Notes
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[1]
Annales philosophiques, morales et littéraires, Paris, Clerc, t. 2, 1800, p. 191-192 ; Magasin Encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, 6e année, t. 2, Paris, Fuchs, an 8, p. 137-138 ; Journal typographique et bibliographique, 3e année, n° XXXI, 25 floréal an 8, p. 243-244.
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[2]
Alexandre-Joseph de Bassinet, Histoire sacrée du nouveau testament, contenant la vie de Jésus-Christ, ornée de soixante-douze figures gravées d’après les grands maîtres, Paris, Blanchon, 1802. Selon toute apparence, l’Histoire Profane ne paraîtra pas.
-
[3]
Voir Gérard Pelletier, « L’Église pendant l’ère napoléonienne (1799-1815) », dans Histoire générale du christianisme du 16e siècle à nos jours, Paris, P. U. F., 2010, p. 531-553.
-
[4]
Voir Jean-Charles Gervaise de Latouche, Histoire de dom B***, portier des chartreux, éd. Alain Clerval, dans Romanciers libertins du 18e siècle, Paris, Gallimard, 2000, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, vol. 1, p. 331-496. À la suite du texte, un « Appendice iconographique », établi par Jean-Pierre Dubost, offre la reproduction de gravures issues d’autres éditions. Voir aussi sa « Notice sur les gravures », p. 1121-1122. Se reporter au Cahier couleurs pour les illustrations d’appui du présent article.
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[5]
J.-C. Gervaise de Latouche, Mémoires de Saturnin, écrits par lui-même, Londres [Paris, Cazin], 2 vol., 1787. L’ouvrage comprend un frontispice et 23 figures. Ces images sont reproduites dans Cent vignettes érotiques pour illustrer sept romans libertins du dix-huitième siècle, Paris, Borderie, 1978, p. 52-75.
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[6]
Auguste Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Plon, 1867, p. 533.
-
[7]
Roger Portalis et Henri Béraldi, Les Graveurs du dix-huitième siècle (1881), vol. 2, Paris, L’échelle de Jacob, 2001, p. 118.
-
[8]
L’expression désigne à l’âge classique la gravure d’illustration. D’un format sensiblement réduit, elle se distingue de la gravure en grand, le travail au burin des estampes volantes. Voir notamment Abraham Bosse et Charles Nicolas Cochin, « De la gravure en petit », dans De la manière de graver à l’eau forte et au burin, nouvelle édition, Paris, Jombert, 1758, p. 84-88.
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[9]
R. Portalis, « Préface », dans Henri Cohen et Seymour de Ricci, Guide de l’amateur du livre à gravure du XVIIIe siècle, Paris, Rouquette, 1912, p. XXI.
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[10]
Nous connaissons ces petits volumes in-18 : La Fille de joie ou Mémoires de Miss Fanny (1776), 15 fig. ; La Foutromanie (1780), 1 front. et 8 fig. ; Félicia ou Mes fredaines (1782), 24 fig. ; Le Pot-Pourri de Loth (1782), 1 front. et 8 grav. ; La Tentation de St-Antoine (1781), 1 front. et 8 fig. ; Parapilla (1782), 1 front. et 5 fig. ; Le Meursius français (1782), 1 front. et 12 fig. ; Thérèse philosophe (1785), 20 fig. ; Mémoires de Saturnin (1787), 24 fig. ; L’Arétin français (1787), 1 front. et 17 fig. suivi des Épices de Venus, 1 fig. ; Cantiques et pots-pourris (1789), 6 fig. ; La Confédération de la nature ou l’Art de se reproduire (1790), 4 fig.
-
[11]
Alain Clerval, « Les planches libres d’Antoine Borel », dans Cent vignettes érotiques, éd. citée, p. 9.
-
[12]
Voir notamment Robert Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au 18e siècle, Paris, Gallimard, 1991.
-
[13]
Pascal Ract-Madoux, « L’édition originale de la Nouvelle Justine et Juliette », Le Bulletin du bibliophile, n° 24, 1992, p. 139-158.
-
[14]
Tous les documents du dossier Elluin possèdent la même cote F7 6193 B ; désormais, ils seront identifiés par le n° de la plaquette suivi de leur n° de folio.
-
[15]
Il sera libéré trois mois plus tard, le 9 prairial an 7.
-
[16]
Entendez Dom Bougre. Sur l’usage des initiales pour dénommer le fameux roman, voir infra l’étude de Jean-Christophe Abramovici.
-
[17]
Voir Jean-Pierre Dutel, Bibliographie des ouvrages érotiques publiés clandestinement en français entre 1620 et 1880, Paris, Dutel, 2009, p. 221-222 et Pascal Pia, Les Livres de l’Enfer, Paris, Fayard, 1998, p. 504-507.
