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Article de revue

La philosophie de Leibniz au prisme de l’histoire intellectuelle chez Fontenelle et Jaucourt

Pages 471 à 489

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Anne-Lise Rey, « La figure du leibnizianisme dans les Institutions de Physique », dans Émilie Du Châtelet, Éclairage et documents nouveaux, Centre international d’étude du 18e siècle, Ferney-Voltaire, 2008, p. 231-242.
  • [2]
    Fontenelle, Éloge de M. Leibnitz, dans Œuvres complètes, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1994, p. 377-417 (désormais ÉL).
  • [3]
    Pratique à laquelle s’est tout particulièrement intéressé le colloque organisé à l’ENS de Lyon : Éloges de l’Académie royale des sciences, 1699-1740, org. Sophie Audidière et François Pépin, Lyon, 16-18 octobre 2014.
  • [4]
    Voir Sophie Audidière, « Une philosophie “conciliante, paisible et secrète” ? L’article leibnitzianisme de Diderot et L’Éloge de M. Leibnitz de Fontenelle », dans Leibniz et Diderot. Rencontres et transformations, dir. Christian Leduc, François Pépin, Anne-Lise Rey et Mitia Rioux-Beaulne, Paris, Vrin, 2015, p. 173-190.
  • [5]
    Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme, et l’origine du mal. Par M. Leibnitz. Nouvelle Édition [première édition : 1734, publiée sous le pseudonyme de L. de Neuville], Augmentée de l’Histoire et de la Vie et des ouvrages de l’Auteur, Par M. le Chevalier de Jaucourt, 2 tomes, Amsterdam, chez François Changuion, 1734. La Vie de Mr. Leibnitz (désormais VL) se trouve dans le premier tome.
  • [6]
    Une réédition en 1760 nous avertit que le texte « est un morceau connu depuis longtemps par le débit qu’il a eu, et par la traduction latine qu’on en a faite en Allemagne ». À notre connaissance, le texte a connu trois éditions : en 1734, 1747 et 1760.
  • [7]
    C’est ce genre de construction de la figure de Leibniz dans l’Éloge de Leibnitz que Sophie Audidière participe à mettre en évidence : « Or l’éloge est un genre – genre dont Fontenelle est d’ailleurs probablement le maître – porteur d’enjeux certes philosophiques et historiques mais aussi rhétoriques et institutionnels, qui engagent la personne et la fonction du secrétaire perpétuel parisien et informent son travail de compréhension et de restitution de l’œuvre du savant mort, a fortiori lorsque ce dernier est lui-même fondateur de l’Académie des sciences de Berlin et membre des Académies parisienne et londonienne » (« Une philosophie “conciliante, paisible et secrète” ? », art. cité, p. 174).
  • [8]
    François Pépin montre ainsi que l’histoire intellectuelle doit être considérée comme l’élément structurant de la Vie de Mr. Leibnitz : « Mais ces présences diffuses de l’histoire du savoir ne doivent pas être réduites à une sorte de décoration, ni même à la présentation d’un objet sur lequel les “vraies analyses” viendraient ensuite. Au contraire, l’histoire des sciences et de la philosophie organise le propos en permettant de circuler entre les objets et les savoirs. Présence diffuse donc, mais nullement secondaire » (François Pépin, « Jaucourt historien du savoir dans La vie de Mr. Leibnitz », dans Le Chevalier de Jaucourt, l’homme aux dix-sept milles articles, dir. Gilles Barroux et François Pépin, Société Diderot, Paris, 2015, p. 32).
  • [9]
    Martin Mulsow, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2009/1, p. 81-109.
  • [10]
    Ibid., p. 81.
  • [11]
    « Il faisait des extraits de tout ce qu’il lisait, et y ajoutait ses réflexions, après quoi il mettait tout cela à part, et ne le regardait plus. Sa mémoire, qui était admirable, ne se déchargeait point, comme à l’ordinaire des choses qui étaient écrites, mais seulement l’écriture avait été nécessaire pour les y graver à jamais » (ÉL, p. 415).
  • [12]
    On pense particulièrement à Condillac : voir Traité des systèmes, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1991, p. 85-123.
  • [13]
    Nous pensons particulièrement à l’usage des catégories de force vive et de force morte dans Le Rêve de d’Alembert de Diderot.
  • [14]
    Dans « Une philosophie “conciliante, paisible et secrète” ? », Sophie Audidière montre que si Fontenelle insiste largement sur l’esprit de conciliation leibnizien, Diderot, lui, insistera davantage sur les conflits et les oppositions qui permettent de situer Leibniz (art. cité, p. 184 et 190).
  • [15]
    « On trouvera d’autres particularités de sa métaphysique sur l’Espace, le Vide, les Atomes, le Naturel, le Surnaturel, la Liberté, dans un livre imprimé à Londres en 1717, qui contient les disputes qu’il a eu à soutenir sur ces matières avec l’illustre Samuel Clarke ; disputes qui commencèrent en 1715, et qui ne se terminèrent que par la mort de notre philosophe, au grand regret des spectateurs, qui y donnaient leur attention avec d’autant plus de plaisir que la contestation s’étendait d’avantage à mesure qu’elle s’animait » (VL, 140-141).
  • [16]
    Mogens Laerke définit l’attitude intellectuelle d’un auteur comme « le rapport pratique, réflexif et évaluatif, qu’adopte un intellectuel envers sa propre activité en tant qu’intellectuel. Une attitude intellectuelle s’exprime dans les règles et les obligations que cet intellectuel s’impose dans son propre travail, dans la conception qu’il se fait de ses propres capacités et limites, dans la confiance qu’il a dans ses propres jugements, enfin dans les évaluations qu’il propose de ses propres productions » (Mogens Laerke, Les Lumières de Leibniz. Controverses avec Huet, Bayle, Regis et More, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 80).
  • [17]
    Pour une étude complète de la modération leibnizienne, voir ibid., p. 98-104.
  • [18]
    Pour une étude précise de la dispute, on consultera Domenico Bertoloni Meli, Equivalence and priority : Newton versus Leibniz, Oxford/Toronto, Oxford University Press, 1993.
  • [19]
    Accusation lancée par un proche de Newton, Jean Keil.
  • [20]
    Voltaire, Éléments de philosophie tirés de Mr. De Newton et de quelques autres, Dresde, George Conrad Walther, 1749.
  • [21]
    Fontenelle rapproche particulièrement Descartes et Leibniz dans le fait que tous les deux se posent (de manière indue) la question de l’union de l’âme et du corps : « Si tous les deux succombent aux objections, il faudrait, ce qui serait bien pénible aux philosophes, qu’ils renonçassent à se tourmenter de l’union de l’âme et du corps. M. Descartes et M. Leibniz les justifieront de n’en plus chercher le secret » (ÉL, 404).
  • [22]
    Voir par exemple La Mettrie, Abrégé des systèmes, dans Œuvres philosophiques, Amsdertam, 1753.
  • [23]
    Voir chez Diderot la reprise déjà évoquée du couple force vive / force morte.
  • [24]
    François Pépin exprime déjà une telle conclusion pour le cas particulier du texte de Jaucourt : « Jaucourt me semble donc davantage constituer un moment intéressant dans la diffusion des divers aspects de la pensée leibnizienne que dans celle de l’érection d’un leibnizianisme doctrinal » (« Jaucourt historien du savoir dans La Vie de Mr. Leibnitz », art. cité, p. 57).

