1À partir des années 1990, les colloques et les livres évoquent de façon récurrente la question de la complexité de l’accueil familial. La complexité est devenue un leitmotiv au sens wagnérien du terme, à savoir une « formule qui revient à plusieurs reprises ». Qu’est-ce donc que la complexité, comment est-elle déclinée dans ce champ particulier de la protection de l’enfance et pourquoi cette approche est-elle devenue incontournable ? L’usage de cette notion suscite-t-il des changements dans les pratiques ou au contraire des résistances ?
2C’est sans doute, à la parution du livre d’Edgar Morin sur la pensée complexe, que le champ social se saisit de ce nouveau mot, sans pour autant approfondir la pensée de l’auteur. Edgar Morin proposait une première définition de la complexité en disant : « Est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple. La complexité, ajoutait Edgar Morin, est un mot problème et non un mot solution, ce n’est pas la clé du monde mais un défi à affronter. »
3Le propos fait d’emblée écho chez les professionnels de l’enfance, qui dénoncent les méfaits antérieurs des simplifications abusives. En effet, appliquée au placement familial, l’idée simple était autrefois de remplacer une mauvaise famille par une bonne et le tour était joué, les problèmes devaient être résolus par un simple tour de passe-passe. Force fut de constater qu’il n’en était rien et dans le ciel serein du placement familial, le premier coup de tonnerre fut sans nul doute le rapport Bianco Lamy en 1980, suivi des deux rapports de Naves-Cathala en 1984 et 2000, dénonçant l’exclusion des parents. Les parents, inscrits comme nouveaux partenaires faisaient leur entrée sur la scène du placement, complexifiant la donne. Si on ajoute à cela, la modification du statut des assistantes maternelles en 1992 et l’introduction dans leur statut de l’article 123-5 (« sauf situation d’urgence mettant en cause la sécurité de l’enfant, l’assistante maternelle est consultée préalablement sur toute décision prise par la personne morale, elle participe à l’évaluation de la situation »), on mesure mieux l’embarras des professionnels pour passer de la toute-puissance de la décision à la notion de « partenariat ». La complexité « comme défi à affronter » trouvait là toute sa pertinence.
Les visages de la complexité en placement familial
4Dans les colloques des années 1985-1999, auxquels nous avons participé, la complexité du placement familial se déclinait surtout sur trois axes :
- celui concernant l’enfant avec des réflexions sur le sens de ce placement et la crainte qu’il ne soit souvent qu’une simple mesure de déplacement, c’est-à-dire que la problématique familiale à l’origine de la séparation ne soit jamais réellement traitée, la crainte était que le placement soit une « intervention blanche », c’est-à-dire une intervention caduque faute de tranchant. Le livre actuel de Maurice Berger sur l’échec de la protection de l’enfance donne un éclairage polémique à ces questions d’alors. Autre question posée, celle de la préservation de la culture de l’enfant. Était-il possible de maîtriser la tendance à l’ethnocentrisme, était-il possible de ne pas mettre l’enfant en position d’acculturation dans sa propre famille ? Enfin, la nouvelle loi de 1996 sur le placement commun des fratries suscitait bien des polémiques. Devait-on s’y plier, comment pouvait-on conserver la structure fraternelle, la valoriser, tout en individualisant chaque enfant ?
- le deuxième axe concernait la famille d’accueil et les risques du métier. La question des responsabilités civiles ou pénales, mais aussi psychiques, éducatives ou morales, animait les débats. Trois figures de l’accueil étaient alors décrites, signes des évolutions de ce mode de placement. La première, particulièrement frustrante pour les assistantes maternelles, pouvait être qualifiée « d’accueil hôtelier », tant celui-ci était réduit à des prestations hôtelières ou alimentaires, l’éducateur ou l’institution d’accueil imposant à l’assistante maternelle un mode de fonctionnement. Le second type d’accueil était à l’inverse qualifié « d’absolu », l’assistante maternelle faisant tout, décidant de tout, en totale autonomie mais aussi en totale solitude. Enfin, le troisième type d’accueil proposait un « accueil partenarial », fait de coopération réelle et féconde entre les intervenants (professionnels et familles d’accueil). Mais à l’évidence, de grandes disparités existaient entre les départements, la place faite à l’assistante maternelle n’était pas partout la même. Intégrée dans les équipes, à la marge ou exclue, la reconnaissance de sa fonction était loin d’être acquise et celle de son conjoint apparaissait encore plus problématique car non reconnue sur un plan légal. De même, les questions d’attachement, d’appropriation, restaient au coeur des débats, divisant les professionnels comme les familles d’accueil.
