Dialogue 2006/1 no 171

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Article de revue

La parentalité à l'épreuve du temps

Pages 49 à 60

1Dans cette recherche, nous décrirons la parentalité à la faveur du lien parent-enfant dans le contexte spécifique de la pathologie démentielle. Après une distinction dans la parentalité entre génitalité et proximité, nous évoquerons comment la parentalité peut être questionnée par la pathologie.

2Peut-on arrêter d’être parent ? Peut-on le devenir à la faveur de la naissance d’un autre être, le parent dément ? Comment évolue la relation parent-enfant ? Qu’est-ce qui permet que cette relation perdure par-delà un contrat souvent ancien et implicite ?

La démence

3Les recherches sur le fonctionnement psychologique du patient dément s’organisent selon deux perspectives : neuropsychologique et clinique.

4Dans le premier axe, la description porte sur les fonctions cognitives et leur évolution au long de la maladie, en portant l’attention sur les mécanismes conscients dans une perspective diagnostique ou de réhabilitation. Reconnaître un visage, réaliser un itinéraire, mémoriser et harmoniser des tâches ou des rôles sont des conduites qui, lorsqu’elles ne sont plus réalisées à partir de 50 ans, attestent d’un syndrome démentiel. Chez le patient dément, la conscience est décrite comme altérée dans la mesure où la relation à la réalité est perturbée par des problèmes de reconnaissance d’objets, par une incapacité plus ou moins grande à initier et planifier une activité en fonction d’un but préalablement fixé. De plus, la conservation des données et leur intégration dans un système cohérent rendent difficile le maintien d’une relation entre le dément et sa propre histoire.

5L’approche clinique souligne le sens que peuvent prendre les conduites du sujet en fonction de son histoire et notamment de son avenir (Maisondieu, 1989), du milieu dans lequel il vit (Ploton, 1991), de la mort réelle et symbolique. Au niveau interne, la pulsion de mort se présente comme une force de déliaison de l’appareil psychique, affectant les représentations de mots et, secondairement, les représentations de choses (Gardey, 2001). Avec l’évolution de la maladie, l’appareil psychique est de plus en plus soumis aux mouvements inconscients qui s’expriment de manière primitive sans pouvoir être contenus par le système conscient caractérisé par sa capacité à élaborer (Péruchon, 1994).

6Si, dans un cas, on observe l’augmentation des déficits cognitifs et dans l’autre, la montée en puissance des processus inconscients, on peut dire que le tableau concerne un individu dont les ressources temporo-spatiales s’effritent, sans qu’il soit fait mention de l’environnement dans lequel il évolue. Pourtant la maladie constitue un événement dont l’annonce bouleverse l’entourage, et l’environnement joue un rôle important dans son évolution. Le diagnostic constitue une effraction dans l’économie familiale (Fromage, 2001), remettant en cause les équilibres anciens parmi lesquels ceux organisés autour de la parentalité. Jusqu’où le dément assume-t-il un rôle de parent ? N’assiste-t-on pas à un renversement générationnel avec la prise en charge du parent par le descendant ?

La parentalité

7La parentalité, c’est être parent, et être parent n’a pas de genre, bien que cela se décline en conduites, attitudes, fonctions (parentification) sous-tendues par des mouvements affectifs puissants (parentalisation). Mais les observables, eux, sont sexués et inscrits dans un contexte social.

8Être parent, c’est s’inscrire dans un processus de procréation, dans un mouvement qui nous propulse au devant de nous-mêmes ; c’est s’externaliser dans un objet dont on estime avoir participé à la genèse. C’est un peu comme si on avait quelque chose de soi ailleurs, hors de soi, quelque chose comme expérimenter la poursuite de la vie en elle-même. Engendrer, c’est être à l’origine mais aussi faire advenir, produire quelque chose ou quelqu’un qui s’inscrit en provenance de soi. Le parent d’un projet – quel qu’il soit –, vit un peu dedans. Il y a quelque chose de soi qui se prolonge dans un objet et un lien de postériorité, entre ce dernier et le promoteur. La parentalité inaugure un lien qui débute (en apparence) avec « l’apparition » de l’objet, et cette date de naissance consigne l’antériorité du géniteur.

