupale sont menacées. L’intérieur de la maison est décrit comme envahi par un immense fouillis, où seul le lit semble accessible. Des tas de boîtes en carton, à peine ouvertes, encombrent les pièces. Les objets ne sont pas utilisés mais les contenants boîtes s’amoncellent, inopérants.

36Nous nous demandons avec ma cothérapeute, ce qu’ils cherchent à nous montrer de l’encombrement de leur espace psychique de couple, de ce qui se met en scène là. Cela provoque en nous souvent du dégoût, de l’irritation, voire de la colère, manifestations contre-transférentielles que nous cherchons à élaborer avec ma cothérapeute en post-séance. Et ce qui nous est souvent revenu renvoie bien à des attaques de contenant et à des mouvements de résistance comme des angoisses de vidange, l’impression de ramer à contre-courant, d’avoir la tête sous l’eau avec une interrogation sur la confiance en nos propres capacités à contenir des transformations possibles. Et à quelques entretiens de là, c’est Monsieur qui incite Madame à nous dessiner une représentation de l’état actuel de leur salon.

Évolution du processus psychique

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Évolution du processus psychique Le « fouillis » s’organise centré dans un coin, aménagement des mécanismes de défense du moi-couple. Spaciogramme réalisé six mois après le premier (croquis n° 2)

Évolution du processus psychique

37Il est métamorphosé, tout est rangé, les cartons débarrassés mais, dans un coin du salon, un guéridon cache ce qu’il reste comme « fouillis ». Cette évolution suit un entretien où il a été question de vide et de l’impossibilité de combler un contenant troué. Le « fouillis » a aussi une fonction de protection contre les angoisses d’agression et d’effraction des limites du corps. Ce n’est qu’au dernier entretien que Madame évoquera les impulsions violentes, incoercibles, qu’elle avait eues vis-à-vis de ses enfants, en particulier de sa fille sur laquelle, par identification projective, elle projetait ses propres objets clivés, internalisés, de l’horreur de sa propre mère. Elle commence à peine à pouvoir la réinvestir positivement, et ainsi s’inscrire dans l’ordre symbolique généalogique, sans doute soutenue par l’émergence des néocontenants narratifs. Le sujet inscrit dans l’espace psychique groupal familial contribue à l’élaboration narrative d’un nouveau roman mythique familial, étayant en thérapie le travail symboligène de remaillage des contenants effractés. À la mémoire événementielle se superpose une mémoire narrative constitutive de l’épopée identitaire d’appartenance. La figure ancestrale d’un arrière-grand-père, joueur de cartes, buveur d’alcool, qui a ruiné sa famille, commencera à circuler tandis que Madame dit détecter, sans pouvoir en donner une explication, simplement par intuition, le moindre problème psychique et d’alcool chez quelqu’un.

38C’est dans l’espace/maison de notre centre psychothérapique que se rejouent et peuvent se perlaborer les angoisses d’effraction des contenants généalogiques. Les familles rejouent dans le transfert sur notre propre contenant cadre, l’attaque contre les liens dont ils sont dépositaires, héritiers de la transmission de ce qui se traduit par un véritable scénario généalogique familial de violence et d’inceste. C’est là un retournement psychique de l’humiliation et de l’inavouable, et une mémoire porte la honte inconsciente familiale.

39Dans ce type de famille à manifestations violentes et incestueuses, nous retrouvons souvent des limites rigides de leur territoire en correspondance avec le flou des frontières générationnelles, le fouillis de l’intériorité, l’indifférenciation des lieux et places, où l’extérieur devient intérieur. Ce qui circule est souvent un fantasme de corps communicants. Tout se passe comme si, à ces contenants généalogiques familiaux troués, souvent projetés dans la figuration d’un génogramme étalé sur sa base, correspond une attaque de la filiation avec une substitution de la loi et de l’ordre généalogique symbolique par une rigidité aliénante de la règle. À l’instance de la loi, se substitue l’emprise de la règle. Nous avons là, avec la représentation de l’évolution de la configuration des spaciogrammes, comme dans la suite de dessins d’enfant au cours d’une thérapie, une projection de l’image inconsciente du corps psychique du groupe couple, représentée par l’évolution des investissements de l’espace/maison, dans le cours du processus thérapeutique. La suite des spaciogrammes, au cours de la thérapie, souligne la dynamique de la mobilisation des mécanismes inconscients de défense individuels et de groupe. L’agir incestueux s’est réinscrit dans une reconstruction narrative de la « fresque familiale généalogique » (Benghozi, 1994), figuration d’un roman mythique de la famille en thérapie, donc partie prenante dans l’émergence du nouveau groupe thérapeutique. J’appelle néocontenant narratif, une coconstruction narrative qui émerge dans le groupe de thérapie. Il assure une fonction contenante d’étayage groupal.

