1À partir de ma pratique des groupes thérapeutiques (groupe de psycho-drame et groupe de parole), je me sens tout à fait concernée par la réflexion sur le je et le nous soumise aujourd’hui à la sagacité des thérapeutes de couple et de famille. Confronter en situation thérapeutique ces deux types de groupe, le groupe familial constitué et un groupe d’inconnus à constituer est une voie d’exploration stimulante. Qui dans ces groupes va dire je en exprimant un nous ou dire nous en pensant je ? Existe-t-il une claire différence entre ces deux vécus pronominaux et, si oui, correspondent-ils à des fonctionnements psychiques spécifiques ? Nous touchons là les troubles frontières de l’identité.
2Déjà, au niveau conscient le plus superficiel, on peut se demander qu’est-ce qui nous fait dire je pour affirmer que l’on est soi et pas un autre, dans la continuité de l’espace et du temps, et ceci malgré des changements continus physiques et psychiques incontestables ?
3Il n’y a pas besoin d’aller bien loin dans la réflexion pour se rendre compte à quel point ce sentiment familier d’identité personnelle lié à la connaissance de ses pensées, de ses valeurs, de ses désirs est en étroite dépendance avec ce qui se passe, se fait, s’exprime dans l’environnement. En réalité, notre enfantement psychique s’inscrit dans une histoire sans véritable commencement. Nous ne devenons pas je seul. Quant au sentiment d’appartenance commune à un nous qui nous forme et que nous contribuons à faire exister, il n’est pas plus simple à définir.
4Philosophes, psychologues, sociologues, ont aimé cette réflexion aux dimensions métaphysiques dans la mesure où le je et le nous expriment deux faces de notre identité et recèlent en fait chacune à leur manière le singulier et le pluriel, l’unité et la multiplicité, le déterminisme et la liberté. Je vais laisser à l’arrière-fond l’attrait de ces questions abyssales insolubles mais qui fécondent la pensée pour aborder cette problématique du je et du nous à travers l’approche clinique du groupe.
5D’autres complexités nous attendent.
Le ON et le NOUS
6D’abord, une première constatation sur l’utilisation orale de la forme pronominale. En fait, c’est le on et non le nous qui est généralement employé au cours de la conversation. Utiliser le on, ce pronom indéfini plus anonyme, est-ce seulement une façon plus relâchée, plus familière de parler, ou bien le on permet-il à l’individu d’exprimer l’appartenance au collectif sans engagement explicite de son propre vécu identitaire ?
7Soucieuse de cet exposé, j’ai essayé de relever quelques formules pronominales dans un groupe thérapeutique de parole comportant sept patients qui se réunissent avec moi deux heures par semaine. Il est difficile de retenir les phrases exactes d’une conversation. Aussi me suis-je contentée de deux courtes séquences apparemment banales, l’une comportant seulement deux phrases, l’autre à peine le double. J’ai réalisé de suite la rapidité des glissements identitaires sous les formules pronominales.
8Les deux séquences concernent les réactions de deux patientes apparemment opposées. L’une est volubile, l’autre sombrement silencieuse, mais toutes deux à leur manière sont très réactives à tout ce qui se passe.
9Début de séance. Caroline fait un rapide tour circulaire du regard sur le
groupe et dit sur un ton de contentement :
« On est tous là aujourd’hui. Il en manquait deux la dernière fois. »
10Un temps. Une autre patiente, Hélène, reprend le début de la phrase
comme pour elle-même :
« C’est embêtant quand on n’est pas tous là. »
11Un silence. Puis un constat : « Il faut recommencer ce qu’on a dit pour les absents. »
12C’est tout.
13Le complexe désir d’unité porté par le on est en mouvement.
14Premiers commentaires sur cette séquence :
« On est tous là aujourd’hui. » La première phrase de Caroline, accompagnée d’un regard fédérateur et d’une voix tonique, exprime à tous le plaisir et l’exigence de la totalité, ceci renforcé par la fin de la phrase qui
comporte un reproche d’incomplétude.
15« Il en manquait deux la dernière fois. » Le message est si clair qu’aussitôt l’un des deux absents s’excuse.