9Dans un sens étroit, être parent désigne un état dans lequel se trouvent inscrites une provenance et une destination, réduites par le sens commun à la relation qui unit un ascendant à un descendant. Lien orienté, vertical presque, où le temps s’étire et les individus se déclinent en positions. Être parent, c’est au minimum être deux : parent de…

10En extension, être parent désigne une proximité – être apparenté –, avoir quelque chose de commun, voire de semblable avec quelqu’un et alors le sens glisse du côté de la parentèle.

11Dans tous les cas, la parentalité est un état qui dépasse l’individu en tant qu’entité biologique, un état d’être en lien avec une sorte d’inter-régionalité qui, à la fois, unit et dépasse. Parentalité comme génitalité en ce que le sujet se reconnaît en une autre entité, parentalité comme proximité dans la participation à une communauté : la parentalité déborde l’individu.

De l’annonce de la maladie à la structuration d’un nouveau lien

12Les premiers troubles sont d’abord banalisés en référence à l’âge. Mais devant la recrudescence des difficultés, des consultations sont engagées et l’annonce du diagnostic opère comme un véritable traumatisme : « Ça tombe d’un coup !… Ça, c’est un vrai nom la démence, pour moi c’est fou, c’est fou de dire que les parents font de la démence comme ça… Ah, j’ai cherché dans le dictionnaire… » Le mot constitue une effraction dans le champ affectif et lexical. Brutalement le proche bascule dans un monde, radicalement étranger et d’autant plus angoissant qu’il est père ou mère. Son destin informe le propre devenir de l’enfant. Cette étape constitue l’acte de naissance d’une nouvelle relation parent-enfant.

13L’intégration de cette réalité « ne vient pas du jour au lendemain… » Le système familial se réorganise. Comment est désigné l’aidant ? Dans les couples, c’est le conjoint qui va assumer au fur et à mesure des désistements, les tâches de l’autre. Pour l’enfant, souvent dernier(e) de la fratrie habitant à proximité (Bercot, 2003 ; Pennec, 1999), l’aide prend la forme d’une multiplication des passages, une multiplication tout court.

14L’augmentation des tâches entraîne des tensions entre les différents rôles. Comment concilier les rôles filiaux, parentaux, professionnels, conjugaux et d’aidant ? « Faut tout marier quoi… » Comment établir des limites ? Certains les posent en préservant quelques activités à l’extérieur, non sans culpabilité. Le travail permet également de « prendre de la distance ». L’aidant évoque des sentiments contradictoires (Vignat, 1998), à la fois satisfaction d’accomplir une mission et impression d’être « piégé ».

15Le recours à une aide extérieure formelle constitue une nouvelle étape. Le service contribue à délimiter mais, se substituant à l’aidant sur certaines tâches, il le désavoue. « C’est dur d’accepter quelqu’un chez soi…, j’ai toujours fait toute seule ». Le professionnel disqualifie en faisant intrusion dans un espace privé, à la fois territoire et canevas interpersonnel. Il signifie perte de pouvoir sur la situation. Parfois source de conflit, il est aussi possibilité d’écoute, dispensant conseil et soutien affectif appréciés. L’entourage intervient, famille ou voisinage, autant pour des tâches spécifiques que pour un étayage de l’aidant. Institué comme acteur social, l’enjeu pour l’aidant est désormais de durer.

16Dans cet ajustement à la réalité, l’aidant est contraint de modifier ses représentations du malade. L’autre est comme saisi par différence. Dépositaire d’un personnage éteint, l’aidant s’efforce de maintenir le fil d’une histoire pour donner sens à la situation actuelle. De proche qu’il a été, le malade glisse de l’étrange à l’étranger selon un écart affectif qui permet à l’aidant de subsister. Ainsi il maîtrise la souffrance issue des scènes d’agressivité, d’incongruité en mettant à distance : « On comprend bien que c’est la maladie mais bon… » L’aidant façonne deux personnages. Préserver le premier, c’est souffrir mais aussi donner sens à son implication. Dans le deuxième, il s’agit de dissocier le sujet de ses conduites en instaurant un tiers, la maladie. Pourtant, cette fragmentation de la représentation ne résout pas la réalité d’une relation marquée par l’absence de réciprocité.