1 La référence au nom de Leibniz est fréquente au 18e siècle. Pourtant, elle procède la plupart du temps par détours. Par exemple, lorsqu’Émilie du Châtelet, dans ses Institutions de physique, invoque Leibniz, elle en donne une interprétation largement tributaire de Wolff [1]. Se mêlent ainsi à la lecture des textes leibniziens des interprétations issues de sources secondaires, celles-ci supplantant et remplaçant même parfois celle-là. Or, on trouve, parmi ces sources secondaires, l’Éloge de M. Leibnitz par Fontenelle et la Vie de Mr. Leibnitz, du chevalier de Jaucourt, deux textes appartenant respectivement aux genres épidictique et biographique.

2 L’Éloge de M. Leibnitz[2] est un modèle de la pratique institutionnelle de l’éloge dans les académies du 18e siècle [3]. Jalon capital pour la réception du penseur de Hanovre, il inspire très largement Diderot pour son article sur Leibniz dans l’Encyclopédie. Ce dernier va en effet jusqu’à recopier des passages entiers du texte fontenellien [4]. De la même manière, la Vie de Mr. Leibnitz[5], biographie donnée par Jaucourt en préambule d’un des textes disponibles à l’époque, les Essais de théodicée, a connu une importante diffusion [6]. Or, ces deux textes ne procèdent pas, pour ainsi dire, conceptuellement : il ne s’agit ni de commentaires du texte leibnizien, ni d’exposés théoriques de sa pensée. Pourtant, la philosophie de Leibniz, particulièrement sa philosophie naturelle et sa métaphysique, y sont traitées et présentées. Il s’agit donc de se questionner sur le mode de présence de ces éléments théoriques. La philosophie leibnizienne y est abordée par le filtre du genre épidictique ou du genre biographique. Par exemple, l’éloge institutionnel tel qu’il est pratiqué par Fontenelle est gros de présupposés rhétoriques, politiques ou scientifiques : les modalités de ce type de discours à valeur laudative imposent, non pas seulement de présenter de manière objective la vie du savant dont on fait l’éloge, mais bien d’inscrire l’auteur loué dans une histoire scientifique en construction [7]. Le type-même de discours informe la compréhension de la figure du savant mort, en la replaçant dans le cadre de l’institution de l’Académie Royale des sciences et de son projet. De même, le texte de Jaucourt, revendiquant pour sa part une intention biographique, procède de façon historique. Concrètement, c’est toujours via une histoire intellectuelle [8] reconstituée que les éléments philosophiques de leibnizianisme sont présentés. Éloge et biographie abordent la philosophie de Leibniz via une histoire intellectuelle, celle-ci fonctionnant dès lors comme un prisme, c’est-à-dire comme l’instrument à travers lequel peuvent être saisis sous un nouvel angle les éléments de la pensée leibnizienne. Comme tout prisme, éloge et biographie réfractent ces éléments d’une certaine manière, en fonction ici de leur genre propre. Ils offrent dès lors au lecteur une version originale de la philosophie de Leibniz. S’intéresser au fonctionnement prismatique des deux textes que sont l’Éloge et la Vie de Mr. Leibnitz, c’est se donner les moyens de considérer la philosophie de Leibniz dans une (ou plusieurs) de ses réfractions possibles. Comment les genres dont relèvent ces deux textes fournissent-ils des voies d’accès à la philosophie leibnizienne ?

3 Pour répondre à cette question, nous proposons la catégorie de « constellations d’auteurs ». Le terme de « constellation » est emprunté à Martin Muslow [9] (qui retravaille lui-même le concept de « constellations philosophiques » de Dieter Henrich). Pour Muslow, une constellation philosophique est « un ensemble dense de personnes, idées, théories, problèmes ou documents en interaction les uns avec les autres », en vertu de quoi « seule l’analyse de cet ensemble, et non celle de ses composantes isolées, rend possible la compréhension des effets philosophiques et du devenir philosophique de ces personnes, idées et théories [10] ». Cependant, nous l’entendrons pour notre part comme une construction textuelle qui sert à situer un auteur en l’intégrant à une tradition. C’est donc moins un groupe historiquement repérable de personnes qu’un dispositif du texte visant le rapprochement de différents auteurs. Ainsi, le prisme de l’histoire intellectuelle, commun aux deux textes, permet l’intégration de Leibniz à des traditions savantes et philosophiques (des constellations d’auteurs) qui éclairent en retour sa pensée du fait même de cette intégration. Sur la base de cette construction de constellations, on se propose de repérer à quelles constellations Leibniz se trouve intégré, desquelles il se trouve exclu, et quelles interprétations de sa philosophie en découlent.

L’intégration de Leibniz à des constellations d’auteurs

La constellation d’auteurs à la base de la construction de l’histoire intellectuelle chez Fontenelle et Jaucourt

4 Fontenelle comme Jaucourt prétendent moins exposer conceptuellement la pensée leibnizienne que rendre compte de l’apport de Leibniz dans les différents domaines scientifiques de son temps. En témoigne la décomposition à laquelle entend procéder Fontenelle (que reprendra Jaucourt, quoique dans un ordre différent) : « du seul M. Leibniz nous ferons plusieurs savants » (ÉL, 378), nous avertit-il avant de présenter Leibniz en poète, en historien, en philosophe, en mathématicien, en métaphysicien et enfin en théologien. C’est à ce titre que nous parlons d’une histoire intellectuelle, en tant que la philosophie de Leibniz n’est qu’une des facettes par lesquelles on accède à l’auteur. Comment se déterminent ces figures possibles de Leibniz ? Prenons l’exemple de la caractérisation de Leibniz comme historien. Bien sûr, la mention des ouvrages publiés est un des points centraux et, chez Fontenelle comme chez Jaucourt, on s’attarde longuement sur la présentation du Scriptorum brunsvicensia illustrantium. Mais un autre dispositif est à l’œuvre, particulièrement chez Jaucourt :

5

Ainsi l’on doit être fort redevable au travail de M. Leibniz en ce genre, et en général aux travaux de tous les habiles gens qui ont couru comme lui la même carrière d’une manière distinguée ; tels que sont Mrs. Dupuy, le P. Mabillon, les PP. Martenne, Durand, et quelques autres de cette volée.
[VL, 75]

6 La liste d’auteurs apparaît comme un bon moyen de comprendre le projet de Leibniz historien, parce qu’elle l’intègre à une tradition. Lister, mentionner le nom de Leibniz parmi une suite d’autres noms, c’est supposer entre tous ces auteurs une communauté de projet et de domaine. Le texte rend compte du fait que Leibniz est historien en dressant une liste des historiens avec lesquels il entre en dialogue.

