Dialogue 2004/1 no 163

Couverture de DIA_163

Article de revue

Un dispositif social pour le soutien psychologique des femmes en grande difficulté

Pages 25 à 36

Notes

  • [*]
    Je remercie Patricia Rossi, psychologue-clinicienne, qui m’a aidée dans l’élaboration de cet article.
  • [1]
    Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Texte remanié et amplifié sous la direction de J. Rey-Debove et A. Rey, édition mise à jour et augmentée : 2002, Paris, Dictionnaire Le Robert.
  • [2]
    Salle de bain, WC intérieur, chauffage. Les logements de type 2 représentent 39 % du parc immobilier.
  • [3]
    Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, 1re édition, Paris, PUF, 1991.
  • [4]
    V. de Gaulejac, I. Taboada Leonetti, La Lutte des places. Insertion et désinsertion, Marseille, Hommes et perspectives, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
  • [5]
    P. Concialdi, « Pauvreté », dans « Les indicateurs économiques en question », Cahiers français, n° 286, mai-juin 1998, La Documentation française, p. 68-77.
  • [6]
    Faïza Guelamine, Intervenir auprès des populations immigrées, Paris, Dunod, 2000.
  • [7]
    P.-J. Simon, Vocabulaire des relations interethniques, Cahier n° 1, p. 58.
  • [8]
    Cabinet COPAS, Principes de référence de l’accompagnement social. Charte associative, Paris, Syros.
  • [9]
    Bernard Dumas, Michel Séguier, Construire des actions collectives, développer les solidarités, coll. Comprendre la société, Les Éditions de la Chronique Sociale, 1997, Lyon.
  • [10]
    Dispositif mis en place par une structure culturelle locale (la Friche de la Belle de Mai), qui permet aux familles du quartier d’assister pour un prix dérisoire à des spectacles avec leurs enfants.

1Le Centre ressources femmes s’est construit avec le temps. Né d’une volonté institutionnelle forte de créer un lieu d’accueil spécifique pour les femmes, il est resté longtemps expérimental, avec une seule salariée pour assurer son fonctionnement. Aujourd’hui, nous sommes cinq à mener à bien ce projet.

2Sans connaissance spécifique du public « femme », mais ayant une expérience certaine dans le domaine de l’insertion, je n’avais jamais vu autant de misères concentrées sur un même lieu. Militante de la lutte contre les exclusions, il m’a paru évident que les femmes souffraient d’exclusions supplémentaires et particulièrement les femmes seules avec enfants.

3Sans avoir la prétention d’avoir réponse à tout, et face à l’immensité des problèmes rencontrés, le CRF s’est posé dès le début comme laboratoire, au sens retenu par le Petit Robert : « local aménagé pour faire des expériences, des recherches, des préparations scientifiques […], lieux qui permettent d’orienter ou de confirmer un diagnostic clinique [1] ». Chaque dossier a été étudié dans ses moindres détails, chaque personne écoutée dans la globalité de ses demandes, de ses attentes, de ses souhaits. Les femmes, d’elles-mêmes, en ont fait un lieu de « transformation », un lieu où il se passe quelque chose qu’on ne maîtrise pas nécessairement.

4Cette période d’étude a mis en avant la nécessité de nous entourer de compétences spécifiques capables de prendre en compte cette multidimensionnalité. Nous allons le voir, c’est par l’apport de ces différentes permanences que le centre a connu son développement actuel.