17À la faveur d’un quotidien toujours plus chargé, l’aidant est amené à faire un bilan. L’aide compense les difficultés de l’autre et souligne des impossibles. Nombre d’activités sont suspendues ou abandonnées. Révision nécessaire qui marque un temps révolu. La maladie fait date dans l’histoire de l’aidant, stipule une étape, entraîne un pré-deuil en ce que la relation se poursuit désormais selon de nouvelles modalités. Elle est un événement qui n’en finit pas de s’étaler.

18La relation semble perdurer parce qu’elle est mue par un sentiment d’obligation. L’aidant est débiteur. « La veille de sa mort, mon père m’a fait une confidence, il m’a demandé de bien s’occuper de sa femme et j’ai l’impression d’avoir une dette… ». L’épisode s’inscrit dans un cadre éthique mais aussi dans le contexte d’une transaction qui englobe plusieurs décennies, voire plusieurs générations. Délégations signifiées, longtemps avant la survenue du handicap, à l’enfant qu’il impulse ainsi dans un horizon lointain ; contrat implicite à la faveur d’un don ou explicite sur le lit de mort, la trajectoire individuelle est désormais liée à l’autre, sous le sceau d’un contrat. Cette dette à honorer s’expose parfois en rancœurs à l’égard du malade ou tourmente les origines : « Je suis la dernière. Les derniers, eux, n’ont pas forcément été désirés alors on se sent un peu redevables. »

19Par le biais de ce contrat moral, l’identité de l’aidant s’emboîte dans une identité familiale, obéissant à une logique transgénérationnelle, il insère l’épisode dans une filiation. La démarche prend sens à un second niveau, souvent au prix de désillusions. La question du devoir, du don et du contre-don est omniprésente, de même que celle, plus implicite, de modèle, susurrée à l’adresse des générations futures.

20Même restaurée dans un réseau de significations, la fonction de l’aidant est harassante. L’épuisement est à la fois physique et moral, compliqué de sentiments d’abandon (« Tout le monde s’éloigne »), de suffocation (« Je vais devenir complètement folle »). Dans cette lutte incessante pour survivre, le malade peut être réifié. De sujet, il devient problème ou paquet, allusion à peine voilée à l’incontinence du proche. Le maintien des règles minimales, de la propreté et de l’ordre lamine les capacités de l’aidant. L’intervention de tiers est vitale pour maintenir une humanité dans cette situation qui, parfois, dérape, comme pour cette dame qui avoue donner des claques à son père parce qu’il se lève la nuit et ne veut pas retourner dormir, ou cette autre qui au détour de l’entretien éclate brutalement.

21De cette confrontation mortifère, il n’est pas rare que surgisse à ce stade un horizon futur imprégné de désir de mort. La mort apparaît comme une délivrance, attente, décompte, supputation sur soi ou sur l’autre et accompagne les propos. Parfois la parole trébuche, dépassant la réalité : « Depuis que mon père est mort… » Dans cette déchéance, l’aidant ne peut qu’anticiper ce qui lui semble déjà-là signifié chaque jour un peu plus pesamment, la mort du proche. Cette perspective rend encore plus désespérante le combat dans un quotidien déliquescent.

22L’aidant a conscience de la progression inexorable de la dépendance. L’institutionnalisation parfois évoquée n’est jamais préparée. L’aidant y est contraint par une aggravation de la pathologie, un accident, une chute comme si le contrat ne pouvait être rompu que de l’extérieur.

