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Article de revue

Pour des couleurs plus solides ?

Transgression des règlements et diffusion de l’indigo dans la teinture des étoffes de qualité intermédiaire au 18e siècle

Pages 141 à 158

Notes

  • [1]
    Daniel Roche, La Culture des apparences : une histoire du vêtement, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1989, p. 137 ; The Cambridge History of western Textiles, dir. David Jenkins, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • [2]
    Natural Dyestuffs and Industrial Culture in Europe, 1750-1880, dir. Robert Fox, Agustí Nieto-Galan, Canton, Science history publications, 1999 ; Agustí Nieto-Galan, Colouring textiles. A History of natural dyestuffs in industrial Europe, Dordrecht, Kluwer academic publ., 2001 ; Alexander Engel, Farben der Globalisierung. Die Entstehung moderner Märkte für Farbstoffe, 1500-1900, Francfort, Campus, 2009 ; Liliane Pérez, Catherine Verna, « La circulation des savoirs techniques du Moyen Age à l’époque moderne. Nouvelles approches et enjeux méthodologiques », Tracés, 16, 2009, p. 25-61.
  • [3]
    La valeur globale de la production textile en livres tournois, en France au 18e siècle, est estimée respectivement à 306 millions pour la toile, 249 millions pour la laine, 123 millions pour la soie et 93 millions pour le coton (Guillaume Daudin, Commerce et prospérité. La France au xviiie siècle, 2e édition, 2011, en ligne sur http://g.d.daudin.free.fr).
  • [4]
    Leslie Dupuis, Les Teinturiers à Paris au xviiie siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de Daniel Roche, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1998 ; Sarah Lowengard, The Creation of Color in Eighteenth-Century Europe. Sources, Materials, Techniques, Columbia University Press, 2006, en ligne sur http://www.gutenberge.org/lowengard/index.html.
  • [5]
    Philippe Minard, « Les formes de régulation du travail en France et en Angleterre au XVIIIe siècle : une enquête en cours », dans Le Travail, Les Cahiers de Framespa, 2, 2006. Les règlements, dans le secteur du textile, ont déjà fait l’objet d’études approfondies, mais la plupart du temps, les auteurs s’attachent à l’étude des règlements sur la longueur et la largeur des draps, sans s’attarder sur les règlements qui concernent la teinture.
  • [6]
    Cet article s’appuie sur les conclusions tirées de ma thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Dominique Margairaz : Les Marchés de l’indigo en France. Flux, acteurs, produits (xviie-xviiie siècles), manuscrit en cours de révision pour publication.
  • [7]
    Philippe Minard, La Fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.
  • [8]
    Recueil des reglemens generaux et particuliers concernant les manufactures et fabriques du royaume, vol.1, « Statuts, ordonnances et reglemens pour les teinturiers en grand et bon teint des draps, serges et autres étoffes de laine », août 1669, p. 343-367, et « Statuts et reglemens pour les teinturiers en soie, laine et fil », août 1669, p. 370-396, Paris, Imprimerie royale, 1730 (The Making of the Modern World, base de données en ligne, Gale Cengage learning) ; Instruction générale pour la teinture des laines de toutes couleurs, et pour la culture des drogues ou ingrédients qu’on y emploie, Paris, chez François Muguet, 1688, [1ère éd. 1671] (International Institute of Social History (Amsterdam), Fonds Bruyard, 1115). Les règlements de 1669 divisent la profession teinturière en trois catégories : dans la draperie, le grand et bon teint des draps, serges et étoffes de laine, le petit teint, et enfin, la soie, laine et fil. Cette dernière catégorie n’est pas étudiée dans le cadre de cet article. Cette division se maintient jusqu’en 1776, date à laquelle une catégorie générale englobant l’ensemble du secteur de la finition des étoffes est créée, rassemblant les trois communautés de teinturiers, les tondeurs et les foulons.
  • [9]
    P. Minard, La Fortune du colbertisme, éd. citée, p. 153-161.
  • [10]
    Instruction générale pour la teinture, Préambule, éd. citée, p. 4.
  • [11]
    Ibid., p. 8.
  • [12]
    Ibid., p. 29.
  • [13]
    Ibid., art. lxxi, p. 46.
  • [14]
    Ces étoffes doivent être de valeur inférieure à 40 sols l’aune, ou des étoffes de doublure (Règlements de 1669, art. xxx, p. 353). Ce seuil est ensuite révisé à la baisse en 1671 : le petit teint concerne les étoffes de valeur inférieure à 20 et les doublures de valeur inférieure à 30 sols l’aune (Instruction générale pour la teinture, art. lxxiv, éd. citée, p. 47).
  • [15]
    Instruction générale pour la teinture, art. lxxv et lxxvi, éd. citée, p. 48-49. La teinture de bourre consistait à récupérer des déchets de laine, produits lors de la finition des draps déjà teints en rouge, à en extraire le colorant et à le réutiliser. On obtenait alors des tons moins solides.
  • [16]
    Michel Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000.
  • [17]
    Jean-Yves Grenier, « Consommation et marché au xviiie siècle », Histoire et Mesure, 1995, vol. 10, p. 371-380 ; et du même auteur, L’Économie d’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 1996, chap. 2 : « Ordre et hiérarchie des marchandises ».
  • [18]
    Christine Lehman, « L’Art de la teinture à l’Académie royale des sciences au 18e siècle », Methodos [en ligne], n° 12, 2012.
  • [19]
    Le santal est importé d’Inde. Voir Dominique Cardon, Le Monde des teintures naturelles, Paris, Belin, 2014.
  • [20]
    Règlement de 1737, art. xcii, p. 24.
  • [21]
    Les principes du mercantilisme justifient la longue prohibition de certains colorants : il est vain de « nous épuiser d’argent pour acheter des Étrangers des drogues inutiles qui ne servent que pour falsifier nos couleurs », porte l’Instruction de 1671, qui justifie ainsi l’interdiction de l’emploi du brésil, « une couleur peu stable et étrangère […] qui tire beaucoup d’argent de la France » (Instruction générale pour la teinture, éd. citée, p. 4 et 25-26). Ils justifient aussi, inversement, la libéralisation de l’usage de certaines drogues de teinture. Celle de l’indigo, en 1737, s’explique ainsi partiellement par la possibilité d’un contrôle direct des approvisionnements : la France est alors devenue le principal fournisseur d’indigo de l’Europe, grâce à la production réalisée dans la partie française de l’île de Saint-Domingue : plus d’1,6 million de livres poids d’indigo est alors importé par an en moyenne dans les années 1730 (M. Martin, Les Marchés de l’indigo en France, thèse citée, p. 109-123).
  • [22]
    Archives départementales de Loire-Atlantique, C/397 : Rassemblement des jurés et maîtres teinturiers, pour vérifier qu’ils se sont conformés à l’ordonnance de 1737 portant séparation du corps en « grand teint » et « petit teint » pour la teinture des étoffes de laine ; Archives municipales de Nantes, HH/133 : Teinturiers. Objections contre l’application à Nantes de l’article 1er du règlement du 15 janvier 1737 qui sépare les teinturiers en deux communautés.
  • [23]
    Archives nationales (AN) F12 1331, Teintures. Classement par généralités (xviiie siècle) : Mémoire sur les teinturiers de Romans s’il est bon que la teinture y soit distinguée en bon teint et petit teint (sans date) ; Mémoire pour les fabricants de Limoux qui demandent un délai de dix mois pour l’exécution des règlements de 1737 concernant les teintures, 1737.
  • [24]
    AN F12 1331, 4 janvier 1738.
  • [25]
    Cette conclusion est aussi celle de Philippe Minard dans son analyse de la réglementation relative aux longueurs et largeurs des draps de laine (La Fortune du colbertisme, éd. citée, p. 285-286).
  • [26]
    On en trouvera un autre exemple dans Dominique Cardon, Mémoires de teinture : voyage dans le temps chez un maître des couleurs, Paris, CNRS Éditions, 2013.
  • [27]
    AN, F12 1344/1348. Des tableaux furent envoyés dans chaque district, pour être remplis par trois fabricants distincts. Chacun d’entre eux devait estimer la production totale du district. L’existence de trois tableaux devait ensuite permettre de croiser les informations et d’obtenir une image à peu près fiable de la production du district. Les tableaux manquent pour 8% des districts. Pour une présentation détaillée de la méthodologie d’analyse de l’enquête suivie dans cet article, voir M. Martin, Les Marchés de l’indigo en France, thèse citée, vol. 2, p. 46-51 et vol. 1, p. 148 pour une version modifiée de la carte reproduite ci-dessus. Voir aussi René Anchel, « Une enquête du Comité de Salut Public sur la draperie en l’an III », Bulletin d’histoire économique et sociale de la révolution française, 8, 1913, p. 371-389 ; Serge Chassagne, « L’industrie lainière en France à l’époque révolutionnaire et impériale, 1790-1810 », Voies nouvelles pour l’histoire de la révolution française, Gap, Louis Jean, 1978, p. 143-167.
  • [28]
    Gérard Gayot, Les Draps de Sedan, 1646-1870, Paris, EHESS, 1998.
  • [29]
    Tihomir Markovitch, Histoire des industries françaises. Les industries lainières de Colbert à la Révolution, Genève, Droz, 1976, p. 419-421.
  • [30]
    Jean Hellot, L’Art de la teinture des laines et des étoffes des laines, en grand et petit teint, avec une instruction sur les débouillis, Paris, Veuve Pissot, 1750 ; Homassel, Cours théorique et pratique sur l’art de la teinture en laine, soie, fil-coton, fabrique d’indienne en grand et petit teint, Paris, Courcier, an VII, p. 157. Il s’agit d’une cuve en cuivre, de plus faible contenance.
  • [31]
    D. Cardon, Le Monde des teintures naturelles, éd. citée, p. 343-344. Homassel cite l’exemple de bergères du Berry et de la Manche qui teindraient elles-mêmes la laine qu’elles filent à l’indigo et à l’urine dans des marmites de terre. La teinture à l’urine serait plus facile à exécuter, ne nécessitant pas de surveillance et d’ajout constant de substances pour maintenir le milieu alcalin (Cours théorique et pratique, éd. citée, p. 178).