16Caroline fait partie du groupe depuis plus de trois ans. On est habitué à sa vivacité participative qui exige en retour la participation et la réaction immédiate. On est gêné aussi par sa précipitation qui laisse peu de temps à l’inquiétude et à l’élaboration.
17D’autre part, depuis quelques temps les absences des deux hommes se répètent et, malgré leurs justifications professionnelles, une sourde préoccupation se fait jour.
18L’appartenance au groupe, le sentiment de sécurité, et l’exigence contractuelle implicite se trouvent chez tous perturbés.
19Dans ce contexte, l’observation de Caroline : « On est tous là aujourd’hui. Il en manquait deux la dernière fois », exprime son propre besoin d’appartenance groupale, sollicite celui de tous et partage aussi l’inquiétude générale.
20D’ailleurs, en réaction à cette inquiétude sous-jacente, Hélène reprend aussitôt : « C’est embêtant quand on n’est pas tous là », puis elle s’explique : « Il faut recommencer ce qu’on a dit pour les absents. »
21Précédemment avait été signalé par d’autres combien il était difficile de répondre à ceux qui demandaient ce qui s’était dit en leur absence. Hélène souligne cette contrainte à la redite : « Il faut recommencer ce qu’on a dit pour les absents. » Le on serait-il à ce prix ? Éviter, quoi qu’il en coûte la rupture du partage et de la continuité… ? Mais c’est dire aussi implicitement l’attaque que représente l’absence.
22Et, comme rien n’est simple, il faut savoir qu’au début de la dernière séance, avant l’arrivée de deux retardataires, Hélène, en écho à Caroline qui décrivait ses brusques états dépressifs (c’est une patiente à tendance maniaco-dépressive), avait révélé une tentative de suicide à l’adolescence, suivie d’une hospitalisation vécue dramatiquement. Hélène est dans le groupe depuis deux ans, or c’est dans le contexte réduit momentanément à quatre, trois patients et moi-même, qu’elle peut aborder cet épisode qui pèse sur elle comme une menace. Lorsque arriveront les deux retardataires, elle répondra sans difficulté à leurs questions, mais elle dira plus tard qu’elle n’aurait jamais pu aborder spontanément, devant tous, cette circonstance de sa vie qui lui a fait rencontrer « la folie » et dont elle craint encore les résurgences.
23Replacée dans le contexte évolutif groupal, la phrase d’Hélène : « Si on n’est pas tous là c’est embêtant. Il faut recommencer ce qu’on a dit pour les absents » prend de nouvelles résonances. Sa première utilisation du on réclame pour tous le maintien de la présence. La deuxième laisse entendre sa propre inquiétude d’avoir tout à partager à tout moment. Doit-on tout dire, à tous ? Quel est le droit de réserve dans un groupe dont on exige l’unité ?
24Glissements d’interrogations et d’incertitude qui seront aussitôt ressentis.
25Un des hommes absents la dernière fois demandera sur un ton de plaisanterie provocatrice :
« Alors, qu’est-ce qu’on a dit la dernière fois ? »
26Hélène restera ce jour-là muette.
27Deuxième séquence, un peu plus longue.
28C’est l’avant-dernière séance de l’année. Les patients font une évaluation plutôt positive de leur évolution.
29Caroline, toujours entreprenante, résume pour tous :
« Je trouve qu’on a beaucoup changé dans l’ensemble. »
30Hélène jusque-là silencieuse :
« Vous peut-être, pas moi. »
31Cette brusque désolidarisation groupale touche vivement Caroline :
« C’est drôle que tu dises ça, moi je dirais que, de nous tous (arrivent le
nous et les redoublements pronominaux), c’est toi qui as fait le plus de progrès : tu as changé de travail, tu as maintenant un ami, et ici tu parles beaucoup plus facilement. »
32Caroline s’adresse aux autres pour confirmation :
« Vous ne trouvez pas ? »
33Approbation par signes de tête et d’expression.
