Notes
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[1]
Il sera fait ici référence à la version de 1777 et non de 1812. Dominique Vivant Denon, Point de lendemain (version de 1777), dans Point de lendemain, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, 1995, p. 71-104.
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[2]
Eva Fontana parle de la « recherche d’un plaisir total » dans « Un esempio estremo di conte libertino : Point de lendemain », Saggi e ricerche di letteratura francese, n° 9, Pise, Bulzoni, 1968, p. 238.
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[3]
Ce qu’explique Thomas Kavanagh dans « Writing of no consequence : Vivant Denon’s Point de lendemain », dans Enlightenment and the shadows of chance : the novel and the culture of gambling in eighteenth-century France, Baltimore, John Hopkins University Press, 1993, p. 185-197.
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[4]
L’expression, faisant référence à la fois aux idées sensualistes de Condillac et aux théories matérialistes de La Mettrie (notamment sur sa notion d’« hommemachine ») est de Raymond Trousson, dans son introduction à Point de lendemain, dans Romans libertins du dix-huitième siècle, éd. Raymond Trousson, Paris, Laffont, 1993, p. 1289-1313, ici p. 1296.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Georges Poulet, Études sur le temps humain, 4 vol., Paris, Plon, 1949-1768.
-
[7]
La Nuit merveilleuse, ou Le Nec plus ultra du plaisir (vers 1790) est le titre d’une version pornographique et anonyme de Point de lendemain. Voir Point de lendemain, suivi de La Nuit merveilleuse, éd. Paul Emmanuel Auguste Poulet-Malassis et Jean-Jacques Pauvert, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 61-113.
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[8]
Sur cette ubiquité d’un matérialisme résolument pluriel au siècle des Lumières, voir le numéro spécial de Dix-huitième siècle, « Le Matérialisme des Lumières » (n° 24, Paris, PUF, 1992), et en particulier la présentation du volume par Olivier Bloch et Charles Porset, p. 5-10.
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[9]
Caroline Warman souligne ce continuum en utilisant l’expression « sensationalist materialism » (« un matérialisme sensualiste ») pour désigner les idées (matérialistes certes mais inspirées d’abord par les théories de Locke puis de Condillac sur la sensation) dominant la philosophie du second dix-huitième siècle, dans Sade : from materialism to pornography, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 21.
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[10]
C’est ce qu’explique notamment le baron d’Holbach dans son Système de la nature (1770) : « Nous savons que l’homme dans toutes ses actions tend à se rendre heureux ».
-
[11]
Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations (1754), dans Œuvres philosophiques de Condillac, éd. Georges Le Roy, Paris, Presses Universitaires de France, 1947, t. 1, p. 219-319, ici p. 271.
-
[12]
1746 serait la date de publication de la première version de ce texte connu également sous les titres de L’École de la Volupté et de L’Art de jouir (il s’agit en fait de versions moins développées de La Volupté). Sur l’histoire de cette œuvre, voir l’introduction d’Ann Thomson à son édition de textes de La Mettrie : De la volupté, Paris, Desjonquères, 1996.
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[13]
Julien Offroy de La Mettrie, La Volupté (1746), dans La Mettrie, Œuvres philosophiques, Paris, Berlin, Charles Tutot, 1796, t. 3, p. 15-91, ici p. 52-53.
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[14]
Comme le note Jean-Paul Enthoven dans « Pour Vivant Denon », dans Les Enfants de Saturne, Paris, Grasset, 1996, p. 155-173, ici p. 159.
-
[15]
« Le boudoir fait parade d’une facticité outrée » (Roman Wald Lasowski, « D’un désir l’autre », Revue des sciences humaines, n° 182 :4, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1981, p. 115-126, ici p. 117). Voir aussi Lloyd R. Free, « Point of view and narrative space in Vivant Denon’s Point de lendemain », SVEC, n° 163, Oxford, Voltaire Foundation, 1976, p. 89-115.
-
[16]
Sur les illusions de l’espace, voir Sjef Houppermans, « La description dans Point de lendemain de Vivant Denon », dans Description – Écriture – Peinture, dir. Yvette Went-Daoust, CRIN, n° 17, Groningen, Institut de langues romanes, 1987, p. 36-47, ici p. 38.
-
[17]
Condillac, ouvr. cité, p. 229.
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[18]
Ibid.
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[19]
Ibid.
-
[20]
Sur l’effet du silence dans l’intrigue comme dans la narration, voir Giuliana Toso Rodinis, « Point de lendemain et la suggestion du silence », dans Vivant Denon. Colloque de Chalon-sur-Saône, dir. Francis Claudon et Bernard Bailly, Chalon-sur-Saône, Comité Vivant Denon, 2001, p. 127-145.
-
[21]
Talent dont Milan Kundera déplore la disparition dans La Lenteur (1990), Paris, Gallimard, 1995.
-
[22]
Condillac, ouvr. cité, p. 237.
-
[23]
Poulet, ouvr. cité, p. 30.
-
[24]
Michel Delon, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachette, 2000, p. 83.
-
[25]
Ovide, L’Art d’aimer, II, 717-718.
-
[26]
Suellen Diaconoff écrit qu’ici « la description est la narration », dans « The Representation of desire in Vivant Denon and Watteau », Romance quaterly, n° 34 :1, Abingdon, Routledge, 1987, p. 259-274, ici p. 266.
-
[27]
Poulet, ouvr. cité, p. 27.
-
[28]
Denon, franc-maçon (il devint membre de la loge de La Parfaite Réunion, Orient de Paris, et de l’Ordre Sacré des Sophisiens), reprend des symboles des rituels maçonniques, depuis l’initiation de l’impétrant jusqu’à la cérémonie d’élévation au grade de maître : le passage par le cabinet des réflexions, la déambulation dans l’obscurité, la mise au tombeau et la mort symbolique. Enfin (sinon surtout), l’amour dénué de possessivité auquel Damon est initié par Mme de T… n’est pas sans rappeler l’idéal d’amour fraternel des Francs-Maçons. Sur la Franc-Maçonnerie de Denon, voir Philippe Sollers, Le Cavalier du Louvre : Vivant Denon, 1747-1825, Paris, Plon, 1995 (notamment p. 17).