Un quartier de Marseille : Saint-Mauront/Bellevue

Il existe des quartiers à Marseille qui n’ont pas leur équivalent dans les cités les plus décriées de la région parisienne. Misère, pauvreté, logement insalubre, tel est le cadre dans lequel le Centre ressources femmes, accueil de proximité spécifique pour des femmes, développe son dispositif social.
Dans ce quartier proche du centre ville, au seuil des « quartiers Nord », planent encore les odeurs des manufactures de tabac, le douloureux souvenir d’échanges fructueux disparus avec le Port autonome et les vestiges d’industries d’oléagineux. Ces entrepôts, autrefois fiers de leur activité économique, ont laissé place à des friches industrielles. On a beau être à proximité du site Euroméditerranée (futur pôle tertiaire de haut niveau), celui-ci contourne presque scientifiquement le quartier, qui reste enclavé et replié sur lui-même, enserré par trois axes autoroutiers au nord, à l’est et à l’ouest.
Saint-Mauront/Bellevue, c’est avant tout un habitat insalubre (en 1993, seulement 37 % des logements possédaient trois éléments de confort) [2] et un taux de chômage qui dépasse largement la moyenne communale. Le déclin du boom économique a entraîné une dégradation générale des conditions et du cadre de vie, qui a transformé ce quartier en lieu d’accueil pour les plus démunis.
  • Saint-Mauront comptait en 1999 plus de 15 000 habitants, dont environ la moitié de femmes. 19 % de sa population est de nationalité étrangère.
  • Le taux de chômage parmi la population active est de l’ordre de 39 %, il est de 27,4 % dans le 3e arrondissement (pour 18,5 % à Marseille).
  • Les femmes sont sur-représentées parmi les chômeurs et les allocataires du RMI. 60 % des allocataires du RMI sont des femmes.

5Les femmes qui fréquentent le centre cumulent des difficultés qui tendent à les fragiliser (formation de base, expérience professionnelle, niveau linguistique, situation familiale, mobilité, connaissance des institutions, accès au logement, accès à la culture…).

6La vocation de notre structure est de prendre en compte la globalité de ces problématiques dans le cadre d’une approche transversale.

7Plus les femmes additionnent les difficultés, plus elles doivent faire de démarches administratives compliquées (endettement, accès aux droits, conflits avec les bailleurs, garde d’enfants, aide sociale, secours alimentaire et vestimentaire…). Les difficultés à faire reconnaître ses droits, « la disqualification sociale » [3], se conjugue souvent à la rareté des possibilités auxquelles on a théoriquement droit (logement social, allocations, emploi). C’est pourquoi nous accentuons notre accompagnement social par une aide aux personnes dans la résolution de leurs problèmes en desserrant les réseaux de contraintes et de pressions multiples auxquelles elles ont à faire face. Nous voulons leur donner un espace où elles pourront procéder à des choix personnels.

8Le fait de franchir le seuil du centre n’est jamais anodin. Les femmes qui poussent notre porte viennent toujours avec un « alibi » : papier administratif, renseignement, curiosité. La plainte n’est pas formulée comme telle.

9Toutes appartiennent à l’environnement économique, social et culturel décrit plus haut. Notre action s’adresse principalement à des familles d’origine étrangère, qui sont venues en France dans une logique économique. Leur rapport à l’exclusion ne peut pas être abordé de la même façon que pour un ouvrier français vivant un chômage endémique. D’une part, pour être exclu, il faut avoir été intégré à un moment, ce qui n’est pas le cas des familles primo-arrivantes, et, d’autre part, le séjour en France n’est qu’une parenthèse dans leur trajectoire, au moins dans leur projet initial de migration. Enfin, « indépendamment du degré d’insertion que les populations étrangères atteignent dans les dimensions économiques et relationnelles, c’est la discrimination dans le registre symbolique qui définit leur spécificité. Privés de droits civiques, souvent objets de discrimination et de mépris, ou au mieux, ignorés ou instrumentalisés comme simple force de travail, ils sont exclus de la représentation de la société nationale, niés comme citoyens, et comme acteurs participant à la production de la société où ils résident [4] ». Les femmes ont bien conscience de cette dimension, elles se situent donc a priori en dehors de notre système et ont des demandes qui sont en rapport avec ce qu’elles peuvent attendre d’une société où elles n’ont que peu de place. Tout notre travail consiste à leur redonner une identité là où on leur dit trop souvent qu’elles représentent une charge quand elles ne travaillent pas.