34Hélène, manifestement touchée par cette forme publique de reconnaissance et d’inclusion, s’explique :
« Ici ça va, parce qu’on ne sent pas en danger, mais ça ne change pas ce
qu’on vit à l’extérieur. »
35Qui est maintenant le on ? Hélène identifiée au groupe actuel relativement protégé ? Elle aussi, mais en danger dans d’autres groupes ? D’ailleurs elle précise : « Au travail, si vous ne dites rien, les gens (autre forme anonyme) ne vous voient pas, et si vous n’êtes pas à leur botte, ils vous piétinent. »
36Caroline découragée conclut alors pour elle-même, pour Hélène et pour
l’humanité :
« De toute façon, on n’est jamais content. »
37Par mobilité subtile, le on indéfini a pu désigner pour les auteurs leur propre personne, l’ensemble des participants du groupe, leur groupe extérieur professionnel et jusqu’au genre humain rassembleur de l’insatisfaction commune. Mais, dans tous les cas, le on est resté activement dépendant des éprouvés actuels au contact direct d’autrui, que ce contact rassure ou fasse peur.
38Aujourd’hui, en offrant à notre réflexion le je et le nous, c’est déjà, je pense, extraire du langage courant deux formes d’entités identitaires si ce n’est deux concepts. C’est nous inviter à les situer par rapport à notre connaissance du fonctionnement psychique et des données psychanalytiques qui sont les nôtres. S’agit-il de mettre en lumière l’investissement narcissique du moi et l’investissement du monde extérieur, leurs éventuels prolongements ou leurs oppositions ? S’agit-il de privilégier les représentations liées aux premières imagos encore indifférenciées par rapport à l’entourage ? Les voies de recherche sont multiples. La mienne va emprunter la clinique du fonctionnement groupal.
Les effets de présence
39Mettre ensemble plusieurs personnes ne peut manquer de solliciter différents niveaux de fonctionnement. C’est ce qui rend l’observation si malaisée. En situation de groupe comme en situation duelle peut toujours être entendue sous le discours manifeste l’histoire infantile sexuée de chacun. Histoires actives qui traversent et bousculent les paroles, les comportements, l’imaginaire de tous et constitueront l’essentiel du matériel à explorer ensemble. L’écoute de ce matériel est familière à l’analyste. Moins familière mais tout aussi insistante est l’apparition de mouvements tensionnels fluctuants et immédiats entre tous les participants. Qu’ils soient nombreux ou avec un seul autre, qu’ils aient ou non un projet finalisé, quelle que soit leur problématique personnelle, les individus qui se rencontrent développent aussitôt entre eux des systèmes de tension-attention presque imperceptibles que j’ai appelés effets de présence. Ceci pour souligner que ces effets psychiques de vectorisation immédiate et involontaire des uns par rapport aux autres sont liés à la présence effective des individus. Toute présence vivante est génératrice d’effets énergétiques orientés et crée aussitôt entre les membres ainsi affectés un vague sentiment d’appartenance et d’interdépendance qui fonde à dire on ou nous. À la source, ce sentiment est sans délimitation claire et cette inclusion spontanée n’apporte pas forcément satisfaction. Elle met plutôt en état d’alerte réciproque.
40Afin de permettre une compréhension cohérente de ces effets de présence mobiles et immédiats et leur éventuelle articulation avec les représentations et affects de l’histoire libidinale individualisée, je situe ma réflexion dans le cadre des pulsions. J’essaie d’y situer cet aspect énergétique groupal, difficile à prendre en compte. Ce n’est pas le lieu ici de ces développements métapsychologiques [1]. Je voudrais seulement signaler qu’à l’inverse des investissements objectaux fondés sur l’activité de l’énergie sexuelle et sur l’internalisation des premiers objets du plaisir, objets de plaisir dont les représentations conscientes et inconscientes permettent la poursuite contraignante de la satisfaction, je suppose que les effets de présence, tout aussi contraignants, sont eux aussi d’ordre énergétique, mais sans représentation imagoïque individualisée. C’est ce qui permet une mise en rapport tensionnelle immédiate et extensive.
41Cette trame tensionnelle [2] qui s’organise avec le concours involontaire de tous se transforme ou se rompt également avec tous. À ce niveau, c’est l’ensemble des êtres rassemblés qu’il faut prendre en compte. Bien entendu, les représentations objectales internalisées et celles qui sont soumises à refoulement peuvent immédiatement s’accoler en chacun à ces effets de présence, mais, pour la clarté de l’exposé et pour la mise en perspective théorique du fonctionnement groupal, je vais tenter de les isoler.
