Notes
-
[1]
L’infirmité motrice cérébrale concerne les enfants, adolescents ou adultes atteints d’entraves partielles ou totales à la réalisation du mouvement volontaire et/ou du maintien des postures. Ces limitations résultent d’une lésion cérébrale non évolutive, survenue dans le temps de la naissance.
-
[2]
Nous avons effacé les noms de famille qu’Albin avait rajoutés.
1Dans le champ du handicap, la filiation est régulièrement interrogée. Les cliniciens chercheurs montrent comment la situation de handicap représente un facteur de risque dans l’élaboration du lien du parent avec son enfant handicapé, quel que soit le handicap envisagé (Ciccone, 1999 ; Korff-Sausse, 1997). À partir de notre pratique clinique, dans un centre d’éducation motrice, nous nous sommes interrogée sur le lien de filiation des sujets en situation de handicap et plus particulièrement des sujets atteints d’une infirmité motrice cérébrale [1]. Notre recherche vise donc à explorer le lien de filiation des sujets IMC et ses éventuelles particularités (Clot-Grangeat, 2004). L’investigation du lien de filiation s’est réalisée avec le génogramme libre (annexe 1).
2Les conclusions, établies à partir de 50 sujets IMC de 10 à 18 ans, montrent une diversité de représentations de leur inscription dans la filiation. Des sujets réussissent à représenter leur famille avec les différents liens qui la définissent et trouvent leur place dans cet échafaudage généalogique ; d’autres représentent une famille où les différenciations générationnelles, sexuelles sont peu, voire non marquées et s’absentent de leur représentation. Ces conclusions conduisent à nous interroger sur ces différences d’inscription et à rechercher les facteurs en jeu. Nous entendons aussi bien les facteurs qui pourraient pénaliser l’élaboration du lien que ceux qui pourraient « influencer le cheminement du système familial vers un nouvel équilibre » (Detraux, 2002, p. 30).
3Après avoir défini le travail de construction du lien de filiation, nous présentons deux études de cas : nous avons retenu deux sujets ayant participé à notre recherche. Le choix des sujets s’est effectué selon deux facteurs (le genre du sujet et la composition de la fratrie), et la possibilité que nous avons eue de rencontrer ultérieurement les familles, dans le cadre de notre pratique clinique. Les génogrammes sont analysés, les facteurs déterminants discutés. Puis, nous élargissons l’approche aux familles afin d’ébaucher le repérage de particularités du fonctionnement familial favorisant le remaillage du lien de filiation. Les données familiales sont recueillies lors d’entretiens ayant comme but d’aboutir à ce que « chaque membre de la famille ait en lui un équilibre entre les parties “Moi” et “non-Moi” de son psychisme » (Berger, 1995, p. 32).
4L’enjeu de ce travail est l’amélioration des modalités d’accompagnement des familles ayant un membre en situation de handicap.
La construction du lien de filiation
5Construire son lien de filiation relève d’un processus d’appropriation du lien offert au sujet naissant par les parents et les lignées. Ce lien réalise l’identification et la différenciation du sujet. Il sera « ce par quoi un individu se relie et est relié, par le groupe auquel il appartient, à ses ascendants et descendants réels et imaginaires » (Guyotat, 1988, p. 139). Il est d’abord éprouvé par les acteurs du lien, dans les interactions comportementales, affectives et fantasmatiques ; il est mis en forme, en sens par les parents. Chacun d’eux désigne à l’enfant les autres membres de la parenté, les inscrit à leur place, dans leur rapport à l’enfant. L’enfant apprend, du même coup, et la place nommée et le lien que le parent entretient avec l’occupant de la place. Il reçoit les interdits rattachés à cette institution de la parenté, limitant ses possibilités d’identification imaginaire. Il tisse son histoire, construit ses représentations de lui, fils ou fille de ce couple-là, avant d’accéder à la symbolique des liens. L’élaboration de la scène primitive qui se travaille à travers ce récit permet le nouage des différentes composantes du lien de filiation (biologique, sociale, juridique, affective) en une filiation psychique « suffisamment bonne ». L’enfant peut alors se vivre seul en présence de l’un ou l’autre de ses parents, seul en présence de leur couple. Il trouve et crée le couple qui l’a engendré, se vit comme le « produit » de leur union et s’inscrit dans le prolongement des deux lignées, croisées dans l’alliance conjugale. Le sujet s’étant construit une histoire, peut se projeter dans l’avenir. Cette projection devra respecter une logique qui tienne compte du possible et de l’impossible, du licite et de l’interdit. Le sujet accède alors au symbolique de la parenté. Avec le concours du fonctionnement mental, l’élargissement de la construction subjective de son lien de filiation et la généralisation de cette construction à tout sujet deviennent possibles.