10Car, outre le fait qu’ils sont niés comme citoyens, les publics que nous accueillons sont maintenus dans des ghettos et n’ont aucune légitimité économique. Ils n’ont jamais été aussi proches de la définition de la pauvreté retenue par l’Union européenne : « Sont pauvres les individus, les familles et les groupes de personnes dont les ressources (matérielles, culturelles et sociales) sont si faibles qu’ils sont exclus des modes de vie minimaux acceptables dans l’État-membre dans lequel ils vivent [5]. »

11La pauvreté est en effet une réalité multidimensionnelle : « Être pauvre, ce n’est pas seulement manquer d’argent, c’est aussi le plus souvent être dépourvu de patrimoine, être mal logé, être en mauvaise santé, n’avoir qu’une faible formation scolaire, ne pas pouvoir partir en vacances, n’avoir que peu de perspectives de promotion sociale, être isolé », etc.

Le public du Centre ressources femmes en quelques chiffres

Plus de 3 000 visites par an, soit environ 600 femmes suivies.
Elles sont 76 % à vivre en dessous du seuil de pauvreté.
Majoritairement entre 31 et 45 ans, elles sont 33 % à ne bénéficier d’aucun droit (pas de droits au RMI du fait de leur statut, et pas d’activité salariée), et 11 % relèvent d’une extrême précarité (pas de droits CAF, pas d’autorisation de travailler, pas de logement indépendant).
39 % d’entre elles bénéficient du RMI ou de l’API.
Seulement 5 % d’entre elles sont salariées, dont plus de la moitié dans des emplois à temps partiel et très peu qualifiés.
Pour la plupart d’origine étrangère, elles sont 63 % à être de nationalité étrangère (Maghreb et Comores).
41 % d’entre elles élèvent seules leurs enfants, elles se déclarent pour la plupart célibataires, contre 31 % mariées ou en concubinage avec des enfants.
Enfin, elles sont 10 % à avoir laissé des enfants souvent très jeunes au pays.

12On peut ajouter à cette liste le trauma migratoire dû à l’idéal que l’on se fait du pays d’accueil, l’absence de maîtrise de la langue et l’absence de repères dans la ville.

13Venir au centre est déjà en soi un acte positif bien qu’il mette en exergue tous les points négatifs liés à la précarité. Pour un public fragilisé, habitué à être ballotté de structure en structure, de non-réponse en non-réponse, en des va-et-vient perpétuels, il nous paraît primordial d’offrir une qualité d’écoute proche de l’empathie, qui se garde de donner un caractère stigmatisant aux situations rencontrées. Nous avons donc pris le parti de recruter un personnel qualifié, qui est formé par ailleurs à la spécificité du lieu, afin d’optimiser cet accueil.