7 À la base de la possibilité d’énumérer les auteurs, se trouve la possibilité de les regrouper. Une constellation, dans notre sens, procède par regroupement de plusieurs auteurs selon l’identification de certaines caractéristiques communes : par exemple, Fontenelle définit les métaphysiciens par leur tendance généraliste et universaliste. Ainsi « [Leibniz] était métaphysicien, et c’était une chose presqu’impossible qu’il ne le fût pas » parce qu’« il avait l’esprit trop universel » (ÉL, 403). Ici, c’est le qualificatif « métaphysicien » qui sert à la construction d’une constellation et permet l’intégration de plusieurs auteurs sous une catégorie commune. Le point capital est alors que les genres de l’éloge et de la biographie, proposant moins une analyse conceptuelle de la philosophie de Leibniz qu’une histoire intellectuelle de sa vie, en passent par la construction de constellations pour rendre compte de cette philosophie. Ainsi le regroupement, la catégorisation d’un auteur au sein d’une constellation produit un effet en retour sur la compréhension de cet auteur. C’est donc en repérant avec qui il se trouve lié, c’est-à-dire en identifiant les constellations qu’il intègre, qu’on pourra saisir comment sont construites des interprétations de la philosophie de Leibniz dans le contexte précis de l’éloge et de la biographie.

Leibniz et la communauté des savants

8 L’Éloge produit d’abord l’intégration de Leibniz à la communauté des savants. Il n’est pas anodin que Fontenelle entame son discours par la mention de la précocité de Leibniz, insistant sur les formidables capacités de lecture du jeune homme. D’emblée, ce-dernier est présenté comme érudit, c’est-à-dire intégré à l’ensemble de la tradition savante européenne, ayant hérité d’« une grande bibliothèque » grâce à laquelle il lit « avec ordre, poètes, orateurs, historiens, jurisconsultes, philosophes, mathématiciens, théologiens » (ÉL, 377). L’hyperbole de l’énumération des différents domaines auxquels s’applique l’intérêt du jeune Leibniz se présente en même temps comme l’énumération des faits d’armes d’un héros en devenir. Ce type de procédé rhétorique est constant dans l’ensemble de l’Éloge, où Fontenelle expose aux lecteurs les merveilles du jeune philosophe, génie inégalable : « Cette lecture universelle et très assidue, jointe à un grand génie naturel, le fit devenir tout ce qu’il avait lu. Pareil en quelque sorte aux Anciens qui avaient l’adresse de mener jusqu’à huit chevaux attelés de front, il mena de front toutes les Sciences » (ibid.). La comparaison ne passera pas inaperçue aux lecteurs futurs de l’Éloge : elle est citée par Jaucourt (VL, 130), puis reprise par Diderot dans Leibnitzianisme, ou philosophie de Leibniz. Le portrait de Leibniz en génie passe par l’énumération des qualités rendues extraordinaires par le style encomiastique, qui font de lui, dès le plus jeune âge, un grand scientifique. La même logique est à l’œuvre lorsqu’est mentionné le « commerce de lettres prodigieux » (ÉL, 416) entretenu par Leibniz, ainsi que lorsque Fontenelle évoque avec admiration sa méthode de travail et son « admirable mémoire [11] ». La constellation très générale des savants à laquelle est intégré Leibniz est autant tradition historique que communauté de correspondants. À la différence de Muslow, il ne nous apparaît pas nécessaire que la constellation regroupe des individus contemporains les uns des autres : si le génie de Leibniz est remarquable, c’est tout autant parce qu’il correspond avec ses contemporains que parce qu’il lit les Anciens.

9 Or, cette intégration à la constellation très générale des savants produit déjà une certaine interprétation de la philosophie de Leibniz, ou du moins de l’esprit qui anime celle-ci. Ainsi la lecture universelle du jeune Leibniz correspond-elle, sur le plan philosophique, à un esprit de conciliation : après avoir constaté que « M. Leibniz avait tiré ce fruit de la grande lecture, qu’il en avait l’esprit plus exercé à recevoir toutes sortes d’idées » (ÉL, 390-391), Fontenelle mentionne ainsi son ambition de concilier philosophie aristotélicienne et philosophie corpusculaire : « Ce n’est pas qu’il ne regardât la philosophie corpusculaire ou mécanique comme la seule légitime, mais on n’est pas cartésien pour cela, et il prétendait que le véritable Aristote, et non pas celui des scolastiques, n’avait pas connu d’autre philosophie. C’est par-là qu’il fait la réconciliation » (ÉL, 391). L’enchaînement des deux remarques illustre comment la dimension biographique, traitée spécialement sous la modalité de l’éloge chez Fontenelle, fonde des considérations concernant la philosophie naturelle de Leibniz : c’est l’esprit universel acquis par la lecture qui permet à Leibniz de sortir de l’opposition, courante à l’époque, entre Descartes et Aristote. La conciliation, caractéristique de l’œuvre leibnizienne selon Fontenelle, trouve son principe, non dans des positions théoriques, mais dans une certaine complexion d’esprit formée par une habitude de travail.