23Les symptômes négatifs de la maladie induisent une plainte multiforme du système familial (Thomas ; Hazif Thomas, 1999). L’aidant est ambivalent (Vignat, 1998), et la relation au malade oscille entre l’agressivité dans des conduites d’exclusion, de maltraitance ou de réification, et la culpabilité dans des conduites de surprotection et de sollicitude. Cette souffrance est encore augmentée des deuils à effectuer : deuil d’une histoire commune et de projets avec le proche, deuil d’activités ou de rôles pour l’aidant (Malaquin Pavan ; Pierrot, 1997). Dans ce contexte, l’aidant s’adapte souvent au prix de somatisations et de décompensations. Le lien de filiation subit un arasement, depuis l’annonce de la maladie jusqu’à l’émergence d’un désir de mort. Le parent passe de porteur de conduites étranges mais normalisées par l’âge, au malade, à l’étranger voire à la chose…

24Cette maladie, qui frappe le proche, est associée dans l’entourage à un imaginaire du génétique. Désormais l’enfant héberge fantasmatiquement cette maladie archétypale de la vieillesse et de la déchéance, et peut-être l’a déjà transmise… Avec cet autre en moi, cet étranger radical qui est ce père ou cette mère démente, le trauma initial de l’annonce n’en finit pas de résonner comme mon propre futur et, par-delà, dans celui des générations à venir. Pour partie, la distance qui s’installe entre aidant et patient est issue d’un sentiment de proximité interne, de mêmeté.

25Le sens générationnel, inscription dans la chair au-delà des mots et de la pensée de ces réalités viscérales, que sont être « fille de » et « mère de », demeure préservé jusqu’à un niveau avancé de la maladie et constitue un point d’ancrage majeur de la temporalité du dément et de son identité (Fromage, 1999, 2003). La parentalité s’exprime chez le dément par certaines attitudes (autoritarisme, survenue inopinée de séquences verbales ou comportementales), ou dans l’apparition chaotique d’un lignage : « Bon, faut aller chercher le petit à l’école. » Le sens générationnel peut être considéré comme un invariant identitaire quand surviennent brusquement des éclats de l’enfance dans des expressions, gestes ou attitudes (métier du père ou de la mère, habiletés transmises…), ou des événements tellement lourds comme la mort d’un enfant. La parentalité subsiste dans les replis intimes de la conscience d’être, s’exprimant au-delà des déficits cognitifs. Chaque maillon de la chaîne généalogique s’installe selon un avant et un après – fille de puis mère de – liant nécessairement l’individu à un ascendant. Orienté, il est facteur d’ordre autour de cette règle basique : on ne peut pas ne pas avoir d’ascendant. Le sens générationnel est un éprouvé d’encordage qui maille l’identité individuelle.

26De même, jamais la fille ne sera « mère de sa mère » (Mylinski, 1987). Elle assume des tâches (parentification), mais il ne peut y avoir fusion et encore moins confusion : c’est une condition de survie ! L’image de la mère est scindée, celle d’avant et la « détériorée », véritable brèche dans le mécanisme d’identification. Par fidélité à « celle d’avant », la parentalité comme proximité s’exerce sur cette « autre actuelle ». Les comportements peuvent évoquer des conduites maternelles (soins prodigués, sollicitude, temps dévolu), mais sont en fait pastiches, parodies de la mère.

27La parentalité dément-descendant met en évidence l’emboîtement de trois histoires : l’histoire du lien depuis l’annonce de la maladie, insérée dans l’histoire d’une filiation (depuis la naissance de l’enfant), puis dans celle transgénérationnelle du parent.

28Comment assumer cet héritage et faire perdurer une relation filiale où tout échange semble compromis ? Qu’est-ce qui fait durer cette fidélité intenable ?