La souffrance de la précarité

14La souffrance liée à la précarité est de plusieurs ordres : psychologique, culturelle, familiale. Elle demande à ce titre une prise en compte globale et transversale. Prenons l’exemple de cette jeune femme de vingt-huit ans qui vient au centre sans réel espoir d’obtenir des réponses à ses souffrances tant on l’a déjà désillusionnée. Elle est venue en France à l’âge de vingt ans, son mariage a été arrangé par son père et célébré sans elle au pays avec un homme de soixante ans. Elle ne sait pas qu’elle est mariée, encore moins qu’elle est la deuxième femme. De cette union naît une fille. Lui refuse de s’en occuper, « il ne veut même pas lui acheter des couches », et devient même violent face à l’entêtement de cette jeune mère. Un jour, elle trouve porte close et décide de rejoindre sa sœur à Marseille. Elle n’a rien emporté, à part l’extrait d’acte de naissance de sa fille qu’elle avait toujours sur elle. À Marseille, elle est hébergée chez sa sœur dans un deux-pièces insalubre. Ils cohabitent à sept. Le réseau familial et communautaire fonctionne bien, mais il suppose un respect des traditions qui ne saurait être bafoué. Sans travail, et à la charge de sa sœur, sa contribution est de plusieurs ordres : faire le ménage, aller chercher les neveux et nièces à l’école, les garder, préparer le repas… Il ne lui reste aucune place pour aller chercher du travail, suivre une formation ou régler ses problèmes administratifs. C’est d’ailleurs hors de question. Le trouble identitaire va plus loin : sa fille dans cette confusion finit par l’appeler tata. Plus de trois ans après son arrivée à Marseille, elle vient au centre pour, dit-elle, trouver du travail. Un premier bilan permet de diagnostiquer : l’absence d’expérience professionnelle, l’absence de qualification, l’absence de scolarisation dans le pays d’origine, une très forte difficulté à s’exprimer à l’oral en français ainsi qu’un statut social précaire : seule avec un enfant, hébergée, sans droits à la CAF (elle ne peut pas prétendre à l’AJE puisqu’elle découvre qu’elle est mariée et qu’elle n’a pas engagé de procédure de fixation de pension alimentaire à l’encontre de son mari). Nous ne lui fermons aucune porte, nous l’écoutons, et nous l’invitons à participer aux ateliers de recherche d’emploi, en lui expliquant leur fonctionnement. Elle est très assidue, malgré les conflits qui découlent du fait qu’elle s’absente de chez sa sœur. Nous parvenons à lui trouver une place de femme de ménage dans une association intermédiaire. Ce premier emploi va lui permettre d’accéder à une formation en rapport avec son souhait professionnel (la cuisine). Sa sœur s’y oppose, sous prétexte que ça ne sert à rien et qu’elle ne fait plus rien à la maison. Parallèlement, nous bataillons avec la CAF pour qu’elle bénéficie de droits, grâce à la compétence d’une juriste qui tient des permanences au centre. Sa sœur finit par la mettre à la porte avec sa fille. En une journée, nous parvenons à lui trouver un logement. C’est grâce à la richesse des intervenants du centre et à la possibilité de faire des va-et-vient permanents que cette jeune femme va finir par retrouver son identité, une autonomie économique et, surtout, commencer à mettre des mots sur sa souffrance. Sur ce chemin chaotique, elle prendra rendez-vous avec la psychologue qui anime la permanence spécialisée à l’adresse des Femmes chefs de famille pour parler de son parcours et de sa monoparentalité, elle fréquentera les différents ateliers (écriture, théâtre forum, emploi, sorties culturelles), elle jouera une pièce de théâtre où elle raconte une partie de son histoire devant un large public. Son parcours a duré plus de trois ans, avec des embûches, des retours, voire des régressions. Elle a désormais un logement où elle habite avec sa fille, un CDI en restauration collective et est réconciliée avec sa sœur, parce qu’elle a su défendre et imposer son choix de vie. Ce parcours a été possible parce que nous avons pris en compte toute la dimension et la singularité de cette personne : les éléments liés au parcours, à l’histoire et aux relations intrafamiliales, au statut social et à l’environnement.

15Aucun travailleur social n’avait jusque là pris le temps d’écouter cette jeune mère en souffrance. Dans tous les services sociaux qu’elle a contactés, on n’a fait que régler une dimension du problème (une aide financière exceptionnelle par exemple). Toute la difficulté, pour le travailleur social, est, comme le rappelle Faïza Guelamine [6], d’appréhender l’inconnu. Face à un comportement, la tendance est de se référer à ce qui est considéré comme la norme. Cet auteur étaye son propos sur la définition de l’ethnocentrisme, attitude universelle qui « consiste à faire de son propre groupe le prototype de l’humanité, à considérer les manières de vivre, de sentir et de penser, les coutumes, les mœurs et les croyances de la société à laquelle on appartient comme les seules bonnes, les seules vraies et même à la limite, les seules vraiment humaines [7] ».

16Pour nous, le travail consiste prioritairement à ne jamais porter de jugement de valeur et surtout à considérer l’autre en tant que sujet avec des potentialités. Nous prenons le temps nécessaire à la maturation dans la dynamique sociale, nous aidons à la formulation, nous ne sommes qu’un sas, un intermédiaire qui permet d’accueillir la souffrance des femmes seules avec enfants à travers l’étayage des permanences.