-
[29]
James A. Steintrager souligne les doutes autour du plaisir de Mme de T… dans « “Are you there yet ?” : libertinage and the semantics of the orgasm », Differences, n° 11 :2, Durham (NC), Duke University Press, 1999, p. 22-52.
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[30]
C’est bien sûr le sujet du conte libertin La Petite Maison (1758) de Jean-François de Bastide et de l’essai Le Génie de l’architecture, ou L’Analogie de cet art avec nos sensations (1780) de Nicolas Le Camus de Mézières. Voir aussi R. G. Saisselin, « The Space of seduction in the eighteenth-century French novel and architecture », SVEC, n° 319, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 417-431.
-
[31]
Julien Offroy de La Mettrie, L’Homme-machine (1748), éd. Paul-Laurent Assoun, Paris, Denoël/Gonthier, 1981, p.135.
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[32]
Ibid., p. 152.
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[33]
Ibid., p. 193.
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[34]
La Mettrie lui-même n’hésitait pas à emprunter au style précieux et à toute une imagerie rococo pour disserter du plaisir physique notamment dans La Volupté. À ce sujet, voir Ann Thomson, « L’Art de jouir de La Mettrie à Sade », dans Aimer en France, 1760-1860 : actes du Colloque international de Clermont-Ferrand, dir. Paul Viallaneix et Jean Ehrard, Clermont-Ferrand, Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1980, t. 2, p. 315-322.
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[35]
Sur cette « réduction » à la mécanique des sens, voir Catherine Cusset « Lieux du désir, désir du lieu dans Point de lendemain de Vivant Denon », dans Faire cattleya au dix-huitième siècle : lieux et objets du roman libertin, dir. Jean-Marie Goulemot et Benoît Mélançon, Études françaises, n° 32, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1996, p. 33-40, ici p. 40.
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[36]
Catherine Cusset voit dans cette absence soulignée (et donc ironique) de morale l’épitomé de la décence libertine qui refuse de faire intervenir morale et gravité dans des plaisirs dont la légèreté garantit le caractère inoffensif. Voir « A lesson of decency : pleasure and reality in Vivant Denon’s No tomorrow », dans The Libertine Reader : eroticism and Enlightenment in eighteenth-century France, dir. Michael Feher, Cambridge (MA), MIT Press, 1997, p. 722-731. Anne Richardot notera que « [l]a galanterie expire déjà dans des râles de machines », dans « Point de lendemain : le crépuscule de la galanterie », SVEC, n° 358, Oxford, Voltaire Foundation, 1997, p. 247-256.
1Point de lendemain (1777) [1] de Dominique Vivant Denon raconte en quelques pages l’impromptu libertin d’une nuit d’été. Cette liaison éphémère entre le narrateur Damon et l’experte mais décente Mme de T… est tout de suite placée sous le signe du temps suspendu : que ces plaisirs soient sans lendemain, qu’ils se dérobent à la course normale du temps. Mais n’y voyons pas une volonté de retenir la nuit. Le couple inventé par Denon n’est pas un couple romantique tourmenté par l’arrivée du matin. Point de lendemain décrit la rencontre de deux instincts à la recherche d’une plénitude sensuelle [2] qui remplirait l’ennui et le silence de cette nuit et qui, au passage, affranchirait – illusoirement – les amants de la règle arbitraire de Chronos. Ce n’est pas la durée objective de leur tête-à-tête qu’ils cherchent à prolonger ; c’est leur champ d’expérience qu’ils s’efforcent de dilater au-delà de toute limite.
2Le titre de ce nocturne libertin annonce clairement le désir d’abstraire la volupté de la temporalité normale des événements. Bien sûr, Point de lendemain fait d’abord référence au pacte de discrétion passé entre Damon et Mme de T…. Leur tête-à-tête clandestin, ils se le promettent, n’aura ni suite ni conséquence [3]. L’injonction « point de lendemain » concerne donc en premier lieu la volonté de s’émanciper des limites imposées par la société. Cependant, l’enjeu des présentes pages est de montrer qu’au-delà de ces considérations mondaines, Point de lendemain serait en fait un conte existentiel dont le titre doit aussi s’interpréter comme une allusion à la volonté de s’affranchir des limites imposées cette fois par la condition humaine, notamment vis-à-vis de la temporalité. Ensemble, et grâce aux sensations érotiques de cette nuit, les deux amants inventés par Denon parviennent à savourer l’illusion de s’être élevés au-dessus du passage du temps. Certes, le lieu commun du temps suspendu dans les plaisirs évoque d’abord le désir de se délecter du moindre instant agréable. Pourtant, il s’agira ici d’envisager ce topos comme la parabole libertine d’une nouvelle expérience du temps et de l’existence au siècle des Lumières, en relisant Point de lendemain à travers le prisme de « la philosophie sensualiste et mécaniste [4] » avec laquelle Denon « a des affinités [5] » de même que, visiblement, les personnages de son conte.
3Comme le montre Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain [6], les progrès de la raison au dix-huitième siècle, en libérant les esprits, leur avaient aussi ôté, pour le meilleur ou pour le pire, la notion rassurante d’une vie après la mort ou d’un telos donnant à l’existence une origine et un sens. Le temps écoulé n’allait jamais revenir, et l’éternité autrefois promise était pour toujours perdue comme autant de préjugés obscurantistes. La vie se révélait alors terriblement courte, limitée et menacée par le néant. Cependant, la nouvelle philosophie des Lumières, bercée des théories dites « sensualistes » d’un Condillac (elles-mêmes inspirées de l’empirisme de Locke) puis des thèses résolument matérialistes d’un d’Holbach ou d’un La Mettrie, offrait en même temps un rempart contre ces nouvelles angoisses. Les sensations sont désormais envisagées comme autant de moyens pour l’homme et la femme des Lumières de re-capturer la certitude d’exister. Le cogito cartésien est détourné en un credo sensualiste : « je sens donc je suis ». Plus de vérité transcendante ou a priori selon ce système, mais une entière dépendance à l’égard de la sensation pour se sentir vivant comme pour saisir la réalité qui nous entoure. Toute connaissance, toute notion, nous vient des sens. La notion de temps, en particulier, devient absolument relative à l’individu sensible. Rapide ou lent, éternel ou nul, court ou long, le temps se transforme au gré des impressions faites sur les sens.