-
[18]
Voysard a été un temps employé à l’atelier d’Elluin à Abbeville dans les années 1790.
-
[19]
[Andréa de Nerciat], Monrose, le libertin par fatalité ou suite de Félicia par le même auteur : voir J.-P. Dutel, Bibliographie des ouvrages érotiques, éd. citée, p. 219-221 et Pascal Pia, Les Livres de l’Enfer, éd. citée, p. 501-502.
-
[20]
Le 6 pluviôse an 8, Elluin réclame ses cuivres mis sous séquestre (pl. 1, p. 2, 4 et 5). Une « note pour le chef du bureau particulier » donne à penser qu’elles lui ont été restituées.
-
[21]
Je remercie Patrick Brasart d’avoir immédiatement repéré cette double lecture du texte, apparemment anodin, en réalité fort obscène.
-
[22]
Nous reviendrons plus amplement sur l’analyse de l’intégralité de ce texte inédit dans notre thèse.
-
[23]
Honoré-Gabriel Riquetti de Mirabeau, Élégies de Tibulle, avec des notes et recherches de mythologie, d’histoire et de philosophie, suivies des Baisers de Jean Second, Tours, Letourmy et Paris, Berry, Deroy, An III, 3 vol., 14 figures.
-
[24]
Respectivement : « a trouvé » [le sujet] et « a dirigé » [la réalisation de la gravure]. Voir Alain Riffaud, Une archéologie du livre ancien, Genève, Droz, 2011, p. 121.
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[25]
Les références des pages renvoient à la pagination dans Cent vignettes érotiques (éd. citée, p. 52-75). Nous désignons les images par un chiffre selon leur ordre d’apparition dans cet ouvrage.
-
[26]
Le libraire Desray succède à Blanchon pour le reste de la publication de l’Ancien Testament. A. J. Bassinet, Histoire sacrée de l’Ancien testament, représentée par figures : avec des explications tirées des ss. Pères, Paris, Desray, 5 vol., 1804.
-
[27]
Cité dans Le Magasin Encyclopédique, éd. citée, p. 137-138.
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[28]
J.-C. Gervaise de Latouche, Histoire de dom B***, portier de chartreux, éd. citée, p. 368.
-
[29]
Cette relation rappelle les deux œuvres en pendant de Fragonard sur le thème de l’amour sacré et de l’amour profane – Le Verrou (1774-78) et L’adoration des Bergers (1775). Voir Fragonard amoureux : galant et libertin, dir. Guillaume Faroult, Paris, RMN, 2015, p. 206 et suiv.
-
[30]
Comme la quasi-totalité des images de la publication. Antoine Borel collabore également, signant notamment les frontispices et le portrait de Jésus-Christ.
-
[31]
Achevé en 1560, ce tableau est peint sur les vantaux de la caisse d’orgue de l’église San Sebastiano à Venise.
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[32]
Accessible en ligne : <http://risdmuseum.org/art_design/objects/458_presentation_of_christ_at_the_temple>
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[33]
Le Pot-Pourri de Loth : orné de figures et de musique, Londres, 1782, p. 7 : <https://books.google.fr/books?pg=PT17&id=H_xNAAAAcAAJ&hl=fr#v=onepage&q&f=false>
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[34]
Cette fresque réalisée au palais du Vatican est accessible sur le site d’Ut pictura 18.
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[35]
Alexandre-Jacques Du Coudray, La Confédération de la nature, ou l’Art de se reproduire, Londres, 1790, 4 fig.
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[36]
Voir P. Wald Lasowski, Scènes du plaisir. La Gravure libertine, Paris, Cercle d’Art, 2016.
1Vers le mois de floréal de l’an 8 – au printemps 1800 – plusieurs titres de presse [1] signalent la parution prochaine d’un ouvrage édifiant par son sujet, ambitieux et luxueux par la forme. Le programme est dense ; chaque livraison comprendra six estampes à paraître tous les quinze jours. Rien que pour la première partie, cinq cent trente planches sont prévues pour 4 volumes, grand in-8°. Le rédacteur de l’avis annonce : « Les principaux traits de l’Histoire Sainte et de l’Histoire Profane gravés d’après Raphaël et les plus célèbres peintres des écoles d’Italie et de l’école Française, destinés à l’instruction de la jeunesse. À Paris, chez Voysard, graveur, rue St.-Benoît, faubourg St.-Germain ; et chez Blanchon, libraire, rue du Battoir ; à Abbeville, chez Elluin, graveur, rue St-Gilles » (Annales philosophiques, p. 191). Cet intitulé place l’ouvrage dans la lignée classique du livre d’éducation, à visée pieuse et morale. La page de titre du premier tome de l’Histoire sacrée, contenant le Nouveau testament, porte la date de 1802 [2]. Le contexte du Concordat encourage un tel projet [3]. Reposant sur la didactique du morceau choisi, l’ouvrage tire sa leçon de faits mémorables. De l’extrait aux traits, n’y a-t-il pas aussi une prétention à former l’œil à une culture graphique ? Car ces scènes de l’Histoire sacrée sont connues à travers les grands maîtres de l’histoire de la peinture – Raphaël, Véronèse, Le Corrège ou encore Poussin et Lesueur. Cette dimension anthologique, alliée à la reproduction soignée des œuvres, constitue l’argument majeur de la publication. Dès lors, nous pouvons supposer aux deux graveurs – Voysard et Elluin – un rôle fondamental dans l’entreprise. Notons que le nom de l’un d’eux est a priori propre à nous surprendre dans ces circonstances.