L’échange dans le lien social et familial

29Dans son ouvrage sur le don, Mauss (1923) met en évidence les modalités et les fonctions de l’échange dans la société polynésienne. Il décrit un système de relation, « prestations totales ou Potlatch » qui régule les liens entre clans. À l’occasion de moments importants naissance, circoncision, maladie, puberté, rites funéraires, commerce –, des échanges de cadeaux ont lieu suivant des règles précises. Lors de ces fêtes, il y a obligation de donner et le donataire a obligation de rendre, sous peine de perdre son « mana », sa puissance vitale. Par ailleurs, chaque don possède un « hau », esprit de la chose, qui accompagne le donataire et le donateur. Le « hau », qui est un peu de l’âme du donateur, a pour nature de revenir à son premier propriétaire, d’où l’obligation de rendre. Il s’ensuit une circulation ininterrompue de dons et contre-dons de toutes natures, qui fonde le lien social sur une intersubjectivité vécue. Ce système formalisé d’échange est construit sur une triple obligation : donner, recevoir, rendre. Qu’un des protagonistes ne s’acquitte pas de cette obligation et le lien est rompu, mettant en péril la vie du groupe.

30Le concept d’échange a été introduit dans la description du lien familial intergénérationnel qui s’enclenche avec la procréation comme « don de la vie » (Bloch; Buisson, 1991 ; Bydlowski, 1997). Tout nouvel être serait redevable à ses géniteurs de l’avoir mis au monde. Ce don primitif aurait pour fonction d’amorcer la relation en inscrivant le nouveau-né dans la continuité symbolique d’un lignage. Mais ce don renforcé tout au long de la vie de l’enfant l’assigne à une position de sujet endetté. Redonner deviendra une obligation du descendant lui permettant d’accéder à un statut de sujet, distinct de ses parents, apte à les reconnaître eux mêmes comme sujets. Dons et contre-dons créent ainsi une inter-subjectivité vécue où le différé de la dette suscite une attente, et donc un espace commun pour une relation qui dispose alors potentiellement d’un avenir. Le « hau », ici esprit de famille, s’active dans l’enchaînement des rapports d’obligation.

31Mais, plus spécifiquement, le groupe familial serait structuré autour d’un état normal de dette dans la mesure où le lien serait caractérisé par le fait de « se sentir en dette », c’est-à-dire dépendant. Ce déséquilibre chronique de la relation serait entretenu afin de maintenir une asymétrie entre les échangistes.

32Cette dette est l’objet d’interprétations variées chez le descendant. Là où certains estimeront ne pas être en dette, d’autres ressentiront le besoin de donner plus qu’ils n’ont reçu, tandis que d’autres, héritant de manques, se mettront en position de les transformer… La dette serait soumise à une évaluation subjective et ne devrait jamais être évoquée, chacun considérant recevoir plus qu’il ne donne. Cette dette mutuelle positive (Godbout, Charbonneau, 1993) serait à la base du fonctionnement du groupe familial et la levée du silence générerait une tension pouvant évoluer en crise. L’asymétrie structurale de l’échange constituerait un élément de renforcement du lien et de son maintien dans le temps.

33L’individu ne saurait exister hors d’un cadre relationnel. La relation est fondée sur l’échange et le don, à son tour, initie le sujet. Le don, en tant que principe fondateur du sujet, transcende ce qui est donné. Il participe à l’élaboration du « hau », véritable « esprit » d’un système familial engagé dans un jeu d’interactions, un « nous inter-sommes » contribuant à secréter le « je suis ».

L’aidant entre différentiation et affirmation d’un sujet à l’intérieur du « hau » familial

34La relation parent dément/enfant aidant est marquée par l’évidence d’une asymétrie, l’enfant donnant plus qu’il ne reçoit. Ce déséquilibre permettrait paradoxalement de maintenir la relation dans le temps en soutenant un travail de différentiation, et d’assumer secondairement une position de pouvoir de l’enfant vis-à-vis du parent. D’autre part, recevoir de la part du dément des éléments gratifiants serait lui reconnaître un statut de sujet… alors que parfois, chez celui-ci, on assiste à un renversement des valeurs et fonctionnements antérieurs.

35Pourtant cette asymétrie poussée à la limite assèche le lien. L’endetté s’estime lésé et rompt la loi du silence, aidé souvent dans le travail de ré interprétation du don du parent par un tiers (conjoint, enfant) : récriminations et crises se succèdent. La rupture des rapports d’obligation inspire alors de nombreux débordements parmi lesquels la réification du dément et la culpabilisation de l’enfant, mettant en cause le statut de sujet chez les deux protagonistes. Comment dans ces conditions extrêmes peut perdurer le lien ?