- le troisième axede réflexion choisi pour débattre de cette complexité était celui de la formalisation des savoirs. Il apparaissait à tous évident que pour avancer et affiner les outils conceptuels, il allait falloir apprendre à mettre en mots les pratiques, diffuser les expériences, asseoir la recherche et sortir du « bricolage », celui-ci fut-il ingénieux. De nombreux ouvrages traduisent cette volonté de diffusion, comme Familles d’accueil et institutions publié en 1998, ou encore Placement familial et évolutions sociétales en 1999.
5Ce bref parcours dans l’histoire du placement familial, à partir des colloques, montre que trois axes étaient privilégiés pour parler de cette complexité reconnue comme féconde. Mais à l’évidence et même si les parents restaient en toile de fond, peu de véritables travaux ou communications leur étaient consacrés.
Confondre complexe et compliqué
6Nous sommes en 2004 et la question de la complexité de l’accueil familial perdure, elle reprend même nous semble-t-il une nouvelle vigueur autour de la question du « travail avec les familles ». D’où de nouvelles interrogations sur l’usage qui est fait de cette notion. Son emploi réitéré, incantatoire ou plaintif, peut surprendre. Signifie-t-il que rien n’a changé ? Que les acteurs professionnels radotent ? Qu’ils buttent sur cette notion de complexité et pourquoi ?
7Il nous faut donc revenir sur cette définition de la complexité. Le dictionnaire nous dit qu’est complexe ce qui contient plusieurs parties ou plusieurs éléments combinés d’une manière qui n’est pas immédiatement claire pour l’esprit. L’accueil familial correspond bien à une structure complexe, dans la mesure où plusieurs protagonistes sont en présence : des enfants, des familles d’accueil, des professionnels et des parents. Mais il n’est pas plus complexe que l’école ou que d’autres structures qui regroupent différents partenaires. Il n’y aurait, dès lors, pas lieu de faire une place à part à la complexité de l’accueil familial.
8Nous poserons donc l’hypothèse que cet emploi réitéré de la notion de complexité traduit un réel malaise. Le terme de complexité ne servirait-il pas parfois de refuge pour dire que c’est compliqué, voire trop compliqué de « travailler avec les parents », avec des familles d’accueil de plus en plus exigeantes sur la scène professionnelle ? Deux notions seraient alors confondues. De la notion féconde de complexe, on glisserait tout doucement à la notion repoussoir de compliqué « embrouillé », difficile à résoudre.
9En prenant en compte la complexité de l’accueil familial, les professionnels sont tenus d’y intégrer les parents, ils ne peuvent plus faire l’impasse sur ces derniers. Des parents qui résistent, tempêtent, font la sourde oreille, s’absentent, utilisent les professionnels, contrecarrent des interventions sociales dont ils devraient être les heureux bénéficiaires. Des parents qui rendent tout beaucoup plus compliqués forcément ! Les deux notions sont donc souvent mêlées dans les esprits, et quand on parle de la complexité du placement familial, on peut se demander si cela n’alimente pas l’idée que tout cela est bien trop difficile à tenir ensemble.
10Ceci étant dit, des évolutions apparaissent. Entre les années 1990 et les années 2000, certains mots ont changé : les assistantes maternelles sont devenues des assistantes familiales, la suppléance a remplacé la substitution, l’éducation de l’enfant s’oriente vers la co-éducation, la bientraitance institutionnelle est en cours d’élaboration… Serions-nous enfin entrés dans une ère angélique ? Ou avons-nous seulement changé les mots ? Les pratiques ont-elles été modifiées ou les professionnels ont-ils trouvé à ces dernières de nouveaux habits, de nouvelles façons de dire, pérennisant l’existant ? Passer de la substitution à la suppléance est simple sur le papier, ce l’est peut-être un peu moins dans la réalité des pratiques et des représentations.
