Notes
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[1]
Gérard Neyrand me signale toutefois que le terme était déjà en usage dans le milieu des psychanalystes.
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[2]
Nadine Lefaucheur, « Qui doit nourrir l’enfant de parents non mariés ou démariés ? », Recherches et prévisions, 47,1997.
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[3]
Ainsi, note Gosta Esping Andersen, l’État providence français appartient bien au modèle conservateur-corporatiste dont le prototype est l’Allemagne, mais il présente des éléments du modèle assistanciel-libéral hérité de l’Eglise catholique et de l’autoritarisme politique. Gosta Esping-Andersen, 1990, Les trois mondes de l’État providence. Essai sur le capitalisme moderne, traduction française, Paris, PUF, 1999.
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[4]
Les évaluations chiffrées du « coût de l’enfant » ne plaisent guère aux associations familiales, qui préfèrent le slogan « l’enfant n’a pas de prix ». Les scientifiques, démographes en particulier, émettent également de sérieuses réserves sur ce concept. Cependant les budgets familiaux ont l’intérêt de montrer que les dépenses entraînées par la présence d’un ou plusieurs enfants dans le ménage sont très largement et systématiquement supérieures aux transferts reçus pour ce ou ces enfants. Pour une discussion critique du concept, voir Olivia Ekert-Jaffe, « Chiffrer l’évolution du coût de l’enfant ? Changement de société et mise en cause des concepts », Population (revue de l’INED ), 1994,6.
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[5]
Ainsi la chute brutale des taux de natalité en Italie ou en Espagne après guerre, la chute encore plus brutale de ces taux en RDA ou en Russie après la fin des « démocraties populaires ».
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[6]
Ulrich Beck, 1986, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduction française, Paris, Aubier, 2001.
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[7]
Charles Taylor, 1989, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction française, Paris, Le Seuil, 1998.
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[8]
Ce problème justifie les approches qui contestent à la famille tout fondement naturel, comme celle, récente de Rémi Lenoir. Cf. Rémi Lenoir, Généalogie de la morale familiale, « Liber », Le Seuil, 2003.
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[9]
Karl Mannheim, Le problème des générations, 1928, traduction française, Nathan, 1990, p. 72.
1En France, la diffusion et l’usage des termes « monoparentalité » et « monoparental », importés de Grande-Bretagne dans les années 1970, a précédé l’usage des termes « parentalité » et « co-parentalité [1] ». Parler de mono-parentalité n’était donc pas seulement une façon de désigner et de gérer des situations marginales – le veuvage, le divorce, l’isolement –, cela conduisait à imposer l’existence d’une fonction – parentale – ou, si l’on veut, à mettre en lumière cette fonction jusque là enfouie dans le tumulus de la Sainte Famille. Comme le souligne Nadine Lefaucheur [2], les politiques familiales menées dans chaque pays doivent beaucoup à la culture religieuse de ces pays, mais, si des différences subsistent [3], l’idée d’une fonction parentale progresse partout, si bien que l’on peut parler d’une rationalisation. En cette matière comme en d’autres, la monoparentalité a été et reste le terrain d’expérimentation de nouvelles manières de penser et de nouvelles politiques.
2La rationalisation peut se révéler dévastatrice pour la famille en montrant à quel point celle-ci est une mauvaise affaire. Par exemple, si on la conçoit comme une sorte d’entreprise dont l’objet est de produire et de reproduire la vie, aussi bien la vie biologique que, au moins pour partie, la vie sociale et politique, la citoyenneté. Le « ménage », au sens de la comptabilité nationale, est un agent économique qui consomme, épargne et investit. La valeur de la « production » de ce ménage n’est cependant pas mesurée. Ce qui est mesuré, c’est le revenu issu des activités et/ou des transferts, auquel s’ajoute, le cas échéant, celui de l’épargne et du patrimoine. La « valeur » des enfants « produits » reste douteuse.