36Victorine est une lutteuse. A 18 ans, elle quitte sa famille et conduit sa vie dans le sillage de l’émancipation féminine : relations familiales distanciées, vie affective riche et parcours professionnel affirmé en rupture avec les modèles familiaux. Et puis le ton change quand elle évoque sa grand-mère et son emprise sur la famille : « Elle marchait au chantage et ma mère était sous l’éteignoir ! » Mais c’est deux mois après la mort du père de Victorine que tout bascule quand sa mère lui déclare : « Tu dois t’occuper de ta vieille mère ! » L’injonction sera exécutée à la lettre : « Tout lui était dû et on devait vraiment tout faire. Elle était la plus malheureuse des femmes, elle nous culpabilisait et sa venue à la maison était une corvée… » Puis la maladie démentielle surviendra avec une prise en charge toujours plus lourde qui aboutira au placement en institution. Pourtant Victorine continue son implication en la commentant ainsi : « Tu arrêtes de pleurer sur ton sort et tu t’occupes de ta vieille mère. »

37En contradiction flagrante avec une existence en rupture avec les modèles familiaux, Victorine met en œuvre pour sa mère les procédures que celle-ci a jadis déployées pour sa propre mère. La prééminence des valeurs du groupe sur celles qui ont dicté les conduites antérieures de Victorine, relègue celles-ci au rang d’écart passager. Finalement, se conformer au « hau » de la famille, c’est l’affirmer comme un espace d’intersubjectivité absolument nécessaire au fonctionnement individuel. La réciprocité de l’échange n’est pas établie mais qu’importe si l’« esprit » du don subsiste qui garantit au donateur un statut de sujet dans le cadre intra familial !

38Siloé, fille de commerçants, a été élevée par sa grand-mère et aidera ses parents au long de ses études d’infirmière et jusqu’à son mariage. Siloé prendra un poste à responsabilité mais décidera finalement d’arrêter pour s’occuper de ses enfants. Ses parents viennent s’occuper de temps en temps de leurs petits-enfants. Suite à l’hospitalisation du père, les parents s’installent chez elle et quand celui-ci décédera la mère restera jusqu’à son placement en institution, dû à l’aggravation de la maladie démentielle. Désormais la fille rend visite à sa mère chaque jour au moment des repas. Bien qu’elle souhaite maintenir une distance, elle avoue : « Quelquefois je me dis que je devrais en profiter comme je suis à la retraite… et quand je déroge à la règle, je suis mal à l’aise. »

39La circulation du don implique des aménagements d’une génération à l’autre en fonction des circonstances. Pour Siloé, le maintien d’une relation formalisée par des visites quotidiennes à une mère qui ne la reconnaît plus, est une condition de survie. Elle est mue par une obligation non pas tant pour rembourser une hypothétique dette d’enfance (« C’est mémère qui me gardait quand j’étais petite »), mais pour s’accorder au « hau » familial fondement de sa qualité de sujet.

40Paradoxalement, bien que très détériorées, les mères de Victorine et de Siloé poursuivent leur fonction de parent sans être en mesure de percevoir l’état de leur endettement… L’asymétrie normale décrite par Godbout et al. (1993), devient, dans le contexte démentiel, asymétrie totale irréversible. Ce déséquilibre de la relation s’impose de lui-même engendrant chez l’enfant un travail de différentiation au risque de se sentir étranger à ce parent. Celui-ci s’effectue à travers des crises dont l’enjeu est de ré-écrire l’histoire avec ce parent, de le redessiner comme un autre, celui d’après la survenue d’une maladie à l’étiologie revisitée, afin de se prémunir au mieux de l’hébergement d’un patrimoine indésirable. Car ce qui hante et contamine l’avenir de toute la descendance, c’est de donner jour à son tour à cette maladie qui, dans l’état actuel des connaissances, voue à l’impuissance. Avec la maladie, le parent dévoile sur le tard aux descendants une caractéristique du patrimoine donnée. L’évolution du processus morbide chaque jour le précise, traçant pour l’aidant les contours d’un avenir néfaste. Cet aspect est encore plus prégnant chez les enfants et petits-enfants de l’aidant (ou de l’enfant) qui conservent en eux-mêmes, à un niveau inconscient, ce germe hautement pathogène d’être le prolongement d’un ascendant dément. Pour eux, l’avancée en âge est associée au tableau démentiel.

