Notes
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[1]
Vincent Gourdon, « Les grands-parents dans la littérature française au XIX e siècle », Annales de démographie historique, p. 60-88.
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[2]
Martine Ségalen, « L’invisibilité sociologique des grands-parents », Gérontologie et société, n° 79, décembre 1996, p. 213-225.
-
[3]
Martine Ségalen, ibid.
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[4]
Véronique Chatel, Demain les grands-parents, Paris, Éditions du Félin, 1994.
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[5]
Françoise Bloch, Monique Buisson, La garde des enfants, une histoire de femmes. Entre don, équité et rémunération, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1998.
1Dans un contexte de valorisation des « solidarités familiales » et d’in~quiétude sur le « vieillissement de la population », la grand-parenté est devenu un objet d’étude et un véritable phénomène social, alors qu’elle avait longtemps été ignorée. À partir de l’exemple de la revue Notre Temps desti~née aux retraités, cet article se propose d’étudier les conditions d’émergence d’une « nouvelle figure grand-parentale », principalement féminine, en liai~son avec le modèle de plus en plus prégnant de la « retraite active » et de « la retraite-épanouissement », pour en montrer les contradictions.
La fabrication des grands-parents
La genèse des grands-parents
2Les historiens situent la naissance de la vieillesse au XVIIIe siècle avec l’apparition de la figure de l’aïeule dans les milieux aristocratiques et bour~geois où les femmes âgées, libérées des contraintes matérielles, commencent à jouer un rôle affectif et pédagogique. Bien que les grands-mères aient pré~cédé les grands-pères – les femmes étant plus particulièrement concernées par l’allongement de l’espérance de vie, facteur principal d’évolution du sta~tut des personnes âgées –, la plupart des travaux sur la vieillesse et l’appari~tion des grands-parents mettent l’accent sur l’évolution du patriarcat dans la catégorisation sociale des âges : le patriarche, détrôné, apprend l’art d’être grand-père.
3Au XIXe siècle se dessine un modèle consensuel et valorisé des grands-parents, différent de celui du vieux, misérabiliste [1]. Participant de l’autocélé~bration de la famille bourgeoise, cette idéalisation anticipe nombre de traits du modèle actuel : les familles ont peu d’enfants, mais ils sont aimés, et les grands-parents occupent une place de choix dans l’univers affectif et éducatif des petits-enfants, apparaissant déjà comme un havre de douceur et de com~préhension, un recours en cas de difficultés relationnelles entre parents et enfants. Réinsérés dans la société et la famille, dotés d’un rôle éducatif et affectif parce que la vieillesse n’est plus synonyme de décrépitude, les vieillards commencent à être pris en considération de façon positive. On tente de mettre en place des systèmes de retraite et non plus seulement d’assistance. Plus tard, à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1950 se développe à nouveau une perception négative de la vieillesse, nourrie essen~tiellement par la peur collective de la dépopulation devant l’augmentation du nombre de « personnes âgées ».
4Les travaux des historiens ont donc permis de prendre conscience de la place essentielle tenue par les grands-parents dans la famille française, tout en mettant l’accent sur l’évolution des rôles au fil des siècles selon les milieux sociaux. Et ce malgré l’invisibilité sociologique des grands-parents évoquée notamment par Martine Segalen.
L’invention d’un âge et d’un rôle
5« En France, l’invisibilité sociologique des grands-parents est patente jusqu’à il y a peu [2]. » L’existence d’une « nouvelle » figure sociale du grand-parent a néanmoins été mise en lumière par des psychologues et des psy~chiatres américains dès le milieu des années soixante, leur rôle antérieur étant réduit à « une vague fonction de soins/amour » (nurturance en anglais). Plus récemment, à la faveur du renouveau de la sociologie de la famille et des tra~vaux sur les solidarités familiales, les grands-parents ont été (re)découverts en tant que figures centrales des réseaux de parenté, de sorte qu’on assiste à une véritable « fabrication des grands-parents ».