3On peut cependant mesurer la valeur que donne à l’enfant la collectivité :
elle est égale à la valeur des transferts reçus. Depuis les années 70, les calculs
des statisticiens n’ont cessé de mettre en évidence le décalage entre ces transferts et le « coût de l’enfant [4] ». En d’autres termes, d’un point de vue économique, faire des enfants est irrationnel. Mieux vaut ne pas en faire et compter
sur ceux des autres pour alimenter les caisses de retraite par répartition.
4En inventant des moyens de contraception efficaces, le processus de rationalisation a aussi et d’abord affecté les mécanismes de la reproduction : on ne peut plus compter sur la nature mais seulement sur l’instinct (ou désir) de reproduction. Ce qui ne se vérifie que jusqu’à un certain point, lui-même déterminé par les progrès de la rationalité. En effet, si l’enfant a un coût que ne compensent pas les transferts, le revenu de la famille par tête diminue à chaque naissance. L’expérience montre que l’instinct (ou le désir) de reproduction est très sensible aux événements historiques [5], et qu’il n’est pas assez puissant pour assurer le renouvellement des générations dès lors que les conditions de sa rationalisation sont réunies. C’est le « tournant démographique », qui se produit petit à petit partout dans le monde.
5La rationalisation de la fonction parentale conduit à analyser la famille comme un jeu à somme nulle. Ce que les uns gagnent en vie biologique, sociale et politique, les autres le perdent ou du moins le paient. Ce qui est vrai des flux d’argent l’est aussi des flux de travail et d’amour. Toutes les prestations reçues par un membre de la famille sont invariablement supportées par un autre, à la notable exception des transferts sociaux de la branche famille de la sécurité sociale et d’une partie non négligeable de l’instruction, celle qui est dispensée par l’éducation nationale à un prix notoirement inférieur à son coût réel. À long terme, les intérêts de la famille et ceux de la collectivité se rejoignent, car la survie du groupe dépend de la reproduction, mais, à court terme, ils peuvent s’opposer. D’où la difficulté à répartir la charge de la reproduction entre les agents. La solution élaborée progressivement avec le développement de la société salariale exprimait un compromis entre les exigences de la production et celles de la reproduction sous la forme d’une compensation partielle des charges de famille et d’un strict partage des rôles entre les hommes et les femmes. Les femmes produisaient les enfants et les reproduisaient en tant qu’adultes, en étant plus ou moins partiellement déchargées de l’obligation d’avoir un emploi, du moins un emploi à temps plein et sur toute la durée de vie. Le travail de la reproduction était – partiellement aussi – reconnu par le système des ayants-droit (en matière de maladie et de retraite, par exemple). Les familles avaient objectivement intérêt à limiter la reproduction (les naissances), mais une série de prestations et de protections exprimait la volonté de la collectivité que cette limitation ne soit pas trop importante et la participation des employeurs signalait aussi la reconnaissance de cette utilité. La descendance finale se stabilisait autour de deux, soit tout près du taux de renouvellement (2,1).
6Le traitement de la monoparentalité était en pointe dans la reconnaissance du travail de la reproduction. L’allocation de parent isolé reconnaissait en effet pour la première fois qu’élever un enfant était un travail, mais cette reconnaissance représentait son chant du cygne : le statut juridique de la prestation – celui de l’aide sociale – montrait déjà que cette reconnaissance émanait de la collectivité (l’État), non de la société salariale (les employeurs). Plus globalement, dans les années suivantes, le glissement du financement de la branche famille sur la cotisation sociale généralisée, c’est-à-dire l’impôt, exprimait la dissociation entre les intérêts à long terme de la collectivité et ceux, à très court terme, des employeurs.
7Jusque-là, dans l’ensemble, la famille avait pu apparaître comme un jeu à somme positive, un jeu où chacun peut gagner. Le bien-être des membres de la famille augmentait au fur et à mesure que les enfants grandissaient en âge, du fait également de l’augmentation généralisée du bien-être pendant les années de forte croissance. Cette formule élaborée dans le cadre de la société salariale est aujourd’hui épuisée. Elle supposait que les employeurs assument des intérêts, sinon à long terme, du moins à moyen terme, qu’ils désirent des hommes mis en état de travailler par les femmes, et des enfants préparés à leur relève par ces mêmes femmes.