Une action concertée des acteurs de terrain

17Nous avons en effet mis en place différentes permanences spécialisées, qui font intervenir des structures extérieures :

  • une permanence juridique, animée par le centre d’information et de droit pour les femmes, qui vient en renfort technique et juridique sur toutes les questions relatives aux droits des étrangers, aux régimes matrimoniaux et aux problèmes découlant des séparations ou des divorces ;
  • une permanence de SOS-Femmes pour les femmes victimes de violence, animée par une conseillère conjugale qui informe sur les différentes démarches à effectuer en cas de violence et sur les possibilités offertes en termes de protection de la famille. Cette présence permet de rappeler que la violence n’est pas à banaliser;
  • une permanence où une psychologue-clinicienne reçoit individuellement les femmes en situation de monoparentalité et pour qui l’accumulation des difficultés constitue un mal-être général. Notons que cette permanence suscite une aptitude : la prise de conscience et la reconnaissance des difficultés rencontrées ne sont plus vues sous le signe de la fatalité, mais comme des situations à étudier pour faire évoluer et transformer certains modes relationnels.

18Ce travail individuel est renforcé par un groupe de parole qui propose un cadre de réflexion sur des contextes éducatifs d’incompréhension, de conflits ou de souffrance. Il vise à reconnaître la fonction parentale comme favorisant une maturation subjective de chaque enfant dans un continuum de sentiment de sécurité.

19Pour celles qui sont le plus en difficulté, l’action de ces différentes permanences nous permet d’élaborer un accompagnement social global à l’insertion en apportant une écoute, une entraide, un soutien, un conseil et une médiation. Le centre est le garant de l’accompagnement et de la démarche d’insertion des femmes du quartier, et s’appuie pour cela sur les structures partenaires qui interviennent en son sein. En effet, nous sommes convaincues qu’en tant que pratique de réseau, l’accompagnement social est l’œuvre d’acteurs différenciés, dont les statuts, les champs de compétence et les modes d’action sont diversifiés[8]. Afin de favoriser la communication entre ces différentes intervenantes et dans un souci de coordination et de suivi, nous avons mis en place des réunions de régulation où chaque partenaire fait le point sur les personnes qu’il reçoit. Ces réunions permettent d’optimiser le parcours d’insertion de la personne et surtout d’harmoniser les pratiques et la démarche d’accompagnement. Elles ont pour objectif principal de nous faire réfléchir ensemble aux difficultés rencontrées tant du point de vue de la bénéficiaire que de celui du travailleur social. Elles ont permis de débrouiller des situations inextricables et restent dans notre travail au quotidien notre charte « qualité ». Elles font du sens là où tout sens semble absent.

20C’est par l’étayage de ces différentes permanences que le centre a pu construire une réponse spécifique en s’appuyant sur les mesures de droits communs.

Une approche individualisée transversale et globale

21L’accueil, l’écoute, l’information et l’orientation sont des axes prioritaires de travail. Ils requièrent en particulier que nous sachions décrypter une demande articulée à la spécificité des besoins induits par l’environnement socioculturel et anthropologique. Une telle ambition n’est possible que parce que le centre s’est entouré de compétences spécifiques présentées plus haut, qui viennent compléter les prestations que nous offrons au quotidien.

22Le centre, nous l’avons dit, a une fonction de sas. C’est un entre-deux, où l’on se construit, où l’on prend du temps, où l’on pose des sacs en plastique débordant de papiers administratifs, où l’on dépose l’histoire de son passé, de son présent et parfois même de son devenir. La relation aux documents administratifs n’est pas anodine. Les femmes viennent en général avec tous leurs papiers, au cas où. Elles ont, en effet, bien saisi l’importance de ces papiers, à tel point qu’elles ne s’en séparent jamais, et mesuré leur omniprésence puisque, dans chaque démarche, on finit toujours par demander un document. Mais l’accès aux droits est aussi et surtout une démarche symbolique sur le plan identitaire. Au-delà du besoin financier, l’ouverture de droits est une revendication de dignité pour la personne dont l’identité est fragmentée et déstructurée. La femme est fragilisée par l’exclusion, la migration, la recomposition familiale. Elle s’accroche à une reconnaissance sociale accessible par le biais des droits CAF, la CMU, l’inscription à l’ANPE (qui les identifie par ailleurs en attribuant un numéro !).