4C’est pourquoi nous parlerons ici d’une lecture « sensualiste » de Point de lendemain, afin de mieux mettre en exergue le rôle central accordé aux sensations dans l’appréhension de la réalité (notamment la réalité temporelle) par les deux protagonistes du conte. L’expression « sensualiste » (ou « sensualisme ») a également l’avantage d’évoquer, par proximité lexicale, la sensualité qui est bien le sujet de ce texte et l’enjeu de cette « nuit merveilleuse [7] ». Pourtant, pour faire référence à ces théories sur la sensation, on parle aujourd’hui moins du « sensualisme » que des « matérialismes » (au pluriel) du siècle des Lumières [8]. Les thèses matérialistes de La Mettrie, comme celles de d’Holbach ou de Diderot, germaient déjà en effet dans l’empirisme de Locke ou dans le sensualisme de Condillac, et se retrouvent jusque dans le phénoménisme de Hume [9]. De la notion sensualiste que la réalité – qu’elle soit intime ou extérieure, celle du soi ou du monde – ne peut être appréhendée que par les sens, les penseurs dits « matérialistes » en déduisirent la matérialité de l’âme : les idées ne seraient que le résultat quasi-mécanique d’une synthèse de sensations physiques. Seuls existent le moment présent et la réalité de la matière. De telles théories articulent philosophie des Lumières et libertinage puisqu’elles revendiquent un plaisir émancipé du carcan du péché. L’homme et la femme seraient des machines animées par le désir tout naturel de volupté [10].
5Si Point de lendemain reprend bien – comme il se doit pour un conte libertin – cette conception éclairée du plaisir, ce sont surtout ses reprises des théories de Condillac sur l’expérience de la temporalité (depuis le rythme du passage du temps jusqu’aux notions de durée et d’éternité) dans son Traité des sensations (1754) qui interpellent et font la singularité de ce texte. Point de lendemain articule – sans pour autant les confondre – ces thèses condillaciennes ou « sensualistes » sur la sensation comme source de toute conscience (de soi et du monde) avec celles lamettriennes ou « matérialistes » sur le corps-machine et ses différents « ressorts » sensoriels. Nous verrons en effet dans un premier temps qu’en manipulant savamment leurs sensations (et donc leur imagination), Damon et Mme de T… se font non seulement les maîtres du passage du temps (qu’ils font passer rapidement ou lentement, qu’ils oublient ou qu’ils suspendent) ; ils font même l’expérience, dans un deuxième temps, des notions d’éternité ou d’infini. Celles-ci ne sont donc plus l’apanage d’une transcendance divine : comme nous l’expliquerons enfin, elles sont bien au contraire désormais incarnées dans la matière sensible du corps humain.
6Point de lendemain n’est pas une nouvelle mélancolique déplorant l’impuissance de l’Homme face à sa finitude. C’est un conte libertin joyeusement bercé de philosophie sensualiste et matérialiste, célébrant entre autres le pouvoir qu’a l’homme de jouir de l’illusion de maîtriser le cours du temps. Or, l’illusion suffit parfois au bonheur. Dans le Traité des sensations, Condillac décrit les délices imaginaires d’une statue devenue sensible. Son imagination, chargée d’interpréter la réalité en fonction des impressions sensorielles reçues, peut la tromper en perfectionnant les données objectives de la réalité : « [L’imagination] procure des jouissances, qui à certains égards l’emportent sur la réalité même : car elle ne manque pas de supposer dans les objets dont elle fait jouir, toutes les qualités qu’on désire y trouver [11]. » Le matérialiste La Mettrie montre les avantages érotiques à tirer de ce pouvoir de l’imagination. Dans son essai La Volupté (1746) [12], l’ultime jouissance accorde une place cruciale aux illusions : « la volupté veut être recherchée plus loin. Elle nous manquerait souvent, si nous ne l’attendions que des sens. S’ils lui sont nécessaires, ils ne lui suffisent pas, il faut que l’imagination supplée à ce qui leur manque [13]. » L’idée cartésienne de sens trompeurs s’est ainsi quelque peu délestée de ses connotations négatives. S’il n’y a ni vérité innée ni vérité absolue et que nous ne pouvons appréhender la réalité qu’à travers nos sensations, et puisque l’imagination a un tel pouvoir sur notre entendement, il devient possible, tout simplement, de rechercher certaines expériences sensorielles afin de jouir d’illusions agréables. C’est ce que nous observons vis-à-vis du temps dans Point de lendemain.
7Le récit débute à l’Opéra, emblème des illusions divertissantes. Le lecteur est prévenu dès le début : dans ce nocturne libertin, on est moins dupé que séduit par les illusions ; on va même à la recherche de celles qui embelliront la réalité [14]. Les faits bruts du désir sexuel par exemple seront métamorphosés en volupté par la mascarade des décences mondaines qui transforme les personnes en « personnage[s] » (99) et brouille identités et motivations. Damon est-il réellement ingénu ? Mme de T… contrôle-t-elle en fait toute l’aventure ? Que doit vraiment cette nuit au hasard ? Peu importe, pourvu que l’effet des artifices soit charmant. À l’Opéra d’où Mme de T… enlève notre narrateur succède le domaine de son mari, décor lui aussi caractérisé par ses leurres délicieux. Damon et Mme de T… visiteront tour à tour la nature artificielle du jardin, puis un pavillon fictivement ouvert par la chance, et enfin, au cœur du château, un cabinet rococo où tout est illusion, art, et artifice, pour le plus grand délice des deux visiteurs qui viennent y finir leur nuit [15]. La nuit elle-même, phénomène naturel s’il en est, déploie ses artifices « voluptueux » (76) [16] : « La nuit était superbe : elle laissait entrevoir les objets, et semblait ne les voiler que pour donner plus d’essor à l’imagination » (78). Les ténèbres invitent l’imagination à saturer la réalité de fantasmes : « à travers le crêpe transparent d’une belle nuit d’été, notre imagination faisait, d’une île qui était devant notre pavillon, un lieu enchanté » (87). Ainsi, la notion d’illusion n’est pas dépréciée par les protagonistes de Point de lendemain, bien au contraire. Ils lui devront leur volupté cette nuit. Or, l’illusion qu’ils recherchent le plus ardemment est celle du temps suspendu : point de lendemain ni de passé non plus, donc aucunes limites, qu’elles soient morales ou existentielles. Ces hédonistes peuvent être tout entiers à leurs plaisirs.