Études de cas
Mélusine
6Mélusine est une jeune fille non pubère de 13 ans ; elle est depuis un an dans un centre spécialisé. Jusque-là, elle était intégrée en milieu ordinaire dans une autre ville. Elle se présente avec une démarche dysharmonique, a des difficultés dans la maîtrise des gestes fins et surtout une lenteur d’exécution motrice et verbale. Elle se situe dans la moyenne des sujets de son âge, quant à l’efficience intellectuelle verbale et à ses capacités de raisonnement logique.
Génogramme de Mélusine
Génogramme de Mélusine
Analyse du génogramme de Mélusine
7Mélusine exécute rapidement son génogramme, ne s’arrête sur aucun détail graphique. Elle commence son tracé par les grands-parents maternels, puis marque un trait descendant vers sa mère, elle remonte au rang des grands-parents paternels, marque un trait descendant vers son père. Elle trace alors la représentation de sa sœur aînée et elle se dessine. Elle relie alors sa sœur par un double tracé à chacun des parents. Elle demande une gomme pour effacer un des grands-parents paternels décédé, puis demande si elle peut mettre une croix. Elle rajoute alors une tante côté maternel, un oncle, côté paternel, en précisant que chacun vit avec les grands-parents. Là encore, elle hésite, mais c’est sur le rang générationnel et elle explique qu’ils sont frère et sœur de ses parents, donc sur le même rang qu’eux. Sans rien noter sur son génogramme, elle termine son protocole, en donnant oralement le prénom de chacun des membres représentés.
8Au premier regard, ce génogramme apparaît très clair dans la représentation des deux lignées, des différences générationnelles. Il occupe la partie gauche de l’espace laissant à droite un grand espace vide. La famille est partiellement étendue jusqu’aux grands-parents, un mort figure avec une représentation conventionnelle, la croix. L’aspect réduit du génogramme tient aussi au fait du célibat et de non-descendance des oncle et tante de Mélusine, les réduisant de fait à leur position « d’enfant de ». Mélusine semble avoir pu construire et appliquer dans son génogramme les règles de structuration familiale. Elle en rappelle quelques-unes, en construisant son schéma : un oncle est un frère d’un parent, donc sur une même ligne ; les membres d’un couple se situent au même niveau. Elle ne peut cependant empêcher l’expression subjective de son inscription dans la filiation et se retrouve à sa place instituée, à côté de sa sœur mais pour elle, sans lien à ses parents. Les connaissances, dont elle dispose, lui permettent d’accéder aux différenciations ; la représentation qu’elle en donne laisse apparaître le recours au semblable, la tentative de réduction des différences. Tout en appliquant les règles de la parenté, elle se retrouve dans la représentation qu’elle trace, à côté de sa généalogie.
Albin
9Albin a 14 ans quand il trace son génogramme libre. Il n’est pas encore pubère. Il est arrivé dans l’institution deux ans auparavant, après une scolarisation en milieu ordinaire.
10Albin se présente avec une démarche pataude, cherchant parfois son équilibre. Il tente de cacher ses difficultés motrices et renonce rapidement à exécuter une tâche plutôt que de risquer de se montrer défaillant. Il peut s’exprimer avec finesse. Il est dans le même groupe d’apprentissage que Mélusine. Il se situe dans la moyenne des sujets de son âge dans les échelles verbales du WISC III.
Génogramme d’Albin
Génogramme d’Albin
Analyse du génogramme d’Albin [2]
11Albin investit le tracé du génogramme, prend plaisir à le faire. Tout au long de la passation, il accompagne son tracé de commentaires, précisant les lieux d’habitation, l’âge et quelquefois les activités réalisées par les membres qu’il représente. Il commence par la cellule de sa tante maternelle : il dessine et marque l’identité et le terme de parenté de sa tante, de son conjoint et de leurs deux enfants, par rapport à lui. Puis, descendant d’une position, il inscrit ses grands-parents maternels et marque sa mère entre les deux. Après une pause, Albin dit avoir oublié son père et le rajoute sur la gauche. Il explique alors que ses grands-parents paternels sont morts tous les deux et que « ce n’est pas la peine de les marquer ». Un peu hésitant, comme à contrecœur, il se décide à inscrire deux tantes paternelles au-dessus de la représentation de son père.