Le « travail avec les familles » : un élément de la complexité
11Nous allons donc parler des résistances, même si ce thème est peu flatteur, en nous centrant sur les parents des enfants, ces nouveaux partenaires, même si certaines des réflexions que nous émettons s’appliquent sans peine au « travail avec les familles d’accueil ». Pourquoi l’accompagnement des familles (les parents comme les familles d’accueil) a-t-il tant de mal à exister ? Pourquoi le rapport Naves-Cathala dénonce-t-il les mêmes défauts que le rapport Bianco Lamy, avec vingt ans d’écart ? Et pourtant aujourd’hui, tout le monde dit « travailler avec les parents » et tout le monde est, de bonne foi, convaincu de le faire.
12Pour décoder ce paradoxe, commençons par interroger cette idée de « travail avec les familles ». Derrière la formule qui se présente comme une évidence, que se cache-t-il ?
13« Travailler, c’est soutenir un effort en vue d’obtenir un résultat. » Cette définition du dictionnaire nous montre immédiatement que nous ne pouvons faire l’impasse des finalités. Toute intervention sur la famille suppose des intentions, plus ou moins avouées, plus ou moins explicites. Que voulons-nous changer ? Et surtout comment nous y prenons-nous pour impulser ces changements voulus ?
14Trois formes d’interventions en direction des familles peuvent être repérées. Nous les nommerons le « travail pour les familles », le « travail sur les familles », le « travail avec les familles ». Ces trois styles ne sont pas étanches, les frontières sont mouvantes et un même professionnel peut naviguer, selon les situations, d’un registre à l’autre. Avec d’autres mots, le dernier livre de Saül Karsz fait une analyse remarquable de ces modes d’intervention. Nous nous permettons, à partir de nos recherches, de reprendre cette analyse et de l’illustrer.
15Travailler pour les familles : c’est globalement faire à leur place. La préposition « pour » dans son sens premier signifie l’équivalence ou la substitution (exemple employer un mot pour un autre). Travailler pour les familles c’est les remplacer, même si elles ne le souhaitent pas comme l’illustrent ces témoignages pris dans des groupes de parole de parents d’enfants placés.
16Une mère dit : « L’éducatrice va voir ce qui se passe pour les enfants à l’école mais moi je suis désolée, je lui dis, ce n’est pas votre rôle c’est mon rôle, c’est elle qui parle avec la maîtresse et moi cela m’énerve parce que je me dis qu’elle n’est pas à sa place d’une certaine façon. Il faut que je me batte pour cela, j’ai repris mon rôle de mère et je ne veux pas que quelqu’un s’interpose dans la relation avec mes enfants. On a tous droit à l’erreur, d’accord on a commis des erreurs dans le passé mais on peut les rattraper. Je veux bien que l’éducatrice intervienne, qu’elle fasse des comptes rendus mais je ne veux pas qu’elle s’occupe de cela. »
17Travailler pour les familles, c’est aussi dire ce qui convient le mieux pour les enfants, imposer des choix, des goûts, même si ceux-ci entrent en contradiction avec les attentes des intéressés.
18« On voudrait surtout qu’on ne nous oblige pas à faire des choses, parce que souvent cela arrive. Parfois, j’ai l’impression que l’éducateur décide de ma vie, de ce que j’ai envie de faire. Au début, pour l’éducation de mes enfants, pour Gilles qui commençait à grandir, c’est vrai que c’était bien de le mettre au centre aéré, de nous séparer. Mais du jour au lendemain, on m’a imposé cela et je n’ai pas aimé. »
19« Pour l’assistante sociale, la seule manière de ne pas voir les enfants dehors c’est de les mettre dans les centres aérés. Mais c’est à moi de gérer cela ! De les mettre au centre si je le veux, de les laisser dehors si je le veux. Pour les mettre au centre, c’est de bonne heure le matin, alors si c’est pour recommencer le circuit de toute l’année pendant les vacances, trop peu pour moi ! Moi aussi, j’ai envie de dormir le matin et les gamins aiment bien se lever à dix heures, je ne vais pas les lever à sept heures pour aller au centre ! Les vacances, ce n’est pas le temps de l’école, moi je préfère qu’ils se lèvent tard et que l’après-midi on aille à la plage. On a la chance d’avoir la plage, si j’habitais dans la banlieue de Nantes je dirais certainement que le centre aéré est approprié. Mais là, avec la plage, ils peuvent y aller à pied avec les grands ! C’est tout de même mieux que d’être enfermés à faire des activités. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, notamment pour les personnes qui travaillent, qui ont besoin de faire garder les enfants. Mais moi je ne travaille pas alors je ne vois pas l’utilité qu’ils aillent dans un centre. Ils sont mieux à faire des châteaux de sable ou dans la mer. J’essaie de le faire comprendre à Madame M qui ne comprend pas trop, mais mes enfants ne sont pas plus en danger avec moi. »
20Le travail pour les familles se préoccupe peu des désirs et des oppositions des usagers, le travail pour les familles sait ce qui est bon pour elles, à quels besoins il faut répondre et comment. Le travail « pour les familles » fait à la place de, définit le bon et le bien, en extériorité des bénéficiaires. Ce bref témoignage nous donne pourtant des pistes de compréhension des valeurs de cette mère et de ce qui fonctionne pour elle comme un système d’opposition :
- la rue contre le centre aéré ;
- le centre aéré qui est, pour elle, un lieu d’enfermement pour faire des activités ;
- un lieu contraint contre le lieu libre et ouvert de la plage ;
- un lieu rythmé comme l’école qui s’oppose au temps libéré des vacances ;
- un lieu pour les enfants des villes, dont les mères travaillent ;
- un lieu qui n’est pas fait pour elle, qui vit près de la plage et qui ne travaille pas et est disponible ;
- enfin un lieu qui n’offre pas de meilleures garanties qu’elle-même, « les enfants n’étant pas plus en danger avec elle » que dans ce centre.