2Elluin ? Un graveur, nommé Elluin ? Ce nom ne saurait échapper à ceux qui connaissent l’histoire éditoriale du Portier des Chartreux [4], conduisant au jeu d’illustrations de l’édition Cazin de 1787 (publiée sous le titre de Mémoires de Saturnin [5]). Cette série se présente en effet, comme un travail à quatre mains, par le dessinateur Antoine Borel et le graveur François Rolland Elluin. Celui-ci jouit, au moins depuis la fin du 19e siècle, d’une réputation de libertin consommé, bien éloigné du respectable promoteur d’un monument d’éducation chrétienne au lendemain de la Révolution !
3S’agit-il du même individu ? Cette question pourrait paraître anecdotique, si elle n’engageait à reconsidérer le statut de l’illustration à partir d’éléments nouveaux quant à la pratique des artistes. À partir du cas étonnant d’Elluin, les prémisses d’une réflexion sur les critères présidant à la constitution d’un corpus iconographique sont abordées ici, par le dépouillement de son dossier aux Archives Nationales et par l’analyse d’un aspect totalement inédit de sa production.
Un graveur d’illustre réputation
4Relativement peu documentée, la biographie d’Elluin est imprécise. Originaire d’Abbeville, il suit sa formation à Paris chez le graveur Jacques-Firmin Beauvarlet, son parent ; il meurt à Paris ou à Abbeville vers 1810 [6]. « Le nom du graveur Elluin appelle immédiatement à l’esprit celui du dessinateur Borel et donne aussi la vision des compositions quelquefois gracieuses, mais généralement trop décolletées, dont il était le complaisant traducteur [7]. » Au-delà de l’esthétique de la gravure en petit [8], à laquelle renvoie immédiatement l’association des deux hommes, une pudeur de convention discrédite une iconographie dont la liberté des figures, au contraire, fait tout le prix. Au prestige de qui – du dessinateur ou du graveur – porte-t-elle le plus atteinte ? « Il est bien regrettable qu’un artiste de cette valeur [Borel] […] ait employé son crayon à traduire les imaginations érotiques des Nerciat et des Montigny, de concert avec son ami le graveur Elluin. C’est l’éditeur Cazin qui doit être le grand coupable en ayant tenté sans doute de pauvres artistes par l’appât d’un gain supérieur [9]. » Le baron Portalis considère l’illustration d’un texte érotique comme une opération de conversion : la scène dans le texte aurait un équivalent visuel. Sa réprobation porte sur l’intégrité des exécutants, pour autant qu’il y aurait nécessairement continuité entre leur production artistique et leur comportement personnel, leur moralité. L’assertion du connaisseur s’appuie ici non seulement sur la fréquentation des livres, mais sur ses relations avec les propriétaires des dessins originaux, qui crédibilisent ses propos. Son autorité prévaut quand il s’agit d’attribution : « bien [que les vignettes] ne soient pas signées, on sait par tradition qu’Elluin en est le graveur » (R. Portalis et H. Béraldi, ouvr. cité, p.118). La probabilité est forte : le fleuron des plus fameux ouvrages à figures du second rayon est réputé être de sa main [10]. Sans contredit, la nature de l’association entre Elluin et Borel est un trait frappant que l’on se plaît à souligner et – peut-être – à amplifier [11]. Car, à l’instar de la réputation du marquis de Sade – supposé mettre en pratique ce qu’il écrit – la légende veut qu’Elluin ait entraîné Borel dans le monde de la débauche afin qu’il puisse dessiner « sur le modèle » des scènes luxurieuses. Cette réputation sulfureuse trouve son origine chez le collectionneur Simon Bérard : « [Celui-ci] assure avoir connu des gens qui avaient rencontré [Elluin] dans les premières années du [19e] siècle, bien cassé et bien usé par la débauche » (ibid., p. 124). Aujourd’hui, une meilleure connaissance des gens du livre met fin à ce fantasme [12]. Jean-Pierre Dubost reprend de la légende ce qui en parait le plus vraisemblable : « Arrivé à Paris en 1765, Elluin se serait mêlé, semble-t-il, à la bohème littéraire et aurait colporté des libelles. Il commença sa carrière par des scènes de genre […]. Il a aussi exécuté de nombreux portraits d’acteurs ou d’actrices » (art. cité, p. 1122). Ces indications biographiques esquissent le portrait d’un graveur pour lequel on s’étonne presque connaître des ouvrages sérieux. Comme pour tant d’autres artistes, peu de traces subsistent de la vie d’Elluin pendant et après la Révolution.