10 L’intégration de Leibniz à la constellation très élargie et encore très indéterminée des savants conditionne la possibilité d’identifier des constellations plus précises. C’est sur le fond de cette appartenance à une communauté scientifique que peut ensuite s’affiner l’intégration. Les différentes constellations se trouvent ainsi dans des rapports hiérarchiques déterminés. À la suite de Fontenelle qui insiste sur les lectures du jeune Leibniz, Jaucourt l’intègre non plus seulement à la large catégorie des savants, mais à la constellation particulière des philosophes :

11

Il faut encore convenir qu’une des sciences que M. Leibnitz cultiva davantage, fut la philosophie, cette noble science qui forme le jugement […]. M. Leibnitz s’y attacha dès sa jeunesse et choisit pour l’objet constant de ses lectures philosophiques, celles des œuvres de Platon, d’Aristote et de Descartes.
[VL, 133-134]

12 Deux mécanismes textuels permettent ici d’intégrer Leibniz à la classe des philosophes. D’une part, on repère une nouvelle fois un effet de liste : le nom de Leibniz se trouve inscrit parmi les grands noms de la philosophie. D’autre part, cette intégration se fait, non par l’analyse conceptuelle mais par la mention d’éléments biographiques, en l’occurrence les capacités de lecture du jeune Leibniz. En combinant ces deux éléments, on comprend que le texte de Jaucourt accumule les auteurs de la même manière que Leibniz accumule les lectures étant enfant. Or, en procédant de la sorte à la construction de la constellation des philosophes à laquelle Leibniz appartient, Jaucourt reconstruit aussi les orientations majeures de sa pensée ; ainsi ces lectures précoces informent-elles directement le travail philosophique de Leibniz, car « c’est chez eux [Platon, Aristote et Descartes] qu’il a puisé des Projets vastes sur les Arts et les Sciences, et je pense aussi trop de goût pour les Systèmes » (VL, 135). Il peut paraître évident qu’un auteur se construise au contact des philosophes qu’il lit ; mais il est significatif que Jaucourt fasse de Leibniz, un constructeur de système – idée reprise par le 18e siècle philosophique [12] – et ce à partir de considérations biographiques. Le discours biographique fonctionne ici comme une médiation et une voie d’accès à l’interprétation de la pensée leibnizienne comme système. C’est en considérant les lectures du jeune Leibniz, et par là en reconstruisant la constellation d’auteurs dans laquelle il s’intègre, que Jaucourt aborde le caractère systématique de la philosophie leibnizienne.

Une intégration particulière : Leibniz et Aristote

13 Si nous poursuivons l’affinage des constellations successives auxquelles Leibniz se trouve intégré, on trouve, après l’intégration générale à la communauté des savants, après l’intégration au cercle des philosophes, sans surprise, l’intégration de Leibniz à des traditions philosophiques précises. Nous souhaiterions ici insister particulièrement sur le rapprochement opéré par Fontenelle et par Jaucourt entre la philosophie naturelle leibnizienne et la tradition aristotélicienne.

14 Leibniz grandit en effet dans un contexte philosophique marqué par l’opposition du mécanisme issu de Descartes et de la philosophie aristotélicienne. Tout du moins Jaucourt présente-t-il ainsi les options théoriques qui s’offrent au jeune Leibniz sous la forme d’une alternative entre deux positions irréconciliables :

15

La philosophie entrait pour une des principales parties dans le système de M. Leibnitz sur la réunion des sciences ; mais on était alors fort partagé sur le choix des deux maîtres qu’on devait suivre, Aristote ou Descartes. Il fallait opter pour l’un ou pour l’autre. Leurs Disciples travaillaient à se conquérir, et à procurer à leur maître la gloire de la Monarchie universelle, dont heureusement le temps est aujourd’hui passé pour les philosophes, aussi bien que pour les rois.
[VL, 43]

16 Aristote, d’un côté, Descartes de l’autre, sont les deux pôles réciproquement exclusifs qui organisent la philosophie de la nature durant la jeunesse de Leibniz. L’opposition est à ce point structurante qu’elle semble imposer un choix unilatéral : choisir la voie cartésienne, c’est renoncer à Aristote, et inversement. Tout se passe donc comme si l’interprétation de la philosophie leibnizienne devait en passer par l’intégration préalable à une des deux branches de l’alternative. Certes, en vertu de l’esprit de conciliation déjà identifié, Jaucourt note l’impossibilité d’une telle intégration unilatérale et constante : Leibniz ne fait pas un choix entre Aristote et Descartes, mais « combin[e] leurs accords et leurs défauts, leurs imperfections et les moyens d’y suppléer » (VL, 43). Néanmoins, on peut repérer, dans ce travail de combinaison, des rapprochements ponctuels qui informent la compréhension de la philosophie naturelle leibnizienne. C’est exemplairement le cas de la dynamique telle que l’a construite Leibniz, comprise dans la continuité de l’hylémorphisme aristotélicien en ce qu’elle permettrait d’intégrer le mouvement à la matière.

17 Fontenelle notait déjà que Leibniz, en philosophie naturelle, « ose parler avantageusement d’Aristote, quoique ce fût une mode assez générale que de le décrier, et presque un titre d’esprit. Il va même jusqu’à dire qu’il approuve plus de choses dans ses Ouvrages que dans ceux de Descartes » (ÉL, 391). Une filiation est par ailleurs clairement établie dans l’Éloge entre la force leibnizienne, la forme substantielle des scolastiques et l’entéléchie aristotélicienne :

18

[Leibniz] était venu à croire que pour découvrir l’essence de la matière, il fallait aller au-delà de l’étendue, et y concevoir une certaine force qui n’est plus une simple grandeur géométrique. C’est la fameuse et obscure entéléchie d’Aristote, dont les Scolastiques ont fait les formes substantielles, et toute substance a une force selon sa nature. Celle de la matière est double ; une tendance naturelle au mouvement, et une résistance au mouvement imprimé d’ailleurs. Un corps peut paraître en repos, parce que l’effort qu’il fait pour se mouvoir est réprimé et contre-balancé par les corps environnants ; mais il n’est jamais réellement ou absolument en repos, parce qu’il n’est jamais sans cet effort pour se mouvoir.
[ÉL, 392]

19 On voit donc qu’une fois encore c’est l’intégration de la physique leibnizienne à une tradition précise de la philosophie naturelle qui permet l’interprétation de celle-ci. Fontenelle procède ici moins par analyse conceptuelle ou exposition dogmatique de la dynamique leibnizienne que par rapprochement et association. C’est seulement dans le cadre d’une histoire intellectuelle qui intègre différentes traditions que les thèses proprement leibniziennes prennent sens. La dynamique nouvelle (que Fontenelle nomme « science des forces ») est interprétée selon l’hylémorphisme aristotélicien ainsi qu’en rupture avec le mécanisme cartésien. Leibniz est ainsi un contradicteur de Descartes pour autant qu’il est un continuateur d’Aristote et de la tradition aristotélicienne sur le point précis de la question du mouvement. Noter les affinités entre Leibniz et Aristote, via la philosophie scolastique, c’est, dans l’imaginaire philosophique du début du 18e siècle, proposer de facto une opposition avec Descartes. C’est même réintégrer plus largement la critique locale opérée par Leibniz du mécanisme cartésien à un schéma global mettant en scène le combat de deux traditions : d’un côté Leibniz, Aristote et les scolastiques, de l’autre les cartésiens : « Il fut fort attaqué par les cartésiens, surtout par MM. l’Abbé Catelan et Papin. Il répondit avec vigueur : cependant il ne paraît pas que son sentiment ait prévalu ; la matière est demeurée sans force, du moins active, et l’Entéléchie sans application et sans usage. Si M. Leibnitz ne l’a pas rétablie, il n’y a guère d’apparence qu’elle se relève jamais » (ÉL, 393).