41Dans le schéma général établi par Mauss, l’échange est au fondement de la société. Le phénomène se concrétise dans le don qui désigne deux partenaires, donateur et donataire, et un objet qui circule. Ce mécanisme a été repris sans difficulté par les psychologues pour décrire les fonctionnements relationnels et les diversités possibles des formes du don : réel, symbolique, différé. Le don initie la relation en suscitant le contre-don. Ce phénomène sans fin assigne chacun dans une position où tour à tour il donne et reçoit, se construisant ainsi un statut de sujet à la fois en lien et séparé d’autrui, c’est-à-dire interdépendant. Dans le cadre de la démence, la relation se maintient car elle n’est plus centrée sur l’objet échangé mais sur un quelque chose qui le transcende. L’objet (par exemple, les tâches accomplies, le temps passé) est là pour permettre la production d’un espace d’intersubjectivité : le « hau ». Pour Victorine, comme pour Siloé, la loyauté à un fonctionnement transgénérationnel garantit la perdurance de leur statut de sujet. Ainsi, ce n’est pas la question d’une dette de vie qui peut expliquer l’engagement du descendant à poursuivre une relation à ce point coûteuse, mais le maintien d’un statut de sujet conféré par le fait de « faire partie » (intersubjectivité), d’affirmer une permanence (loyauté) et d’être hors du temps (transgénérationnel).

42La clinique du dément déborde largement la question d’un individu malade. En tant que parent, le dément atteint le groupe familial de différentes manières. La démence, comme déficit de mémoire, constitue une force de déliaison du chaînage des générations. L’aggravation de la maladie va souvent générer la désignation d’un aidant familial principal, qui va devoir reélaborer son histoire personnelle dans le cadre de la maladie de son parent. De multiples façons (sens générationnel, comportements, représentations du descendant), celui-ci demeure parent en tant qu’il a contribué à impulser la genèse d’un nouvel être : l’aidant filial. Il assure une parentalité que nous avons définie comme génitalité en ce qu’il est à l’origine.

43De son côté, le descendant va maintenir la relation en opérant simultanément un travail de différentiation envers le parent et de rapprochement vis-à-vis d’un esprit de la famille ; un « hau » singulier au groupe, dans lequel il puise les conditions de sa propre subjectivité comme si le « hau », nourri des dons des membres, leur offrait en échange le statut de sujet. L’enfant n’assure pas une fonction de parent comme l’ampleur des tâches à réaliser pourrait en première lecture le laisser penser. En se conformant à une sorte de mythologie familiale spécifique, il confirme son appartenance à la parentèle, s’approche de ce qui fonde en arrière-fond chaque membre du groupe : le « hau ». L’enfant développe alors une parentalité de proximité qui va lui permettre de continuer à assumer un quotidien éprouvant. À la différence de l’esprit de famille, se déclinant en conduites et attitudes auxquelles le groupe peut se référer explicitement et collectivement, le « hau » condense des mouvements inconscients qui fondent une subjectivité.

44Pourtant toute cette souffrance, consignée pudiquement dans la littérature sous le terme de « burning », ne pourrait être endurée par le soignant au quotidien s’il ne glanait, de loin en loin, quelques menus signes de gratification : une lueur dans les yeux, un état d’apaisement, un sourire, un geste ou un mot parfois lui rappelant que son sacrifice au « hau » familial n’est pas vain et insensé. Celui d’hier, père ou mère, est encore là par delà les formes de la maladie…

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Mots-clés éditeurs : aidant familial, groupe familial, démence, Parentalité, burning

Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/dia.171.0049

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