8Dans un régime économique où le seul intérêt assumé par les employeurs est l’intérêt à court terme, la famille n’est pas seulement inutile, elle devient un obstacle au libre déploiement des forces productives, à leur utilisation maximale. Avec un taux d’activité féminine à 70 % (le taux actuel), des tensions importantes se font sentir sur la parentalité. Avec un taux à 90 ou 100 %, la famille peut devenir un jeu où tout le monde perd. C’est peut-être déjà le cas. Quand un homme et une femme se livrent à une scène de ménage, explique Ulrich Beck [6], la raison de leur querelle n’a le plus souvent rien à voir avec les arguments qu’ils se jettent à la figure, elle se trouve ailleurs, par exemple sur le marché du travail. Plus profondément, estime cet auteur, la raison de leur querelle, c’est le fait que l’égalité est impossible. Ce que l’un gagne, l’autre le perd, et, s’ils se battent au lieu de simplement se séparer, c’est parce qu’ils ont commis l’erreur de désirer un enfant, de le faire, c’est-à-dire de s’attacher par un lien qui ne peut être défait.
9Si la famille, au sens que ce mot avait acquis, est devenue un obstacle au développement des forces productives, l’action publique peut être analysée comme un moyen de freiner mais aussi d’accompagner l’évolution vers une autre manière d’assurer la reproduction. Prenons le congé parental et la co-parentalité. Le congé parental peut être conçu comme un moyen de favoriser la reproduction contre les tendances destructrices du marché. La coparenta-lité comme une façon de renvoyer le souci de cette reproduction vers les parents en exigeant d’eux qu’ils se débrouillent de leur enfant même s’ils ne se débrouillent plus d’eux-mêmes, pour mieux accompagner le marché. En répartissant la charge sur les deux parents, en garantissant que cette charge est à vie, qu’elle n’est pas supprimée par la dissolution du couple, on tente de se décharger d’un fardeau. Il y a donc une certaine ambivalence de l’action publique, qui vient du fait que le sens du changement n’est pas encore parfaitement clair.
10Dans cette perspective, la monoparentalité peut être analysée de deux points de vue parfaitement opposés.
11Selon le premier, elle concentrerait tous les désavantages, serait un symptôme de toutes les pathologies du changement. Mathématiquement parlant, la charge repose sur une seule personne, ne peut être déléguée, dans le meilleur des cas, qu’à une paire de grands-parents, et s’accroît inévitablement du drame qui est à son origine. L’avenir serait au contraire à la coparentalité, étendue aux deux couples de grands-parents et à tous les autrui significatifs. Selon le second point de vue, tout aussi réaliste selon moi, la monoparentalité est encore et à nouveau à la pointe du changement. Elle s’inscrit comme une forme économiquement performante, peu coûteuse, de la reproduction. Pensons qu’une femme seule peut consacrer sa vie active à la production d’une autre vie active, elle travaille pour élever l’enfant, elle finance, au moins partiellement, l’emploi d’une autre femme pour garder l’enfant pendant qu’elle travaille. Un père, quelque part, peut se consacrer entièrement à son travail. Son enfant est « produit » presque gratuitement. Par contraste, les parents ordinaires doivent considérer leurs investissements comme des investissements tout à fait improductifs, les reliquats d’une forme dépassée, à la fois parentale et conjugale. En effet, l’enfant, c’est le contraire de la flexibilité. On en parle souvent comme du lien par excellence, mais c’est plutôt une barre (ou un triangle) de fer.