12La première impression, à la vue du génogramme d’Albin, est celle d’une confusion. Le tracé occupe l’ensemble de l’espace avec un léger décalage sur la gauche. Il est surchargé par les identités et les termes de parenté. Les dessins qui accompagnent le tracé ne permettent pas de mieux se repérer. Nous notons des cellules familiales non reliées entre elles. Aucun lien n’apparaît ; les membres de la famille sont placés les uns par rapport aux autres selon des écarts spatiaux. Albin ne se représente pas dans son génogramme, ce qui n’est pas le fait des sujets de son âge. Cette non-figura-tion de soi dans le génogramme, à l’âge d’Albin et avec les capacités relevées, pourrait représenter un sentiment d’exclusion passive ou active du corps familial.
13Sans connaître les liens entre les membres, ce génogramme ne permet pas d’établir la place de chacun des membres dans le groupe familial. Albin semble connaître les positions de chacun des membres de sa famille mais ne peut en réaliser une représentation structurée. La confusion générationnelle, la difficulté à penser un membre selon les différentes positions qu’il occupe rend l’organisation générale floue. Les différenciations ne semblent guère efficientes. Il semble qu’Albin vive du côté paternel une rupture de filiation. L’institution tierce qui permet d’organiser, de structurer un ensemble, paraît défaillante, pas au point cependant de menacer le fondement identitaire d’Albin, mais suffisamment pour l’empêcher d’accéder à une structuration œdipienne. La représentation subjective prend le pas sur les connaissances élaborées. Le fantasme de non-filiation semble ne pas être contenu par le symbolique.
Facteurs de risque
14Ces deux jeunes sont intéressés par la question de la généalogie. Albin s’engage résolument dans le travail et prend un plaisir particulier à l’évocation de sa lignée maternelle. Mélusine, plus réservée, s’engage avec une application sérieuse, soucieuse de bien faire. Quels sont les facteurs qui pourraient avoir pénalisé la construction du lien pour Albin ?
15Être un garçon rendrait-il plus difficile l’inscription dans la filiation ? Cette hypothèse se trouve renforcée par l’analyse des résultats de notre étude sur l’ensemble des sujets IMC, qui montre une tendance, pour les sujets de genre masculin, à éprouver de plus grandes difficultés à s’inscrire dans leur filiation. S. Korff-Sausse (1997) évoque le manque de recherches sur le devenir psychique du handicap selon les deux sexes. Elle rappelle cependant la blessure narcissique longtemps ignorée du père du sujet handicapé, qui serait d’autant plus vive quand le handicap toucherait un fils (Korff-Sausse, 2001). Si le handicap est vécu comme l’affirmation d’un manque, d’une castration, le père dans la dynamique du lien à son fils pourrait échouer dans l’identification de son fils à l’enfant qu’il était. Le lien du fils au père serait affaibli, laissant une place prépondérante à la mère. Le fils pourrait se vivre comme victime de castration réelle, s’installant alors dans une attitude passive ou exhibitionniste. Chargé de bénéfices secondaires, il pourrait se trouver plus en difficultés pour affronter les renoncements nécessaires à l’inscription filiative.
16Le fait d’être « enfant unique » pénaliserait-il l’inscription filiative ? Ce facteur non significatif dans notre étude générale mérite d’être précisé. Pour le sujet handicapé, l’existence d’une fratrie permettrait le partage des attentes des parents sur les différents enfants et allégerait d’autant le poids de celles pesant sur lui. La fratrie offrirait aussi au sujet handicapé, des supports identificatoires pour l’élaboration de son identité, dans le travail imposé par la confrontation au même et pourtant différent que représente l’autre frère. La fratrie serait alors une ressource (Scelles, 2004) pour le sujet handicapé, et pourrait faciliter la reconnaissance de sa place dans la généalogie. Mais pour les parents, plus que le fait d’avoir d’autres enfants, il se pourrait que ce soit l’expérience d’une parentalité antérieure à la naissance du sujet IMC qui agisse. Cette expérience assurerait une assise narcissique parentale et deviendrait une ressource pour les parents du sujet handicapé.
17Ces facteurs repérables – genre masculin, place de l’enfant dans sa fratrie –, pourraient retenir notre attention pour tenter d’en pallier les effets, mais ils ne sauraient suffire à comprendre les variations d’inscription des sujets dans leur filiation. L’élargissement à l’approche familiale doit nous permettre de repérer la place filiative offerte à chacun des sujets, l’impact du handicap sur la dynamique intersubjective et le travail réalisé par chacun des acteurs pour faire face.