5Déjà bien connu de la police de la Librairie pour son rôle – réel et supposé – dans la vente de livres prohibés sous l’Ancien Régime, c’est aux Archives Nationales que mes recherches ont mis au jour des éléments inédits touchant notre graveur pendant le Consulat.
Perquisitions dans le monde de la librairie
6À Paris, au début du mois de ventôse de l’an 7, une vaste perquisition est menée sur l’ordre du ministre de la Police générale, chez des libraires, imprimeurs et taille-douciers (imprimeurs d’estampes). Conservés dans les dossiers du Bureau Particulier, les procès-verbaux témoignent que rien, ce jour-là, n’a été trouvé de suspect ou de « contraire aux mœurs ou au gouvernement ». Il n’en va pas toujours ainsi. Et la vigilance du Ministre comme celle du Préfet à l’égard des livres obscènes ne se relâchent pas : l’annonce de la publication imminente de la Nouvelle Justine de Sade fait courir aux mœurs [13] le plus grand danger.
7Les perquisitions chez tel imprimeur de la rue Saint-Jacques ou tel libraire du Palais-Royal sont souvent effectuées suite à la délation de collègues. C’est ainsi que François-Barnabé Tisset, libraire et mouche de police, dénonce Elluin comme vendeur d’ouvrages obscènes. Dans un premier temps, visite est faite, faubourg Saint-Germain, au domicile qu’Elluin partage avec un autre graveur, Claude-Étienne Voysard, ami et associé. La prise est importante et l’incrimine gravement : des paquets en feuille d’ouvrages érotiques, des planches de cuivre représentant des sujets licencieux sont saisis. On découvre certaines lettres, le rendant suspect de correspondance avec des émigrés. Ce sont elles, précise le rapport adressé au Ministre, qui motivent son arrestation (F7 6193 B, plaquette 1, pièce 7) [14]. Le 3 ventôse an 7, Elluin est mené à la prison du Temple [15]. Une seconde dénonciation affirme « qu’Elluin cache ses planches à Abbeville, dept. de la Somme, à sa résidence ordinaire, et qu’il y [a] une presse à la taille douce, avec un ouvrier imprimeur à l’année » (pl. 5, p. 38). Rue Saint-Gilles, Elluin tient en effet un commerce de tableaux, d’estampes et de livres. C’est là que les agents saisissent d’autres ouvrages érotiques (tant en feuilles que brochés), des estampes qui devaient y être insérées et des planches de cuivre gravées, tous dans le genre libre. L’endroit renferme également un atelier où sont vraisemblablement imprimées et assemblées ces images licencieuses. Les prises sont importantes – impressionnantes, même – tant les ouvrages et leurs images constituent des classiques de la littérature clandestine. À Paris, ce sont « 25 Arétin […], 25 D. B. incomplets [16], 25 suite de Félicia présumés incomplets, 25 entretiens dite l’Académie des dames » (pl. 5, p. 17) qui sont saisis. Sont également confisquées, 12 planches de cuivre pour illustrer les Monumens de la vie des douze césars, avec les épreuves, et 15 planches ayant servi pour Fanny Hill (ibid. et pl. 5, p. 15). À Abbeville, les inspecteurs s’emparent de « vingt cinq exemplaires tant complets qu’incomplets du Murcius [pour Meursius] français. Vingt cinq exemplaires de la Foutromanie. Trois exemplaires de Félicia incomplets. Deux de l’Art de se reproduire, etc. » (pl. 5, p. 6). Cette abréviation finale ouvre sur un reste paraissant incommensurable. La liste échappe à l’exhaustivité. D’ailleurs, le procès-verbal ajoute sans précision : « Quatre caisses […] ont été trouvées remplies d’ouvrages libres les uns en feuilles les autres reliés et brochés » (idid.). Quelle manne ! Voilà clairement constituée la bibliographie que nous connaissons. Les ouvrages sont décrits dans l’état, complets ou incomplets, exemplaires en feuilles ou brochés, textes entiers ou non, images déjà insérées ou prêtes à l’être. Autant d’étapes de fabrication qui rappellent la part contingente du livre illustré et la propension à la dispersion de ces gravures, pour être réinvesties potentiellement dans d’autres ouvrages.