42Dans cette voie d’exploration, j’ai été prioritairement soutenue et inspirée par les écrits de Bion.
Bion et la mentalité de groupe
43Depuis le début de mes recherches, je me suis en effet appuyée sur les élaborations de cet auteur concernant d’abord le fonctionnement des groupes, puis la genèse de la pensée. En situation de groupe ou en situation duelle avec des patients psychotiques, Bion a toujours été préoccupé par la problématique du lien. Ses notions novatrices sont souvent complexes. Pour notre débat, je renverrai surtout à sa notion centrale de mentalité de groupe dans la mesure où elle me semble apporter un éclairage sur la notion du on et du nous et parce qu’elle m’a permis moi-même de développer une série d’hypothèses sur lesquelles je reviendrai. Je dois dire que la lecture de la traduction française de son livre La recherche sur les petits groupes [3] en 1965 a provoqué en moi un vif sentiment de familiarité et d’éclaircissement. Ma propre pratique des groupes de psychodrame et de parole (sans jeu psychodramatique) me confrontait à ces impressions si confuses et actives que j’ai désignées comme effets de présence et qu’il m’était difficile de situer par rapport à la métapsychologie.
44Au cours de ses premières expériences de groupes thérapeutiques (qui ne seront malheureusement pas poursuivies plus de deux à trois ans à la Tavistock Clinic de Londres), Bion, sans s’encombrer d’a priori, comme à son habitude, reste au plus près des faits et de ses impressions subjectives. Il est très frappé par des « remous affectifs » (c’est son terme) qui semblent toucher l’ensemble des participants à leur insu. Il constate qu’il est très difficile de leur en faire prendre conscience, personne ne s’en sentant auteur et responsable, alors que tous y participent. Il décide non sans crainte et incertitude d’utiliser l’observation de son propre vécu subjectif comme méthode d’investigation dans la mesure où faisant lui-même partie du groupe il est, comme les autres, partie prenante de ces états collectifs. Son avance sera d’en être conscient et de désirer comprendre leurs caractéristiques.
45Il fera progressivement l’hypothèse d’un état mental collectif primaire, la mentalité de groupe, qui représenterait une sorte de combinatoire de type émotionnel permettant en même temps l’uniformité et l’anonymat. De cet état mental collectif, il pense pouvoir dégager trois formes qui se substitueraient constamment l’une à l’autre, les trois hypothèses de base : l’hypothèse de base Dépendance, l’hypothèse de base Attaque-Fuite, l’hypothèse de base Couplage.
46Il conçoit enfin un postulat proche de celui de pulsion, mais concernant la source supposée de la dynamique collective, le protomental. Je le cite : « Je ne puis exposer clairement ce postulat sans avoir recours à une conceptualisation qui transcende l’expérience… Je vois donc le système protomental comme un tout, dans lequel le physique, le psychologique et le mental demeurent indifférenciés. » De cette matrice constituée par tous les membres du groupe naîtraient « des sentiments discrets et à peine reliés les uns aux autres… les émotions propres à l’hypothèse de base, pour renforcer, envahir et parfois dominer la vie mentale du groupe » (p. 66).
47De cette approche décrite bien trop rapidement, mais qui chez Bion lui-même reste succincte, il dégage :
- d’une part, une capacité de partager d’emblée un fonctionnement primaire, disons d’ordre émotionnel ;
- d’autre part, la nécessité d’une évolution progressive vers un fonctionnement collectif secondarisé, qu’il désignera comme groupe de travail. Forme de pensée qui mobilise les émotions sous-jacentes, mais au bénéfice de méthodes rationnelles et de finalités collectives conscientes. Ceci sera repris et affiné plus tard, avec la notion de fonction alpha notamment.
48En tout cas, on peut pressentir chez Bion une distinction possible entre un on anonyme (la mentalité de groupe) et un nous conscient et assumé (le fonctionnement secondarisé du groupe de travail). Connaissant ses travaux ultérieurs, on pourrait ajouter que l’apparition du nous va s’opérer grâce au développement collectif de la fonction alpha.