20 On pourrait, au vu des futurs développements de la dynamique en science, du matérialisme en philosophie qui fera un usage important, caché certes mais réel, des principes du mouvement de Leibniz [13], dire que le jugement de Fontenelle paraît quelque peu précipité. Cependant, un tel ton péremptoire marque bien la prégnance des catégories que définissent les deux traditions sur l’esprit de Fontenelle ; que l’une doive triompher de l’autre, cela signifie aussi que les deux branches de l’alternative sont irréconciliables. On voit ainsi que, à propos de la science du mouvement, la manière dont Fontenelle rend compte des traditions auxquelles Leibniz peut ou non se rallier, empêche en réalité toute conciliation. Ne convient-il pas de rapporter ce résultat au genre même de l’éloge qui procède par la mise au jour d’une histoire intellectuelle, c’est-à-dire par la construction successive de constellations d’auteurs auxquels Leibniz est intégré, et par là de celles auxquels il se trouve opposé ? L’opposition entre Leibniz et les cartésiens prend sens à partir de la construction de deux constellations concurrentes : de ce point de vue, la physique leibnizienne peut se présenter comme une réelle alternative à la physique cartésienne. Fontenelle refuse certes la validité d’un tel usage, auquel il préfère la cohérence du mécanisme issu de Descartes. Mais il construit la possibilité, pour les futurs lecteurs de l’Éloge, de voir en Leibniz une alternative à Descartes. Or, cette possibilité est construite par le rapprochement de Leibniz et de la tradition aristotélicienne. Ce positionnement était certes assumé par Leibniz lui-même, de son vivant, mais il devient surtout, pour Fontenelle comme pour Jaucourt, le prisme par lequel la physique leibnizienne prend désormais sens. C’est moins en exposant les grandes catégories de la dynamique qu’en la replaçant dans l’histoire de la philosophie naturelle que celle-ci devient compréhensible. La filiation offre ici le moyen de la compréhension.

Leibniz et ses oppositions

Une histoire intellectuelle conflictuelle

21 Comme toute intégration à une certaine constellation, celle de Leibniz à la tradition aristotélicienne sur la question du mouvement exclut le philosophe de Hanovre d’autres constellations, en l’occurrence de celle que Fontenelle désigne par le qualificatif « cartésiens ». On peut ainsi tout autant faire une liste des constellations auxquelles Leibniz s’intègre effectivement qu’une liste des auteurs auxquels il se trouve opposé. De ce dernier point de vue, Jaucourt semble donner plus d’importance à la conflictualité dans sa construction de l’histoire intellectuelle. Fontenelle ne se refuse certes pas à opposer les auteurs, mais il envisage toujours in fine la conciliation des doctrines opposées [14], même lorsqu’il ne juge pas cette conciliation possible de fait.

22 Chez Fontenelle comme chez Jaucourt, la forme principale d’opposition est la dispute, c’est-à-dire la confrontation publique et historique entre deux savants ou deux groupes de savants. Il est à cet égard significatif que Fontenelle, au travers d’un conseil de lecture, fasse de la correspondance entre Leibniz et Clarke un des moyens d’accès privilégié à la métaphysique leibnizienne :

23

On trouvera un assez grand détail de la Métaphysique de M. Leibniz dans un livre imprimé à Londres en 1717. C’est une dispute commencée en 1715 entre lui et le fameux Clarke, et qui n’a été terminée que par la mort de M. Leibnitz. Il s’agit entre eux de l’Espace et du Temps, du Vide, des Atomes, du Naturel et du Surnaturel, de la Liberté, etc. Car heureusement pour le public la contestation en s’échauffant venait toujours à embrasser plus de terrain. Les deux savants adversaires devenaient plus forts à proportion l’un de l’autre, et les spectateurs qu’on accuse d’être cruels, seront fort excusables de regretter que ce combat soit si tôt fini ; on eût vu le bout des matières, ou qu’elles n’ont point de bout.
[ÉL, 405]

24 Ce passage est d’autant plus éclairant que Jaucourt le reprendra sous une forme équivalente dix-sept ans plus tard [15]. Tout se passe donc comme si les rapports d’opposition concrets dans lesquels est entré Leibniz constituaient la médiation nécessaire pour la compréhension de sa métaphysique. La dispute n’est donc pas seulement mentionnée à pure fin biographique, mais elle participe au processus d’interprétation de l’œuvre de Leibniz. Jaucourt n’appliquera pas cette méthode de lecture à la seule correspondance avec Clarke, mais en fera un principe constant d’accès à la métaphysique de Leibniz, celle-ci se révélant dans les polémiques historiques concrètes :

25

Aussi paraît-il qu’il était tel [métaphysicien], par son Ouvrage de la Théodicée, par ses disputes avec M. Bayle, M. Arnaud, le P. Dom François Lamy Benedictin, M. Clarcke, et enfin par divers morceaux qu’il a semés ça et là dans les journaux de l’Europe, selon la coutume, et qu’on peut regarder comme des échantillons d’une nouvelle Métaphysique qu’il avait projetée.
[VL, 136]

26 Ainsi, l’échantillonnage des textes leibniziens disponibles pour Jaucourt a pour résultat leur ressaisie, non pas au travers d’une exposition théorique et systématique, mais à travers l’étude des conflits intellectuels dans lesquels ils s’insèrent. Ce sont des rapports d’exclusion et d’opposition qui permettent de cerner la pensée de Leibniz, par démarcations successives bien plus que par analyse conceptuelle. L’exposition des principes de cette pensée, pour eux-mêmes, ne sera opérée par Jaucourt qu’à la suite des considérations historiques. On ne s’étonne pas dès lors que le biographe s’attarde, lorsqu’il présente les Essais de Théodicée, à prouver que le texte est une réponse à Bayle. La Théodicée est en effet pour Jaucourt un point nodal autour duquel s’organisent différentes constellations, selon que Leibniz s’y intègre ou s’en exclut, en même temps que l’ouvrage constitue le moment d’expression des rapports de conflictualité dans lesquels s’inscrit sa métaphysique :

27

Personne n’ignore, pour peu qu’il soit encore au fait de ce qui s’est passé dans la République des Lettres, que des savants illustres, tels que M. l’Abbé Foucher, le R. P. Lami bénédictin, M. Bayle, M. Samuel Clarcke, M. Nicolas Hartzoeker, M. George Ernest Stahl, etc. ont combattu fortement divers principes que M. Leibnitz établit dans la Théodicée […]. Au reste, quoique M. Leibnitz ait eu de grands adversaires, il a aussi trouvé des défenseurs et des partisans zélés ; il me suffira de nommer M. Wolff, M. Herman, M Bulffinger, M. Thumig, M. Hanschius, etc. dont on peut consulter les ouvrages, qu’on indique ici.
[VL, 124-125]

28 L’usage du vocabulaire guerrier n’est pas anodin en ce qu’il permet de dévoiler les fondements de l’histoire intellectuelle sous-jacente : une liste d’auteurs s’oppose dans le texte à une autre liste, comme dans l’histoire s’opposent les « adversaires » et les « défenseurs » d’une doctrine. La construction de constellations est le moyen textuel de rendre compte de cette opposition historique.

29 Notons qu’en insistant sur le caractère conflictuel et polémique des textes philosophiques leibniziens, Jaucourt s’éloigne de Leibniz lui-même et de son rapport général à la république des lettres. Mogens Laerke a bien montré, dans Les Lumières de Leibniz, comment « l’attitude intellectuelle [16] » fondamentale par laquelle Leibniz entre en rapport avec ses contemporains est celle de la modération, c’est-à-dire une attitude passive qui consiste à « ne pas condamner précipitamment, [et à] être, pour ainsi dire, à l’écoute », en même temps qu’une attitude active qui vise, par un ensemble de pratiques et de règles de communication, à réguler les échanges de manière à les orienter vers la construction commune d’une vérité [17]. Sans remettre en cause cette interprétation de l’attitude intellectuelle propre à Leibniz, on notera que, comme biographe, Jaucourt insiste beaucoup moins sur la fin poursuivie par Leibniz lorsqu’il s’oppose à un autre auteur (la construction d’une vérité commune) que sur la conflictualité effective qui fournit, par l’histoire des oppositions, des voies d’accès à sa philosophie. Ainsi Jaucourt se pose-t-il peu la question de « l’éthique de la communication » de Leibniz. Sa biographie se présente plus comme le compte-rendu des oppositions concrètes qui marquent la vie du philosophe que comme la mise au jour d’un quelconque ethos intellectuel. En fait, les attitudes (au sens défini par Mogens Laerke) des protagonistes qui motivent leur entrée en controverse (ici compris au sens large d’une confrontation d’idées ou d’interprétations sur un même sujet) et expliquent leur manière de controverser ne sont pas pour Jaucourt des objets sur lesquels la biographie s’arrête. Pour le genre adopté par La Vie de M. Leibnitz, est première, du point de vue de l’analyse, l’opposition elle-même et non pas l’attitude par laquelle on s’oppose. On voit que la biographie telle qu’elle est pratiquée par Jaucourt repose sur le présupposé d’une histoire intellectuelle conflictuelle dont les oppositions concrètes et historiquement identifiables constituent les points de repère principaux.

La métaphysique leibnizienne comme arme dans la controverse contre Newton

30 L’une des modalités particulières de l’opposition entre deux auteurs ou des constellations d’auteurs est la restitution d’une dispute scientifique. Par dispute, nous entendons la confrontation publique de deux auteurs ou de deux groupes d’auteurs par laquelle se donne à voir concrètement, dans le cours de l’histoire scientifique, leur opposition. Nos deux textes s’attardent en effet longuement sur la dispute concernant la priorité de l’invention du calcul infinitésimal. A priori, cette question touchant à l’histoire des mathématiques, ne fraye aucun passage vers la philosophie de Leibniz. Mais de même que les oppositions de savants sont, en même temps qu’un passage obligé de l’exercice de la biographie ou de l’éloge, le moyen d’appliquer au texte leibnizien des catégories qui en permettent la lecture, la restitution de la dispute recèle elle aussi des enjeux philosophiques. Dans la manière dont ils rapportent cette controverse, Fontenelle et Jaucourt fournissent déjà un cadre pour l’interprétation de la philosophie de Leibniz.

31 On rappellera rapidement qu’au début des années 1700, certains scientifiques proches de Newton accusent Leibniz de plagiat. Ce dernier aurait en effet emprunté et développé la méthode des fluxions de Newton, en changeant les noms et les symboles et en s’attribuant l’invention, qui est absolument décisive dans l’histoire des mathématiques puisqu’elle correspond en fait à l’élaboration du calcul différentiel et du calcul intégral [18]. À première vue, une telle dispute revient à trancher une question simple : Leibniz a-t-il emprunté à Newton la méthode des fluxions dans l’élaboration de son propre calcul ? Pourtant, la Vie de Leibnitz nous apprend que la question, relevant strictement de l’histoire des mathématiques, déborde largement sur d’autres terrains. Jaucourt nous montre en effet comment on peut, à partir de la dispute, comprendre le principe d’oppositions philosophiques plus profondes. Ce n’est ainsi pas un hasard s’il mentionne, au cours du très long compte rendu qu’il donne de l’affaire, que la querelle gagne de l’ampleur au fil du temps, tant par son intensité que par les thèmes qui servent à l’alimenter :

32

Non content de ces plaintes, M. Leibniz s’ouvre une carrière plus vaste à la critique, il se jette sur la mathématique d’Angleterre, qu’il traite de commune et de superficielle ; sur la métaphysique, qu’il qualifie de bornée, a narrow one, mais surtout sur la philosophie de M. Newton. Il critique ses sentiments sur la gravité, sur le vide, sur l’intervention de Dieu pour la conservation des créatures, sur les atomes. Il l’accuse de ramener les qualités occultes des scolastiques, ou de supposer perpétuellement des miracles.
[VL, 172]

33 Ainsi la dispute quant à la priorité de l’invention du calcul débouche-t-elle sur l’établissement d’une opposition entre des thèses métaphysiques. La biographie de Jaucourt remarque le passage entre le domaine des querelles institutionnelles et le domaine des oppositions philosophiques. On comprend désormais à nouveau frais l’idée mentionnée ci-dessus selon laquelle c’est dans la correspondance entre Leibniz et Clarke que s’opère l’exposé le plus net de la métaphysique leibnizienne : la correspondance est elle-même l’une des facettes d’une opposition systématique et plus générale (au sens où elle concerne différents domaines du savoir) entre la figure de Leibniz et celle de Newton. En fait, il faut comprendre leur opposition, en philosophie naturelle et en métaphysique, comme la continuation et l’amplification d’une dispute entamée par l’accusation de plagiat [19]. Ici se dévoile nettement comment le genre propre de la biographie inscrit la philosophie de Leibniz au cœur d’une histoire intellectuelle et comment cette dernière constitue la voie d’accès à la première : c’est par la considération de l’accusation de plagiat que la biographie fraye un passage vers la compréhension d’un texte aussi capital que la correspondance entre Leibniz et Clarke. Il ne s’agirait donc pas de distinguer dans le texte de Jaucourt entre ce qui relève de la philosophie et ce qui relèverait au contraire d’éléments nonphilosophiques, mais bien d’affirmer que le genre biographique produit une imbrication inextricable de ces éléments, et que c’est seulement par cette imbrication que des lectures philosophiques de Leibniz sont préparées. Ces lectures consistent d’abord en des positionnements relatifs de la pensée leibnizienne par rapport à d’autres auteurs.