L’approche familiale
L’offre filiative faite au sujet
18Mélusine s’annonce au moment souhaité dans la rêverie parentale. Elle est d’abord rêvée comme garçon après sa sœur aînée, comme l’enfant qui viendrait parachever la complétude de la famille. La grossesse se déroule sans problème. Albin est lui aussi attendu pour signer l’alliance. Comme premier enfant, il se voit d’abord dépositaire de toutes les projections parentales. Cependant, la grossesse est un moment où l’inquiétude s’éveille avec des questions médicales vite balayées par les médecins, mais faisant traces dans la psyché des parents. Déjà, le sentiment de ne pas être entendu émerge de ce temps d’attente. Les deux bébés naîtront à terme.
19Leurs prénoms marquent la rêverie parentale. Puisé dans la fantasmatique des contes pour Mélusine, son prénom l’inscrit dans la lignée maternelle. Pour Albin, le prénom est relié étymologiquement à l’idée de pureté, d’immaculé.
20Deuxième enfant de la fratrie pour Mélusine, premier pour Albin, ils resteront tous les deux les derniers enfants du couple. Chaque famille exprime avec souffrance son impossibilité à pouvoir envisager une nouvelle naissance après celle-ci. L’arrivée du sujet handicapé a marqué pour ces deux familles l’arrêt du projet d’enfant.
21Nous cherchons à repérer dans les entretiens, non seulement les tonalités affectives qui les caractérisent et notre contre transfert, mais aussi les identifications des sujets IMC et les identifications complémentaires des parents, qui nous permettent d’envisager leur vécu de la parentalité et du handicap. Nous pouvons alors essayer de comprendre comment les deux sujets IMC ont pu prendre en compte l’offre qui leur était faite.
Les modalités des récits familiaux
22Deux types de récit parviennent à se succéder sans apparente liaison dans les entretiens autour de Mélusine. L’un se déroule dans un climat de douceur émotionnelle. Il est alors question, soit du plaisir d’être ensemble, soit de « rêveries », autour d’histoires transmises de génération en génération dans la lignée maternelle. Ce contenant fantasmatique semble réussir à rassembler les membres de la famille et à éloigner la question du handicap. L’autre récit touche, lui, au handicap. Il se fait alors rude, dans l’énoncé de la violence de la naissance, le récit répétitif du drame, de la vie brisée, comme une coupure. Les parents de Mélusine cherchent à faire partager les ressentis évoqués, tant dans les moments de rêverie familiale que d’expression de leur douleur. Ils demandent avidement s’il est possible de vivre moins difficilement cette situation de handicap. La recherche d’un contenant étayant apparaît rapidement. L’élaboration des représentations douloureuses semble envisageable. La mise en récit de l’histoire de leur enfant est en cours, mêlant douceur et horreur. Le récit familial autour d’Albin est plus monocorde, technique, lancinant, marqué par les événements tragiques. Les entretiens se déroulent autour de la plainte récurrente du manque de motivation d’Albin, source désignée, pour les parents, des difficultés persistantes dans les apprentissages. Quelques marques d’agressivité apparaissent devant les attitudes de leur fils. L’expression d’inquiétude face au monde menaçant sous-tend l’ensemble du discours. Les parents d’Albin sont très mal à l’aise dans la rencontre, évoquent de douloureux souvenirs de réunions où ils se sont sentis jugés, voire accusés, d’avoir un fils handicapé. Peu à peu, ils prennent confiance et évoquent furtivement l’histoire de leur fils, histoire précocement marquée par le handicap. La souffrance est présente avec un sentiment que rien ne peut la modifier. Bien au contraire, l’avenir est encore plus redouté que le présent. Les parents semblent « écrasés » par le handicap. Le partage émotionnel est plus difficile ; la quête de conseils éducatifs semble occuper le discours. Parler de l’histoire de leur enfant est une violence pour eux. Il nous semble que ces parents ne puissent croire à un environnement bienveillant, et qu’un temps d’expérimentation d’un cadre contenant, accueillant soit d’abord nécessaire.
Les identifications et positions contre identificatoires
23Mélusine est identifiée par sa mère, avec la complicité du père, à une jeune fille timide, réservée, perfectionniste et surtout fragile; autant de caractéristiques désignant les femmes du groupe familial. Elle possède des capacités artistiques et pratique un sport partagé par sa sœur et sa mère. Ces liens de ressemblance assurent le terreau narcissique du lien de filiation.