23Si l’événement migratoire est porteur de la rupture à l’environnement culturel initial et de la nécessité de construire de nouveaux repères, de nouveaux liens, de nouveaux sens dans la culture du pays d’accueil, le CRF est un lieu où il devient possible de dynamiser ce « transit ». Il a pris le parti d’ouvrir son accueil sur une large plage horaire afin de permettre à chaque personne d’avancer à son rythme et selon son désir. En effet, par ailleurs, le cadre des divers dispositifs que nous proposons oblige à une certaine rigueur, dont principalement l’organisation des rendez-vous, et derrière chaque dispositif la notion de contrat est sous-jacente. Or, le tempo des femmes que nous recevons ne suit pas une logique linéaire et nous voulons leur donner la possibilité de faire des va-et-vient en respectant leur rythme. La permanence de l’accueil est donc primordiale, elle permet à la femme de percevoir un lien de continuité entre les différents intervenants et de cheminer sans rupture dans le parcours choisi.

Des réponses spécifiques pour des situations complexes

24À partir de cet accueil administratif doublé d’une écoute spécifique en vue d’une éventuelle orientation, la nécessité de répondre à la particularité des situations par des prestations spécifiques a conduit à proposer différentes mesures.

25– Tout d’abord nous proposons un accompagnement à l’emploi individualisé et atypique permettant de mûrir un projet d’accès à l’emploi sans subir un échec. Sans expérience professionnelle et sans qualification, les femmes se positionnent sur les secteurs qui demandent le moins de qualification, les métiers du ménage, par exemple : si elles le font à la maison, elles peuvent le réaliser ailleurs. Le travail est pour elles un « labeur » et elles le traitent sous la forme de « tâches à effectuer ». Ainsi, de nombreuses femmes, bien que payées à l’heure, ne tiennent absolument pas compte de la dimension du temps (deux heures de ménage), mais du travail à effectuer, l’essentiel étant de réaliser « ce qu’on m’a demandé ». Or, notre société demande de se plier aux exigences propres à l’environnement du travail : respect des cadences, ponctualité, rythmes, pas de familiarité avec l’employeur… Comment aider les femmes du centre à développer des capacités d’adaptation à un fonctionnement culturel qui n’est pas le leur ? Il ne s’agira pas pour elles d’un processus d’acculturation, qui supposerait une part de renoncement et de mixité des cultures, mais d’une logique d’adaptation aux contraintes qui ne leur imposera ni la docilité ni la servitude. Elles font comme l’employeur leur demande, mais sans conviction, la demande étant différente d’un employeur à un autre (surtout chez les particuliers). L’essentiel pour elles restant évidemment l’autonomie économique.

26L’accompagnement à l’emploi développé au CRF tient compte de cette dimension et permet des allers et retours permanents, sans obligation d’inscription dans un parcours d’insertion ou de mobilisation autour d’un projet autre que l’accès à l’emploi, et sans sélection sur la base de la motivation. Les femmes sont libres de s’investir ou de retarder leur recherche d’emploi en fonction des événements du moment et de leur disponibilité.

27– Une mesure ASI (appui social individualisé) spécifique au public primoarrivant a été mise en place dans le cadre d’une action expérimentale et innovante dont l’objectif principal est de lever les freins périphériques d’accès à l’emploi. Cet appui individualisé offre un espace où l’on prend le temps nécessaire à la formulation, au changement. Ce temps (qui peut aller de six à dix-huit mois) est nécessaire pour faire avancer une forme d’affirmation identitaire. C’est toute la difficulté du travailleur social, qui doit sentir qu’il y a des nœuds, voire de la souffrance, et qui doit accompagner la personne en respectant son rythme, sa temporalité. Il faut donc qu’il renonce à la toute-puissance, qu’il accepte la régression, les paliers nécessaires à la maturation, de la subjectivation à l’objectivation. C’est par le jeu d’abandons et de retours relayés par l’accueil et par les autres femmes du CRF (tant de femmes ont les mêmes difficultés que moi) qu’il devient possible de faire du sens, et d’énoncer ses souffrances en mots, et plus seulement en maux. Les femmes vont tout d’un coup attraper un « quelque chose » qui leur permettra d’avancer.