1Au cours du 18e siècle, les repères qui fixaient les hiérarchies sociales relatives au port du vêtement sont progressivement bousculés. La gamme des tissus de qualité intermédiaire, dans la confection des vêtements, des foulards, de la passementerie, s’ouvre, élargissant l’éventail des clients potentiellement réceptifs aux changements des modes et des saisons. Les étoffes deviennent moins sombres. Des couleurs vives, par petites touches dans les foulards et les rubans, dans des tissus à motifs (rayures, carreaux, toiles peintes, c’est-à-dire indiennes), viennent égayer le vêtement [1].

2Les modalités concrètes de diffusion de la couleur sur les étoffes sont cependant encore relativement mal connues. Autour de Robert Fox et Agustí Nieto-Galan, les historiens ont montré que loin d’être un secteur statique avant l’arrivée des colorants synthétiques, le secteur de la teinture connaissait d’importantes mutations entre 1750 et 1850, en particulier dans la teinture et l’impression des cotonnades et le blanchiment des étoffes. Sur la plus longue durée, l’introduction de nouveaux colorants d’origine tropicale a profondément transformé la palette des teinturiers, et les ajustements réalisés pour trouver de nouvelles manières d’appliquer les couleurs sur les fibres textiles transforment peu à peu les pratiques teinturières [2].

3Pour comprendre comment se marque, en France, à l’échelle de la production de la couleur, ce bouleversement des apparences, il est utile de repartir de l’examen des règlements en vigueur dans le secteur de la teinture. L’innovation en matière de couleur ne se limite pas, en effet, au champ de la production cotonnière, extérieure au cadre corporatif, mais concerne également la toilerie, la soierie et la draperie. Le secteur de la draperie, en particulier, second en valeur après la toilerie, est gros consommateur de colorants, alors que les toiles sont souvent employées brutes ou simplement blanchies [3]. Or, la teinture des laines est réglementée, organisant de façon hiérarchisée la production des couleurs en fonction de la qualité et du prix des étoffes [4]. L’idée selon laquelle les règlements constituent, avec le cadre corporatif, un carcan empêchant toute innovation, a été depuis longtemps battue en brèche [5]. Les règlements constituent une structure de référence qui guide les discussions entre inspection des manufactures, Bureau du commerce, Académie des sciences et teinturiers sur les colorants à autoriser, les nouveaux procédés à encourager, les limites à établir entre la production du grand et du petit teint. Les archives des discussions menées autour des règlements, conservées dans la série F12 (Commerce et Industrie) des Archives nationales, constituent donc une source utile pour saisir les mutations qui affectent le monde de la teinture, et l’évolution de la politique menée dans ce domaine au 18e siècle [6].