8Les estampes sont aussi dangereuses que les titres traqués. Les planches de cuivre font craindre la récidive, réemployées a posteriori pour servir de nouveau à la propagation de l’image licencieuse. Les figures des titres répertoriés ici ne sont pas tous attribuées ou attribuables au seul Elluin. Par exemple, les interrogatoires révèlent que Voysard est l’auteur des gravures destinées aux Monumens des douze césars [17], conservées chez son compagnon [18] ; de même, l’ouvrage signalé comme « suite de Félicia » ne semble pas être de la main d’Elluin [19]. La présence de ces gravures – se justifiant par un possible profit pécuniaire – engage à explorer les différentes éditions de ces titres pour mieux les identifier et les analyser. Mes recherches reposent sur ces regroupements d’images. L’étude d’une communauté d’artistes donne à voir des affinités, suggère des corrélations. Ainsi, cet ensemble saisi par les policiers fait corpus, au-delà de la seule catégorisation générique qu’on leur reconnaît. Ne peut-on regarder ces séries d’illustrations autrement que par leur similarité thématique ? Il s’agit pour cela d’interroger ce que ne disent pas les procès-verbaux de la police, qui se borne à enlever tout écrit ou image prohibés.
Le dossier Elluin au Bureau Particulier
9Les faits que je viens de rapporter sont établis dans plusieurs rapports versés au dossier Elluin aux Archives Nationales, coté F7 6193 B. Celui-ci tient dans une boite à archives contenant 5 cahiers reliés (nommés « plaquettes »). Les documents s’étendent de la veille de la Révolution (1787-1788) jusqu’à l’an 8. Les épreuves, les planches de cuivre, de même que les ouvrages obscènes en question sont absents [20]. Outre les écrits issus de l’instruction, le dossier contient le fruit des saisies policières de Paris et d’Abbeville – principalement des papiers personnels d’Elluin. Ces notes, lettres et feuilles manuscrites, regroupées en six liasses, portent chacune un intitulé. Cette nomenclature procède d’une hiérarchisation et d’une numérotation opérées par l’officier de police judiciaire Joseph Martin. En voici une présentation sommaire :
- La 1re liasse concerne la « correspondance avec les émigrés » (pl. 1). Un nommé Jean-Pierre Lefebvre de Wadicourt essaie par le biais de Voysard et d’Elluin de plaider la cause de ses fils, portés à tort sur la liste des émigrés.
- La 2e liasse est un recueil d’écrits considérés comme des « satires et diatribes contre le gouvernement » (pl. 2). À noter, un ensemble d’extraits manuscrits tirés de pamphlets, de fragments de discours des sections.
- La 3e liasse, « écrits fanatiques » (pl. 3), rassemble des cantiques religieux ou des discours tels que Contre le philosophe incrédule (p. 12) et Chrétien le voilà donc arrivé le tems prédit… (p. 54). Mentionnons deux pièces sur les mœurs : Complainte de l’estomac. De M. D. graveur, au sujet d’une paire de boucles à soulier de 25 louis d’or que cet artiste s’est acheté aux dépens dudit estomac (p. 6-7) ; Observations sur les mœurs du dix-huitième siècle par un solitaire au milieu de Paris (p. 20-47).
- La 4e liasse, « écrits obscènes » (pl. 3), contient en quasi-totalité des airs lestes et paillards. Parmi eux figure une Table du Joujou des demoiselles (p. 56). Signalons ces titres qui se distinguent par leur parenté avec la bibliographie d’Elluin : Pour le jour de St Pierre (p. 82), Le Vendredi-Saint, cantique (p. 87-88), Ce qui manque au Pot-Pourri de Lot (p. 89).
- La 5e liasse recueille des pièces dites « insignifiantes » (pl. 4). Ces écrits satiriques ou sur les mœurs ne retiennent pas l’attention de l’inspecteur chargé de l’affaire.
- La 6e et dernière liasse, « Elluin, prévenu d’avoir vendu des ouvrages obscènes » (pl. 5), concerne principalement les interrogatoires et procès-verbaux de perquisition.
10J. Martin dresse méthodiquement des séries de questions à poser au prévenu (pl. 5, p. 8), lesquelles dénotent une attention aiguë faite à la lecture des écrits d’Elluin. Articulées selon trois axes, elles visent à étayer les chefs d’inculpations, à savoir : les rapports avec des émigrés, la possession et la vente de livres prohibés et enfin la possession d’écrits contre les mœurs, le gouvernement et la Révolution. Le 25 ventôse an 7, lors du second interrogatoire (pl. 5, p. 7), chaque écrit – identifié par un numéro – est passé en revue ; il est systématiquement demandé à Elluin s’il en est l’auteur. De fait, notre graveur en assume la paternité pour une bonne part, objectant que ce sont là « des pensées qu’[il] faisait sur le papier suivant qu’elles [lui] paraissaient par la tête » (ibid.). Elluin a le loisir narquois, la plume à la fois prolixe et facétieuse. Figurons-nous ce paradoxe qu’une même main rédige indifféremment des cantiques religieux et des textes grivois.