34 Cependant, il n’en reste pas moins que la dispute métaphysique, quoi qu’elle renvoie pour Jaucourt à la querelle plus générale de Leibniz et de Newton, y joue un rôle précis. À cet égard, il faut insister sur le fait que Jaucourt envisage le déplacement de la dispute, par Leibniz, sur le terrain métaphysique, comme le recours à une arme pour l’emporter dans le combat d’idées. Ainsi rapporte-t-il la réponse de Newton à l’attaque de Leibniz :

35

[Newton répond] Que M. Leibnitz met un nouveau prétexte en usage pour éviter de répondre, quand il dit, qu’il ne veut pas que les Anglais ayent le plaisir de le voir répondre à leurs petites raisons. Et que cependant pour donner le change, il tâche de l’engager lui Newton dans des disputes philosophiques, et lui propose des problèmes à résoudre qui n’ont aucun rapport à la dispute. Que si on voulait aussi par représailles examiner sa philosophie, il ne serait pas difficile d’en voir le faible, d’en montrer les erreurs, comme par exemple, de ses idées sur les miracles, sur les qualités occultes, sur l’âme, sur l’harmonie préétablie, et sur d’autres articles qui ne regardaient point la question dont il s’agissait entre eux.
[VL, 172]

36 Deux expressions sont ici intéressantes : la dispute philosophique est un moyen particulier de « donner le change » à la dispute plus générale entreprise dans le domaine de l’histoire des mathématiques ; de même, consentir à déplacer la discussion sur le terrain philosophique est une manière de « représailles », c’est-à-dire une façon de répondre à une attaque préalable. Tout se passe donc dans cette réponse comme si l’examen philosophique était identifié comme une arme parmi d’autres pouvant être mobilisée dans la dispute. Les thèses et concepts métaphysiques leibniziens sont envisagés comme des instruments participants d’un combat plus général. On ne s’étonnera pas de retrouver, dans la liste des points philosophiques problématiques relevés par Leibniz et Newton sur lesquels la discussion pourrait s’engager, les thèmes qui fourniront quelques années plus tard le matériau de la correspondance philosophique entre Leibniz et Clarke. Jaucourt montre clairement comment cette discussion philosophique est une continuation d’une dispute qui dépasse largement le cadre de la philosophie.

37 Ainsi, de même que l’intégration de Leibniz à la constellation de la tradition aristotélicienne permettait de donner un sens à sa philosophie naturelle, de même l’opposition de Leibniz à une certaine constellation, à savoir celle de Newton, de Clarke et de ceux que Jaucourt appelle les « mathématiciens d’Angleterre » (VL, 147), nous fournit déjà des éléments pour comprendre sa métaphysique. Derrière l’histoire d’une dispute se cache la structuration du texte leibnizien selon les auteurs auxquels il est censé s’opposer. Comme si la figure de Leibniz construite chez les auteurs du 18e siècle, qui sera souvent opposée à celle de Newton, par exemple chez Voltaire [20], trouvait son origine dans une histoire mêlant des concepts mais aussi des enjeux personnels, politiques et académiques. Ainsi, si la dispute ne correspond pas directement à l’opposition de deux philosophies, elle offre néanmoins les assises sur lesquelles une telle opposition peut reposer en construisant des schémas applicables à l’histoire de la philosophie : l’opposition des figures de Leibniz et de Newton fonctionne comme un moule réutilisable lorsqu’il s’agit de produire un schéma de l’histoire philosophique récente et d’y intégrer la philosophie leibnizienne.

38 Les genres particuliers de l’Éloge et de la Vie de Leibniz procèdent par la construction d’une histoire intellectuelle qui fonctionne comme le prisme à travers lequel un accès à la philosophie leibnizienne est ouvert. Intégration et opposition sont les mécanismes qui, combinés, permettent une première approche de la philosophie de Leibniz.