40Nous sommes là, dans ces pathologies narcissiques de contenant généalogique familial (Benghozi, 1986), sous l’emprise oscillante entre l’excès de contenu débordant et le vide incomblable de contenants troués qui se rigidifient d’une carapace protectrice rigide pour tenter de contenir les « angoisses de vidange » (Bion, 1979). Cela illustre également une projection de l’image du corps contenant en tube vide, en tonneau des Danaïdes, telle celle retrouvée dans les conduites addictives.

Le spaciogramme, une médiation à la figurabilité de l’irreprésentable

41Nous sommes là du côté de l’incorporation et non de l’introjection dans des pathologies de la figurabilité et de l’irreprésentable. Les butées du travail psychanalytique sur la libre association se retrouvent confrontées à l’absence de refoulement. La proposition de travail à partir du spaciogramme en thérapie familiale et de couple est de constituer des supports à la figuration, comme des « néo-rêves de groupe » (Benghozi, 1995). Nous sommes concernés, dans l’espace du préconscient en amont du travail de symbolisation, par des enveloppes de représentation. Elles permettent, grâce à la capacité de rêverie, l’émergence quasi picturale et onirique d’un récit épique : la fresque familiale généalogique. Cela se mobilise avec les greffes contre-transférentielles qui participent à nouer une déconstruction de l’histoire familiale. Nous voyageons, avec la description racontée du spaciogramme familial, dans l’intimité du fonctionnement opératoire de la vie familiale mais aussi dans la mémoire des ancêtres et des traumatismes sidérants. Nous sommes amenés à prêter nos propres associations dans le jeu psychodramatique qui se met en scène dans l’espace thérapeutique. Notre capacité de rêverie soutient au niveau groupal familial le holding onirique (Ruffiot, 1990). Des éprouvés sont ressentis, des images circulent en nous, parfois comme ces films, ces scénarios qui défilent quand nous écoutons un conte. Cette disposition psychique est caractéristique d’une régression formelle particulière en thérapie psychanalytique du groupe familial. La capacité de rêverie de l’analyste est sollicitée sous la forme d’une empathie participative. J’ai parlé aussi d’une curiosité empathique (Benghozi, 1990). Cela nous rend disponibles à cette expérience exceptionnelle, selon Diatkine, où des « images sensorielles, isolées et intenses, se présentent en séance à l’esprit de l’analyste ». Reprenant les travaux des Botella sur la régrédience et la figurabilité, il définit la régrédience comme une « accentuation de la régression formelle à laquelle s’ajouterait la conviction en la réalité matérielle de ce qui, pourtant, n’est que représentation ». Nous en rapprochons également la notion de « transfert de substitution », par opposition aux « transferts de déplacements ». Selon César et Sara Botella, « le transfert de substitution aurait la fonction d’être gardien d’une mémoire sans contenu représentationnel ». Dans cette perspective, dans les symptomatologies de pathologies psychiques de contenants généalogiques, nous parlons, avec la pratique du spaciogramme, d’une régrédience groupale en thérapie de couple et en thérapie familiale psychanalytique. La notion de « transfert de substitution » ouvre une nouvelle approche d’une clinique en impasse de figurabilité. Le travail de figurabilité est ici envisagé à propos des failles dans l’élaboration psychique de la transmission inter et transgénérationnelle. Je ne peux que faire référence à ma notion de « néo-rêves et néo-secrets » (Benghozi, 1995), lorsqu’il y a une « attaque de la fantasmopoïèse ».

Conclusion

42J’ai essayé d’illustrer cette équation isomorphique entre espace, corps psychique groupal, contenant généalogique et identité d’appartenance. Penser l’existence d’analogies isomorphes nous invite à penser l’espace, le temps, le corps et les liens psychiques dans une complexité groupale et généalogique. Je reprends ici pour terminer, le propos de René Kaës : « Construire l’utopie, c’est restaurer et contrôler le corps maternel et ses contenus, circonscrire les barrières protectrices contre les agressions et le mal extérieur. » Au-delà d’une technique, comment entendre la spécificité du spaciogramme dans une double dimension organisatrice de notre pratique, à la fois esthétique et éthique ? Cela interroge la place de la créativité dans le processus de formation des thérapeutes, la disponibilité à la surprise, à l’être-avec dans l’émergence du processus narratif. La pratique du spaciogramme – comme médiation thérapeutique – mobilise une nouvelle aire de jeu transitionnelle disponible à la créativité d’un néo-contenant narratif groupal et familial.

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Mots-clés éditeurs : contenants généalogiques, médiation thérapeutique, figurabilité, Spaciogramme

Date de mise en ligne : 01/11/2006.

https://doi.org/10.3917/dia.172.0005

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