11Voici un exemple permettant de mieux rendre compte de l’esprit qui se dégage de ces écrits appartenant à Elluin. Il s’agit du seul élément imprimé parmi les papiers saisis : une petite feuille volante d’un format demi A4. Cette « Lettre d’un vieux religieux à une jeune convertie » (pl. 4, p. 20) est un compliment adressé à une femme, faisant état de sa réputation de grande moralité et de dévotion. Le court texte gravé n’est pas l’objet d’une composition avec des formes de plomb (caractère par caractère) : il est réalisé par un graveur d’écriture. L’orthographe très fautive de ces quelques lignes pompeuses est frappante. Le religieux décrit l’admiration que suscite l’exemple de la jeune convertie au point de vouloir partager avec elle ses exercices de piété. Le propos à première vue parait des plus sérieux, si ce n’est qu’un détail intriguant s’est glissé incidemment. En bas de la feuille figure la signature d’imprimerie avec ses nom, lieu et permission. Ces deux dernières lignes retiennent notre attention : « De l’imprimerie de Dom Joseph, Religieux de l’ordre de St Bruno à Weissen/bougre avec approbation des Pères. » Ce que nous lisons est-il une coquille ? Assurément, la césure du mot n’est pas le fruit du hasard. Le jeu de mot sur Weissen/bougre à la place de Weissen bruch est manifeste. À cela s’ajoute un autre indice : Saint Bruno est le patron de l’ordre des chartreux – auquel appartient Saturnin, autrement nommé Dom Bougre ! Ce petit détail renverse le propos de cette feuille. Sa relecture ne peut manquer d’interroger la nature de ce discours, pour le regarder comme une farce. C’est qu’en effet, cette feuille volante recèle un message caché : une fois qu’elle est pliée en deux, une inscription licencieuse apparaît sur sa moitié gauche [21]. La piété sincère se révèle en fait une missive érotique franche et directe. Le titre devient alors : « Lettre d’un vi[t] à un con [22] ». La formule du « vieux religieux » qui conclut le compliment, « Votre cher Confrere et Serviteur vous démande part à vos genéreuses prieres », se transforme en « Votre cher Con vous démange. » Facétie chère à la littérature clandestine du siècle : le texte plié présente une version grivoise qui colore rétrospectivement la sollicitation d’un partage spirituel. C’est bien grâce au regard que se résout cette énigme ; cela semble avoir échappé l’inspecteur chargé d’interroger Elluin, lequel remise cette feuille dans la catégorie des « écrits insignifiants » !
L’image pour métier
12Le policier reste toutefois perplexe devant la variété des genres pratiqués par Elluin : « Comment avez-vous pu allier vos idées religieuses avec celles que présentent les pièces de la 4e liasse [des écrits obscènes] [ ?] » (ibid.). Et Elluin répond : « C’est le fruit de l’imagination vagabonde d’un artiste » (ibid.). Derrière la pirouette de la formule, dans l’esprit du topos diderotien, cette remarque signale l’éclectisme – voire l’associationnisme – et le goût du pastiche dont il fait preuve. Ailleurs dans les interrogatoires, à la demande qui lui est faite de nommer son métier, Elluin affirme qu’il ne grave plus, mais fait graver. Cette fonction de supervision, il l’exerce dans l’entreprise éditoriale de l’Histoire Sacrée autant que dans de galantes Élégies de Tibulle en 1795 [23] ou encore, très probablement, dans des ouvrages plus licencieux. Invenit, direxit [24], assurer le suivi d’une série gravée, initier – peut-être – l’incision sur la plaque et décider des choix esthétiques à prendre, telles semblent être les activités d’Elluin en l’an 7. Ces aptitudes s’appuient sur une expertise technique propre au métier, elles requièrent assurément une grande culture visuelle.