8Paradoxalement, pour suspendre le temps, c’est-à-dire pour rendre son passage insensible, il faut le faire passer vite. Tuer le temps, c’est ne laisser aucune prise à l’ennui que Condillac décrit comme un état « désagréable », « malheureux » voire « insupportable » s’il dure, « aussi accablant que la douleur [17] ». Mais « les sentiments agréables [18] » sont autant de moyens de se soustraire à ce vide qui plane sur l’homme et la femme des Lumières comme une menace. Le plaisir soulage du « poids de l’ennui [19] ». Subtilement, l’angoisse du vide se laisse deviner derrière les plaisirs recherchés dans Point de lendemain. C’est l’ennui de Damon (en plus du « ridicule » (74) d’être là, aux yeux de tous, languissant pour une infidèle) dans sa loge à l’Opéra qui conduit d’abord Mme de T… à l’inviter dans la sienne : « Quel désœuvrement ! Venez donc près de moi » (74). Ce soir-là, Mme de T… est attendue chez son époux avec qui une réconciliation a été arrangée. Mais elle craint « l’ennui d’un tête-à-tête » (75) avec un mari rétif et au « physique éteint » (77). Elle a donc décidé de ne pas le retrouver seule. Le rôle de Damon est celui d’un passe-temps : « Il faut m’amuser, me distraire, et non me prêcher » (76). Plus tard, arrivés au domaine du mari, dans le parc, la peur du silence poussera encore Mme de T… à oser une invitation [20] : « le silence vint, on l’entendit (car on entend quelquefois le silence) : il effraya » (80). Le silence effrayant d’un moment vide sera vite oublié dans les soupirs d’un petit pavillon plus rassurant que l’immensité de la voûte nocturne.
9Heureusement, « on va vite avec l’imagination des femmes » (74), et sous la conduite de Mme de T…, les amants n’auront pas le temps de s’ennuyer. Damon est poussé dans un carrosse pour un voyage vers le domaine du mari où l’attend une nuit bien remplie. Le narrateur transmet à son lecteur le rythme effréné de cette nuit à grand renfort de phrases paratactiques : « Elle sourit, me demande la main, descend, me fait entrer dans sa voiture, donne ses ordres, et je suis déjà hors de la ville, avant d’avoir pu m’informer de ce qu’on voulait faire de moi » (74). On y retrouve le rythme prestissimo de la célèbre phrase d’ouverture du conte (« elle me trompa. Je me fâchai, elle me quitta », 73), et celui des veni, vidi, vici libertins des pages à venir (« On désire, on ne voudrait pas […]. On adore… On ne cédera point… On a cédé », 88). Tout le concept d’amour-goût est symbolisé dans ce rythme particulier du « on se plaît, on se prend ». La nature éphémère de ces liaisons libertines les dote du pouvoir de faire passer le temps imperceptiblement. Dans Point de lendemain, l’emphase mise sur la brièveté de cette aventure annonce qu’il sera relativement facile aux amants de tuer le temps (ils n’ont après tout que quelques heures), pourvu qu’ils sachent s’y prendre.
10Or, après l’ouverture à l’Opéra, la première scène d’intimité dans le carrosse établit qu’instinctivement et de concert, Damon et Mme de T… vont en effet réussir à se libérer du poids du temps. Ensemble, ils transforment ce qui pourrait n’avoir été qu’un long et ennuyeux voyage en une occasion de volupté [21]. Ils se délectent du moindre élément de ce moment, admirant « la beauté du paysage, le calme de la nuit, le silence touchant de la nature » (76), « le demi-jour très voluptueux » du clair de lune (76), et savourant le plus petit frisson menant à un premier baiser volé. Grâce à leur réceptivité à ces sensations agréables, ils ne voient pas le temps passer : « Nous en étions là sans presque nous apercevoir que nous entrions dans l’avant-cour du château » (77). Ce voyage en carrosse est à l’image de toute leur aventure, d’ailleurs comparée à un voyage qu’« il faudra ne pas prolonger » (91). Elle finira, elle aussi, sans que les amants se soient aperçus de l’arrivée du matin, le temps ayant été tué de la manière la plus efficace.
11Mais comment expliquer alors que ces moments présentés comme capables de faire passer le temps vite soient aussi caractérisés par une lenteur érotique ? Denon ici donne en fait vie au paradoxe des théories condillaciennes sur la durée. Dans son Traité des sensations, Condillac établit d’abord la relativité de la durée dont la perception dépend (comme toute autre idée) des sensations et du rythme sur lequel elles se succèdent : « La notion de la durée est donc toute relative : chacun n’en juge que par la succession de ses idées [22]. » Il explique ensuite qu’il est possible à la fois de ne pas voir le temps passer et de s’inscrire dans une durée apparemment longue. Pour vivre davantage, nul besoin de plus d’heures. Il s’agit plutôt de multiplier la variété (donc le nombre) et l’intensité des sensations agréables : « Vivre, c’est proprement jouir, dit Condillac, et la vie est plus longue pour qui sait davantage multiplier les objets de sa jouissance [23]. » Ainsi, les lenteurs érotiques rendent le passage absolu du temps insensible – puisqu’elles allègent le poids de l’ennui – tout en dilatant le champ d’expérience des amants ou la durée relative de leurs plaisirs – puisqu’elles multiplient les sensations en les détaillant.
12Une analyse condillacienne (ou « sensualiste ») du motif libertin des lenteurs permet de cerner ce qui est vraiment en jeu dans ce « raffinement » qui retarde la jouissance (88). Premièrement, comme l’a bien montré Michel Delon, ces « gradations » libertines représentent une « théâtralisation de l’interdit [24] ». Moins frustrantes qu’excitantes, les lenteurs scandent chaque victoire sur les bienséances tout en établissant le respect décent des amants envers ces règles de sociabilité. Mme de T… note avec plaisir le chemin parcouru entre la transgression du baiser donné sur le gazon et celle des étreintes fougueuses dans le pavillon : « Quel espace immense, me dit-elle alors, entre ce lieu-ci et le pavillon que nous venons de quitter ! » (88). Les « écarts, presque méthodiques » (85) avec lesquels la décente Mme de T… ponctue la séduction semblent avoir dilaté leur champ d’expérience cette nuit en une dimension « immense ».
13Deuxièmement, les lenteurs libertines témoignent d’un art d’aimer permettant aux amants de savourer une à une chacune des sensations agréables comprises dans le plaisir érotique. Dans le pavillon, Mme de T… et Damon parviennent au comble de l’intimité sexuelle, une première fois puis une seconde, mais à la hâte : « Tout ceci avait été un peu brusqué. Nous sentîmes notre faute. Nous reprîmes avec plus de détail ce qui nous était échappé. Trop ardent, on est moins délicat. On court à la jouissance en confondant toutes les délices qui la précèdent » (86-87). La véritable « faute » est dans le sacrifice non de la vertu mais de la volupté. Toute une variété de plaisirs a été perdue, confondue dans la seule sensation de l’orgasme. Mais grâce aux lenteurs, au lieu d’un bref instant de plaisir, Damon et Mme de T… jouissent de toute une durée délicieuse. Ils ont retenu la leçon d’Ovide : « Si tu veux m’en croire, ne te hâte pas trop d’atteindre le terme du plaisir ; mais sache, par d’habiles retards, y arriver doucement. […] Telle doit être la règle de ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la crainte ne te force pas d’accélérer tes plaisirs furtifs [25]. » La narration aussi prend le temps des lenteurs, permettant au lecteur d’apprécier avec les personnages chaque détail agréable du moment : les charmes du demi-jour, le bruit de la rivière, la palpitation des cœurs. Le temps semble suspendre son vol. La description de la scène du pavillon s’étend sur plus d’une page comme pour refléter la capacité des amants à dilater, quoiqu’illusoirement, la durée de leurs plaisirs. Bien qu’ils n’aient que quelques heures, l’experte Mme de T… parvient à créer autour d’eux une atmosphère voluptueuse, lente, molle, propre aux gradations, comme si leurs plaisirs cette nuit étaient indépendants de toute contrainte temporelle, comme s’il n’y avait pas de lendemain, pas de limite à l’horizon de leur volupté.
14Enfin, les lenteurs libertines ne se contentent pas simplement de multiplier les sensations. En frustrant pour un temps la satisfaction du désir, elles garantissent la vivacité de la jouissance à venir. Or, pour se sentir vivant, il faut des sensations certes multiples mais également intenses. Dans le pavillon du jardin, couronnant les gradations, la vivacité des plaisirs avec celle qu’il nommera dans son récit « la déesse » a même transformé le jeune homme en dieu : « J’étais un mortel […] vous m’avez fait un dieu » (96). Derrière l’image éculée de la divinisation de l’amant par la volupté, il convient d’entrevoir une réflexion sur l’effet de ces plaisirs qui, pour un moment, ont fait oublier au héros sa propre finitude.
15Cependant la nuit avance, la fatigue s’installe entre les amants (« un peu de fatigue avait appesanti ses paupières », 93), et la satiété menace de faire place à l’ennui. Mme de T… a déjà « tout prodigué » à Damon (91) : « J’ai d’ailleurs épuisé tout ce que le cœur a de ressources pour enchaîner » (91). Si d’un côté elle défend ainsi la brièveté de leur liaison qui ne saurait se prolonger davantage, elle lance de l’autre un défi à son jeune amant. Il y a dans le château un cabinet capable de réveiller les sens les plus engourdis. Plutôt que d’aller se coucher séparément ou de s’ennuyer ensemble à répéter les mêmes plaisirs en attendant le matin, elle lui propose finement d’aller à la recherche de nouvelles sensations dans cet antre de la volupté. À ce moment-là de leur nuit, ce que désire Damon, ce n’est plus Mme de T…, c’est ce cabinet (92) qu’elle lui fait miroiter comme une promesse de sensations nouvelles. Il n’y sera plus question de gradations, la dernière faveur ayant été déjà accordée à plusieurs reprises dans le pavillon. Les sensations du cabinet tendront moins vers une dilatation du temps que vers une abolition complète (et bien sûr complètement illusoire) de son passage. Tout y est illusion et artifice, y compris la suspension temporelle qu’il semble promettre ; mais on se délecte sciemment de ces illusions ravissantes dans le sens le plus magique du terme.
16L’espace clos et mystérieux du cabinet matérialise une conception libertine du plaisir : il est fait pour isoler ses visiteurs de la temporalité réelle et objective qui régit le monde. On doit d’abord faire vœu de discrétion à l’entrée de ce temple, afin que les plaisirs qu’il abrite puissent être appréciés dans une liberté absolue, sans aucune peur des conséquences : « Près d’entrer, on m’arrêta : “Souvenez-vous, me dit-on gravement, que vous serez censé n’avoir jamais vu, ni même soupçonné l’asile où vous allez être introduit. Point d’étourderie” » (94). Toute idée d’avenir y est abolie, comme tout souvenir du passé. Damon y oubliera sa maîtresse en titre ; Mme de T… son amant, son mari, et ses principes. « [L]a porte se referma, et je ne distinguai plus par où j’étais entré » (94) : en entrant dans ce cabinet, on oublie d’où l’on vient et on ne songe pas à où l’on va. Seule demeure la sensation d’exister dans le moment présent : « Je ne vis plus qu’un bosquet aérien, qui, sans issue, semblait ne tenir et ne porter sur rien » (94). L’espace lui-même semble suspendu [26]. Tout paraît y être en apesanteur (« nous tombâmes mollement renversés sur un monceau de coussins », 96), autre reflet métaphorique de la légèreté que le cabinet invite ses visiteurs à adopter, loin de la gravité des principes vertueux, de la lourdeur des conséquences, et du « poids de l’ennui » condillacien.
17Damon y suit Mme de T…, sous un baldaquin d’abord puis, dans un autre recoin du cabinet, dans une grotte obscure, véritable sanctuaire du plaisir érotique. C’est là qu’ils vont renouveler leurs étreintes une dernière fois avant le retour du matin. C’est peut-être la conjonction de l’émancipation effective de la notion de conséquence, de l’overdose sensorielle des lieux, et enfin du fait qu’il s’agit de leur dernier plaisir, qui entraîne le narrateur à se souvenir de cette extase comme une expérience du temps suspendu : « Plus tendres, plus multipliés, plus ardents, nos soupirs […] étaient les interprètes de nos sensations, ils en marquaient les degrés ; et le dernier de tous, quelque temps suspendu, nous avertit qu’il fallait rendre grâce à l’amour » (96). Damon et Mme de T… sortent ensuite de cette grotte pour remercier les divinités du plaisir pour cette nuit merveilleuse : « La déesse prit une couronne qu’elle me posa sur la tête, et me présenta une coupe, où je bus à pleins flots le nectar des dieux » (96). L’ambroisie semble à portée de lèvres.
18Cette image d’éternité dont les amants de Denon trouvent l’illusion au sein de la jouissance dans un soupir « quelque temps suspendu » ne correspond pas à une absence de temps. Ce serait un reflet bien trop angoissant du néant et de la mort. Cette représentation de l’extase évoque plutôt l’éternité des dieux de l’Olympe qui peuvent jouir du temps sans limite aucune, pouvant l’accélérer, le retenir voire le suspendre sans jamais craindre de le voir finir. L’illusion de suspension temporelle recherchée par les amants de Point de lendemain est donc une sensation de plénitude et de vie vécue sans l’ombre de la mort, d’une nuit appréciée sans l’ombre du lendemain. Denon, qui allait bientôt se pencher sur le culte priapique en pays étrusque, peint donc le triomphe d’Éros sur Thanatos, d’où l’épiphanie priapique (et mécanique, grâce à un ressort) au moment de la jouissance de ses protagonistes, une statue du « dieu des jardins » (96) les accueillant à leur sortie de la grotte. Pas de petite mort ici, mais au contraire une image du phallus comme force de vie. Au siècle du sensualisme, la jouissance érotique, de par l’intensité de ses sensations, est perçue comme un moyen infaillible d’échapper au non-être qui menace les hommes et les femmes des Lumières : « puisque ce néant est insensibilité pure, échapper au néant, ce sera éprouver des sensations. Plus elles seront vives, et plus l’être sentira actuellement son existence [27]. » Par extension, si les sensations peuvent allonger la vie proportionnellement à leur intensité, il est possible au « nec plus ultra du plaisir » (sous-titre de la version pornographique de Point de lendemain) d’étendre cette expérience de vie à l’infini, jusqu’à une illusion d’éternité. Cette image libertine du temps suspendu dans les plaisirs évoque la transformation paradigmatique de l’extase au siècle des Lumières. Sur les toiles rococo contemporaines de Denon, les Vénus jouissantes de Boucher comme les amants allégoriques de Fragonard ont remplacé les Sainte Thérèse et autres Madeleines extatiques de la période baroque. Comme elles, Point de lendemain illustre le fait que sous l’influence des Lumières et de la pensée sensualiste et matérialiste, c’est le corps jouissant désormais et non plus l’âme chrétienne qui est regardé comme permettant à l’Homme de toucher la dimension de l’infini.
19Cependant, cette représentation de la jouissance comme une extase mystique dans Point de lendemain est absolument ironique. L’apparition du dieu Priape est due à une simple machinerie de boudoir : « Le même ressort qui nous avait fait entrer dans la grotte avait produit ce changement, en retournant la figure de l’Amour » (96). L’épiphanie de Point de lendemain, dans un mouvement symbolique similaire à celui opéré par les matérialistes, est démasquée comme simple machine. La réduction à la matière touche même le divin de façon comiquement concrète, la figure de Dieu étant ici réduite à un deus ex machina rococo et priapique. Ce n’est donc pas au ciel qu’il faut chercher l’éternité ou l’infini. Ce n’est même pas du côté de l’esprit de l’homme, ose suggérer le narrateur de Point de lendemain. Puisque tout est matière, c’est dans et à travers son propre corps qu’il trouvera la seule voie d’accès à l’éternité.
20Si le sensualisme de Condillac domine le conte, le matérialisme de La Mettrie y fait également quelques apparitions substantielles autour de la scène du cabinet. La découverte de cet espace (pour le lecteur comme pour Damon) est précédée d’une révélation choquante pour l’époque : « nous sommes tellement machines (et j’en rougis) » (90, italiques dans le texte). Mme de T… fait l’apologie d’un plaisir réduit au physique. Damon, après les plaisirs du pavillon avec une femme qu’il n’aime ni ne révère, se trouve bien machinal lui-même, et prêt à céder à « l’amour de la liberté » (90). Ce sont ces principes matérialistes auxquels Mme de T… va achever de l’initier dans le cabinet du château.
21Cette scène est décrite sans ambivalence comme une cérémonie initiatique [28] : « Tout cela avait l’air d’une initiation […]. Mon cœur palpitait comme celui d’un jeune prosélyte que l’on éprouve avant la célébration des grands mystères » (94). Une initiation implique à la fois une renaissance et une révélation. Dans Point de lendemain, celle-ci sourd de celle-là. Damon et le lecteur devront en effet tirer leurs conclusions de cette renaissance purement sensorielle, physique, presque condillacienne. Mme de T… y aurait été tirée de sa torpeur de statue par la force des sensations : « Elle n’éprouve rien : c’est un marbre » (100), expliquera l’amant officiel le lendemain à Damon [29]. Quant à lui, les expériences de cette nuit l’auraient rendu « plus tendre, plus délicat et plus sensible » (104).
22Or, ce qui a préparé cette renaissance n’a pas grand-chose de spirituel. D’après le narrateur, le cabinet est fait pour agir sur les sens engourdis plutôt que sur l’esprit de ses visiteurs. Tous les sens doivent y être vivement frappés en même temps, d’où les cassolettes, les tapis pluchés, la lueur céleste, le nectar, etc., en vue d’une extase sensuelle. Si l’on retrouve bien ici l’idée qu’un espace peut influencer les idées de ses visiteurs à travers les sensations qu’il déclenchent [30], la scène du cabinet corrobore surtout la thèse matérialiste de La Mettrie selon laquelle l’esprit n’est rien d’autre que « le premier des sens, et comme le rendez-vous de toutes les sensations [31] ». Damon est certes, comme Mélite dans La Petite Maison, sensible à la beauté esthétique du cabinet et de toute cette nuit, mais nous l’apprenons à travers ses réactions physiques, mécaniques presque. Dans L’Homme-machine, La Mettrie décrit le corps humain comme « une machine qui monte elle-même ses ressorts [32] », l’âme n’étant qu’un ressort qui active les autres ressorts de la machine humaine, « muscles érecteurs [qui] font dresser la verge [33] » y compris. Le cabinet de M. de T… a été créé pour stimuler un ressort défaillant : « Il n’a jamais été pour moi qu’un témoignage… des ressources artificielles dont M. de T… avait besoin de fortifier son sentiment, et du peu de ressort que je donnais à son âme » (91-92), avait expliqué Mme de T… au narrateur. C’est encore un ressort qui fera basculer Damon et Mme de T… vers le plaisir (« je ne sais quel ressort, adroitement ménagé, nous entraîna », 96), ce même ressort qui remplacera l’Amour par le dieu phallus.
23Le texte est ici à la fois littéral et métaphorique, rococo et lamettrien [34]. Si Damon touche, comme il le dit, à l’éternité de l’ambroisie, s’il dépasse les limites de sa condition humaine en devenant un dieu, ce n’est pas, comme Saint-Preux, parce qu’il communie avec l’âme de sa maîtresse ni parce qu’il s’élève spirituellement vers l’infini du sentiment amoureux. Une lecture matérialiste de ce passage révèle que l’apothéose de ce jeune homme « tellement machine » est le résultat mécanique et immanquable d’une stimulation sensorielle, physique, offerte par le corps de Mme de T… comme par l’architecture et le décor du cabinet [35].
24Le lendemain, après un brusque retour à la réalité, le jeune Damon est renvoyé à Paris. Il finit sa narration avec ces mots : « Je cherchai bien la morale de toute cette aventure, et… je n’en trouvai point » (104). Pourtant, la morale de toute cette aventure, s’il en faut une, serait à trouver justement dans cette lacune. Il n’y a aucune morale ici : juste l’amoralisme des sensations entre des corps machines [36]. Point de lendemain s’offre alors comme une parabole de la façon dont la nouvelle philosophie du siècle des Lumières offre à l’homme un moyen concret (et vital) de trouver en lui une source d’infini et d’éternité grâce à la manipulation experte de ses sensations. Les sensations ne sont pas uniquement destinées à appréhender la réalité ; elles permettent même de la dépasser.
25À travers sa variation sur le thème libertin du temps suspendu dans les plaisirs, Denon incarne (littéralement, dans la chair sensible de ses personnages) non seulement les préoccupations de son siècle face à une nouvelle conception de l’existence et de la temporalité humaines, mais aussi les solutions offertes par le libertinage comme par les théories sensualistes et matérialistes pour apaiser l’angoisse potentielle suscitée par ces préoccupations. Comme s’il faisait de son conte le point final emblématique d’un siècle de littérature libertine, l’auteur suggère subtilement des motifs aussi existentiels qu’érotiques au rythme effréné de l’amour-goût et aux délicatesses des lenteurs. Il y est en effet question de peur du vide, de finitude humaine, ou encore des plaisirs dus à l’illusion. Point de lendemain documente un moment charnière dans l’histoire des idées, quand la volupté libertine rencontrait un sublime déjà romantique assoiffé d’immensité. Denon articule donc deux époques et deux esthétiques qu’il relie par leur quête commune de dépassement des limites humaines et leur goût pour le frisson face à un infini qui dépasse et submerge mais surtout qui excite l’être. L’auteur postule néanmoins la supériorité d’un matérialisme libertin qui trouve la source de ce frisson non dans l’extériorité de la Nature mais dans l’intimité des sens. Dans Point de lendemain, le corps sensible est représenté comme le lieu pas exactement d’une transcendance mais bien d’un contact avec l’éternel. La suspension du temps dans le plaisir érotique correspond ainsi à une transsubstantiation de l’infini en la chair de l’homme ou de la femme à plaisirs. Plutôt que de céder à l’angoisse d’avoir perdu les repères rassurants de la tradition chrétienne, les libertins savourent l’illusion d’avoir désormais en eux les clefs du paradis.
Notes
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[1]
Il sera fait ici référence à la version de 1777 et non de 1812. Dominique Vivant Denon, Point de lendemain (version de 1777), dans Point de lendemain, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, 1995, p. 71-104.
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[2]
Eva Fontana parle de la « recherche d’un plaisir total » dans « Un esempio estremo di conte libertino : Point de lendemain », Saggi e ricerche di letteratura francese, n° 9, Pise, Bulzoni, 1968, p. 238.
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[3]
Ce qu’explique Thomas Kavanagh dans « Writing of no consequence : Vivant Denon’s Point de lendemain », dans Enlightenment and the shadows of chance : the novel and the culture of gambling in eighteenth-century France, Baltimore, John Hopkins University Press, 1993, p. 185-197.
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[4]
L’expression, faisant référence à la fois aux idées sensualistes de Condillac et aux théories matérialistes de La Mettrie (notamment sur sa notion d’« hommemachine ») est de Raymond Trousson, dans son introduction à Point de lendemain, dans Romans libertins du dix-huitième siècle, éd. Raymond Trousson, Paris, Laffont, 1993, p. 1289-1313, ici p. 1296.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Georges Poulet, Études sur le temps humain, 4 vol., Paris, Plon, 1949-1768.
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[7]
La Nuit merveilleuse, ou Le Nec plus ultra du plaisir (vers 1790) est le titre d’une version pornographique et anonyme de Point de lendemain. Voir Point de lendemain, suivi de La Nuit merveilleuse, éd. Paul Emmanuel Auguste Poulet-Malassis et Jean-Jacques Pauvert, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 61-113.
-
[8]
Sur cette ubiquité d’un matérialisme résolument pluriel au siècle des Lumières, voir le numéro spécial de Dix-huitième siècle, « Le Matérialisme des Lumières » (n° 24, Paris, PUF, 1992), et en particulier la présentation du volume par Olivier Bloch et Charles Porset, p. 5-10.
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[9]
Caroline Warman souligne ce continuum en utilisant l’expression « sensationalist materialism » (« un matérialisme sensualiste ») pour désigner les idées (matérialistes certes mais inspirées d’abord par les théories de Locke puis de Condillac sur la sensation) dominant la philosophie du second dix-huitième siècle, dans Sade : from materialism to pornography, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 21.
-
[10]
C’est ce qu’explique notamment le baron d’Holbach dans son Système de la nature (1770) : « Nous savons que l’homme dans toutes ses actions tend à se rendre heureux ».
-
[11]
Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations (1754), dans Œuvres philosophiques de Condillac, éd. Georges Le Roy, Paris, Presses Universitaires de France, 1947, t. 1, p. 219-319, ici p. 271.
-
[12]
1746 serait la date de publication de la première version de ce texte connu également sous les titres de L’École de la Volupté et de L’Art de jouir (il s’agit en fait de versions moins développées de La Volupté). Sur l’histoire de cette œuvre, voir l’introduction d’Ann Thomson à son édition de textes de La Mettrie : De la volupté, Paris, Desjonquères, 1996.
-
[13]
Julien Offroy de La Mettrie, La Volupté (1746), dans La Mettrie, Œuvres philosophiques, Paris, Berlin, Charles Tutot, 1796, t. 3, p. 15-91, ici p. 52-53.
-
[14]
Comme le note Jean-Paul Enthoven dans « Pour Vivant Denon », dans Les Enfants de Saturne, Paris, Grasset, 1996, p. 155-173, ici p. 159.
-
[15]
« Le boudoir fait parade d’une facticité outrée » (Roman Wald Lasowski, « D’un désir l’autre », Revue des sciences humaines, n° 182 :4, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1981, p. 115-126, ici p. 117). Voir aussi Lloyd R. Free, « Point of view and narrative space in Vivant Denon’s Point de lendemain », SVEC, n° 163, Oxford, Voltaire Foundation, 1976, p. 89-115.
-
[16]
Sur les illusions de l’espace, voir Sjef Houppermans, « La description dans Point de lendemain de Vivant Denon », dans Description – Écriture – Peinture, dir. Yvette Went-Daoust, CRIN, n° 17, Groningen, Institut de langues romanes, 1987, p. 36-47, ici p. 38.
-
[17]
Condillac, ouvr. cité, p. 229.
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[18]
Ibid.
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[19]
Ibid.
-
[20]
Sur l’effet du silence dans l’intrigue comme dans la narration, voir Giuliana Toso Rodinis, « Point de lendemain et la suggestion du silence », dans Vivant Denon. Colloque de Chalon-sur-Saône, dir. Francis Claudon et Bernard Bailly, Chalon-sur-Saône, Comité Vivant Denon, 2001, p. 127-145.
-
[21]
Talent dont Milan Kundera déplore la disparition dans La Lenteur (1990), Paris, Gallimard, 1995.
-
[22]
Condillac, ouvr. cité, p. 237.
-
[23]
Poulet, ouvr. cité, p. 30.
-
[24]
Michel Delon, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachette, 2000, p. 83.
-
[25]
Ovide, L’Art d’aimer, II, 717-718.
-
[26]
Suellen Diaconoff écrit qu’ici « la description est la narration », dans « The Representation of desire in Vivant Denon and Watteau », Romance quaterly, n° 34 :1, Abingdon, Routledge, 1987, p. 259-274, ici p. 266.
-
[27]
Poulet, ouvr. cité, p. 27.
-
[28]
Denon, franc-maçon (il devint membre de la loge de La Parfaite Réunion, Orient de Paris, et de l’Ordre Sacré des Sophisiens), reprend des symboles des rituels maçonniques, depuis l’initiation de l’impétrant jusqu’à la cérémonie d’élévation au grade de maître : le passage par le cabinet des réflexions, la déambulation dans l’obscurité, la mise au tombeau et la mort symbolique. Enfin (sinon surtout), l’amour dénué de possessivité auquel Damon est initié par Mme de T… n’est pas sans rappeler l’idéal d’amour fraternel des Francs-Maçons. Sur la Franc-Maçonnerie de Denon, voir Philippe Sollers, Le Cavalier du Louvre : Vivant Denon, 1747-1825, Paris, Plon, 1995 (notamment p. 17).
-
[29]
James A. Steintrager souligne les doutes autour du plaisir de Mme de T… dans « “Are you there yet ?” : libertinage and the semantics of the orgasm », Differences, n° 11 :2, Durham (NC), Duke University Press, 1999, p. 22-52.
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[30]
C’est bien sûr le sujet du conte libertin La Petite Maison (1758) de Jean-François de Bastide et de l’essai Le Génie de l’architecture, ou L’Analogie de cet art avec nos sensations (1780) de Nicolas Le Camus de Mézières. Voir aussi R. G. Saisselin, « The Space of seduction in the eighteenth-century French novel and architecture », SVEC, n° 319, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 417-431.
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[31]
Julien Offroy de La Mettrie, L’Homme-machine (1748), éd. Paul-Laurent Assoun, Paris, Denoël/Gonthier, 1981, p.135.
-
[32]
Ibid., p. 152.
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[33]
Ibid., p. 193.
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[34]
La Mettrie lui-même n’hésitait pas à emprunter au style précieux et à toute une imagerie rococo pour disserter du plaisir physique notamment dans La Volupté. À ce sujet, voir Ann Thomson, « L’Art de jouir de La Mettrie à Sade », dans Aimer en France, 1760-1860 : actes du Colloque international de Clermont-Ferrand, dir. Paul Viallaneix et Jean Ehrard, Clermont-Ferrand, Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1980, t. 2, p. 315-322.
-
[35]
Sur cette « réduction » à la mécanique des sens, voir Catherine Cusset « Lieux du désir, désir du lieu dans Point de lendemain de Vivant Denon », dans Faire cattleya au dix-huitième siècle : lieux et objets du roman libertin, dir. Jean-Marie Goulemot et Benoît Mélançon, Études françaises, n° 32, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1996, p. 33-40, ici p. 40.
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[36]
Catherine Cusset voit dans cette absence soulignée (et donc ironique) de morale l’épitomé de la décence libertine qui refuse de faire intervenir morale et gravité dans des plaisirs dont la légèreté garantit le caractère inoffensif. Voir « A lesson of decency : pleasure and reality in Vivant Denon’s No tomorrow », dans The Libertine Reader : eroticism and Enlightenment in eighteenth-century France, dir. Michael Feher, Cambridge (MA), MIT Press, 1997, p. 722-731. Anne Richardot notera que « [l]a galanterie expire déjà dans des râles de machines », dans « Point de lendemain : le crépuscule de la galanterie », SVEC, n° 358, Oxford, Voltaire Foundation, 1997, p. 247-256.