49Cependant, ce qui sera souligné du début à la fin de son œuvre, c’est la formidable résistance à ce passage évolutif, le refus d’apprendre par l’expérience : « Refus agressif, écrit-il, d’un processus de développement… les membres souhaitent pouvoir arriver parfaitement équipés… sans évolution et sans apprentissage pour vivre, agir et s’établir dans un groupe. » (p. 57-58) Tentation donc de se laisser porter en quelque sorte par le fonctionnement primaire groupal spontané et anonyme. Il signalera plus tard une forme d’évitement psychotique encore plus radicale qui consiste à attaquer et à détruire le lien émotionnel de base lui-même, sans lequel aucune transformation psychique n’est concevable. Dans son livre Aux sources de l’expérience [4], dont la traduction littérale, L’apprentissage par l’expérience, répond plus directement à ses préoccupations, il écrit : « L’incapacité d’utiliser l’expérience émotionnelle provoque un désastre… dans le développement de la personnalité ; je compte au nombre de ces désastres les différents degrés de détérioration psychotique que l’on pourrait décrire comme une mort de la personnalité. » (p. 59)
Émotionnalité groupale et énergie inter-pulsive
50Je me suis longtemps confrontée et quelque peu différenciée du corpus théorique bionien, mais il a impulsé et impulse encore mes réflexions. Pour décrire la mentalité de groupe, puis les hypothèses de base, puis le protomental, Bion utilise indifféremment les termes d’émotion, d’état affectif, de sentiment, de sensation, de tendance émotionnelle. C’est dire les difficultés de nommer ces états en mouvance, fruits de la participation de tous les individus présents. Plus tard, comme je l’ai indiqué, il a focalisé plus clairement son intérêt sur « l’expérience émotionnelle de base » indispensable au développement progressif d’une capacité de pensée. Capacité de pensée qui sera fondée sur l’apprentissage de la relation qui se constitue d’abord entre le nourrisson et sa mère, puis entre tous les humains. « C’est moins les personnes qui sont ici désignées, écrit-il, que le lien émotionnel qui s’établit entre le nourrisson et sa mère [5]. » Ou encore : « J’emploie le mot lien parce que je souhaite examiner la relation du patient avec une fonction plutôt qu’avec l’objet qui remplit une fonction [6]. »
51Dans cette lignée, j’ai d’abord appelé émotionnalité groupale les effets énergétiques qui s’établissent entre les individus d’un groupe, désirant souligner par là une fonction d’inter-liaison pulsionnelle réalisée entre tous, grâce au concours de tous. J’espérais ainsi pouvoir différencier cette fonction d’émotionnalité groupale issue d’une activité énergétique plurielle de la notion d’affect liée plus précisément aux représentations personnalisées de la sexualité. Avant d’aller plus loin, il faut bien souligner que, dans la pratique, les fonctionnements conscients et inconscients liés à l’expression personnalisée du désir et les fonctionnements liés aux expressions collectives de l’interliaison et à leurs propres systèmes de défense, s’exercent en même temps. Ils peuvent se renforcer, s’isoler, donner des dominantes provisoires. Et c’est dans le creuset familial que s’organisent ces premiers entrelacements que nous retrouvons ensuite plus ou moins libres ou plus ou moins figés au cours du travail de groupe. En ce qui me concerne, ma pratique étant celle de petits groupes thérapeutiques de sept patients, ce dispositif groupal ne manque pas de solliciter l’image familiale avec les premiers constituants de la sexualité et ceux de l’inter-liaison.
52Mon projet au niveau métapsychologique était donc de différencier la fonction d’émotionnalité groupale de l’expression sexuée des affects et des représentations. J’ai par la suite, avec un certain regret, abandonné la formule d’émotionnalité groupale, dans la mesure sans doute où je n’étais pas parvenue à lui donner un statut fermement différencié. En cours de discussion, il m’est apparu que les termes d’affect ou d’émotion étaient souvent pris comme des termes génériques, l’affect englobant toutes les formes d’émotion ou l’émotion toutes les formes d’affect. Se trouvaient alors perdues la spécificité et la différence entre les deux types d’activité psychique que je voulais marquer. Je préfère maintenant utiliser une formule moins chargée d’attendus préalables, énergie inter-pulsive, qui laisse plus ouverte la possibilité de nouvelles réflexions à son sujet.