12Il est impossible d’analyser le rapport de la monoparentalité à la bi- ou coparentalité sans inclure le rapport du célibat à la conjugalité. Là aussi des pratiques et des idées anciennes entretiennent une confusion entre, d’une part, le sexe et l’amour, et, d’autre part, l’amour et le couple, confusion qui a peut-être cessé d’être fonctionnelle. Si le rôle des femmes était de préparer les hommes à être capables de travailler et productifs, elle en ont de moins en moins le loisir et l’envie, si bien que le couple reste le témoin d’une époque qui refuse de se défaire alors que, dans les faits, elle est déjà révolue. Ainsi, en mettant en relation le parent et le conjoint, la famille et le couple, on aperçoit ce que le célibat et la monoparentalité ont de moderne par rapport au couple et à la bi-parentalité, et on distingue plus nettement le sens du changement. Celui-ci affecte finalement le sens et la nature de la révolution romantique qui, parallèlement à la rationalisation, a accompagné l’institution de la famille moderne. Comme le souligne Charles Taylor [7], ce romantisme s’est transformé en « expressivisme », c’est-à-dire en recherche individuelle, individualiste si l’on veut, des sources de la morale et du moi à l’intérieur de soi. Le couple, la conjugalité, sont des formes dépassées de la sensibilité, qui s’exprime au mieux dans les relations de non-cohabitation.
13Monoparentalité et non-cohabitation seraient donc les deux pratiques les mieux adaptées à l’évolution des rapports de production. Elles peuvent également se prêter à toutes les formes de coopération – vente, échange, don – pour la production et la distribution de différentes prestations, affectives, éducatives, matérielles ou sexuelles. Finalement, si l’on veut étudier les situations familiales, les interrogations psychologiques, pédagogiques ou sociologiques doivent céder le pas à un logiciel conçu pour enregistrer et mesurer l’ensemble de ces prestations. Bien entendu, l’appareil d’enregistrement et de mesure n’existant pas, c’est le talent ou les préjugés de l’analyste – quelle que soit sa spécialité – qui s’y substituent. Mais ce rapport des prestations entre elles est au centre du cercle de l’interprétation. Quelle est la valeur de telle prestation pour telle personne ? Et, finalement, quelle est la valeur de cette personne ? Or il se peut que cette appréciation soit largement prédéterminée par le modèle familial et conjugal de l’analyste, dans la mesure même où la forme prédétermine le contenu. Qui reviendra avec un œil naïf sur les interprétations passées si celles-ci ne sont ni consignées ni écrites ? Qui retournera au moment où elles furent énoncées, avec les précautions d’usage, tellement usagées qu’on n’y prend plus garde [8] ?
14Nous savons par expérience que le monoparent (en droit) peut être beaucoup plus coparent (en fait) que n’importe quel coparent (en droit). De nombreux enfants sont élevés d’une manière monoparentale bien qu’ils fassent partie d’un foyer où résident les deux parents biologiques. Les formes ne sont donc pas suffisantes pour saisir le rapport des prestations entre elles. La sociologie de la monoparentalité montre certes que perdurent les situations qui ont marqué les représentations de la catégorie à son origine, celles des jeunes femmes sans qualification et/ou au chômage, effectivement isolées et plutôt d’origine populaire. Mais il est peut-être temps d’en faire le bilan. Les travaux sociologiques sur la question nous ont appris deux choses à mon avis précieuses. Premièrement, c’est la pauvreté, non la forme familiale, qui détermine les relations et le mode de vie. Le manque de ressources affecte directement les relations. Ce n’est pas l’amour qui manque, mais l’amour manque de ressources. Deuxièmement, la monoparentalité n’est pas le problème mais la solution d’une conjugalité impossible ou insupportable. Les femmes chefs de famille qui vivent dans la pauvreté désirent souvent un mari pour elles-mêmes et un père pour leurs enfants, mais on peut y voir autant l’effet d’un manque de ressources et de protection, ainsi que l’effet de la norme conjugale et parentale, que l’expression d’une carence affective. Ce n’est pas l’homme qui manque dans les situations de monoparentalité/pauvreté, c’est le pourvoyeur de ressources et de protection. Encore une fois, il faut faire le bilan des prestations reçues et versées.