21Le travail pour les familles rend sourd à leur système de valeurs, à leur lecture du monde. Toute intervention pour la famille mobilise des modèles et des références idéologiques, le plus souvent à l’insu des personnes concernées. Dans l’exemple donné, il est vraisemblable que l’assistante sociale pense que la rue est plus dangereuse que le centre aéré, qu’un enfant s’y socialise moins bien, qu’il faut qu’il soit encadré, qu’il vaut mieux éviter les temps d’errance, de vacuité, que l’enfant y fera des apprentissages plus intéressants que ne le permettrait son propre univers familial. Cet exemple, que nous citons, se rencontre à l’identique lorsqu’un désaccord non parlé apparaît entre les choix de l’éducateur référent et ceux de l’assistante familiale. Seuls les arguments changent, l’éducateur mettant surtout l’accent sur la socialisation de l’enfant et les risques d’appropriation de la famille d’accueil, pour valider son choix et un éloignement salutaire de l’enfant.
22Travailler sur les familles, suppose un changement de position (prise en charge). Cette fois les familles sont prises en charge, on suppose « qu’elles ont des demandes, qu’elles font des appels, qu’elles sont prises au piège de fonctionnements qu’elles ne maîtrisent pas. » Dans la prise en charge, il va s’agir de « travailler sur » des problématiques qui sont censées poser problèmes, non seulement à la société mais aux intéressés eux-mêmes. La préposition sur marque à la fois « la position supérieure avec ou sans contact » mais aussi le point d’application ou de destination. En travaillant sur, comme on dit « faire un travail sur soi », on considère les familles comme une « cible thérapeutique inavouée ». Il s’agit, non de faire à leur place, mais de faire en sorte que ces familles se rapprochent du modèle proposé. La réduction des écarts, c’est-à-dire entre ce que sont les parents et ce qu’ils devraient être, peut se faire en douceur, avec des négociations, cela n’est pas exclu. Mais il « s’agit de guider le parent pour qu’il parvienne à bon port, là où il est censé à peu près aboutir, autant que possible de son plein gré ». En la matière, certains professionnels sont nets et clairs : « Il faut amener cette personne à donner son consentement. » Le travail sur les familles élabore pour eux un projet censé leur correspondre, et si cela ne marche pas, on parlera des résistances des parents, de leur immobilisme, de leurs positions ancrées d’assistés…
23Le travail sur les familles n’est pas le travail avec les familles. Il y a confusion de termes lorsque des expériences sont présentées comme un travail avec, alors qu’il s’agit d’un travail sur. Pour illustrer ce propos, citons quelques éléments d’un article paru sous la plume de Daniel Granval, intitulé Préalable à un outil pour travailler avec les familles des adolescents placés. Relatant le travail qui est fait « avec » les familles, l’auteur note que « la famille occupe une plus grande place dans le projet individualisé… ». Le partenariat est de mise mais il n’est pas effectif avec toutes les familles : il y a « les familles avec lesquelles la collaboration est envisagée, celles qui éprouvent de la culpabilité ou des regrets » mais il y a aussi les « milieux familiaux pathologiques à éviter », « ceux avec lesquels il faut rompre ». Pour les premiers, susceptibles de faire l’objet d’une prise en charge, on apprend qu’il « est souhaitable de réfléchir dès le début du placement à ce que sera la part prise par la famille ». Cette conception de la participation parentale, prédéfinie par les professionnels, ne s’apparente pas selon nous à un véritable partenariat. Le projet concernant l’enfant est élaboré sans les parents, ils n’y participent que s’ils peuvent se lover dans les interstices qui leur sont laissés. Saül Karsz note que « la prise en charge ne vise pas n’importe quel problème, elle n’est jamais offerte au premier venu quelles que soient sa souffrance psychique, sa situation d’emploi, ses conditions de vie. Souffrances et difficultés ont à passer par certaines catégories psycho-administratives, à s’inscrire dans des nosographies admises, à se couler dans des orientations déterminées ». Pour bénéficier d’une prise en charge, pour être reconnu comme un parent avec lequel on va envisager de faire « un travail sur » sa problématique de crise, encore faut-il en être jugé digne, accepter le diagnostic posé par le professionnel et peu ou prou les solutions qu’il propose. Pour ceux qui refusent ce « travail sur eux-mêmes », ceux dont la souffrance est trop bruyante, impossible à contenir dans les mailles du déjà connu, que dit-on ? Qu’ils sont trop lourds, ce sont des « incasables », enfants ou parents, plus aucune structure n’en veut.