28Parfois, cette relation duelle intime est assez difficile, car elle demande à la personne un face à face qui lui est souvent culturellement étranger. Il peut exister un écart important entre la problématique énoncée et la problématique sous-jacente. Celle-ci est la demande que la personne n’exprime pas ou même ignore, mais qui peut venir faire obstruction à la résolution des demandes énoncées. La problématique inconsciente peut surgir à tout moment durant le suivi et remettre en question les objectifs poursuivis.

29Cet appui individualisé assuré par une psychologue clinicienne s’attache à prendre en compte la spécificité de la migration et de ses conséquences matérielles et psychologiques. Les femmes suivies en ASI sont toutes issues d’une migration récente. Conditions de vie difficiles, pertes de repères, isolement. L’ASI propose une prise en charge globale de ces problématiques optimisée par un suivi individuel régulier à long terme. Il offre en premier lieu la possibilité à ces femmes à la marge de renouer un lien social. Une relation de confiance se construit graduellement avec le référent, l’étranger, l’Autre, ce qui permet ensuite d’accéder aux actions collectives. Nous avons trop tendance à regarder l’Autre comme l’étranger, mais, pour lui aussi, nous sommes un étranger. Dans le cadre du centre, l’étranger que nous représentons est particulier, car dans une relation de proximité, et cette relation favorise un travail sur l’altérité.

30– La troisième mesure est une action spécifique destinée aux bénéficiaires du RMI dans une dynamique collective, avec un objectif socialisant. Cette action, dite ILLIS (initiative locale pour le lien et l’innovation sociale), a été mise en place par un collectif de partenaires associatifs sociaux, institutionnels et culturels qui travaillent avec notre structure. Son originalité repose sur la multiplicité de ses intervenants, qui travaillent de concert autour d’une coordination assurée par le CRF. Elle tient également au fait que nous avons pu défendre dans ce cadre de crédits d’insertion une action spécifique pour des femmes en nous appuyant sur les avantages d’une discrimination positive et en mettant en avant le nombre de femmes seules avec enfants. Le CRF restant un lieu expérimental, cela permet la mise en place d’actions de droits communs adaptées à la spécificité du public.

31Cette initiative se présente sous forme d’ateliers permanents et d’actions ponctuelles, dont les contenus correspondent aux difficultés diagnostiquées sur le quartier. Cela permet une mise en adéquation avec les besoins du public et nous confirme que, si certaines participantes ont exprimé lors de leur premier entretien certains de leurs problèmes (logement insalubre, problème de garde des enfants), c’est au fil des entretiens individuels et de la participation à l’action que se sont exprimées d’autres difficultés. Cela nous a apporté un éclairage différent sur la connaissance, notamment familiale, du public. La relation de confiance qui a pu s’instaurer entre intervenants et bénéficiaires lors des entretiens et des ateliers, mais aussi la meilleure connaissance du partenariat qu’il était possible de solliciter ( CIDF, CODIF, SOS-Femmes), ont permis d’y apporter une réponse coordonnée. Le fait de pouvoir déterminer s’il y avait corrélation ou non entre les problématiques qu’énonçaient les participantes et celles qu’identifiaient les différents partenaires de l’action a apporté un éclairage pertinent sur les spécificités du public, et permis de mieux s’adapter aux besoins exprimés.

32Alors qu’une seule prise en compte individuelle aurait peu de sens dans un lieu qui se veut socialisant, la rencontre avec l’autre, les rapprochements, les connivences provoquées ont ainsi permis de rompre l’isolement et de créer des solidarités.

De l’individuel au collectif

33Le collectif est un complément essentiel de l’action individuelle. Le groupe renforce la confiance en l’Autre dans son universalisme et sa différence, par la réciprocité, l’échange culturel, il chasse la peur et l’ignorance pour céder sa place à la connaissance. Ces actions collectives sont génératrices d’énergie créatrice pour des femmes « vidées » et immergées dans une misère prégnante.