6Divers facteurs et évolutions sont au principe de l’émergence d’une « image du grand-parent jeune » qui, selon Martine Ségalen, est « véritable~ment une production des vingt-cinq dernières années ». L’allongement de la durée de la vie s’est traduit par une coexistence durable des générations à l’intérieur d’une famille et par une diminution du veuvage au-delà de 50 ans. La grand-parenté se vit plus fréquemment en couple. La généralisation des systèmes de retraite, l’amélioration des pensions, la salarisation massive des hommes comme des femmes, ont assuré progressivement aux retraités une plus grande indépendance matérielle et financière. La relation de dépendance s’est même inversée : les retraités, qui perçoivent en moyenne des revenus plus élevés que les actifs, sont devenus les principaux soutiens des jeunes ménages. À cette aide financière s’ajoute une aide matérielle et un soutien affectif qui s’accentuent avec la présence de petits-enfants. La diminution du nombre d’enfants a resserré la famille autour du couple et de sa progéniture. « L’enfant n’est plus un apport économique qu’on pourra utiliser très vite, mais un être qui sert avant tout à la gratification amoureuse du couple », de sorte que « le rôle grand-parental ne peut être que second par rapport au rôle parental ». Cependant, les nouvelles situations familiales (couples bi-actifs, divorces, séparations) engendrent toujours la circulation d’enfants entre les générations, comme en témoigne le très fort investissement des grands-mères dans la garde des petits-enfants, même lorsqu’elles sont encore actives. Les grands-mères sont qualifiées de « nouvelles » alors qu’« elles se voient réin~vesties de tâches lourdes, souvent à la demande de leurs filles, probablement beaucoup plus que par le passé [3] ».
7Face aux mutations démographiques, économiques et sociales des cinq dernières décennies (avènement de la société de consommation, essor puis crise économique, chômage, développement de l’État-providence, hausse des divorces, baisse de la natalité), un discours alarmiste sur le déclin ou la « crise » de la famille s’est fait jour, accompagné d’un discours pessimiste sur le vieillissement de la population et les personnes âgées dépendantes. Des tra~vaux historiques, puis sociologiques et ethnologiques ont conduit, à partir des années soixante-dix, à une « redécouverte » de solidarités dites « familiales » et ont infirmé l’hypothèse selon laquelle l’industrialisation et l’urbanisation conduiraient à la disparition des liens avec la parenté. Au contraire, les nou~velles structures démographiques et économiques ont favorisé le maintien des solidarités entre apparentés en les rendant encore plus nécessaires. De ces discours émergent les « nouveaux grands-parents », pivots désormais indis~pensables, et l’affirmation de la norme de l’entraide familiale, avec des nuances selon les milieux sociaux. Cette norme rencontre effectivement d’autres valeurs montantes – la norme de l’autonomie de l’individu par rap~port à ses groupes d’appartenance et celle de l’épanouissement individuel ou réalisation de soi – avec lesquelles elle peut entrer en contradiction.
8Les grandes transformations évoquées ci-dessus, dans lesquelles les femmes ont souvent joué les premiers rôles, ont conduit à l’émergence de représentations nouvelles de la retraite, de la vieillesse et de la grand~paren~talité, caractérisées par la prégnance d’une figure féminine.
Émergence et ambivalences d’une nouvelle figure grand-maternelle
9L’état de grand-parent est aujourd’hui un modèle valorisé et normalisé, et les manuels à l’usage des grands-parents – des grands-mères surtout – se multiplient. Ce modèle se diffuse également dans les romans et la littérature enfantine. Les grands-parents sont à la mode. La télévision et le cinéma ne sont pas en reste qui les mettent en scène à des fins publicitaires : ils sont les garants de l’authenticité et de l’efficacité des produits, du savoir-faire « tra~ditionnel », qualités qui entrent dans la fabrication de leur image, les construisant en consommateurs avertis, en véritables passeurs de produits destinés aux enfants et petits-enfants. Les sciences sociales, dans le sillage des enquêtes sur les solidarités « familiales », n’échappent pas à cet engoue~ment, et les études commencent à se multiplier sur ce sujet.
10Toutefois, l’ensemble de ces productions est marqué par une certaine ambivalence.
Le choc des images : une « génération inattendue »
11Les grands-parents appartiennent au groupe indéterminé des personnes âgées. Dans ce groupe flou, les plus jeunes bénéficient d’une image valori~sante de personnes encore dynamiques, capables d’adaptation, disponibles, attentives et empreintes de sagesse et d’expérience, détentrices de savoir~faire précieux, tandis que les plus âgés, ou plutôt les plus touchés par le vieillissement physique et intellectuel, sont rejetés, stigmatisés comme inutiles, coûteux pour la société.
12La première ambivalence résulte donc pour partie de la focalisation des regards sur la nouvelle génération de grands-parents, c’est-à-dire la génération des personnes âgées de 60 à 70 ans. Elle est présentée comme une « généra~tion inattendue », historiquement nouvelle (plus nombreuse, plus jeune, en meilleure santé, disposant de revenus plus élevés, en moyenne, que la généra~tion précédente) et porteuse de nouvelles valeurs et de changement social.
13Ce dynamisme s’inscrit dans une absence de normes et de modèles de grand-parentalité, avec la nécessité pour cette génération d’« inventer sa vie », de créer de nouvelles normes de comportement. Conforme à la croyance en la primauté de l’autonomie, de l’autodétermination et de la réa~lisation de l’individu dans les sociétés occidentales modernes, cette affirma~tion est au fondement du discours de la revue Notre Temps sur les « jeunes retraités » et de l’image d’un retraité actif et épanoui.
14Il en résulte qu’être grand-parent n’est plus un état mais un métier, voire une vocation : les grands-parents « normaux » doivent être heureux de l’être, car ils « n’attendent que ça pour (re)donner un sens à leur vie [4] ». Les nom~breux reportages diffusés par la télévision sur l’art d’être grand-père ou grand-mère « oublient généralement d’évoquer la facette “homme” ou “femme” des grands-parents en question ». Être grand-parent est devenu plus qu’une valeur en hausse, c’est une véritable identité. L’image idéalisée fait de la grand-parentalité un bonheur absolu, une assurance contre le vieillissement et le ferment qui assure la pérennité du lien intergénérationnel. Les grands-parents sont les « chiens de garde », les « piliers » ou les « pivots » de la famille, soutien à la fois matériel et affectif, discret et efficace, alternative ras~surante aux parents stressés et toujours pressés, soucieux de résultats sco~laires. Ils ancrent les petits-enfants dans une lignée familiale, donnent sens au temps passé, présent et futur et transmettent les valeurs et les traditions fami~liales. Les qualités qu’on leur attribue – disponibilité, écoute, patience, com~préhension – sont traditionnellement du ressort des femmes, de sorte que s’opère un glissement sémantique incessant qui consiste à dire grands-parents au lieu de grand-mère lorsqu’on parle de garde quotidienne des petits-enfants. « Ce glissement langagier a pour fonction l’occultation des rapports sociaux de sexe tout en étant l’une de ses expressions [5]. » Il se repère dans les discours des parents, des professionnels comme dans la littérature sociologique.
15Ce modèle prend dès lors des contours féminins. C’est la figure de la Supermamie, qui concentre les ambivalences des représentations sociales de la retraite et de la grand-parentalité et les contradictions des rôles féminins en mutation, entre tradition et émancipation.
Le modèle de la Supermamie
16Soucieuse de rendre compte d’une réalité hétérogène et parfois contra~dictoire tout en satisfaisant son lectorat, la revue Notre Temps offre une image complexe de la grand-maternité. Pour en rendre compte, nous avons analysé les articles traitant de la famille et ceux portant plus largement sur le mode de vie des retraités, et des femmes en particulier, publiés dans les années 1990.
17Production journalistique, le modèle de la « Supermamie » s’inscrit dans un discours général jeuniste et activiste qui prône le « vieillir-jeune » et l’ac~tivité tout en insistant sur l’absence de « modèle » ou de « recette » univer~selle pour réussir sa retraite : seul le « laisser-aller » – psychique ou physique – est interdit. Les femmes sont les cibles privilégiées de l’injonction du « vieillir-jeune », et les rubriques beauté et santé de Notre Temps reprennent les mêmes canons et normes que les magazines féminins destinés aux géné~rations plus jeunes. S’il existe bien une volonté de lutter contre les images négatives des femmes vieillissantes – des articles comme « La soixantaine, cap de bonne espérance » présentent des portraits de sexagénaires épanouies, vivant bien l’évolution de leur « féminité » –, ce souci se traduit par un ren~forcement de l’interdit de vieillir : il faut voir se gommer l’âge du seuil de la vieillesse et de la stigmatisation.
18Ce modèle s’inscrit également dans le discours dominant sur les solida~rités « familiales », aujourd’hui reconnues comme étant des solidarités fémi~nines, et ce en lien avec les réflexions sur la place reconnue aux femmes dans nos sociétés et leur rôle dans les évolutions des dernières décennies. Notre Temps présente une image des femmes retraitées qui alterne entre prise de position féministe et maintien d’un discours traditionnel sur les qualités fémi~nines et masculines, comme en témoigne le portrait des « Supermamies ».
19Les « étonnantes nouvelles mamies » vivent leur retraite « à cent à l’heure », comme si ce temps « leur avait donné une nouvelle force, qu’elles prenaient enfin le temps de vivre. On les appelle parfois « supermamies ». Mais c’est un terme qu’elles récusent. Ce sont tout simplement des femmes d’aujourd’hui », c’est-à-dire l’envers de la « mamie-confiture » tradition~nelle. Elles ont « un agenda digne d’un ministre ». Elles consacrent leur temps à des activités bénévoles, dans des secteurs traditionnellement « fémi~nins » (le social, le caritatif), volent au secours de leur progéniture en diffi~culté, occupent des responsabilités communales, jardinent, bricolent, s’adonnent à leur sport favori, etc. La retraite est définie comme une « nou~velle liberté » qu’une minorité innovatrice de retraitées met à profit pour mener une vie active ou, au contraire, prenant « la société à contre-pied », pour revendiquer « seulement le droit de profiter pleinement de la vie », se faire plaisir et être « heureuse de ne rien faire ». Notre Temps souligne le décalage qui existe entre la « petite révolution » qu’elles ont accomplie et les représentations sociales dont elles sont l’objet.
20Ces « étonnantes nouvelles mamies » sont définies comme « des femmes comme les autres… avec des petits-enfants en plus ». Ce sont des « retraitées polyactives » qui cumulent avec succès et efficacité les rôles de mère, grand-mère, épouse et fille tout en menant leur vie de femme.
Un modèle pseudo-féministe
21Notre Temps prend parfois des accents féministes, faisant par exemple l’éloge de « La force des femmes » ou d’un livre dénonçant « le terrorisme intellectuel du modèle de la supermamie », témoignage d’une femme qui veut continuer à exister derrière la grand-mère. Dans « La force des femmes », Notre Temps dresse le portrait suivant des retraitées : « Sur tous les fronts de la vie moderne, les retraitées jouent un rôle primordial. C’est au sein de la famille, leur fief naturel, qu’elles ont mené d’abord une petite révo~lution tranquille. Un combat livré avec les seules armes du cœur et de l’in~tuition, qui les place désormais aux commandes d’une tribu entière. Avec la multiplication des familles à quatre générations est né un nouveau person~nage : la femme pivot, sorte de chef d’orchestre à sa manière, autour de laquelle toute une lignée s’articule. »
22Mais il semblerait que la valorisation des femmes et leur rôle moteur ser~vent à mieux les rappeler à leur devoir familial : on loue leur dévouement, leur disponibilité, leurs qualités relationnelles et communicationnelles ainsi que les attributs de la « bonne grand-mère qui se respecte » : tricot, malle à déguisement pour les enfants, goûters faits maison, cuisine traditionnelle et savoureuse, etc. Dans les rubriques traitant de la famille, les femmes tiennent en effet une place importante : elles sont les « piliers », les « championnes des échanges familiaux ». Elles apparaissent très souvent dans le rôle de grand-mère aimante, disponible, mamie-gâteau ou mamie-confiture, mais aussi « supermamie » à l’emploi du temps surchargé par les activités béné~voles, l’entraide familiale et les loisirs.
23Le discours de Notre Temps illustre les situations contrastées des femmes de cette génération. Les unes exercent encore leur profession tandis que leur mari plus âgé est « à la maison », elles ont acquis leur indépendance finan~cière ; les autres doivent s’habituer à la présence de leur mari nouvellement retraité, qui vient leur faire concurrence dans les tâches domestiques ou, au contraire, les confine dans le rôle de maîtresse de maison alors qu’elles se fai~saient une joie de partager des loisirs avec lui.