13Elluin a l’œil ! Cette qualité apparaît nettement dans les images de l’édition de 1787 des aventures de Dom Bougre intitulée Mémoires de Saturnin [25]. En effet, la précision des éléments du décor y est remarquable. Ces détails distinguent cette suite gravée des autres séries d’images illustrant Le Portier des Chartreux. Sur 24 illustrations, 14 intègrent à la scène des tableaux, et autres estampes aux murs, représentant diverses figures. Insistons sur la particularité du procédé : l’image dans l’image ouvre sur un réseau iconographique qui mérite d’être pris en compte. Cette présence picturale s’explique par un souci de cohérence : l’appartement d’un religieux ou l’autel d’une église exposent ordinairement des représentations bibliques ou des portrait de saints (2e figure, p. 53 ; 3e figure, p. 53 ; 24e figure, p. 75). Cette suite gravée laisse aussi entrevoir une dimension sociale. Elle concourt à caractériser les partenaires sexuels de Saturnin et elle illustre l’évolution de ce dernier au fil du récit. Gens fortunés ou plus humbles, de culture populaire ou mondaine, à chacun correspond une imagerie. La petite chambre du héros ou celle de ses parents sont agrémentées d’estampes clouées sur la paroi de bois (5e figure, p. 56 ; 6e figure, p. 57, voir aussi 7e figure, p. 58, 9e figure, p. 60, 20e figure, p. 71). Un tableau de Cupidon (12e figure, p. 63) ou d’une Madeleine pénitente (21e figure, p. 72) ornent les alcôves. Souvent en surplomb, à l’arrière-plan de la scène, ces tableaux et ces estampes – images par nature fixes – environnent et accompagnent les étreintes des personnages qui font l’objet d’une description énergique dans le texte. Ces reproductions d’images dans la gravure s’offrent discrètement au regard pour engager un dialogue : elles doublent le sujet de la scène ou accusent un décalage avec elle.
14Entre l’exploitation d’ouvrages érotiques et la mise en œuvre d’un projet très honorable, Elluin mène double jeu : il s’agit à présent d’examiner plus avant les deux pans de cette production picturale.
Gravure et reproduction
15Le prospectus de l’Histoire sacrée place l’ouvrage dans le sillage artistique du graveur Lebas. Cette filiation assumée par Elluin et Voysard [26], revendique un savoir-faire prestigieux. Chaque gravure de l’ouvrage est signée par le dessinateur et par le graveur ; la majorité d’entre elles arbore, également, le nom de l’auteur de la peinture servant de modèle. Ces représentations célèbres couronnent la mise en page. Le texte de la Bible en latin est gravé en caractères romains, suivi de sa traduction en caractères italiques. Sur cette page hors-texte, le cadre circonscrit un espace de discours qui, selon les éditeurs, ne se suffit pas à lui-même : la présence du texte est « nécessaire à l’explication des gravures, et [il] sera comme un commentaire des passages tirés des livres saints qui sont au-dessous de la gravure [27]. » Quelque chose dans la gravure, comme dans l’écriture sainte, échapperait-il au lecteur ? L’« explication » est là pour fixer le sens à donner à l’illustration, tandis que son rôle de « commentaire » peut parasiter l’exercice exégétique. Sans ces contraintes, l’image s’expose à une variété d’interprétations, s’offrant au jeu dynamique de l’associationnisme – cette facétieuse « imagination vagabonde » dont se réclame malicieusement Elluin.
16Une gravure des Mémoires de Saturnin (3e figure, p. 54) est exemplaire de ce rapport critique, offrant un plaisant rapprochement entre une scène biblique et sa mention dans un contexte décalé. Voici le moment où Martin, le valet du père Jérôme, rencontre sœur Monique assoupie sur son prie-Dieu. Dans son rêve, elle croit s’ébattre avec son amant Verlant, et c’est en fait Martin qui profite de l’occasion pour lui faire l’amour. La scène se déroule dans une église, l’illustration place le couple au pied d’un autel orné d’une peinture. Simple élément du décor, ce tableau est partiellement hors champ. Or, dans l’Histoire sacrée, la gravure représentant « L’Adoration des mages » (éd. 1802, p. 8) nous permet d’identifier le sujet de la peinture dans la scène libertine. Des personnages couronnés et agenouillés, une lumière centrale se dispersant vers la périphérie : la composition et les attributs des représentations de la Nativité sont réglées. De riches et savants rois mages se prosternent devant un nouveau-né : ce contraste préfigure la destinée exceptionnelle de Jésus. Cette évocation coïncide avec les secousses révélatrices vécues par Monique – qui jusqu’alors ne connaissait que le godemiché. Le cadrage décentré de la peinture dans la gravure déplace ainsi sensiblement l’objet de l’adoration. Elle passe du Messie et de ses promesses de rédemption à Martin, ce « petit blond, éveillé, joli, amoureux [28] » avec son vit « joli », « petit mais long » (ibid.) et son potentiel extatique [29]. Rien dans la gravure ne fait mention du rêve de sœur Monique ; la référence picturale aux rois mages et le rapport irrévérencieux qu’elle suscite sont spécifiques à cette illustration.