15D’une façon plus générale, la transformation concomitante des rapports de production et des modes de vie crée des décalages de temporalité qui affectent des groupes sociaux tout entiers et des individus isolés à l’intérieur de ces groupes. Dans les classes populaires, beaucoup de ceux qui avaient chèrement conquis la stabilité familiale et l’honorabilité en même temps que la propriété de la maison individuelle n’étaient pas prêts à accepter la contraception, le divorce, le partage de l’autorité parentale et, plus globalement, l’hédonisme promu par une bourgeoisie, petite ou grande, qui reprochait depuis des siècles à la classe ouvrière son manque d’ascétisme et son laxisme dans l’éducation des enfants. C’est le même reproche qui revient aujourd’hui, même s’il s’adresse plutôt aux perdants de la crise, aux habitants des HLM plutôt qu’à ceux des zones pavillonnaires, sommés d’apprendre ou de réapprendre la parentalité ou la coparentalité, l’égalité dans le couple et, si nécessaire, les joies de la garde alternée.
16Chez la bourgeoisie intellectualisée qui a promu ces idées après s’être trop longtemps encanaillée, il faut souligner deux mensonges principaux, ou contradictions, si l’on préfère. Premièrement, l’affirmation de l’égalité entre les hommes et les femmes, que nient le désir et le fait de l’inégalité. Deuxièmement, l’affirmation de l’autonomie et du droit des enfants, que nient le désir et le fait de leur appropriation en vue de la compétition scolaire et sociale. Mais ces mensonges (ou contradictions) semblent n’entacher en rien la superbe certitude de cette bourgeoisie que son mode de vie exprime la vérité et la norme. D’où l’intérêt des conflits qui y déchirent les couples : ils dénotent la faiblesse de leurs conceptions autant que de leurs convictions.
17Les questions de la parentalité et de la conjugalité se trouvent donc prises dans un rapport social qui oppose et relie des formes différentes de sensibilité. Suis-je une bonne mère ? Cette question ne recouvre pas la même inquiétude sur les deux rives de ce rapport social. Mais elle perdure, alors que son pendant – suis-je une bonne épouse ? – est devenu difficile à entendre, comme le reliquat d’une époque révolue. « Non-valeur », l’enfant devient ainsi une des dernières valeurs sûres. La monoparentalité a également cet avantage : l’enfant est à un parent. Cruelle ironie de l’histoire. La catégorie de monoparentalité était absurde, car l’enfant a toujours deux parents, mais elle indique l’avenir : les choses seraient si simples s’il n’en avait qu’un.
18Bien entendu, ces propos vont à l’encontre d’un mouvement qui est à la fois celui de la justice et celui des pères : le mouvement de la co-parentalité et de la garde alternée. La société et la paternité (la patrie ?) se rejoignent pour affirmer plusieurs choses dont le sens général n’est pas toujours clair. Il semblerait bien que ce soit une défense des droits imprescriptibles de la paternité biologique. L’enfant a toujours deux parents (cela est indubitable) et il doit les garder pour la vie (est-ce sûr ?). Si je ne me trompe, les discours pédagogiques et psychologiques sur la coparentalité sont de pures justifications. Ils sont là pour faire le lien entre le souci (bien légitime) de la justice que les enfants soient élevés et bien élevés (pour cela, deux parents vaudraient mieux qu’un) et le souci (bien compréhensible) des pères que la séparation conjugale ne conduise pas à les séparer des enfants. Ne conduise pas à la monoparentalité. D’où l’insistance à rejeter cette forme.