39 L’intérêt de tels textes repose précisément dans ce qu’ils n’ont pas la prétention de proposer des lectures systématiques et unilatérales de la philosophie leibnizienne. Comme les constellations sont des constructions mouvantes auxquelles Leibniz peut être tour à tour intégré puis opposé, les textes auxquels nous avons affaire admettent plutôt une pluralité de lectures possibles. Exemplairement, Leibniz peut, comme nous l’avons vu, être intégré à la tradition aristotélicienne, contre Descartes, sur la question précise du mouvement ; mais il peut aussi, par ailleurs, intégrer avec Descartes la constellation des « métaphysiciens [21] ». Dès lors, les auteurs du 18e siècle, lecteurs de Fontenelle et de Jaucourt, peuvent tout à la fois se montrer extrêmement sévères avec certaines thèses leibniziennes, comme l’immatérialité de l’âme ou l’harmonie préétablie [22], tout en réinvestissant des aspects entiers de sa philosophie naturelle [23]. Dans l’histoire de la réception de Leibniz, la médiation que ces deux textes opèrent consiste moins en une exégèse rigoureuse du texte leibnizien qu’en une ouverture de celui-ci à une pluralité de lectures possibles [24]. L’historien de la philosophie confronté à l’Éloge de M. Leibnitz et à la Vie de Mr. Leibnitz découvre plusieurs histoires de la réception de Leibniz. Peut-être, à partir de ces réflexions, comprend-on qu’on ne doit pas, dans le 18e siècle philosophique, rechercher un leibnizianisme, mais plusieurs.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Anne-Lise Rey, « La figure du leibnizianisme dans les Institutions de Physique », dans Émilie Du Châtelet, Éclairage et documents nouveaux, Centre international d’étude du 18e siècle, Ferney-Voltaire, 2008, p. 231-242.
  • [2]
    Fontenelle, Éloge de M. Leibnitz, dans Œuvres complètes, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1994, p. 377-417 (désormais ÉL).
  • [3]
    Pratique à laquelle s’est tout particulièrement intéressé le colloque organisé à l’ENS de Lyon : Éloges de l’Académie royale des sciences, 1699-1740, org. Sophie Audidière et François Pépin, Lyon, 16-18 octobre 2014.
  • [4]
    Voir Sophie Audidière, « Une philosophie “conciliante, paisible et secrète” ? L’article leibnitzianisme de Diderot et L’Éloge de M. Leibnitz de Fontenelle », dans Leibniz et Diderot. Rencontres et transformations, dir. Christian Leduc, François Pépin, Anne-Lise Rey et Mitia Rioux-Beaulne, Paris, Vrin, 2015, p. 173-190.
  • [5]
    Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme, et l’origine du mal. Par M. Leibnitz. Nouvelle Édition [première édition : 1734, publiée sous le pseudonyme de L. de Neuville], Augmentée de l’Histoire et de la Vie et des ouvrages de l’Auteur, Par M. le Chevalier de Jaucourt, 2 tomes, Amsterdam, chez François Changuion, 1734. La Vie de Mr. Leibnitz (désormais VL) se trouve dans le premier tome.
  • [6]
    Une réédition en 1760 nous avertit que le texte « est un morceau connu depuis longtemps par le débit qu’il a eu, et par la traduction latine qu’on en a faite en Allemagne ». À notre connaissance, le texte a connu trois éditions : en 1734, 1747 et 1760.
  • [7]
    C’est ce genre de construction de la figure de Leibniz dans l’Éloge de Leibnitz que Sophie Audidière participe à mettre en évidence : « Or l’éloge est un genre – genre dont Fontenelle est d’ailleurs probablement le maître – porteur d’enjeux certes philosophiques et historiques mais aussi rhétoriques et institutionnels, qui engagent la personne et la fonction du secrétaire perpétuel parisien et informent son travail de compréhension et de restitution de l’œuvre du savant mort, a fortiori lorsque ce dernier est lui-même fondateur de l’Académie des sciences de Berlin et membre des Académies parisienne et londonienne » (« Une philosophie “conciliante, paisible et secrète” ? », art. cité, p. 174).
  • [8]
    François Pépin montre ainsi que l’histoire intellectuelle doit être considérée comme l’élément structurant de la Vie de Mr. Leibnitz : « Mais ces présences diffuses de l’histoire du savoir ne doivent pas être réduites à une sorte de décoration, ni même à la présentation d’un objet sur lequel les “vraies analyses” viendraient ensuite. Au contraire, l’histoire des sciences et de la philosophie organise le propos en permettant de circuler entre les objets et les savoirs. Présence diffuse donc, mais nullement secondaire » (François Pépin, « Jaucourt historien du savoir dans La vie de Mr. Leibnitz », dans Le Chevalier de Jaucourt, l’homme aux dix-sept milles articles, dir. Gilles Barroux et François Pépin, Société Diderot, Paris, 2015, p. 32).
  • [9]
    Martin Mulsow, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2009/1, p. 81-109.
  • [10]
    Ibid., p. 81.
  • [11]
    « Il faisait des extraits de tout ce qu’il lisait, et y ajoutait ses réflexions, après quoi il mettait tout cela à part, et ne le regardait plus. Sa mémoire, qui était admirable, ne se déchargeait point, comme à l’ordinaire des choses qui étaient écrites, mais seulement l’écriture avait été nécessaire pour les y graver à jamais » (ÉL, p. 415).
  • [12]
    On pense particulièrement à Condillac : voir Traité des systèmes, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1991, p. 85-123.
  • [13]
    Nous pensons particulièrement à l’usage des catégories de force vive et de force morte dans Le Rêve de d’Alembert de Diderot.
  • [14]
    Dans « Une philosophie “conciliante, paisible et secrète” ? », Sophie Audidière montre que si Fontenelle insiste largement sur l’esprit de conciliation leibnizien, Diderot, lui, insistera davantage sur les conflits et les oppositions qui permettent de situer Leibniz (art. cité, p. 184 et 190).
  • [15]
    « On trouvera d’autres particularités de sa métaphysique sur l’Espace, le Vide, les Atomes, le Naturel, le Surnaturel, la Liberté, dans un livre imprimé à Londres en 1717, qui contient les disputes qu’il a eu à soutenir sur ces matières avec l’illustre Samuel Clarke ; disputes qui commencèrent en 1715, et qui ne se terminèrent que par la mort de notre philosophe, au grand regret des spectateurs, qui y donnaient leur attention avec d’autant plus de plaisir que la contestation s’étendait d’avantage à mesure qu’elle s’animait » (VL, 140-141).
  • [16]
    Mogens Laerke définit l’attitude intellectuelle d’un auteur comme « le rapport pratique, réflexif et évaluatif, qu’adopte un intellectuel envers sa propre activité en tant qu’intellectuel. Une attitude intellectuelle s’exprime dans les règles et les obligations que cet intellectuel s’impose dans son propre travail, dans la conception qu’il se fait de ses propres capacités et limites, dans la confiance qu’il a dans ses propres jugements, enfin dans les évaluations qu’il propose de ses propres productions » (Mogens Laerke, Les Lumières de Leibniz. Controverses avec Huet, Bayle, Regis et More, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 80).
  • [17]
    Pour une étude complète de la modération leibnizienne, voir ibid., p. 98-104.
  • [18]
    Pour une étude précise de la dispute, on consultera Domenico Bertoloni Meli, Equivalence and priority : Newton versus Leibniz, Oxford/Toronto, Oxford University Press, 1993.
  • [19]
    Accusation lancée par un proche de Newton, Jean Keil.
  • [20]
    Voltaire, Éléments de philosophie tirés de Mr. De Newton et de quelques autres, Dresde, George Conrad Walther, 1749.
  • [21]
    Fontenelle rapproche particulièrement Descartes et Leibniz dans le fait que tous les deux se posent (de manière indue) la question de l’union de l’âme et du corps : « Si tous les deux succombent aux objections, il faudrait, ce qui serait bien pénible aux philosophes, qu’ils renonçassent à se tourmenter de l’union de l’âme et du corps. M. Descartes et M. Leibniz les justifieront de n’en plus chercher le secret » (ÉL, 404).
  • [22]
    Voir par exemple La Mettrie, Abrégé des systèmes, dans Œuvres philosophiques, Amsdertam, 1753.
  • [23]
    Voir chez Diderot la reprise déjà évoquée du couple force vive / force morte.
  • [24]
    François Pépin exprime déjà une telle conclusion pour le cas particulier du texte de Jaucourt : « Jaucourt me semble donc davantage constituer un moment intéressant dans la diffusion des divers aspects de la pensée leibnizienne que dans celle de l’érection d’un leibnizianisme doctrinal » (« Jaucourt historien du savoir dans La Vie de Mr. Leibnitz », art. cité, p. 57).
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