34Dans le cadre d’actions collectives « s’ouvre […] l’épanouissement personnel et la solidarité collective : s’y conjuguent la créativité des personnes et des groupes, les valeurs de confiance et de réciprocité ainsi qu’une dynamique de la médiation sociale [9] ». Ces actions collectives s’adressent à toutes les femmes du centre et sont mises en place dans une logique de transversalité. Une action n’a de sens que si elle vient aider à résoudre un problème repéré. Pour la recherche d’emploi par exemple, nous inviterons les femmes ayant des freins linguistiques importants à participer aux ateliers d’écriture. Cette participation reste évidemment optionnelle, nous ne faisons que leur soumettre cette possibilité. En revanche, nous sommes convaincues de leurs effets induits. Sur d’autres thèmes, « sortir en famille [10] » par exemple, l’action améliore la connaissance et la découverte de l’environnement, donne accès à la culture et entre dans le cadre du soutien à la parentalité.

35Le centre continue à avoir la prétention d’être un laboratoire d’observation très localisé, qui s’est entouré de compétences très pointues sur les problématiques repérées. Il s’est enrichi depuis plus d’un an d’une personne à plein temps ayant une formation en ethnopsychiatrie. La fonction d’observation qui est la sienne a la vocation de faire formuler leurs problèmes par les femmes, qui trouveront mieux que quiconque les solutions dans la mesure où, de notre point de vue et de nos propres histoires de vie, nous sommes bien incapables de nous imaginer ce qu’elles vivent. Le problème n’est jamais là où on l’attend : quand on le pose en terme d’exclusion, elles le voient en terme d’assimilation.

36Centre laboratoire. Laboratoire sans cobayes, laboratoire sans chercheurs, laboratoire sans recherche. Les femmes expertes de leurs maux, par l’aide à la formulation, deviennent expertes de leurs mots. Si l’expression est source d’action, les cheminements de demain existeront en dehors de nos champs sémantiques. Ni intégration, ni assimilation, ni même acculturation. Parions que l’avenir du centre de ressources tiendra à l’invention des femmes qui sauront recentrer les ressources de demain.


Mots-clés éditeurs : immigration, femmes seules, soutien psychologique, Précarité, insertion

Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/dia.163.0025

Notes

  • [*]
    Je remercie Patricia Rossi, psychologue-clinicienne, qui m’a aidée dans l’élaboration de cet article.
  • [1]
    Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Texte remanié et amplifié sous la direction de J. Rey-Debove et A. Rey, édition mise à jour et augmentée : 2002, Paris, Dictionnaire Le Robert.
  • [2]
    Salle de bain, WC intérieur, chauffage. Les logements de type 2 représentent 39 % du parc immobilier.
  • [3]
    Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, 1re édition, Paris, PUF, 1991.
  • [4]
    V. de Gaulejac, I. Taboada Leonetti, La Lutte des places. Insertion et désinsertion, Marseille, Hommes et perspectives, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
  • [5]
    P. Concialdi, « Pauvreté », dans « Les indicateurs économiques en question », Cahiers français, n° 286, mai-juin 1998, La Documentation française, p. 68-77.
  • [6]
    Faïza Guelamine, Intervenir auprès des populations immigrées, Paris, Dunod, 2000.
  • [7]
    P.-J. Simon, Vocabulaire des relations interethniques, Cahier n° 1, p. 58.
  • [8]
    Cabinet COPAS, Principes de référence de l’accompagnement social. Charte associative, Paris, Syros.
  • [9]
    Bernard Dumas, Michel Séguier, Construire des actions collectives, développer les solidarités, coll. Comprendre la société, Les Éditions de la Chronique Sociale, 1997, Lyon.
  • [10]
    Dispositif mis en place par une structure culturelle locale (la Friche de la Belle de Mai), qui permet aux familles du quartier d’assister pour un prix dérisoire à des spectacles avec leurs enfants.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions