Dialogue 2002/4 no 158

Couverture de DIA_158

Article de revue

A quoi servent les grands-parents ?

Des grands-parents pour introduire au « sacré »

Pages 3 à 10

Notes

  • [1]
    Louis Aragon, Le nouveau crève-cœur, Paris, Gallimard.

1De peurs et d’envies… Les émotions qui vous traversent quand vous devenez grands-parents sont empreintes de peurs et d’envies. L’inconnu repousse et attire, la naissance réjouit, la vieillesse, dont la fonction grand-parentale inéluctablement vous rapproche, inquiète.

2Qu’est-ce qu’être grands-parents ? Si l’on répond à cette question que c’est un décalque du rôle parental en plus ou moins responsable, plus ou moins disponible, ce débat est vite clos ou sans grand intérêt. Si l’on cherche plutôt à ouvrir la distinction entre le rôle parental et le rôle grand-parental, si l’on accepte d’explorer cet inconnu, si l’on ne redoute pas trop l’inconfort de la question, on admettra que les vraies interrogations ne portent pas tant sur l’uti~lité des grands-parents que sur la fonction des grands-parents. À quoi servent les grands-parents ? À la limite, peu importe… Bien sûr, leurs rôles, leurs apports sont précieux, utiles, délicats. Mais si, par malheur, ils ne peuvent plus les jouer, si, empêchés, ils perdent leur utilité, il leur reste à exercer une fonc~tion que nous avons à leur reconnaître. La question devient non plus : à quoi servent les grands-parents ? Mais : que représentent les grands-parents ?

3Cette interrogation, respectueuse de la noblesse et de la dignité des per~sonnes, nous conduit à penser que l’exercice de cette fonction se construit dans un processus dynamique qui s’organise à partir d’un événement qui vous échappe, qui engendre une transformation identitaire et se développe dans la transmission… du « sacré ».

Un événement qui vous échappe…

4Il faut bien l’admettre, vous ne décidez pas de devenir grands-parents.

5Vous l’espérez, vous l’attendez, vous le redoutez, cela vous rend heureux, vous avez du mal à vous en remettre… Cela chamboule votre vie et pourtant vous n’y êtes pour rien ! Tellement pour rien que vous pouvez être grands-parents sans le savoir… Et, surtout, même si vous avez harcelé vos enfants pour qu’ils se (vous) « fassent un petit », ce sont bien eux qui font ou qui ne font pas, avec plus ou moins de lucidité ou de décision, mais ce sont eux qui font. Pas vous ! D’autre part, un couple qui décide de faire un enfant décide précisément de faire un enfant, pas de faire un grand-père, pourtant, en faisant l’un il fait l’autre et n’en a, il faut bien l’avouer, qu’une conscience très relative.

6Il est rare, sans doute, qu’un couple fasse un enfant essentiellement pour que ses parents deviennent grands-parents. Cette situation est singulière : voici un événement qui va profondément transformer votre vie – à tous les niveaux – et pourtant vous n’en décidez pas, vous n’y êtes pour rien, cela vous échappe. Un événement est donc survenu, il va falloir habiter cet évé~nement et, là, rien n’est joué d’avance.

7Cette situation singulière a, à nos yeux, deux conséquences : elle vous appelle à la liberté, elle vous appelle à la sagesse.

8À la liberté. Sommes-nous libres ? Et n’est-ce pas paradoxal de parler de liberté à propos d’un événement qui s’impose à vous ? Justement, être libre ce n’est sans doute pas tant faire ce que l’on veut qu’exercer son choix sur des choses, des événements, des situations qui s’imposent à nous.

9À la sagesse. Comprise comme cela, la liberté devient sagesse… On dit souvent des plus âgés qu’ils acquièrent en vieillissant une certaine sagesse. Il se pourrait bien que la sagesse des grands-parents commence ici par le fait d’accepter de ne pas tout maîtriser. Il y a dans cette sagesse-là non pas de la démission mais du renoncement, comme une décrispation, un relâchement, qui permet de s’ouvrir aux autres, de se présenter à eux en disponibilité inté~rieure, et non pas toujours en attitude de maîtrise.

10Accepter de ne pas maîtriser, c’est sans doute cette attitude intime de votre part qui va permettre aux jeunes parents de ne pas redouter de vous ins~taller dans votre fonction de grands-parents.

11Pour devenir grands-parents, il faut, en effet, que vos enfants vous y autorisent. L’expression peut paraître étrange et pourtant… Vous ne pouvez jouer votre rôle que si vous vous sentez autorisés à le jouer, sans rivalité, sans compétition, avec les autres grands-parents en particulier. Vous êtes grand-père depuis la naissance de ce bébé, mais vous commencez à le devenir au moment précis où, symboliquement, votre fils, gendre, fille ou belle-fille dépose l’enfant dans vos bras, pour quelques instants, en lui disant : « Va voir grand-père. » Instant magique, vous êtes intronisé, vous allez pouvoir com~mencer à exercer votre fonction, à jouer votre rôle, à vivre de l’intérieur une situation que vous n’avez pas créée.

12Paradoxe des paradoxes, cette situation que vous n’avez pas créée, ce n’est pas parce que vous n’y êtes pour rien que vous n’y êtes pas pour quelque chose !

Une transformation identitaire

13Vous n’y êtes pour rien et pourtant vous allez avoir du travail à faire…

14et à faire sur vous-même d’abord. Ce travail, c’est une transformation de votre propre identité. De quoi parle-t-on ? Il s’agit, parlant d’identité, d’abord de l’image que l’on a de soi-même. Au cours d’une vie, on se pense jeune, adulte, parent, grand-parent, âgé, vieillard, mourant, mort peut-être. Mais il nous faut constamment actualiser cette image de nous-même. Or, « un beau soir, l’avenir s’appelle le passé, c’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse [1] ».

15Actualiser cette image de nous-même, nous avons parfois du mal à le faire, surtout lorsque notre présent nous pèse… Nous tentons alors de vivre dans le passé… C’était tellement mieux ! Ou de nous précipiter dans l’ave~nir, ce sera tellement mieux quand…

16Or, il nous faut bien admettre que, pour la plupart d’entre nous, le fait de devenir grands-parents survient justement dans une de ces périodes de la vie où il est difficile de bien habiter son âge. On se voudrait et l’on se croit plus jeune que l’on n’est… Mais on s’imagine bien en retraite, déchargé des contraintes du travail… L’image de soi est incertaine et la naissance du petit-enfant vient la confirmer. Certains vont alors être rassurés et vivre positive~ment cette aventure qui commence ; ceux-là, contrairement aux apparences, prennent « un coup de jeune ». D’autres vont refuser l’évidence de leur âge et résister à cette nouvelle définition identitaire de grands-parents. Contraire~ment aux apparences, ceux-là savent bien qu’ils viennent de prendre « un coup de vieux » qui ne tardera pas à les rattraper et contre lequel la DHEA ne peut pas grand-chose.

17Pour bien se construire, cette image de soi-même doit s’élaborer dans un rapport complexe avec les autres. « C’est dans le miroir des autres que par~fois on se reconnaît », écrivait Jacques Prévert. Exister dans le regard des autres suppose que l’on réponde à leurs attentes… Attentes de rôles. Nos enfants et petits-enfants attendent que nous jouions notre rôle de grands-parents. Tout est subtil alors. Il va falloir trouver le ton juste, ni trop ni trop peu présent. Il va falloir soutenir mais ne pas gêner ; être capable de faire mais ne pas usurper le rôle des parents ; être disponible sans être pesant ; répondre à des demandes de conseil mais ne pas juger ; laisser libre dans la détermination du projet éducatif et rester soi-même alors que, peut-être, on ne concevrait pas les choses de la même manière que les jeunes parents.

18Pourtant, jouer ce rôle, et nous savons globalement le faire, va permettre d’entrer dans le statut de grands-parents… et, par exemple, d’être désigné comme tel. Chacun peut avoir ses préférences, c’est légitime, mais on ne se met sans doute pas tout à fait dans le même rôle selon que l’on se fait appe~ler grand-père, papy, pépé, grand-papa, ou encore par son prénom. Chaque famille a ses habitudes, sa culture, son langage et l’essentiel est sans doute de se sentir bien dans la désignation que l’on adopte. Cette dénomination est le signe du statut grand-parental. Ainsi, grands-parents, nous jouons un rôle auquel les autres sont en droit de s’attendre. En retour, nous bénéficions d’un statut qui vient en quelque sorte boucler notre identité et auquel nous sommes en droit de nous attendre de la part des autres.

19Enviable ou non, c’est une autre affaire, ce statut est fait de douceur et de fermeté, de crainte et de tendresse, de respect, de proximité, de simplicité, de complicité, d’autorité, mais bien comprise, de cette autorité que l’on n’a pas besoin d’avoir lorsque l’on fait autorité.

Une fonction à assumer

20Un rôle, un statut, une identité, voilà qui permet de remplir une fonction.

21On confond souvent le rôle et la fonction. Formulée de manière triviale, la question du rôle est, à peu de choses près, celle de l’utilité : à quoi sert un grand-père ? Alors que la question de la fonction est plus complexe, plus pro~fonde aussi : quand il joue son rôle et même quand il ne peut plus le jouer, que représente un grand-père ? Posée ainsi, cette question renvoie à la dimen~sion symbolique de la grand-parentalité.

22Cette fonction grand-parentale semble se structurer selon plusieurs axes repérables : l’enracinement, la transmission, l’inscription dans le temps, l’in~troduction au sacré (compris comme englobant le religieux, mais ne s’y réduisant pas).

L’enracinement

23Il y va de la descendance. Il y va du rapport aux origines, mais, on l’aura compris, d’un rapport collectif aux origines. Pas seulement : je suis fils de… Mais : ensemble, nous descendons de… Cette descendance qui inscrit l’en~fant dans la lignée lui confère une part de son humanité : être homme, c’est le fruit d’une histoire qui nous dépasse. Elle a commencé bien avant nous. C’est apporter notre contribution à cette histoire qui se terminera bien après nous, du moins pouvons-nous l’espérer.

24Nos grands-parents nous inscrivent dans l’histoire. Mais ce rapport au temps est toujours inscrit dans l’espace. Les grands-parents ont pour fonction de nous relier à une terre, à une région, à un pays, à un territoire où ils ont fait pousser leurs racines et où leur histoire familiale est enracinée… Plus nos enfants et petits-enfants se nomadisent, plus ils auront besoin de savoir où ont poussé les racines de leur famille, dans quel terreau ou terroir s’est construite la lignée d’où ils descendent. Cet enracinement dans un territoire et dans une histoire est constitutif de ce qu’est une famille.

La transmission

25On la sent sous-jacente dans les lignes qui précèdent, la transmission. Il s’agit de transmettre l’héritage, dans tous les sens du mot… Le patrimoine immobilier et mobilier fera l’objet d’un mode de transmission particulier, très régulé par un cadre juridique qui assurera à chacun la part qui lui revient; les notaires s’en porteront garants. Cet aspect des choses n’est jamais négli~geable, mais ne doit pas occulter la transmission de l’héritage culturel. En effet, une histoire, une terre, une famille, c’est-à-dire un nom, voilà qui déter~mine une culture d’appartenance. Cette transmission-là s’opère insensible~ment dans des modes de vie, des manières d’être, des formes de langage… Est-ce que vous « barrez » la porte ? Est-ce que vous « serrez la vaisselle » ? Est-ce que vous passez la « since » ou la « serpillière » ? Est-ce que vous pliez les draps dans le sens de la longueur ou de la largeur, et les torchons et serviettes en trois ou en quatre ? Est-ce que vous « paraffinez » vos confi~tures ? Bref, toutes ces choses que nous faisons, persuadés qu’elles doivent être faites comme cela. Simplement parce qu’elles nous ont été transmises ainsi. Ce patrimoine culturel détermine pour chacun d’entre nous des modèles de pensée qui donnent forme à notre manière de comprendre le monde, à notre manière de lui reconnaître ou de lui conférer du sens, à notre manière de trouver du sens à notre vie.

L’inscription dans le temps

26Cette culture transmise, du fait de son enracinement, renvoie chacun à ses origines. C’est là où, s’il fallait distinguer la fonction parentale de la fonc~tion grand-parentale, nous aborderions sans doute l’essentiel. La fonction parentale, c’est la fonction de la mise au monde : inscrire l’enfant dans le monde qui l’entoure. Et cela peut prendre du temps ! Inscrire l’enfant dans la contemporanéité, dans la simultanéité, la synchronie, la modernité (au meilleur sens du terme), l’inscrire dans le présent. Bien sûr, les grands-parents peuvent y contribuer, mais, si leur fonction s’arrêtait là, alors ils pour~raient dire que leur fonction se confond à celle des parents et se sentir, à juste titre, dévalorisés, puisqu’ils ne seraient là que pour seconder les parents qui détiennent, eux, la responsabilité totale de l’éducation de leurs enfants.

27En fait, la fonction des grands-parents est complémentaire et, pour une part, opposée à celle des parents. C’est l’inscription de l’enfant non pas tant dans la modernité que dans l’histoire et dans l’interrogation sur les origines, sur l’avenir, voire sur l’au-delà. Si les parents inscrivent l’enfant dans la syn~chronie, les grands-parents, eux, ont à l’inscrire sur l’axe de la diachronie, celui qui traverse le temps, qui fait exister l’histoire, la durée, l’avant et l’après, le passé et l’avenir, l’origine et l’au-delà.

28Cette inscription de l’enfant dans la diachronie, c’est précisément ce qui lui permettra de n’être pas dupe de la modernité du monde virtuel. C’est ce qui lui permettra de comprendre que le « temps réel » de l’informatique est profondément « dé-réalité » du temps puisqu’il est négation de la durée et valorisation de l’instant, de l’éphémère.

L’introduction au « sacré »

29Interrogation sur le temps, l’histoire, les origines, l’au-delà, sur la vie et donc sur la mort… En effet, aux yeux de l’enfant, les grands-parents sont ceux à propos desquels ou avec lesquels il est possible de parler de la mort et donc de se familiariser, au moins un peu, avec elle. Pour l’enfant, envisager la mort de ses parents est évidemment trop dangereux, trop angoissant. Celle des grands-parents, elle, est possible. Sans menace sur le devenir de l’enfant, d’autant que, pour l’enfant, les grands-parents sont des familiers de la mort.

30En effet, aux yeux de l’enfant, les grands-parents sont ceux qui, pourrait-on dire, parlent avec les morts : avec ceux qui sont morts depuis longtemps et que les grands-parents ont connus. Ils en parlent… Et avec ceux que les grands-parents ne vont pas tarder à aller rejoindre et à qui, souvent, ils par~lent encore ou parlent déjà.

31Les grands-parents sont ceux qui ont connu les morts, qui viennent du passé et qui vont vers l’au-delà. Voilà, sans doute, la fonction fondamentale des grands-parents : introduire l’enfant au mystère, à cette part mystérieuse de l’humanité qui s’interroge sur le sens de l’histoire, sur la vie, sur la mort, sur les origines, sur l’au-delà. Quelle que soit la manière – religieuse ou non – dont nous répondons à ces questions, elles procèdent de la dimension sacrée de l’homme. Dimension sacrée de l’homme, le terme peut paraître fort et le propos exagéré. Pourtant, il s’agit de cette part d’humanité que l’on ne peut négliger, voire profaner, sans détruire l’homme lui-même, sans détruire l’hu~manité de l’homme. Il s’agit de ce par quoi l’homme sait qu’il est homme et tente de répondre à la question de savoir ce que c’est qu’être homme. C’est bien la dignité de l’homme qui est en jeu et cette dignité relève du sacré, sauf à mettre en péril l’homme lui-même.

Un paradoxe à explorer

32C’est grave ? Oui, bien sûr ! C’est triste ? Certainement pas ! Ce n’est pas triste de penser que la fonction que l’on a à remplir comme grands-parents, c’est d’amener l’enfant à se poser les questions métaphysiques les plus essentielles que puissent se poser un homme ou une femme. Cela n’est dérangeant que dans la mesure où cela nous impose de nous reposer ces ques~tions que nous préférons parfois oublier de poser : Quel est pour moi le sens de la vie ? Qu’est-ce que c’est qu’être homme ?

33Non seulement ce n’est pas triste, mais nous savons bien que, lorsque ces questions ne sont pas mises au travail, nous ne pouvons pas longtemps vivre et vieillir sereinement.

34Voici alors que nos petits-enfants nous apprennent à vieillir, nous offrent une chance de bien vieillir. Décidément, dès l’instant où nous sommes grands-parents, nous avons à le devenir !

35S’agissant de la fonction grand-parentale, comme souvent, bien sûr, s’agissant des relations humaines, tout est paradoxal. Nous pouvons explorer ce paradoxe en regardant les grands-parents comme les détenteurs – au moins potentiels – d’un nouveau contre-pouvoir.

36En effet, dans une société de l’éphémère, qui valorise ce qui ne dure pas, les grands-parents, ça dure, ça résiste, ça n’en finit pas de mourir, ça prend son temps, c’est lent, c’est stable, c’est permanent… Dans une société de l’al~légé, société du trompe-l’œil, qui valorise l’image, la forme plus que le contenu, les grands-parents, ça pèse… Poids des ans, poids économique du « problème des retraites », poids social des « problèmes liés au vieillissement de la population »…

37Dans une société du virtuel, les grands-parents sont inscrits dans le réel et vous inscrivent dans le réel, jusqu’au questionnement sur le sens, sur les origines et sur l’au-delà, même si c’est parfois douloureux !

38Grâce à cette durée, à cette lenteur, à cette inertie, à ce réel, parce qu’ils permettent la tendresse, parce qu’ils ouvrent l’imaginaire, et parce qu’ils invitent aux rires et aux larmes, aux interrogations essentielles, parce que tout cela procède du sacré, du mystère, chacun de nous, petits-enfants et grands-parents, pour le temps qu’il lui reste à vivre, peut ressentir confusément les difficultés de la vie… et la chance que nous avons de les vivre encore…


Mots-clés éditeurs : transmission, sacré, fonction, Grands-parents

https://doi.org/10.3917/dia.158.0003

Notes

  • [1]
    Louis Aragon, Le nouveau crève-cœur, Paris, Gallimard.
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