24Notre Temps témoigne donc d’un double mouvement : les femmes ont gagné en indépendance et en autonomie, mais elles ont été maintenues, voire renforcées, dans leur assignation à la famille. Ainsi la « force » attribuée aux femmes serait d’avoir su tirer parti de cette assignation : en se rendant indis~pensable à toutes les générations, en parvenant à cumuler « les rôles et les pouvoirs : tout à la fois femme, épouse, maîtresse de maison, mère et grand-mère, et fille ». La difficulté « d’interpréter six personnages en un » nécessite de « cultiver l’art de la nuance et de la disponibilité, mais c’est souvent très valorisant car on a l’impression de rester utile aux autres et l’on ne s’ennuie pas une minute ». Les femmes sont présentées comme « les championnes des échanges entre générations » puisque les lignées maternelles entretiennent des relations beaucoup plus étroites que les lignées paternelles, ce qui semble « naturel » puisque « à une mère, on peut tout demander ».
25En même temps, les femmes de 60 à 70 ans ont progressivement pris en charge leur destin, au fur et à mesure de l’avancée des droits civiques des femmes, tout en « fabriquant beaucoup plus de bébés que l’on n’en fait aujourd’hui, (ce) qui leur donne un certain prestige et une réelle autorité ». Bien que peu de femmes de ces générations aient accédé à des postes de direction, elles ont joué un rôle moteur – comme les « daounes » (patronnes) des Landes, qui ont convaincu les hommes de moderniser les exploitations agricoles et dynamisé la région en inventant dans les années 1970 les for~mules d’accueil à la ferme et dans les gîtes ruraux. Elles « fournissent le gros des troupes actives du bénévolat ».
26Il reste qu’en politique elles s’engagent peu, sauf dans les secteurs où elles se sentent efficaces : la petite enfance, la jeunesse, les personnes âgées, les exclus, les minorités. « On trouve aussi son compte en aidant autrui ». Cependant, Notre Temps déplore leur faible participation à la politique et les incite à se mettre en avant, en valorisant les qualités spécifiques qu’elles apporteraient : « Elles auraient des places […], et la société changerait. »
27Ce répertoire d’éloges se fonde sur la croyance dans les qualités person~nelles propres aux femmes pour expliquer leur réussite : elles « sont à l’écoute des autres. Elles savent détecter les besoins et comment y remédier. » Leur position clé dans la famille leur procure une connaissance quotidienne des problèmes.
28À ces pouvoirs des femmes à la retraite, il faudrait ajouter une sorte de « don magique », « un véritable goût pour le bonheur qui leur donne envie de vivre très longtemps » et qui expliquerait leur plus grande longévité jalousée par les hommes.
Les grands-mères sur la corde raide
29La revue Notre Temps encourage donc et valorise les grands-parents, en l’occurrence les grands-mères, dans leurs rôles familiaux traditionnels et nouveaux, en prenant acte des transformations récentes telles l’augmentation des divorces et l’apparition des familles recomposées. Mais elle met en garde les grands-parents (grands-mères) contre un trop fort investissement dans les relations avec les petits-enfants : ce pourrait être perçu comme une menace par le couple de parents (la fille ou la belle-fille essentiellement) et trouvera ses limites lorsque les petits-enfants grandiront et se détacheront de leurs parents et grands-parents, dépossédant la grand-mère trop investie affective~ment et matériellement, la laissant sans occupation si elle ne s’est pas ménagé d’autres centres d’intérêt.
30La norme de l’entraide familiale s’accompagne en effet d’une injonction d’indépendance entre générations. Le rôle de la grand-mère est dans ces conditions ingrat, car elle doit allier disponibilité et discrétion, suppléer la mère, sa fille ou belle-fille, sans jamais vouloir la remplacer ni imposer son point de vue ou sa manière de faire. La grand-mère apparaît parfois comme une « seconde » maman, « seconde » seulement, car nul ne doit se substituer aux parents dans leur rôle d’éducation et de socialisation et nuire ainsi à la relation parents-enfants. On attend de la grand-mère qu’elle fasse bénéficier la mère de son expérience, mais, surtout, qu’elle « se garde d’en profiter ». Les grands-parents, surtout la grand-mère, la plus activement insérée dans les échanges familiaux, doivent se contenter d’un rôle de consultant, de soutien. « Il revient au papi et à la mamie de choisir d’être ou de ne pas être un grand-parent actif ». La relation grand-parentale, au contraire de la relation paren~tale qui ne laisse aucune liberté aux géniteurs (excepté celle de renoncer à ses droits sur l’enfant en l’abandonnant), apparaît idéalement libre. C’est pour~quoi la grand-mère ne doit pas se mettre au service de ses enfants ou petits-enfants. La revendication d’un congé de grand-maternité, qui apparaît dans les entretiens de certaines enquêtes, témoigne cependant de la volonté des grands-mères de voir leur rôle socialement reconnu et valorisé (grand~paren~talité sociétale). Parallèlement, les grands-mères revendiquent du temps pour elles et certaines se voient contraintes de poser des limites aux demandes de leurs enfants, qui auraient tendance à les croire toujours disponibles pour leurs petits-enfants et heureuses d’être sollicitées pour les garder.
31En outre, le rôle de grand-mère ne doit pas prendre le pas sur celui d’épouse et de femme. Dans Le couple à l’heure de la retraite, Vincent Cara~dec a recensé les plaintes émises par les hommes et les femmes à l’égard de leur conjoint(e). La retraitée totalement investie dans son rôle de grand-mère », de même que la retraitée trop souvent absente du domicile ou la retraitée « femme de ménage », sont décriées : elles ne remplissent pas le rôle attendu auprès de leur conjoint.
« Mais où est passé grand-père ? »
32La revue Notre Temps souligne les exigences grandissantes imposées à la « génération pivot », et aux femmes en particulier, par les transformations des modes de vie familiale et des relations entre les générations, sans toujours en mesurer les possibles conséquences – refus et désinvestissement des femmes, tension entre hommes et femmes au sujet de la répartition des rôles – au fur et à mesure de l’arrivée à ces âges de nouvelles générations. Cepen~dant, Notre Temps pose la question « Mais où est passé grand-père ? » et sou~ligne que, « face à la supermamie, grand-père est bien discret ».
33Les grands-pères, dont l’image est en construction, tiennent sans doute entre leurs mains certaines des clés des évolutions futures dans les relations entre les générations et entre les hommes et femmes.
Qu’y aura-t-il après « Supermamie » ?
34Notre Temps fait donc l’éloge du rôle social des retraités, en particulier des grands-parents en tant que piliers de la famille, en reconnaissant la fonc~tion centrale des femmes. La croyance dans l’autodétermination conduit à la multiplicité des images et à un certain flou. Cependant, le modèle de la retraite active et heureuse tend à s’affirmer, s’appuyant d’un côté sur les valeurs d’autonomie individuelle et de réalisation de soi et de l’autre sur la norme de l’entraide familiale, traditionnellement plus exigeante pour les femmes. Ce modèle se traduit par un discours qui célèbre les vertus de dévouement et le sens du sacrifice des femmes à la famille, discours qui, sous couvert d’activisme et de jeunisme, masque le recours aux valeurs les plus conservatrices concernant les femmes.
35La réticence des femmes, « appelées Supermamies à leur corps défen~dant », provient sans doute du rejet d’un terme journalistique, infantilisant et pseudo-féministe, le « super » renvoyant à la « super » activité, à une vision « activiste » de la retraite, qui enferme les femmes dans un cumul tradition~nel de rôles et non à un modèle novateur de grand-maternité. Cependant, la société (les médias, les chercheurs, les associations, les acteurs eux-mêmes) a pris acte des changements récents de comportement et d’attitude des jeunes retraitées consécutifs aux transformations du mode de vie des femmes et des rapports sociaux de genre. Les transformations à venir sont désormais du res~sort des hommes : on commence à parler de « nouveaux grands-pères ». Et cette plus grande implication des hommes pourrait s’accompagner d’un reflux de la participation des femmes si les futures grands-mères privilégient le versant individualiste du modèle de la retraite active et heureuse et non plus son versant familialiste, comme le laissent présager des études auprès des générations actuelles de mères.
Mots-clés éditeurs : jeunisme, Retraite, représentations sociales, grands-mères
Notes
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[1]
Vincent Gourdon, « Les grands-parents dans la littérature française au XIX e siècle », Annales de démographie historique, p. 60-88.
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[2]
Martine Ségalen, « L’invisibilité sociologique des grands-parents », Gérontologie et société, n° 79, décembre 1996, p. 213-225.
-
[3]
Martine Ségalen, ibid.
-
[4]
Véronique Chatel, Demain les grands-parents, Paris, Éditions du Félin, 1994.
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[5]
Françoise Bloch, Monique Buisson, La garde des enfants, une histoire de femmes. Entre don, équité et rémunération, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1998.