19Ici, il faut à nouveau se poser des questions. Du côté de la justice, sous couvert d’éducation, il s’agit d’un retour du biologique qui va à contre-cou-rant de l’évolution du droit civil. Du côté des pères, c’est aussi une chose nouvelle, ils veulent avoir les mêmes droits, le même temps et la même place que les mères. Qu’ils veuillent, après une séparation, rester en lien avec leur(s) enfant(s), leur apporter des ressources jusqu’à leur autonomie, cela se conçoit aisément. En somme, éviter l’isolement et le dénuement de la mère qui caractérisent certaines situations monoparentales. Mais cette façon de se poser en égaux et rivaux de la mère, cela ne se conçoit pas facilement, du moins pour les hommes de ma génération. Sauf exception, peut-être pathologique, c’est une attitude de jeunes pères, de pères qui ont vécu la revendication d’égalité et la retournent contre les mères. Une attitude de génération, ou plutôt d’une partie de la génération, d’une fraction de classe de la génération, de cette partie de la génération un peu intellectualisée et un peu bourgeoise qui tient le haut du pavé. On aurait envie de dire : « Ça leur passera », si la position sociale qu’ils occupent ne leur donnait un poids certain sur les représentations collectives, sur l’esprit du temps. Comme le dit Karl Mannheim, « quand on parle de l’esprit du temps, on doit voir aussi clairement que pour les autres facteurs qu’à chaque fois l’esprit du temps n’est pas celui de toute l’époque, mais que ce que, la plupart du temps, on considère et exprime comme tel trouve le plus souvent son assise dans une couche sociale qui, à un moment défini, a acquis une importance particulière et qui, par la suite, imprime sa marque intellectuelle aux autres courants sans cependant les détruire ou les absorber [9] ».
20Il faut donc y regarder de près. Regarder par exemple les épouses que trouvent ces hommes après leur séparation pour élever les enfants dont ils conservent la demi-propriété. Car la caractéristique de ces hommes co-parents, c’est justement qu’ils ne sont pas monoparents. Ils bénéficient des décalages structurels du marché matrimonial, prennent après séparation des femmes plus jeunes et/ou hypergamiques, de la même position sociale, quand c’est possible. Les chances qu’ont leurs ex-conjointes d’en faire autant sont quasi nulles. Leur marché matrimonial est déserté.
21Finalement, autant que la monoparentalité, la co-parentalité peut être une solution rationnelle à la question de la reproduction dans la mesure où on y partage les enfants (donc aussi les charges) entre un nombre plus élevé de parents. Quatre parents, par exemple (sans compter les grands-parents), élèvent un seul enfant et peuvent donc consacrer un temps plus important à leur activité professionnelle et à leur carrière. Ils sont à peine moins flexibles que des salariés sans enfants. Si les droits des ex-beaux-parents sont reconnus, le même enfant peut être partagé entre six adultes (ou huit, ou dix…). C’est donc une solution d’avenir pour les riches.
22Voici donc le schéma final : la monoparentalité pour les pauvres, la coparentalité pour les riches. Pourquoi pas ? Soulignons encore l’antériorité de la monoparentalité, son caractère pionnier, terrain d’expérience, laboratoire peuplé de cobayes de la modernité. Les coparents qui expérimentent la garde alternée sont eux aussi des pionniers, mais ils ont les moyens de ne pas être des cobayes. On ne les surprendra donc pas de la même manière. La sociologie de la monoparentalité ne ressemble pas à la sociologie de la coparentalité. La seconde est imperméable aux univers du travail social et de l’aide sociale. Cependant, il s’agit de solutions différentes à des problèmes en partie identiques, le premier d’entre eux, le contact sexuel, entraînant le second, l’enfantement, par un mécanisme qui échappe en partie au mouvement de la rationalisation. En partie seulement, car le développement de la monoparentalité et de la coparentalité, développement rationnellement adéquat, conduira inévitablement soit à une nouvelle baisse de la fécondité, soit à une augmentation, déjà observée, des naissances tardives. Les femmes encore jeunes recrutées sur le marché matrimonial pour servir de mères aux enfants du divorce attendent que la situation soit suffisamment stable avec l’autre mère pour le devenir elles-mêmes. D’où des décalages importants dans les calendriers de fécondité, dont l’élasticité a des limites biologiques évidentes malgré les progrès de la science (ou plutôt de la technique).