24Travailler avec les parents, c’est-à-dire passer de la prise en charge à la prise en compte supposerait de nouveaux efforts de la part des professionnels. La préposition avec marque un rapport de relations, un accompagnement, une association. Saül Karsz, dans son dernier ouvrage Pourquoi le travail social ? nous donne une vision très fine de ce que serait le travail avec et donc la prise en compte des parents. « Pour travailler avec les parents, il faut » dit-il « renoncer à vouloir trop vite le bien d’autrui, il faut ne pas considérer qu’ils ont des problèmes à résoudre mais qu’ils viennent travailler des questions », qu’on va chercher avec eux des voies possibles, mais que les voies trouvées seront les leurs, pas forcément celles des professionnels. Dans la prise en charge, on emmène les parents vers un but préalablement fixé dans la prise en compte, on les accompagne vers une voie à trouver. Dans le travail avec les familles, « le risque est de rigueur, pour l’intervenant », il doit se départir d’une position d’expert, refuser d’être celui qui sait, il doit accepter d’être interpellé sur ses propres repères, ses valeurs, tout ce qu’il véhicule à son insu dans toute intervention. Pour travailler avec les familles, l’intervenant doit accepter d’être travaillé par elles, d’être interrogé sur ses principes, ses certitudes, ses savoirs, il doit accepter de douter, ce qui n’est pas toujours une position confortable et qui met à mal ces fausses notions que l’on propose en protection bien fragile aux intervenants comme les notions de « neutralité bienveillante » ou de « bonne distance ».
25Pour donner un peu de concret à ces propos, citons de nouveau un témoignage pris dans des groupes de parole. L’histoire est celle d’une jeune maman, confrontée aux pleurs de son enfant âgé de onze mois. Ces pleurs l’angoissent, comme l’inquiète l’idée d’une trop grande proximité à son enfant. Cette jeune maman a lu toutes les revues de vulgarisation sur l’enfant, les conseils de Dolto et autres psychanalystes et elle a intériorisé l’idée qu’il faut que mère et enfant se dé-fusionnent. Classiquement d’ailleurs, les professionnels conseillent alors la crèche ou la halte, sans se préoccuper des modes de vie ou des représentations des parents sur cet accueil collectif. Pour cette maman, ce fut le cas, et voici ce qu’elle en dit : « On m’a dit qu’il fallait le mettre une fois par semaine, mais le papa dit que si le bébé pleure la nuit, on ne peut pas dormir, il y a un côté négatif de mettre notre enfant à la halte. Ce n’est pas un avantage si notre bébé est ensuite plus perturbé. Le papa pense que notre bébé n’arrive pas à se repérer en le mettant une fois par semaine, qu’il serait mieux d’essayer des temps plus courts mais plus souvent ou bien de ne pas le faire ». La réponse de l’intervenant est alors la suivante : “Si les collègues de la halte vous ont conseillé une fois par semaine, je pense que c’est suffisant pour lui. Et puis sur les avantages, il faut dire à votre mari qu’on n’a pas tous les avantages tout de suite, vous allez les voir plus tard, la séparation il faut que votre enfant s’y habitue, il faut qu’il s’adapte, dans plusieurs semaines, dans plusieurs mois, il sera habitué. Ce que vous faites maintenant va aussi servir pour la scolarisation.” » La réponse de l’intervenant est alors à un double niveau, elle légitime l’avis des professionnels de la crèche, et utilise la notion de temps mais aussi de « sacrifice immédiat » pour un meilleur avenir. Souffrons maintenant pour un futur meilleur. Cette intervention montre une rigidification du modèle, il s’agit de faire admettre au parent le bien-fondé de la proposition. Il s’agit d’un travail sur le fonctionnement familial et non d’un travail avec des parents, qui seraient alors reconnus comme également détenteurs d’un savoir sur leur enfant. La tyrannie du modèle de la nécessaire séparation et de la socialisation précoce est active dans l’exemple ci-dessus et cette tyrannie du modèle rend le professionnel sourd aux résistances et aux doléances des parents. La supervision de ces groupes de parole va offrir, au professionnel, un temps pour revisiter, re-questionner les théories sous-jacentes à son action.