Hypothèses de travail
53Mes hypothèses concernant cette activité interpulsive (ou émotionnalité groupale) qui ne peut se réaliser qu’à plusieurs portent sur trois points principaux que je ne ferai qu’amorcer :
- Selon mes observations, cette activité collective représentée par l’émotionnalité groupale ne répond ni à une combinatoire uniforme, comme le proposait Bion avec la mentalité de groupe et les hypothèses de base, ni à un état syncrétique indifférencié, comme le proposent d’autres auteurs, et moins encore à une communication d’inconscient à inconscient, les représentations refoulées de l’histoire infantile restant éminemment personnelles. À mon sens, lorsque apparaissent ces états d’uniformité décrits par Bion comme hypothèses de base, il s’agit d’états collectifs plus ou moins provisoires qui signalent par leur immobilisation même un dysfonctionnement de l’activité inter-pulsive. En réalité, celle-ci est constituée de courants énergétiques extrêmement mobiles et déjà porteurs, par leur structure dissymétrique, de complexité et d’évolution. Cette activité pulsionnelle énergétique apparaît et se transforme en effet grâce à ses polarités de stimulation et de réceptivité qui s’inversent par effets réciproques. Asymétrie structurelle de base qui permet dans l’instant même l’écart dynamique indispensable à la formation, à la continuité ou à la rupture d’une auto-organisation en mouvance. C’est grâce à cette matrice qui se constitue entre les individus, sans volonté délibérée de leur part, que naît le sentiment indéfini et participatif du on. De là pourra se développer, sur un fond d’auto-organisation émotionnelle toujours présent, la conquête du nous qui réclame une participation, des objectifs, une réciprocité, mieux reconnus et acceptés.
- Pour prendre conscience des courants énergétiques de base, il faut
détacher partiellement son attention des contenus de l’échange et se livrer à
une perception participative. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une perception
sensorielle du monde extérieur, mais d’une perception participative aux courants énergétiques qui se constituent entre tous : nous percevons alors l’activité extérieure en nous-même et ceci à travers notre propre réponse. Mais ce
monde extérieur qui nous provoque est aussi en partie le produit de notre participation. Nous sommes alors dans la situation paradoxale de faire connaissance de l’existence d’un environnement psychique dont nous sommes
co-auteurs sans le savoir. Nous sommes en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes. Le sentiment du on surgit de ce paradoxe.
À ce niveau basique, la perception participative représente le tremplin d’une forme de connaissance et d’action transformatrice dans la mesure où elle se rythme avec l’activité externe qu’elle continue à créer et qui l’informe. - En permettant une participation plus ouverte et consciente à l’expérience basique de l’inter-liaison, j’ai pu constater que se développait ou se
remaniait une certaine forme de pensée scénique, c’est-à-dire une capacité
plus grande à scénariser et à prévoir les mouvements psychiques réciproques.
Pensée scénique qui permettra la participation aux actions collectives secondarisées, mais qui peut présenter de plus ou moins graves dysfonctionnements. On touche là aux pathologies du lien en particulier aux systèmes
défensifs figés par crainte de l’impact psychique extérieur et du débordement
angoissé qu’il provoque. (Mes recherches actuelles portent précisément sur
ces dysfonctionnements spécifiques de l’inter-liaison et de la pensée scénique).
En tout cas, une psychothérapie de groupe qui reste attentive à la double expression des représentations personnalisées et à celle de l’activité d’interliaison peut favoriser une meilleure articulation entre la remise en activité des premières imagos investies et la capacité de leur scénarisation dans une reprise des rapports de réciprocité.
Le développement de la pensée scénique née en effet de l’expérience participative à l’auto-organisation des liens mutuels, à leur mobilité, à leur part d’inconnu ouvre à une forme de connaissance de l’inter-causalité psychique. Le je peut alors être vécu et pensé dans des situations d’inter~dépendance avec autrui où, en partie tout au moins, il fabrique le nous qui à la fois rassure et fait peur et se trouve fabriqué par lui.