23Il n’est pas sûr que la société en pâtira ni qu’elle en bénéficiera. La néo-ténie qui caractérise l’espèce humaine et en fait la fierté légitime, cette néo-ténie se transforme d’une manière plutôt ambivalente et inattendue. Les enfants des sociétés riches d’aujourd’hui sont initiés plus jeunes aux jeux de rôle sexués, ils font plus tôt l’apprentissage des codes et des sociabilités réservés au monde des adultes, et cependant ils ne deviennent pas autonomes plus tôt, il semble au contraire que leur autonomie soit repoussée de plus en plus loin. Les enfants des coparents multiples auront certainement plus d’occasions de faire une étude comparative des relations de couple et des relations parents-enfants que les enfants des monoparents, mais ces derniers auront peut-être une vision plus juste des rapports de sexe qui prévalent, pas dans les discours, mais dans les faits, au quotidien et sur la durée. Ce n’est certes pas d’hier que les processus éducatifs divergent d’un pôle à l’autre de la société, mais il est probable que ces divergences s’accentuent au fur et à mesure que se diversifient les formes selon lesquelles ces processus s’actualisent et se transforment. Ces divergences ne peuvent que renforcer le caractère sériel de l’expérience sociale en général : une expérience en recoupe une seconde, qui en recoupe une troisième, mais la première n’a plus rien de commun avec la troisième. Ce caractère sériel n’a en soi rien d’inquiétant, mais il incite à une très grande circonspection sur les certitudes vite faites qui nous conduisent à qualifier telle ou telle forme familiale à partir des attributs de celles et de ceux qu’elle englobe. Ce qui a engendré la forme monoparentale, on le sait, on l’a vu, c’est un processus qui n’a rien de « naturel ». Ce qui a engendré la forme coparentale, on le sait aussi, n’est pas plus naturel, mais, du fait que c’est plus récent, le savoir en est moins partagé. Espérons que cela ne conduira pas à des errements qui porteraient les coparents aux nues pour les mêmes mauvaises raisons qui ont voué les monoparents aux gémonies.
Mots-clés éditeurs : Monoparentalité, coparentalité, rationalisation
Date de mise en ligne : 01/09/2006
https://doi.org/10.3917/dia.163.0051Notes
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Gérard Neyrand me signale toutefois que le terme était déjà en usage dans le milieu des psychanalystes.
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Nadine Lefaucheur, « Qui doit nourrir l’enfant de parents non mariés ou démariés ? », Recherches et prévisions, 47,1997.
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[3]
Ainsi, note Gosta Esping Andersen, l’État providence français appartient bien au modèle conservateur-corporatiste dont le prototype est l’Allemagne, mais il présente des éléments du modèle assistanciel-libéral hérité de l’Eglise catholique et de l’autoritarisme politique. Gosta Esping-Andersen, 1990, Les trois mondes de l’État providence. Essai sur le capitalisme moderne, traduction française, Paris, PUF, 1999.
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[4]
Les évaluations chiffrées du « coût de l’enfant » ne plaisent guère aux associations familiales, qui préfèrent le slogan « l’enfant n’a pas de prix ». Les scientifiques, démographes en particulier, émettent également de sérieuses réserves sur ce concept. Cependant les budgets familiaux ont l’intérêt de montrer que les dépenses entraînées par la présence d’un ou plusieurs enfants dans le ménage sont très largement et systématiquement supérieures aux transferts reçus pour ce ou ces enfants. Pour une discussion critique du concept, voir Olivia Ekert-Jaffe, « Chiffrer l’évolution du coût de l’enfant ? Changement de société et mise en cause des concepts », Population (revue de l’INED ), 1994,6.
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[5]
Ainsi la chute brutale des taux de natalité en Italie ou en Espagne après guerre, la chute encore plus brutale de ces taux en RDA ou en Russie après la fin des « démocraties populaires ».
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[6]
Ulrich Beck, 1986, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduction française, Paris, Aubier, 2001.
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[7]
Charles Taylor, 1989, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction française, Paris, Le Seuil, 1998.
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[8]
Ce problème justifie les approches qui contestent à la famille tout fondement naturel, comme celle, récente de Rémi Lenoir. Cf. Rémi Lenoir, Généalogie de la morale familiale, « Liber », Le Seuil, 2003.
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[9]
Karl Mannheim, Le problème des générations, 1928, traduction française, Nathan, 1990, p. 72.