26Cet exemple pris volontairement hors du champ de l’accueil familial, est aisément transposable à ce domaine. Par exemple, l’organisation des vacances de l’enfant placé, avec qui se discute-t-elle : avec la famille d’accueil, avec l’enfant, avec les parents ou est-ce l’éducateur qui décide et informe les uns et les autres ? Est-ce une décision imposée, négociée ou partagée ? Ce n’est, me semble-t-il, que dans le dernier cas que l’on peut réellement parler de travail avec les parents et les familles d’accueil et de ce que Paul Durning appelle la co-éducation.
27Travailler avec les parents suppose une nouvelle alliance entre le professionnel et les parents. Elle suppose de la part des professionnels de pouvoir renoncer à l’autorité incontestée, au confort des savoirs acquis. Le problème nous semble globalement être le même dans la mise en place d’un partenariat avec les familles d’accueil. Quelles places leur offre-t-on dans cet accueil familial ? Leur dicte-t-on des modes de faire, leur impose-t-on un projet dont elles ne seront que les simples exécutrices ou les associe-t-on totalement à une alliance éducative ? Prendre conscience des limites et des insuffisances du système, des carences de la pensée simplifiante, articuler entre eux tous les acteurs, faire des liens entre des entités que notre pensée doit nécessairement distinguer mais non isoler les unes des autres, tels sont les principes de la pensée complexe. Un défi que les professionnels de terrain ont à relever.
La loi : un cadre pour la pensée complexe ?
28Les modifications de la loi (accès des parents aux dossiers, inscription des assistantes familiales dans les équipes et augmentation de leur formation) les y aident certes, mais la loi ne suffira pas si les mentalités ne changent pas. Le projet de loi actuel concernant les assistantes familiales, précise un certain nombre d’avancées comme :
- la mise en œuvre d’un contrat d’accueil annexé au contrat de travail (art. 8) qui « précise les modalités d’information de l’assistant familial sur la situation de l’enfant, notamment sur le plan de la santé et de son état psychologique ; il indique les modalités selon lesquelles l’assistant familial participe à la mise en œuvre et au suivi du projet individualisé pour l’enfant, il fixe en outre les modalités de remplacement temporaire à domicile de l’assistant familial, le cas échéant par un membre de la famille d’accueil » ;
- l’article 34 qui prévoit un temps de formation plus conséquent et une validation des acquis débouchant sur une validation de l’agrément, sans limitation de durée ;
- l’article 7 qui prévoit un stage préparatoire à la fonction d’accueil.
29Ces changements sont importants, dans la mesure où ils posent les bases d’une reconnaissance professionnelle des assistantes familiales, comme les textes précédents ont rappelé la place prépondérante des parents et leurs droits. Mais ces avancées ne seront effectives que si des changements de regards s’opèrent, que si la confiance entre les acteurs règne, que si chacun accepte de revoir les représentations souvent négatives qu’il élabore de l’autre.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- DURNING, P. 1995. Éducation familiale, acteurs, processus et enjeux, Paris, PUF.
Mots-clés éditeurs : co-éducation, Complexité, accueil familial, partenariat, travailler avec les parents
Mise en ligne 01/10/2006
https://doi.org/10.3917/dia.167.0051