Dialogue 2006/1 no 171

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Article de revue

La parentalité à l'épreuve de l'infini temps du traitement.

L'aide médicale à la procréation offerte aux couples séropositifs

Pages 73 à 82

Situation

1La prise en charge en assistance médicale à la procréation ( AMP ) des patients à risque viral est devenue possible depuis la sortie de l’arrêté du 10 mai 2001. En raison de la présence sur le site du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, d’importants services d’infectiologie, de médecine interne et d’hépatologie, cette activité a débuté en mai 2002. L’objectif est d’éviter la contamination du partenaire sain, du futur enfant ou la surinfection d’un partenaire contaminé, et de prendre en charge le « traitement » d’une éventuelle hypofertilité de couple. Les patients pris en charge par un circuit pluridisciplinaire sont infectés par un ou plusieurs virus tels que le VIH, VHC et VHB. La décision de débuter une AMP est prise lors d’une réunion mensuelle multidisciplinaire (maladies infectieuses, psychopathologie de l’enfant, virologie, hépatologie, biologie de la reproduction et gynécologie obstétrique), après consultation avec tous les intervenants du circuit. La technique d’AMP dépend habituellement de la qualité du sperme et de l’aspect fonctionnel gynécologique. Les inséminations intra utérines ( IIU ) s’effectuent tout au long de l’année en fin de programme hors risque viral. Les fécondations in vitro ( FIV ) et les injections intra cytoplasmiques de sperme ( ICSI ) pour le risque viral sont réalisées au cours des périodes de fermeture du laboratoire de biologie de la reproduction, lors de deux sessions bi-annuelles.

2Jusqu’à présent, 243 couples infectés par le VIH et/ou co-infectés par le virus de l’hépatite C, ont été reçus en consultation par l’ensemble des praticiens des différentes disciplines citées plus haut. 137 couples sur 243 ont bénéficié de techniques d’aide médicale à la procréation, dont deux tiers par insémination ou auto-insémination et un tiers par FIV ou ICSI.

3Cinquante-neuf grossesses ont débuté et trente-deux enfants sont nés indemnes de toute contamination. Toutes les études (Thornton, 2004) portant sur les AMP des couples atteints par les VIH insistent sur l’absence de contamination chez les enfants et leur bon développement psychomoteur, bien qu’un nombre non négligeable de grossesses soient gémellaires, entraînant des accouchements par césarienne. Le clinicien spécialiste de l’accès à la parentalité est intégré dans cette équipe pluridisciplinaire, il reçoit en consultation la totalité des couples. Il évalue les difficultés de leur demande parentale sans les stigmatiser et se rend disponible pour les rencontrer tout au long des étapes de l’AMP, de la grossesse et de la période du post-partum éventuelles. Nous avons donc tenté de faire émerger des thématiques spécifiques à partir des entretiens avec ces sujets.

Comment une parentalité peut-elle émerger ?

4Il paraît fondamental de préciser qu’il n’appartient pas au psycho-logue ou au psychiatre de formuler un jugement sur la légitimité du désir d’enfant, mais d’informer le couple en portant attention aux aspects spécifiques de cet accès à la parentalité, tels que : l’impact de la désexualisation de l’acte procréatif, l’intervention de tiers médical démultiplié en fonction des pathologies, du secret et l’impact de la culpabilité vis-à-vis du futur enfant. En outre, entendre le couple dans son histoire relationnelle, affective, toujours singulière, relance les processus de subjectivation, sans cesse menacés par un contexte médical omniprésent et nous permet d’évaluer la façon dont le flux des nouvelles informations médicales perçues ont pu être intégrées, tant sur les plans de l’intellect que sur ceux de l’émotion. En effet, l’histoire médicale souvent longue peut entraîner un sentiment d’amertume vis-à-vis de toutes ces années vécues, maintenant comme irrémédiablement perdues en regard au temps de la procréation qui s’érige comme élément perturbateur contre lequel il faut désormais lutter.

5J. Lacan nous dit qu’au-delà de ce que le sujet répète, le réel qui est le sien se signale de ne pas être rencontré, le sujet ici, fait sa connaissance sous le signe de la mauvaise rencontre qui prononce un non radical au nom du risque de contamination. Cette condamnation à la stérilité fait resurgir ce qui avait été maintenu à l’écart, un enfant étant souhaité pour que la rencontre soit enfin réussie. En particulier, l’enfant confère à la mère la reconnaissance dans l’ordre phallique, l’infertilité contrainte va rendre la position sub-jective de la femme encore plus incertaine, accroissant la dimension d’échec et de répétition. Ainsi, le sujet infecté va se donner comme tâche d’offrir une réponse en prenant appui sur l’Autre médical qui a pour seul souci de produire du vivant. Par ailleurs, le sujet embarrassé par sa sexualité, il souhaite s’en débarrasser et par l’entremise de l’AMP, il contribue à la dissociation entre la procréation et sa sexualité.

6Depuis plusieurs années, les équipes d’AMP sont régulièrement sollicitées par des couples désirant un enfant, mais dont l’un des partenaires ou bien les deux sont infectés par le VIH et/ou le virus de l’hépatite C ( VHC ). Ces demandes sont en augmentation constante.

7Le 10 mai 2001 paraît un arrêté modifiant l’arrêté du 12 janvier 1999, relatif aux règles de bonnes pratiques cliniques et biologiques en AMP. Cet arrêté supprime l’obligation de passer par un protocole pour prendre en charge les patients à risque viral, mais il en fixe les conditions particulières.

8Le couple s’engage à avoir une vie sexuelle protégée, y compris pendant la grossesse et l’allaitement, et il est tenu au respect des conditions sérologiques pour confirmer la séronégativité du conjoint qui n’est pas infecté. De plus, la charge virale du conjoint infecté doit être quasi-ment indétectable dans le sang et nulle dans le sperme, si l’homme est infecté. Par ailleurs, le couple ayant reçu les informations sur les risques d’une grossesse chez une femme séropositive, signe un consentement. Il s’agit là de dispositions contraignantes qui maintiennent le couple sous le sceau d’une sexualité codifiée par la quantification normée des constantes biologiques retrouvées dans les fluides vitaux et sexuels. Ici, l’intimité des conduites et du corps désirant se traduit par une objectivation biologique, prélude à la naissance d’un corps calibré et filtré. Dans ces conditions, l’AMP institue une nouvelle nature de la reproduction, parce qu’elle féconde selon ses propres procédés, lesquels deviennent, selon M. Iacub (2002), aussi contraignants, sinon plus, que ceux de la nature.

9L’accès à l’AMP fait intervenir le caractère obligatoire de la vérification de la motivation du désir d’enfant selon l’article L.500.12.10 du Code de la santé publique. Les couples sont sommés de parvenir à expliquer le pourquoi de leur désir d’enfant alors que l’intimité, prélude à cette réalisation, ne peut trouver d’issue favorable. Tout le non-dit qui, habituellement fait cortège à l’enfant fantasmatique, va se déployer dans un discours qui ignore l’ambivalence. En outre, selon S. Epelboin (2003), le secret médical se dilue au cours des entretiens avec les différents spécialistes et les informations médicales et biologiques qui s’amoncellent, viennent altérer la part intime de chacun des membres du couple et viennent objectiver, sur le mode du ressentiment, leur vécu quotidien partageable. De plus, durant la période jugée interminable où opèrent les rythmes contraignants dictés par l’AMP – techniques du morcellement du corps d’où l’érotique est exclu –, la sexualité est vécue comme pesante et ne permettant pas les retrouvailles à partir de l’intimité des corps.

La sexualité est requalifiée

10par l’AMP Dans le domaine de la sexualité et du VIH, l’ensemble des travaux s’accorde à montrer qu’il existe une forte prévalence de dysfonctionnements sexuels chez les hommes et les femmes infectés par le virus. L’amélioration de la santé globale des personnes séropositives a permis l’émergence de plaintes d’ordre sexuel, selon F. Lallemand (2004). Pour Y. Wesley (2000), nombre de femmes séropositives espèrent, par l’accès à une grossesse et en donnant naissance à un enfant, récupérer une identité de femme, intégrant et assumant une sexualité souvent dévalorisée par le risque de contamination.

11Selon M. Godelier (1996), la sexualité, ici placée sous le sceau du VIH, est sommée de témoigner soit de la présence d’un ordre social, soit de la persistance d’un désordre antérieur (les circonstances de l’infection par le VIH ), subsumée par l’apparition d’un ordonnancement médical et biologique, authentifiant et réalisant le désir d’enfant. La présence du VIH témoigne de la nature non domestiquée, dangereuse et source de désordre, évocatrice du désir sexuel débridé. La pandémie du virus peut s’apparenter à une sexualité généralisée qui s’adresse aussi bien à l’hétérosexualité la plus caricaturale (polygamie, vagabondage sexuel, liberté sexuelle…), qu’à une sexualité déployée dans une perspective transversale du développement libidinal. En effet, le VIH décline les avatars de la sexualité polymorphe engagée par les pulsions partielles (anale, homosexuelle, bisexuelle, hétérosexuelle, perverse…) ou bien de l’étayage de celles-ci sur les besoins (toxicomanie).

12Nous pouvons souligner ici, que les couples à risque viral qui bénéficient des techniques d’AMP, ne souffrent pas d’infertilité comme la majorité des usagers qui en formulent habituellement la demande. Ici, l’AMP est vécue comme l’aboutissement d’un long processus de soins qui a débuté avec les traitements antirétroviraux jusqu’à l’obtention de l’innocuité des descendants. Alors que les couples infertiles se rangent du côté de la civilisation dans leur tentative de faire coexister sexualité et reproduction (M. Santiago Delfosse, 1995), la sexualité n’atteint pas l’efficacité voulue.

13Avec l’accès à l’AMP, il y a réintroduction de la sexualité reproductive, alors que ces deux dimensions se sont autrefois tenues écartées l’une de l’autre. La présence du VIH caractérise à la fois une menace sur la reproduction du lien social et la sexualité du passé, archaïque et égoïste, en contradiction avec une sexualité dite adulte ou mieux encore, parentale.

14Ce nouvel accès ouvre une source de conflits entre une satisfaction sexuelle antérieure et la sexualité reproductive, mettant à jour l’existence d’une sexualité dénaturée qui peut revêtir toutes les acceptions possibles.

15Lorsque la sexualité enfin se génitalise avec l’accès à l’AMP, elle est souvent empreinte d’une réputation qualifiée d’excès, constamment soupçonnée de dangerosité : elle a, par conséquent, fatalement eu lieu auparavant.

16Ainsi, on va requalifier cette sexualité menaçante par le subterfuge d’une sexualité dite stérile (infertile du fait du péril viral), de jugée pernicieuse jadis, elle deviendrait « mortelle » si elle se pratiquait dorénavant (risque de contamination du partenaire). On va renaturaliser la sexualité chancelante du couple par la réintroduction de gamètes masculins et féminins, purgés de tout virus, désormais équivalents, avec la réintroduction du mythe des origines, la rencontre de deux êtres purifiés, purs, lavés de tout péché, d’avant la faute originelle. On rejoint, ici, l’imaginaire religieux dérivé de l’absence de la sexualité parentale, doublé du culte scientiste de la déesse nommée raison.

17Les techniques d’AMP, à la suite du long processus biologico-social qu’est l’invention, l’accès et l’heureuse issue offerte par les traitements anti-retroviraux, font partie des ordres sociaux nouveaux inventés qui s’inscrivent successivement (découverte du virus, des traitements, AMP …), dans l’intimité corporelle des humains à la fois infectés et traités. L’inavouable des comportements sexuels déviants à risque est transcendé par une requalification des différences sexuelles, véhiculée par la manipulation eugénique de gamètes d’essence masculine et féminine. L’AMP offre une situation paradigmatique paritaire où l’on agirait une répartition équitable des insignes phalliques.

18Par ce mécanisme d’inscription, le corps humain, par ses substances, par ses différences qui distinguent un sexe de l’autre, se met à témoigner de l’ordre qui devrait régner entre les sexes (un gamète mâle se doit de féconder un gamète femelle), et au-delà, la survie de l’espèce.

19Au décours de la « découverte » de leur séropositivité, les corps de l’homme et de la femme, tout au long du parcours les menant jusqu’à la fécondation par l’AMP, fonctionnent tels des organismes « ventriloques » à travers lesquels sont tenus divers discours (prévention des risques de contamination vis-à-vis du partenaire, du futur enfant…), à partir desquels ils ne sont pas déclarés comme sujets privilégiés, mais adressés à l’environnement social dans une perspective promotionnelle. De manière paradoxale, la condition nécessaire et suffisante pour que le sujet humain infecté puisse se reproduire en toute sécurité, se traduit par le fait que l’organisme adverse qui le met en danger vital – le virus présent à l’état quiescent –, ne soit plus en situation de se reproduire. Il est alors déclaré indétectable, au sein du futur organisme chargé de reproduire l’espèce humaine.

20Dans une perspective anthropologique défendue par M. Godelier (op. cit.), les conduites déviantes d’initiation autour de la sexualité et de la prise de drogues, sont réintégrées dans différents rituels pour les insérer dans la mécanique des rapports de hiérarchie portés à un haut degré de technicité et de sophistication tels que ceux qui opèrent au sein du monde médical représentant l’un des modèles de l’idéal sociétal. Quand la sexualité se soumet à l’injonction d’un ordre procréatif, quelle position vient prendre l’enfant pour maintenir les exigences mises en place par la société relayées par les futurs parents désormais ?

Le traitement gage d’une parentalité future

21L’AMP est, de par l’application des textes législatifs, destinée à la demande parentale d’un couple. Par l’action « vertueuse » de l’AMP, une famille peut enfin émerger comme lieu électif de l’intervention humaine sur la sexualité, avec les interdits qui pourront enfin se déployer, effaçant les transgressions passées.

22Ici, un des modes, pour l’enfant à venir, de « fabrication de l’homme occidental » selon l’expression de P. Legendre (1996), c’est la prise en charge médicalisée de ses futurs parents. Avant qu’il ne fasse connaissance de ses géniteurs, ceux-ci vont conserver les stigmates de la faute originelle sous l’apparence du virus rendu à l’état quiescent par les vertus du traitement, condition biologique indispensable mais suffisante pour qu’ils parviennent à la condition de parents. Ici, la place occupée par l’enfant est rendue légitime en vertu de l’application des principes sociaux, qui définissent par avance son identité et son appartenance à un groupe inédit : celui d’une classe d’individus ayant un lien indéfectible et perpétuel à une caste hiérarchisée, médicale.

23Ainsi, l’enfant conçu et calibré est-il l’incarnation, dans un renversement des valeurs, des contraintes exercées sur ses futurs parents concernant leur sexualité déviante, ces derniers seront promus par le discours médical comme figures idéalisables auxquelles leur progéniture pourra enfin s’identifier, sous la tutelle du pouvoir de vie et de mort délégué aux instances médicoadministratives.

24Par ailleurs, nous pouvons assister à la rencontre de deux logiques contradictoires coextensives à la notion de prémunition. La première, axée autour de la technique contraceptive – ici l’utilisation du préservatif sous le sceau de la protection du partenaire –, va laisser place au deuxième dispositif qui va privilégier la logique procréative visant à préserver non seulement l’autre engagé dans la relation, mais également un être non existant, à l’état de projet. Dans le cas particulier des femmes africaines séropositives, ce conflit d’intérêt peut prendre une tournure autrement dramatique. Il s’agit souvent de femmes qui ont subi un ostracisme, une stigmatisation ; elles taisent leur état, avec comme conséquence, un isolement affectif et un éloignement familial. Elles ont désinvesti leur intériorité corporelle sur un mode mélancoliforme, la féminité ayant déserté leur corps, elles se disent incapables d’abriter et donner la vie. Ce vécu authentique de pseudo infertilité n’est pas acceptable culturellement par ces femmes, qui recherchent confusément une grossesse en multipliant les conduites à risque à la faveur de rencontres de partenaires occasionnels.

25Selon J. Guilbert (2004), la question de la fertilité des femmes infectées est ouverte. Les principaux facteurs d’infertilité sont indirects, liés à une sexualité perturbée, aux maladies infectieuses associées et à l’âge qui s’avance, mais il semble que le VIH possède lui-même un rôle délétère sur la fonction ovarienne dont les mécanismes demeurent à explorer. En outre, certains antirétroviraux peuvent occasionner des anomalies du métabolisme des graisses tel un hyperandrogénisme, masculinisant les caractères sexuels secondaires. Pour les biologistes de la reproduction, les femmes pour qui l’infection est contrôlée, doivent être incitées à ne pas différer leur projet procréatif. On perçoit ici, que les sollicitations apparaissent sous différentes modalités telles que la décision individuelle et l’incitation institutionnelle, que vient redoubler l’inquiétude concernant la fertilité suscitée paradoxalement par l’efficacité du traitement.

26La sauvegarde de l’espèce ainsi menacée se traduit-elle par la construction d’une niche écologique à partir de laquelle le nid parental se tisse d’écheveaux moléculaires du remède se saisissant de particules virales ? Cette architectonie composée originairement d’un substratum biologique unissant la matière et son anti-matière peut trouver son accomplissement, parfois plus d’une dizaine d’années après la découverte du virus. Cette temporalité significative intègre et réintrique les forces pulsionnelles de destruction et d’auto-conservation qui sont ici démultipliées.

27Cette possibilité offerte par l’entremise de la voie royale médicale, ouvrant l’accès au processus de parentification, celle-ci même qui a pu garantir l’existence à ces futurs parents, suscite un effet d’entraînement également chez les patients traités qui n’auraient pas formulé l’expression d’un désir d’enfant manifeste, s’il en est… Cet engouement, au vu du faible nombre d’équipes spécialisées en lice – moins d’une dizaine en France –, engendre nécessairement une attente pouvant atteindre plusieurs mois. Ce parcours peut se décliner sous l’aspect haletant d’une course contre l’horloge biologique, alimentant les forces autodestructrices. Dans ce contexte, les perspectives de fin de vie, mises jusque-là en veilleuse chez les sujets traités, peuvent se réactualiser.

L’institution de la filiation entre secret et discours médical

28La scène primitive originaire a changé de lieu, se faufilant de la chambre des parents au laboratoire de la biologie de la reproduction. Mais aussi, la nature du secret a connu un déplacement notable… L’énigme « D’où viennent les enfants ? » s’est transmuée en lancinante question : d’où vient le virus ? La question de la transmission des valeurs à l’enfant, doublée habituellement du travail du négatif des signifiants inconscients transmis, se trouve mise en concurrence par l’interrogation taraudante : « Comment ne pas transmettre mon virus à mon enfant ? » Et à partir de là, comment faire table rase de mon passé incarné par la présence-absence obsédante du virus, qui, plus est, se trouve actuellement indétectable ?

29Ici, la clinique, à partir des entretiens, rend compte du poids du biologique entravant les processus de parentification. S’agissant de femmes enceintes séropositives, elles nous font part des craintes récurrentes de transmettre le virus à leur futur enfant, qui viennent envahir leur espace psychique, principalement à l’approche de l’accouchement, venant accroître leur culpabilité quant à leur désir d’enfant. Également, l’attente des résultats biologiques concernant le nouveau-né peut entraîner un débordement d’angoisse. Le quotidien vécu en la présence de ce dernier est infiltré par des angoisses persécutives, ce qui suscite des phobies d’impulsion chez les mères qui vont contre investir leurs pulsions agressives par des conduites phobo obsessionnelles venant colorer la relation à leur bébé. On peut souligner lors des premières semaines après l’accouchement, une confusion identitaire maternelle, dans la mesure où le nourrisson est traité tout comme sa mère. Cette situation d’inquiétante étrangeté peut faire craindre un retour du même et de perte d’identité. L’incarnation, la réincarnation des fantômes du passé effracte le psychisme et peut, par conséquent, faire obstacle au maintien de la condition immatérielle des fantasmes, faisant le lit du « matériel » transmissible, redoublé par le procédé induit par la médecine reproductive de manipulation de gamètes. Ici, la transmission tangible de la vie n’émane plus de deux individus, mais du matériau humain visible qui, lui, ne meurt pas. Par ailleurs, le virus tapi dans les profondeurs – être primitif mais agissant –, entre en résonance avec les pulsions partielles archaïques, témoignage encombrant de la préhistoire œdipienne dans laquelle s’est empêtré le sujet en butte à sa séropositivité.

30Dans le cadre de l’AMP à l’œuvre chez les sujets séropositifs, la surveillance de la grossesse et de la période du post-partum contribue à maintenir des différences qui dépendent du sexe de l’individu. En ce lieu, tout particulièrement, le fait d’émettre des substances distinctes comme le sperme, le sang menstruel, le lait, avec la gamme des interdits sexuels et ceux relatifs à l’engagement du corps de l’adulte nourricier avec celui de l’enfant, appelle à témoigner de l’ordre qui règne dans la société.

31Néanmoins, une situation en partie paradoxale est liée d’emblée à la médicalisation des débuts de l’existence. En effet, si la procédure est respectée quant à la certitude pour le couple à ne pas être contaminant vis-à-vis de leur future progéniture, en revanche, on ne peut rien certifier sur l’éventuelle nocivité des traitements anti-rétroviraux sur le fœtus. Selon S. Blanche (2004), certains médicaments (nucléosidiques) s’intègrent dans le génome de l’enfant, avec comme conséquence la production d’un effet toxique sur la chaîne respiratoire cellulaire pouvant être la cause d’un éventuel retard psychomoteur.

32Le dispositif mis en place s’assure de l’innocuité des futurs parents sous l’expresse injonction de ne pas se situer en position d’agents transmetteurs pour leurs enfants. On perçoit, ici, que le système préventif agissant dès avant la conception, introduit sa propre iatrogénie à l’égard de l’enfant, objet de toutes les attentions. Que peuvent désormais transmettre les futurs parents à l’enfant, si ce n’est une transmission en négatif, aseptisée, dont le silence assourdissant est un gage de bonne conduite parentale ? Mais, ce qui est tu – le mode de contamination et la présence du virus , est toujours en passe d’apparaître comme menaçant. Le caractère indétectable du virus, traduction de l’efficacité des traitements, peut faire retour dans le réel en tentant d’effracter la fonction pare excitante du parent. L’éventuelle toxicité du traitement imposé au futur enfant, censé faire disparaître toute trace du passé pré parental peut apparaître comme une mise en acte délétère du trait héréditaire mû par le transgénérationnel.

33Le caractère sexuel inapprivoisable de la transmission virale entre adultes se transmue alors en figure acceptable puisque médicale, se présentant sous les traits d’une possible atteinte de l’intégrité de l’enfant, témoignage du traitement initié par les médecins.

34Il est à craindre que toute la procédure mise en place depuis l’introduction des traitements antirétroviraux pour les personnes infectées jusqu’à la naissance de leur enfant indemne du virus, se substitue à l’histoire parentale qui a préludé à la naissance de l’enfant. Ici, le parcours médicalisé tient lieu et place de mythologie familiale avec comme famille élargie, la figure tutélaire du corps médical bienveillant et attentif.

35Sous le sceau du VIH, donner la vie est le garant ultime d’une condamnation ad vitam aeternam à être traité par la société. Ainsi, une figurabilité possible de l’idéal, être parent d’un enfant sain, va intervenir dans l’économie des désirs de l’individu séropositif et contribuer en même temps à la reproduction des rapports de parenté et des rapports sociaux auquel appartient cet individu. Cette position peut permettre de « domestiquer » chez l’enfant à venir d’une manière anticipée, sa future sexualité polymorphe, déjà hypothéquée, en appartenant d’emblée à la société qui l’a fabriqué. Dès à présent, on peut gager que cet enfant mythique puisera, au sein des figures parentales sublimées par ses propres parents et par les personnages idéaux incarnés par la médecine, des nécessaires identifications qui vont incarner pour lui ces nécessités faites lois. Ses parents dépendants organiquement de la société qui les traite, l’enfant à venir sera contraint par une dette contractée par ses parents. Cette créance a un prix fixé par la société : c’est le coût du traitement antirétroviral à vie.

36Ainsi, le couple à risque viral navigue-t-il à travers les écueils angoissants d’une transmission manifeste – de surcroît mortifère – que l’on chercherait à rendre invisible afin de cheminer sous les bons auspices de la parole médicale afin d’atteindre le rivage qui instaurerait l’institution de la filiation.

Perspectives

37L’analyse de cette pratique illustre l’apparition de nouvelles productions normatives de la sexualité à l’époque contemporaine. Ici, comme ailleurs, les sujets se transforment en usagers, contribuant à inclure la médecine dans la construction de nouvelles normes de conduites et de relations sexuelles. La rencontre avec le corps médical redéfinit, au sein du couple, l’évolution, au fil de l’histoire de la relation, des notions de réciprocité, de négociation, de consentement et d’autonomie, avec comme principes d’une normativité contemporaine, la responsabilité et l’obligation de cohérence. Cette situation nous offre un exemple remarquable où l’espèce sociale est capable, non seulement, d’agir sur elle même et de modifier ses rapports avec la nature, mais également d’intervenir sur le cours de sa sexualité pour la subordonner à la reproduction de la société

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : procréation, Parentalité, VIH

Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/dia.171.0073

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