4Dans la draperie, les règlements établissent en théorie une distinction entre deux secteurs, celui du grand et bon teint, et celui du petit teint. Cette distinction instaure un « ordre des apparences » qui classe, selon la qualité des étoffes, les colorants pouvant être employés et les nuances pouvant être produites, renvoyant aux hiérarchies sociales qui orientent les consommations vestimentaires. On peut donc se demander si, dans le champ de la production de la couleur, se produit au cours du 18e siècle une remise en cause des repères qui fixaient jusque-là cet ordre des apparences, portée à la fois par le développement de nouvelles qualités de tissus intermédiaires et de nouveaux procédés de teinture qui leur correspondent. Ce mouvement s’insérerait dans la dynamique plus générale du bouleversement des hiérarchies vestimentaires traditionnelles noté par Daniel Roche dans La Culture des apparences. L’analyse menée dans le cadre de cet article sera centrée sur le premier 18e siècle, alors que l’action administrative est encore orientée par les principes de l’« économie de la qualité » d’inspiration colbertiste, selon laquelle le contrôle de la bonne qualité des étoffes de haut prix doit garantir des débouchés à la production. Il s’agira d’identifier de possibles mutations antérieures à ce qui se produit à partir du milieu du siècle, quand l’essor des idées libérales diffuse l’idée d’une adaptation nécessaire de la production textile à la variété des goûts des consommateurs. De multiples propositions de révisions ou de suppression de l’appareil réglementaire sont alors évoquées, les acteurs du secteur oscillant toujours cependant entre désir de liberté et besoin de protection [7]. Pour cela, on s’appuiera d’abord sur la comparaison des règlements de 1669 et de 1737, date à laquelle ils sont réactualisés, afin de montrer comment sont intégrés peu à peu de nouveaux colorants, offrant ainsi une plus large palette d’ingrédients aux teinturiers pour produire la couleur, sans pour autant que soit révisée la structure traditionnelle de l’organisation du travail. L’étude des pratiques concrètes des teinturiers permettra dans un second temps de mesurer l’attitude que ceux-ci adoptent à l’égard de ces prescriptions. Celles-ci sont en réalité contournées : l’ordre établi par les règlements n’est qu’apparent. Ainsi, l’étude des usages de l’indigo, colorant exotique, cher, théoriquement réservé aux étoffes de luxe, révèle que son emploi a aussi permis de renforcer la solidité des couleurs sur des étoffes de qualité intermédiaire et à diffuser le port du bleu au-delà d’une frange étroite de clients privilégiés.

L’ordre des apparences

5Entre 1669 et 1737, les règlements intègrent peu à peu de nouveaux colorants, offrant ainsi une plus large palette d’ingrédients aux teinturiers pour produire la couleur. Pourtant, la répartition traditionnelle entre grand et petit teint se maintient : l’ordre des apparences dessiné par les règlements est donc officiellement maintenu.

6Les règlements sur la teinture, de 1669 puis 1737, complétés par l’Instruction sur les teintures de 1671, fournissent un cadre à la production de la couleur en dessinant, dans la draperie, une frontière entre le grand et bon teint, destiné aux étoffes de qualité supérieure, et le petit teint, destiné aux étoffes de qualité moyenne et inférieure [8]. Les règlements de 1669 s’inscrivent dans le cadre plus général de la politique de Colbert de relance de la production drapière en France, par le contrôle de la qualité des productions des étoffes de qualité supérieure. Il s’agit de garantir la solidité des couleurs et leur beauté, suivant les principes de l’« économie politique de la qualité [9] » : la qualité des teintures doit assurer le débouché des étoffes de haut prix. L’Instruction de 1671 rappelle qu’« il ne faut pas seulement que les étoffes soient belles pour donner cours au commerce des étoffes, mais il faut encore qu’elles soient bonnes, afin que leur durée égale celle des marchandises où elles s’appliquent [10]. »

7En même temps qu’ils ordonnent les étapes de la formation des teinturiers et définissent les règles d’accès à la maîtrise, les règlements définissent les différentes nuances qui peuvent être produites en délimitant strictement, en fonction de la qualité et du prix des étoffes considérées et des fibres textiles teintes, les colorants pouvant être utilisés et les couleurs pouvant être appliquées. Tout en devant maintenir la haute qualité des productions de luxe, il s’agit aussi plus généralement d’assurer une adéquation entre coût de la teinture et valeur des étoffes. Sur les belles laines, on peut appliquer les colorants les plus chers comme la cochenille et l’indigo, mais pas sur les tissus les plus communs : ceux-ci ne trouveraient pas de débouché, leur prix étant renchéri par le coût de la teinture. Les étoffes doivent donc avoir une couleur « sortable à leur qualité, et à leur durée sans qu’elles enrichissent que fort peu [11] ». Enfin, les règlements doivent protéger les consommateurs contre des techniques de teinture endommageant l’étoffe, comme celles réalisées avec l’écorce d’aulne, la limaille de fer ou de cuivre, et la moulée, une teinture à base de limaille de fer, récupérée à la forge ou sous la meule des artisans, qui donne un beau noir mais « rudit, durcit et dégrade les étoffes et les laines [12] ».

8Une division symbolique sous-jacente s’ajoute à ces considérations économiques et techniques. Aux teinturiers du bon teint reviennent les colorants coûteux, comme la cochenille, importée du Mexique, le pastel, la gaude, la garance, qui permettent d’obtenir des couleurs solides et éclatantes : les beaux rouges, bleus, et toutes les combinaisons de rouges et bleus donnant les teintes pourpres, violacées et rosées. L’Instruction de 1671 souligne ainsi que les teinturiers du bon teint doivent se charger de « toutes sortes de bleus bons, rouges et jaunes, depuis la plus basse nuance de leur couleur jusqu’à la plus haute, de même qu’en toutes les nuances des couleurs, qui en dérivent [13] ». De leur côté, les teinturiers du petit teint teignent les étoffes de qualité inférieure [14], dans toutes les nuances de gris et de brun. Ils se chargent également de noircir une partie des draps auxquels est donné un pied préalable de bleu et parfois de garance par les teinturiers du bon teint : le pied est une base de teinture permettant de renforcer la solidité des couleurs et de foncer le tissu. En ajoutant colorants et autres substances, le teinturier peut ensuite obtenir des nuances variées de verts, violets et rosés, gris et noirs. Les pieds fréquemment employés sont le pied de bleu, une teinture au pastel et à l’indigo, et le pied de garance.

9La palette apparemment très restrictive de couleurs qui est accordée aux teinturiers du petit teint est cependant plus large qu’il n’y paraît à la seule lecture des Règlements de 1669. L’Instruction de 1671 précise ainsi que les teinturiers du petit teint sont autorisés à utiliser l’orseille, un colorant interdit aux teinturiers du bon teint, pour produire des teintes rosées, violacées et grisées, à moindre coût et pour une solidité inférieure à celle du bon teint. Ces couleurs doivent cependant rester faiblement saturées : ces teinturiers ne peuvent produire que « toute la nuance basse de couleurs ». Ils sont aussi autorisés à produire des teintes de violet, tanné, rose-sèche et amarante sur les laines filées de basse qualité destinées à certains tissus d’ameublement appelés bergames, une fois un pied de garance et de pastel donné par les maîtres teinturiers du bon teint. Enfin, ils peuvent produire des rouges cramoisis de moindre qualité, à l’aide de la teinture de bourre [15].

10Le classement des drogues de teinture, en fonction des couleurs qu’elles permettent d’obtenir, renvoie à la hiérarchie des conditions sociales et a donc une portée symbolique. La perception des couleurs repose alors principalement sur une distinction entre saturation et faible saturation : les couleurs vives et brillantes sont les plus difficiles à obtenir, les plus chères aussi, et sont donc l’apanage des classes favorisées [16]. Les tons rouges, violacés, les bleus profonds sont étroitement associés au vêtement noble et ecclésiastique : l’écarlate et le rouge, signes de pouvoir et richesse jusqu’au 16e siècle, la pourpre cardinalice, le bleu royal. Au peuple, à l’inverse, reviennent les couleurs passées, fades et pâles, obtenues avec des colorants de faible qualité, ou même l’absence de couleur, lorsque les fibres textiles brutes sont employées sans recours à la teinture. La couleur est le signe de l’identité sociale de chacun. Ainsi, à la hiérarchisation des produits finis – les étoffes de laine, triées, classées dans un « ordre des marchandises » qui permet au consommateur de se repérer dans un espace socialement et réglementairement différencié et reconnu – correspond une hiérarchisation des matières premières tinctoriales. Elle est organisée à partir de critères de maîtrise technique, et d’adéquation en termes de coût à la qualité de la fibre considérée, qui renvoie in fine à une distinction sociale [17].

11Les règlements dessinent donc à première vue une opposition claire entre la teinture des belles étoffes, dont il convient de garantir la solidité et la beauté, et la teinture des étoffes plus communes. Il faut néanmoins nuancer cette distinction. Même dans le petit teint, on cherche à éviter les colorants les plus nocifs et les moins solides. Les étoffes de qualité circulent entre les deux communautés de métier, pour la production de la couleur noire : la division des tâches entre bon et petit teint ne repose donc pas uniquement sur la beauté des étoffes, elle est doublée par une division du travail en fonction des procédés de teinture maîtrisés par chacune des communautés de métier. L’existence de régimes d’exception, tel celui qui autorise certains teinturiers du bon teint à noircir directement leurs étoffes en utilisant le bois d’inde, s’ils sont spécialisés dans la production de draps noirs ou s’ils ont obtenu une permission expresse, met en évidence le caractère souple de la réglementation, prévue pour s’adapter à la diversité régionale des productions, et laisser ouverte la possibilité d’accorder permissions et privilèges. Dans le petit teint, les teinturiers peuvent créer des tons, certes moins solides, mais néanmoins plus variés que les seules nuances du gris et du brun. Enfin, la troisième communauté des teinturiers en soie, laine et fil inclut un sous-groupe de teinturiers chargés des laines de tapisserie et des étoffes mêlées, dont l’activité paraît moins strictement réglementée. Un ajustement plus fin était donc possible entre les substances tinctoriales d’une part, les types et les qualités des écheveaux et des tissus à colorer d’autre part. Ainsi, les règlements apparaissent-ils surtout avoir vocation à définir une orientation générale, qui laisserait la voie ouverte à de multiples ajustements ultérieurs.

12L’ordre créé par ces règlements n’est pas figé. De nouveaux colorants sont intégrés dans la liste des drogues de teinture autorisées dans le bon et le petit teint, offrant une plus large palette d’ingrédients aux teinturiers pour produire la couleur, lors de leur réactualisation par Charles François de Cisternay du Fay, chimiste de l’Académie des sciences et inspecteur général des teintures, en 1737 [18]. Cette réactualisation s’inscrit dans le cadre plus large de la politique de relance de l’économie française initiée par Philibert Orry à son arrivée au Contrôle général, à partir de 1730. La remise en vigueur de l’observation des règlements dans le textile doit permettre de lutter contre la concurrence étrangère dans le secteur de la draperie sur les marchés étrangers, en particulier ceux du Levant et d’Italie. Dans le secteur de la teinture, l’actualisation des règlements de 1669 marque la reconnaissance officielle de l’évolution des techniques de teinture et de la forte croissance des usages de colorants importés des régions extra-européennes.

13La comparaison des drogues de teinture mentionnées en 1669, 1671 et 1737 fait apparaître de nouveaux colorants dont l’usage est peu à peu autorisé. De nouveaux noms de bois de teinture apparaissent : bois de Sainte-Marthe, bois de Japon (probablement de sappan), bois de Pernambouc, santal, bois de caillatour. Ces bois de teinture correspondent à des espèces précises de brésil, terme générique désignant les arbres à bois rouge : le bois de Pernambouc vient du Brésil, le bois de Sainte-Marthe d’Amérique centrale, le bois de sappan d’Asie [19]. L’emploi du brésil était interdit par les règlements de 1669 en raison de sa faible stabilité, sauf dans le petit teint où on pouvait y recourir, mais uniquement pour reteindre des étoffes gris mêlé. Ces nouveaux noms renvoient probablement à une diversification des sources d’approvisionnement, et aussi sans doute à une connaissance plus précise des propriétés des différentes espèces de ce bois. L’emploi du brésil semble en tout cas se diffuser : pour être admis maîtres du petit teint, les teinturiers doivent désormais teindre une petite étoffe en pourpre, à partir de bois d’inde et de bois de brésil, alors qu’en 1669, ils teignaient en pain bis. Ainsi le brésil est-il désormais intégré dans les pratiques les plus courantes de la teinture [20].

14Surtout, des colorants déjà cités en 1669, mais jusque-là prohibés en raison de leur faible solidité et/ou de leur provenance étrangère, sont désormais autorisés : des colorants d’origine européenne (fustet, tournesol, safran bâtard ou carthame) et extra-européenne (bois de campêche, rocou) font leur apparition dans le petit teint, et même dans le bon teint : bois jaune (le mûrier des teinturiers, importé d’Amérique), orcanette, écorce d’aune (Europe). L’indigo, jusque-là autorisé en quantité limitée dans le bon teint, à la hauteur de 6 livres par balle de pastel, peut désormais être employé sans limite. Une lente intégration de nouveaux colorants, d’origine européenne et extra-européenne, dans les pratiques de teinture du grand et du petit teint se produit donc entre 1669 et 1737, ou du moins, leur diffusion – qui a pu être antérieure – est désormais officiellement validée. La progressive maîtrise de leur emploi, leur plus grande disponibilité sur les marchés, et l’évolution des choix politiques des États contribuent à ces changements [21].

15Les conséquences de cette autorisation de nouveaux colorants dans la teinture, sur l’éventail des couleurs disponibles, et la plus ou moins grande solidité des teintes qu’ils permettent d’obtenir, sont cependant difficiles à évaluer. Beaucoup de bois de teinture, moins chers, donnent des tons fugitifs. L’indigo ne produit pas de couleur nouvelle à proprement parler : comme le pastel, il donne un bleu solide. En revanche, son pouvoir colorant supérieur permet de teindre plus d’étoffes que le pastel seul, dans des tons foncés, et de prolonger la durée des cuves dans lesquelles les tissus étaient plongés pour obtenir le bleu. Après 1737, la diffusion de ces colorants nouveaux, qu’il faudrait pouvoir mesurer quantitativement, a donc probablement deux conséquences : la production de couleurs moins solides mais moins chères grâce aux bois de teinture d’une part, et la production de couleurs plus solides, renforcées par un pied de bleu obtenu plus facilement, d’autre part.

16Ces révisions ne viennent pas cependant remettre en question la partition du secteur de la teinture des laines en grand et petit teint. L’ordre des apparences défini par les règlements continue de structurer l’activité teinturière. Les bois de teinture nouvellement autorisés sont réservés au petit teint, et l’indigo est toujours autorisé uniquement dans le bon teint. En revanche, l’examen attentif des discussions relatives au respect des nouveaux règlements, en 1737, montre que ceux-ci sont débordés par les pratiques des teinturiers, qui mêlent les colorants des deux secteurs, non seulement pour ajuster le coût de la teinture à la qualité très variable des tissus, mais aussi pour répondre au mieux aux goûts du public.

Les apparences de l’ordre

17Lorsqu’en 1737, les inspecteurs des manufactures sont chargés d’appliquer les nouveaux règlements, ils se heurtent à la résistance des teinturiers dans un certain nombre de régions. Les mémoires que ceux-ci adressent sont révélateurs des enjeux qui sous-tendent la division entre bon et petit teint.

18À Nantes, par exemple, en 1738, où « un seul teinturier qui opterait pour le grand et bon teint ne trouverait pas de quoi s’occuper […] puisque tous les teinturiers ensemble n’employent pas cinquante livres d’indigo par chacun an », le colorant bleu, normalement interdit au petit teint et réservé au grand teint, est utilisé pour des teintures qui ne sont pas de bon teint : des doublures, pour les marchands de draps de la région, des coupons de belinge, étoffes de fil et de laine que leur envoient les « paysans et autres personnes de la campagne », des écheveaux de laine, fil ou coton, « pour mettre en bleu ou en rouge », et à partir desquels ils fabriquent des coutils, qui servent pour le linge de maison, ou des vêtements à leur usage [22]. Cette petite quantité d’indigo ne justifie pas, pour les jurés et maîtres teinturiers nantais, la séparation des teinturiers en deux communautés de grand et bon teint et de petit teint – une séparation qui n’est donc toujours pas effective, près de soixante-dix ans après les règlements de 1669. Le manque de sources rend cette absence de mise en œuvre de la séparation en deux communautés difficile à expliquer. Le non-respect des règlements en 1737 peut être le signe de l’incapacité de l’administration à assurer concrètement leur exécution, de leur désuétude face à la réalité des pratiques, mais le plus probable cependant est que le contrôle de la qualité de la teinture s’est appliqué en priorité aux régions de production drapière les plus réputées, suivant l’objectif premier de la réglementation de préserver la solidité des étoffes les plus coûteuses. La porte aurait ainsi été laissée ouverte à des ajustements de la règle dans les régions estimées moins stratégiques pour la production drapière.

19Le mémoire des teinturiers de Romans, en Dauphiné, est plus explicite. Ceux-ci expliquent qu’ils utilisent le pied de bleu pour renforcer la solidité de couleurs de qualité moyenne. Les étoffes produites dans la région, destinées aux paysans et aux soldats, « vestes, culottes et parements », sont relativement solides grâce à l’usage de leur donner un pied de bleu et/ou de garance avant de les teindre dans les tons du petit teint : gris, cannelle, marron. Inversement, ils produisent des couleurs de bon teint : « bleu, vert, violet et rouge de garance », avivées avec le brésil, l’orseille et le bois d’inde pour réduire le coût de la teinture. En conséquence, les teinturiers demandent le maintien de l’indistinction entre petit et grand teint afin de pouvoir continuer à mêler les ingrédients des deux secteurs. Passer du côté du bon teint serait impossible car cela enchérirait beaucoup trop le coût de ces étoffes, compte tenu de leur qualité, et ferait perdre leurs débouchés aux fabricants de la région. Mais l’abandon de l’indigo, du pastel et de la garance signifierait de renoncer à deux avantages sur le marché : la solidité de leurs couleurs petit teint, et leur offre de couleurs aux nuances bon teint au prix rendu abordable par le recours aux bois de teinture et à l’orseille. Une argumentation similaire est développée par les fabricants de Limoux, près de Carcassonne, qui produisent des draps destinés à la fois au marché intérieur et à l’exportation vers le Levant. Ils limitent l’usage des ingrédients du bon teint pour soutenir la concurrence des draps anglais et hollandais, en employant la noix de galle, le bois de caillatour, la garance, le bois de brésil et de campêche, qui sont des colorants moins chers mais théoriquement réservés au petit teint [23].

20En 1669, les règlements devaient délimiter strictement le segment de la production de grand et bon teint afin de garantir la qualité des beaux draps destinés à l’exportation ou, en France, aux consommateurs les plus aisés, pour rivaliser avec les fameux draps d’Angleterre et des Provinces-Unies (notamment les laken de Leyde). Pour tout un ensemble de tissus de qualité moyenne, la délimitation stricte du segment de la production de grand et bon teint pose cependant problème, car elle empêche l’adéquation fine de la qualité des teintures à la qualité des étoffes. En voulant instituer une claire séparation entre grand et petit teint, pour mieux circonscrire et contrôler la qualité de la teinture des plus beaux draps, les règlements oublient de reconnaître l’existence d’un secteur en quelque sorte de « moyen teint », celui de draps de qualité moyenne, qui ne relèvent pas du secteur du luxe, mais sont cependant demandés par la clientèle bourgeoise des villes, et recherchés à l’exportation. Ils omettent aussi de tenir compte de la demande pour une couleur, le bleu, difficile à obtenir autrement que par la teinture au pastel ou à l’indigo, mais théoriquement réservée au bon teint par les règlements. Ce faisant, sont rejetés du côté du petit teint tout un ensemble de draps de qualité moyenne dont le prix est suffisamment élevé pour justifier le recours au pied de bleu, qui donne plus de solidité à la couleur, sans pour autant être de qualité supérieure. C’est ce dont convient Du Fay, inspecteur général des teintures, en réponse aux teinturiers de Limoux, quand il écrit que « c’est une grande question, […] que de savoir si l’on permettra le petit teint pour quelques couleurs des étoffes dont il s’agit qui sont en effet d’un trop bas prix pour qu’une augmentation de valeur puisse en intéresser le débit. Il n’y a aucune couleur qui ne se puisse faire en bon teint, mais il y en a que cela renchérit nécessairement, ainsi c’est sur quoi il faudra prendre un parti général [24]. » Rendre les couleurs « sortables » à la qualité des étoffes, pour reprendre le mot de l’Instruction de 1671, oblige à dépasser l’opposition ancienne entre la production de luxe et le reste des étoffes, traditionnellement fabriquées localement pour un marché de proximité ou autoconsommées dans les campagnes. Il faut désormais prendre en considération toute la gamme des étoffes de qualité intermédiaire qui sont, de plus en plus, mises sur le marché au 18e siècle [25].

21La frontière entre le bon et le petit teint apparaît ainsi brouillée par les pratiques des acteurs. Les teinturiers mêlent aux colorants du bon teint des bois de teinture ou de l’orseille pour diminuer le coût de la teinture [26], pratique généralement interprétée à travers le prisme de la fraude. Pour l’administration du commerce, un tel mélange de colorants est condamnable, trompant le consommateur sur la qualité de la teinture. Mais ce mélange des ingrédients du bon et du petit teint se fait également en sens inverse, c’est-à-dire vers le renforcement de la solidité des teintures proposées sur des étoffes de qualité intermédiaire, grâce au recours à des colorants théoriquement réservés au bon teint, comme l’indigo, ce qui ne représente pas de menace pour la réputation des draps de haut prix. Ce dernier point vient confirmer que le non-respect des règlements ne s’explique pas toujours en raison de pratiques qui abusent, sciemment ou non, le consommateur, mais aussi parfois par un ajustement nécessaire des teintures à la grande variété des tissus de laine produits dans le royaume. Cela a aussi pour conséquence d’élargir l’accès à une couleur, le bleu, normalement produite uniquement pour les plus belles étoffes de laine.

22L’étude du cas de l’indigo permet de vérifier la diffusion de cette dernière pratique au cours du siècle. La diffusion de l’indigo, normalement réservé au bon teint, dans la teinture des étoffes de moindre qualité, est mesurable quantitativement à partir d’une enquête plus tardive, réalisée alors que les règlements ne s’appliquent plus. Lancée le 21 frimaire an III (11 décembre 1794) par le Comité de salut public, elle offre un panorama global de la production lainière en France, précisant les laines et les drogues de teinture utilisées, le nombre d’ouvriers mobilisés, les types d’étoffes de laine fabriquées dans chaque district révolutionnaire [27].

Consommation d’indigo dans les districts révolutionnaires ayant donné une réponse chiffrée, en livres-poids (an III)

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Consommation d’indigo dans les districts révolutionnaires ayant donné une réponse chiffrée, en livres-poids (an III)

23Les districts qui consomment le plus d’indigo sont localisés dans les grandes régions drapières qui étaient traditionnellement celles du bon teint : le Languedoc (Lodève, Carcassonne), la Normandie (Rouen, Vire), Sedan, particulièrement réputé pour ses draps noirs et vert bouteille [28]. Des régions produisant des draps de qualité plus commune utilisent également l’indigo, autour de Châteauroux, Romorantin, Tours, dans les vallées du Rhône et de la Saône. Mais au-delà, l’indigo est aussi mentionné dans des régions où la production d’étoffes de laine est limitée : dans les anciennes généralités d’Ile-de-France et de Bourgogne, dans le Bourbonnais, la Marche, l’Angoumois, le Limousin. Dans l’Allier, par exemple, la production de serges, camelots, étamines et droguets, réalisée à partir de laines « communes grossières », « du pays », est surtout destinée à une consommation locale [29]. À Montmarault, « ce ne sont que les gens de la campagne qui se servent de ces étoffes, les gens de ville, les bons propriétaires et les fermiers emploient des étoffes de manufactures comme étant finies et celles dont se servent les gens de la campagne ne le sont pas on se contente de les dégraisser. » Ces laines sont teintes principalement avec des drogues qui appartenaient anciennement au petit teint : bois de brésil, bois d’inde, santal, sumac, noix de galle, auxquelles s’ajoutent de l’indigo et parfois de la garance, de la gaude, et même de la cochenille. Les consommations limitées d’indigo, à Cérilly, entre 80 et 120 livres par an, à Cusset, entre 80 et 100 livres, à Montluçon, moins de 10 livres, à Montmarault, 200 livres, au Donjon, 100 livres, témoignent de ce que le colorant était employé plus largement que sur les draps les plus fins, souvent en fonction de préférences locales. Ainsi à Évaux, dans la Creuse, « on ne se sert en général dans le district que de l’indigo, parce que l’habillement des gens de la campagne est de couleur bleue. » Les résultats de l’enquête révèlent, malgré tout, que les régions de la grande draperie restent les principales consommatrices d’indigo à la fin du 18e siècle. Cependant, au-delà de ce secteur du luxe, le colorant est désormais utilisé pour teindre des draps de qualité moyenne et, en plus petite quantité, des étoffes grossières de basse qualité. Sur le plan quantitatif, les pratiques correspondent donc assez bien à la répartition effectuée par les règlements un siècle plus tôt, mais la débordent pour concerner, dans une moindre mesure, des étoffes de moindre qualité.

24Cette diffusion est notamment permise par le recours à des techniques alternatives à la grande cuve, traditionnellement réservée aux teinturiers du bon teint, mêlant pastel et indigo, dont le montage exigeait une haute maîtrise technique, ce qui en faisait le chef d’œuvre nécessaire pour accéder à la maîtrise dans cet art. Les traités sur la teinture du 18e siècle évoquent ainsi d’autres types de cuve : la « cuve d’inde », sans pastel, employée de préférence dans les « petites fabriques », « pour les fabricants des campagnes », « dans l’économie rurale » [30] ; la cuve d’indigo à l’urine, utilisée par les petits teinturiers ou pour la teinture domestique [31]. Ces cuves, plus faciles à manier, ont ainsi probablement permis la diffusion de la teinture en bleu. Cette hypothèse est confirmée par l’enquête de l’an III. Dans de nombreux districts où l’indigo est employé, le pastel n’est pas mentionné : à Châteauroux, à Romorantin, grands centres de draperie de qualité moyenne, le seul colorant cité permettant d’obtenir le bleu est l’indigo. D’autres techniques de teinture, accessibles aux teinturiers du petit teint, permettent ainsi la diffusion de l’emploi de ce colorant, contribuant au perfectionnement général de la solidité des couleurs appliquées sur les étoffes de moyenne et basse qualité et à la diffusion de tons théoriquement réservés au bon teint, comme le bleu.

25Le cadre réglementaire dessine une séparation claire entre la teinture des plus beaux draps et les autres. Pourtant, les pratiques concrètes des teinturiers débordent de ce cadre. Étudier l’exemple de l’indigo, plutôt que celui des bois de teinture, permet de montrer que ces pratiques ne s’expliquent pas uniquement par la tentation de frauder sur la qualité des teintures dans la production de luxe. Elles correspondent aussi à l’existence d’un grand nombre de draps de qualité médiane pour lesquels il est jugé possible de mêler les ingrédients des deux teints, afin d’ajuster au mieux le coût de la coloration des étoffes à leur valeur exacte. Les nouveaux colorants, peu à peu intégrés dans les pratiques teinturières, autorisés par les règlements de 1737, ne permettent pas seulement de produire des tons fugitifs à bas coût. Une meilleure solidité des couleurs grâce au pied de bleu, pour des étoffes de moindre qualité, et plus spécifiquement, l’accès au bleu, sont aussi rendus possibles par le recours à la cuve d’inde, plus facilement maniable que les grandes cuves à fermentation du bon teint.

26Daniel Roche avait montré, dans La Culture des apparences, de quelles façons les repères qui fixaient l’ordre des apparences, au 18e siècle, étaient progressivement bousculés par l’essor des productions de qualité intermédiaire, la diffusion des modes, l’accès élargi au vêtement, la multiplication des couleurs. Faut-il, dans ce brouillage des frontières entre le bon et le petit teint, dans la multiplication des colorants utilisés par les teinturiers, en voir un autre témoignage ? Les résultats de notre étude permettent effectivement de constater un décalage entre ce qui est théoriquement annoncé par les règlements et les pratiques des teinturiers. En revanche, il paraît impossible de conclure à un réel déclin du respect des règlements, car nous ne disposons pas de sources comparables en début et en fin de période. Avant 1737, le mélange des ingrédients du bon et du petit teint est déjà attesté. Cette pratique s’explique par la fraude mais aussi par l’impossibilité d’appliquer à la lettre les règlements compte tenu de la variété des types d’étoffes produites dans le royaume. Sans doute la volonté de renforcer la compétitivité des draps français sur les marchés internationaux explique-t-elle la réactualisation des règlements en 1737 et l’envoi des inspecteurs des manufactures dans les villes du royaume pour en assurer l’application. Mais les contradictions d’une réglementation tournée vers le contrôle de la production des couleurs pour les étoffes de qualité supérieure, rejetant du côté du petit teint le reste de la production textile, apparaissent clairement à travers les plaintes des teinturiers de Nantes, Limoux et Romans. Ne pas tenir compte de la diversification des gammes de qualité des étoffes en 1737, conserver les repères de l’administration colbertienne de 1669, c’était rester attaché à une hiérarchie des apparences déjà dépassée par les pratiques des acteurs.


Date de mise en ligne : 30/07/2019

https://doi.org/10.3917/dhs.051.0141

Notes

  • [1]
    Daniel Roche, La Culture des apparences : une histoire du vêtement, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1989, p. 137 ; The Cambridge History of western Textiles, dir. David Jenkins, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • [2]
    Natural Dyestuffs and Industrial Culture in Europe, 1750-1880, dir. Robert Fox, Agustí Nieto-Galan, Canton, Science history publications, 1999 ; Agustí Nieto-Galan, Colouring textiles. A History of natural dyestuffs in industrial Europe, Dordrecht, Kluwer academic publ., 2001 ; Alexander Engel, Farben der Globalisierung. Die Entstehung moderner Märkte für Farbstoffe, 1500-1900, Francfort, Campus, 2009 ; Liliane Pérez, Catherine Verna, « La circulation des savoirs techniques du Moyen Age à l’époque moderne. Nouvelles approches et enjeux méthodologiques », Tracés, 16, 2009, p. 25-61.
  • [3]
    La valeur globale de la production textile en livres tournois, en France au 18e siècle, est estimée respectivement à 306 millions pour la toile, 249 millions pour la laine, 123 millions pour la soie et 93 millions pour le coton (Guillaume Daudin, Commerce et prospérité. La France au xviiie siècle, 2e édition, 2011, en ligne sur http://g.d.daudin.free.fr).
  • [4]
    Leslie Dupuis, Les Teinturiers à Paris au xviiie siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de Daniel Roche, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1998 ; Sarah Lowengard, The Creation of Color in Eighteenth-Century Europe. Sources, Materials, Techniques, Columbia University Press, 2006, en ligne sur http://www.gutenberge.org/lowengard/index.html.
  • [5]
    Philippe Minard, « Les formes de régulation du travail en France et en Angleterre au XVIIIe siècle : une enquête en cours », dans Le Travail, Les Cahiers de Framespa, 2, 2006. Les règlements, dans le secteur du textile, ont déjà fait l’objet d’études approfondies, mais la plupart du temps, les auteurs s’attachent à l’étude des règlements sur la longueur et la largeur des draps, sans s’attarder sur les règlements qui concernent la teinture.
  • [6]
    Cet article s’appuie sur les conclusions tirées de ma thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Dominique Margairaz : Les Marchés de l’indigo en France. Flux, acteurs, produits (xviie-xviiie siècles), manuscrit en cours de révision pour publication.
  • [7]
    Philippe Minard, La Fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.
  • [8]
    Recueil des reglemens generaux et particuliers concernant les manufactures et fabriques du royaume, vol.1, « Statuts, ordonnances et reglemens pour les teinturiers en grand et bon teint des draps, serges et autres étoffes de laine », août 1669, p. 343-367, et « Statuts et reglemens pour les teinturiers en soie, laine et fil », août 1669, p. 370-396, Paris, Imprimerie royale, 1730 (The Making of the Modern World, base de données en ligne, Gale Cengage learning) ; Instruction générale pour la teinture des laines de toutes couleurs, et pour la culture des drogues ou ingrédients qu’on y emploie, Paris, chez François Muguet, 1688, [1ère éd. 1671] (International Institute of Social History (Amsterdam), Fonds Bruyard, 1115). Les règlements de 1669 divisent la profession teinturière en trois catégories : dans la draperie, le grand et bon teint des draps, serges et étoffes de laine, le petit teint, et enfin, la soie, laine et fil. Cette dernière catégorie n’est pas étudiée dans le cadre de cet article. Cette division se maintient jusqu’en 1776, date à laquelle une catégorie générale englobant l’ensemble du secteur de la finition des étoffes est créée, rassemblant les trois communautés de teinturiers, les tondeurs et les foulons.
  • [9]
    P. Minard, La Fortune du colbertisme, éd. citée, p. 153-161.
  • [10]
    Instruction générale pour la teinture, Préambule, éd. citée, p. 4.
  • [11]
    Ibid., p. 8.
  • [12]
    Ibid., p. 29.
  • [13]
    Ibid., art. lxxi, p. 46.
  • [14]
    Ces étoffes doivent être de valeur inférieure à 40 sols l’aune, ou des étoffes de doublure (Règlements de 1669, art. xxx, p. 353). Ce seuil est ensuite révisé à la baisse en 1671 : le petit teint concerne les étoffes de valeur inférieure à 20 et les doublures de valeur inférieure à 30 sols l’aune (Instruction générale pour la teinture, art. lxxiv, éd. citée, p. 47).
  • [15]
    Instruction générale pour la teinture, art. lxxv et lxxvi, éd. citée, p. 48-49. La teinture de bourre consistait à récupérer des déchets de laine, produits lors de la finition des draps déjà teints en rouge, à en extraire le colorant et à le réutiliser. On obtenait alors des tons moins solides.
  • [16]
    Michel Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000.
  • [17]
    Jean-Yves Grenier, « Consommation et marché au xviiie siècle », Histoire et Mesure, 1995, vol. 10, p. 371-380 ; et du même auteur, L’Économie d’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 1996, chap. 2 : « Ordre et hiérarchie des marchandises ».
  • [18]
    Christine Lehman, « L’Art de la teinture à l’Académie royale des sciences au 18e siècle », Methodos [en ligne], n° 12, 2012.
  • [19]
    Le santal est importé d’Inde. Voir Dominique Cardon, Le Monde des teintures naturelles, Paris, Belin, 2014.
  • [20]
    Règlement de 1737, art. xcii, p. 24.
  • [21]
    Les principes du mercantilisme justifient la longue prohibition de certains colorants : il est vain de « nous épuiser d’argent pour acheter des Étrangers des drogues inutiles qui ne servent que pour falsifier nos couleurs », porte l’Instruction de 1671, qui justifie ainsi l’interdiction de l’emploi du brésil, « une couleur peu stable et étrangère […] qui tire beaucoup d’argent de la France » (Instruction générale pour la teinture, éd. citée, p. 4 et 25-26). Ils justifient aussi, inversement, la libéralisation de l’usage de certaines drogues de teinture. Celle de l’indigo, en 1737, s’explique ainsi partiellement par la possibilité d’un contrôle direct des approvisionnements : la France est alors devenue le principal fournisseur d’indigo de l’Europe, grâce à la production réalisée dans la partie française de l’île de Saint-Domingue : plus d’1,6 million de livres poids d’indigo est alors importé par an en moyenne dans les années 1730 (M. Martin, Les Marchés de l’indigo en France, thèse citée, p. 109-123).
  • [22]
    Archives départementales de Loire-Atlantique, C/397 : Rassemblement des jurés et maîtres teinturiers, pour vérifier qu’ils se sont conformés à l’ordonnance de 1737 portant séparation du corps en « grand teint » et « petit teint » pour la teinture des étoffes de laine ; Archives municipales de Nantes, HH/133 : Teinturiers. Objections contre l’application à Nantes de l’article 1er du règlement du 15 janvier 1737 qui sépare les teinturiers en deux communautés.
  • [23]
    Archives nationales (AN) F12 1331, Teintures. Classement par généralités (xviiie siècle) : Mémoire sur les teinturiers de Romans s’il est bon que la teinture y soit distinguée en bon teint et petit teint (sans date) ; Mémoire pour les fabricants de Limoux qui demandent un délai de dix mois pour l’exécution des règlements de 1737 concernant les teintures, 1737.
  • [24]
    AN F12 1331, 4 janvier 1738.
  • [25]
    Cette conclusion est aussi celle de Philippe Minard dans son analyse de la réglementation relative aux longueurs et largeurs des draps de laine (La Fortune du colbertisme, éd. citée, p. 285-286).
  • [26]
    On en trouvera un autre exemple dans Dominique Cardon, Mémoires de teinture : voyage dans le temps chez un maître des couleurs, Paris, CNRS Éditions, 2013.
  • [27]
    AN, F12 1344/1348. Des tableaux furent envoyés dans chaque district, pour être remplis par trois fabricants distincts. Chacun d’entre eux devait estimer la production totale du district. L’existence de trois tableaux devait ensuite permettre de croiser les informations et d’obtenir une image à peu près fiable de la production du district. Les tableaux manquent pour 8% des districts. Pour une présentation détaillée de la méthodologie d’analyse de l’enquête suivie dans cet article, voir M. Martin, Les Marchés de l’indigo en France, thèse citée, vol. 2, p. 46-51 et vol. 1, p. 148 pour une version modifiée de la carte reproduite ci-dessus. Voir aussi René Anchel, « Une enquête du Comité de Salut Public sur la draperie en l’an III », Bulletin d’histoire économique et sociale de la révolution française, 8, 1913, p. 371-389 ; Serge Chassagne, « L’industrie lainière en France à l’époque révolutionnaire et impériale, 1790-1810 », Voies nouvelles pour l’histoire de la révolution française, Gap, Louis Jean, 1978, p. 143-167.
  • [28]
    Gérard Gayot, Les Draps de Sedan, 1646-1870, Paris, EHESS, 1998.
  • [29]
    Tihomir Markovitch, Histoire des industries françaises. Les industries lainières de Colbert à la Révolution, Genève, Droz, 1976, p. 419-421.
  • [30]
    Jean Hellot, L’Art de la teinture des laines et des étoffes des laines, en grand et petit teint, avec une instruction sur les débouillis, Paris, Veuve Pissot, 1750 ; Homassel, Cours théorique et pratique sur l’art de la teinture en laine, soie, fil-coton, fabrique d’indienne en grand et petit teint, Paris, Courcier, an VII, p. 157. Il s’agit d’une cuve en cuivre, de plus faible contenance.
  • [31]
    D. Cardon, Le Monde des teintures naturelles, éd. citée, p. 343-344. Homassel cite l’exemple de bergères du Berry et de la Manche qui teindraient elles-mêmes la laine qu’elles filent à l’indigo et à l’urine dans des marmites de terre. La teinture à l’urine serait plus facile à exécuter, ne nécessitant pas de surveillance et d’ajout constant de substances pour maintenir le milieu alcalin (Cours théorique et pratique, éd. citée, p. 178).

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