24La question de la différence et l’ouverture à la singularité de Mélusine émergent à travers l’interrogation du sens de ces points communs. Les parents se demandent s’ils sont le reflet du désir de faire plaisir, de se rendre conformes à leurs attentes ou l’expression des qualités propres de leur fille.
25L’identification complémentaire parentale est celle de mère dévouée, qui ne laissera à personne le soin de faire ce que seule une mère peut réaliser. Le sentiment d’efficacité autorise la reprise de l’action parentale. Le père occupe une position semblable, en acceptant de mettre des freins à sa progression sociale, pour pouvoir continuer à offrir à Mélusine la prise en charge qui leur paraît la mieux adaptée. Mélusine est investie positivement dans l’image d’une jeune fille fragile et émotive que les parents, par contre identification, doivent protéger. Ils se sentent responsables de son avenir et revendiquent de rester acteurs dans les choix à effectuer, pour le présent et l’avenir de leur fille.
26Mélusine se saisit des projections positives ; elle s’arrime à sa famille en acceptant pour le moment d’être l’objet de leurs identifications. Elle entend le récit de son histoire mais semble aujourd’hui porter la souffrance du groupe, consciente de ce que le handicap fait vivre à chacun de ses membres. Le souci de protéger Mélusine entraîne l’idée « qu’il ne faudrait pas qu’elle croie que cela nous atteint », alors que Mélusine semble savoir et souhaiter pouvoir en parler, sous réserve toutefois de ne pas raviver la douleur maternelle. Pour Mélusine, pouvoir se vivre dans sa singularité, à sa place générationnelle, pourrait nécessiter maintenant de pouvoir partager, avec les membres de sa famille, la souffrance que représente son handicap et la particularité qu’elle porte.
27Albin est investi plus négativement comme un garçon peu courageux qui pourrait mieux faire. Les limitations dues au handicap sont difficilement reconnues. Le père évoque l’enfant qu’il a été, l’enfant qui n’a pas eu le choix et a dû se débrouiller, très tôt, dans un monde hostile. La mère évoque ses attentes quant à la réussite de son fils. La réparation qu’aurait pu apporter la naissance d’Albin paraît au centre des attentes. À la déception se sub-stitue alors l’agressivité envers ce fils qui s’éloigne tant des idéaux parentaux. Aux projections d’enfant mauvais, correspondent les contre identifications de parents exigeants pour le bien de l’enfant. Leur sentiment d’impuissance, leur culpabilité, freinent le déploiement de leur parentalité. Albin, lui, se décrit comme celui qui ne satisfait ni sa mère ni son père, reprenant à son compte l’identification du sujet décevant qui recherche ce qui pourrait le relier à l’autre parental, dans un mécanisme majeur d’adaptation. Il s’agit d’être celui que l’autre attend, de chercher ce que l’autre attend. Se vivant décevant, il cherche à plaire à l’autre pour construire une assise narcissique d’où pourrait émerger la question de sa singularité.
Conclusion
28Nous avons rencontré deux sujets handicapés de naissance et leurs parents. Une jeune fille, deuxième de la fratrie, un jeune homme, fils unique. L’une réussit à se placer dans son génogramme où les différenciations apparaissent. L’autre ne réussit pas à se placer dans un génogramme confus et semble s’exclure de sa place généalogique.
29L’approche familiale permet de repérer des facteurs de remaillage du lien de filiation et d’interroger les pratiques professionnelles.
30Les différences observées dans le traitement de la culpabilité au sein des familles, dans l’équilibre entre culpabilité et responsabilité parentales, nous permettent de repenser le partenariat entre professionnels et parents. Si l’idée de responsabilité s’oppose à celle de culpabilité (Scelles, 2001), le parent résilient serait celui qui réussit à élaborer la culpabilité inhérente à la situation de handicap d’un enfant, pour se ressaisir de sa responsabilité parentale. Dans les rencontres institutionnelles, accepter d’entendre les efforts des parents pour reprendre leur responsabilité parentale avant de trop rapidement les juger, accompagner ces tentatives, favoriseraient le déploiement de cette parentalité résiliente (Detraux, 2002).
31La possibilité de mettre en histoire le traumatisme que représente le handicap pourrait représenter un autre facteur de remaillage du lien. La proposition de lieux d’écoute et d’accompagnement pour les parents, la fratrie et la famille pourrait permettre « le partage d’une expérience traumatique avec d’autres et la possibilité du travail de pensée qu’il initie ouvrant une temporalité là où prédominent la massivité de l’atteinte réelle et les actes qu’elle amène à poser » (Scelles, 2001, p. 188). Ainsi, l’histoire du sujet handicapé pourrait se dire, se rêver et s’inscrire dans celle de ses deux lignées.
Annexe 1 : le génogramme libre
32 Le génogramme libre est une modalité particulière d’utilisation du génogramme. À la liberté graphique, de forme, est adjointe une liberté de contenu qui est relative à la consigne (Tuil, 2005). « Faites un schéma de votre famille, de toutes les personnes de votre famille que vous connaissez ou dont vous avez entendu parler. » La représentation résulte d’un compromis entre les processus primaires et secondaires (Cuynet, 2004), entre les connaissances et le vécu subjectif de sa place dans la généalogie.
33Pour notre recherche, après la présentation du projet, et l’accord des sujets et de leurs parents, nous proposons une rencontre individuelle. La passation du génogramme libre intervient après quelques échanges de mise en confiance. Un entretien suit la réalisation, avec le recueil des impressions et des émotions. Les éléments représentés sont identifiés et des précisions pour analyser le génogramme peuvent alors être demandées.
34Le travail de lecture du génogramme comprend une partie sur son déroulement et une sur les critères d’inscription dans la filiation. Le premier axe est le repérage de ce que la « famille » recouvre pour le sujet : les membres qui la constituent, la nature de l’extension horizontale et verticale, les liens représentés. Le deuxième axe de lecture est le repérage des structurations des différentes cellules familiales et leur articulation. Enfin, à partir du sujet du génogramme, la place qu’il donne à voir dans sa réalisation permet d’inférer son lien de filiation.
35Dans notre pratique clinique, le génogramme peut être proposé lors d’entretien individuel ou familial, pour soutenir le sujet dans sa recherche d’une place dans l’échafaudage générationnel et /ou offrir un support à l’élaboration de l’histoire familiale.
BIBLIOGRAPHIE
- BERGER, M. 1995. Le travail thérapeutique avec la famille, Paris, Dunod.
- CICCONE, A. 1999. La transmission psychique inconsciente, Paris, Dunod.
- CLOT-GRANGEAT, C. 2004. Handicap physique et lien de filiation : Étude du lien de filiation de jeunes IMC à l’aide du génogramme libre, 240 p., thèse pour le doctorat d’État, Psychologie, Chambéry.
- CUYNET, P. 2004. « Homosexualité et parentalité », Le divan familial, n° 13, p. 163-182.
- DETRAUX, J.-J. 2002. « De la résilience à la bientraitance de l’enfant handicapé et de sa famille : essai d’articulation de divers concepts », Pratiques psychologiques, n° 1, p. 29-40.
- GUYOTAT, J. 1988. « Problèmes cliniques concernant le lien de filiation », dans A. Yahyaoui, Troubles du langage et de la filiation chez le maghrébin de deuxième génération, Grenoble, La Pensée Sauvage, p. 139-146.
- KORFF-SAUSSE, S. 1997. « La sexualité à l’épreuve du handicap », Contraste, n° 6-7, p. 195-216.
- KORFF-SAUSSE, S. 2001. « La souffrance ignorée des pères », Contraste, n° 14, p. 61-75.
- SCELLES, R. 2001. « Processus de résilience dans les familles de personne handicapée », dans F. Marty, Figure et traitement du traumatisme, Paris, Dunod, p. 173-184.
- SCELLES, R. 2004. « L’enfant handicapé dans sa fratrie. Comment favoriser le lien fraternel ? », Informations sociales, n° 2, p. 36-45.
- TUIL, S. 2005. « De l’emploi du génogramme libre en entretiens familiaux à visée thérapeutiques », Dialogue, n° 168, p. 115-133.
Mots-clés éditeurs : Handicap, génogramme libre, lien de filiation, remaillage du lien
Date de mise en ligne : 01/09/2006
https://doi.org/10.3917/dia.171.0093Notes
-
[1]
L’infirmité motrice cérébrale concerne les enfants, adolescents ou adultes atteints d’entraves partielles ou totales à la réalisation du mouvement volontaire et/ou du maintien des postures. Ces limitations résultent d’une lésion cérébrale non évolutive, survenue dans le temps de la naissance.
-
[2]
Nous avons effacé les noms de famille qu’Albin avait rajoutés.