17Abordons à présent l’examen d’une autre scène du Nouveau Testament présentée dans l’Histoire sacrée : « La Circoncision de Jésus-Christ » (éd. 1802, p. 7). Sous la gravure, à gauche, nous voyons « Elluin direx. » et à droite, « E. Voysard sculps. » : le premier a dirigé la réalisation de la gravure, son ami l’a exécutée [30]. Tout à fait en bas de la page le nom de Véronèse (1528-1588) est mentionné, son tableau La présentation de Jésus au Temple sert de modèle à la gravure [31]. Cependant des différences formelles existent entre les deux œuvres. La perspective d’architecture derrière l’arcade du premier plan dans la version de l’Histoire sacrée indique que la recopie est médiatisée par une gravure de reproduction, comme dans celle, par exemple, réalisée par le graveur Franscesco Villamena (1566-1624) [32]. Les caractéristiques des deux personnages au centre sont préservées : le prêtre lit le livre sacré, derrière lui, à proximité, un visage un peu ombré regarde vers le haut. La reproduction gravée au 16e siècle de cette peinture change le traitement graphique des figures : l’ombre sur le personnage en retrait est moins marquée, une lumière reflétée par les pages du livre éclaire les deux visages par-dessous, les mettant ainsi sur le même plan. Elluin et Voysard tirent parti de ce détail en rapprochant encore les deux personnages. Comme levant les yeux de dessus le livre, leur regard de connivence contraste avec les versions précédentes. Leur expression est-elle appropriée considérant la solennité de cette cérémonie ? Déplacé, leur sourire complice intrigue et nous engage – à notre tour – à vouloir poser les yeux sur les pages de ce livre.
18Cet épisode de la Genèse, qu’est la destruction de Sodome offre encore un autre exemple. La tradition en fait une ville où les habitants s’adonnent aux pratiques homosexuelles. La dimension punitive du récit biblique sert, bien sûr, un discours moralisateur. Toutefois, dans le contexte libertin, l’évocation de ce passage soutient ironiquement l’apologie de la sodomie. Le récit biblique raconte que deux anges conseillent à Loth de fuir la cité maudite avec sa famille. Voulant retourner vers la ville, son épouse est changée en statue de sel. L’illustration de l’Histoire sacrée (éd. 1804, t. 1, p. 65) et celle du Pot-Pourri de Loth [33] représentent toutes deux cette scène par une architecture consumée par les flammes à l’arrière-plan. Chaque groupe de personnages tourne le dos à la ville, seule une femme reste en arrière. L’image de l’Histoire sacrée est reproduite d’après l’œuvre de Raphaël [34]. Certains éléments visuels accentuent le caractère religieux de la scène comme la foudre – manifestation de la colère divine. Dans le Pot-Pourri de Loth, la mise en valeur d’un élément anecdotique en souligne la trivialité. Là, la silhouette de l’épouse est fondue dans le décor : le vieillard et sa progéniture sont au milieu de l’image. La carotte que tient une des filles, pour faire avancer l’âne, peut symboliser la vénalité. L’évocation s’avère plus grivoise encore, considérant le légume comme un godemiché de fortune. Le pichet dans la main de Loth signale son ivrognerie. Les filles enivrent leur père dans le dessein de commettre l’inceste et ainsi de pouvoir procréer. Ici, le sarcasme tient dans la référence au petit instrument de plaisir, car le projet immoral des filles de Loth est bien relaté dans le texte sacré.
19Les exemples pourraient se multiplier, donnons-en un dernier. Les deux personnages habillés à l’antique sur le frontispice de La Confédération de la nature, ou l’Art de se reproduire [35], figurent de manière métaphorique et cocasse ce thème de l’engendrement. Le geste de l’homme et de la femme suggère celui des semeurs. L’un à côté de l’autre, ils lancent des sexes au lieu de graines. Illustrant l’idée de leur développement, celles-ci se transforment en petits enfants par un effet de succession et d’évolution du motif. Nous pouvons rapprocher cette gravure de celle illustrant l’histoire de « Lamech et ses deux femmes » (Histoire sacrée, 1804, t. 2, p. 23). Notons la similitude dans la composition, et notamment les tenues, les postures des personnages et la position des enfants autour d’eux. La gravure licencieuse – antérieure à l’illustration de l’Histoire sacrée – pourrait bien interférer avec la scène biblique présentant le descendant de Caïn et sa famille. Plus que l’histoire de Lamech, c’est le potentiel d’une sexualité démultipliée induit par la bigamie que cette référence souligne. « Croissez et multipliez et remplissez la terre », l’image et le texte libertins s’ingénient à prendre figurément cette injonction divine faite à Adam, puis à Noé – fils de Lamech. De fait, la question de la génération – fondamentale dans l’Ancien Testament – est lestement exploitée dans les ouvrages licencieux.
20La légende de l’artiste débauché tend à accentuer le caractère entreprenant d’Elluin en lui supposant un goût personnel pour le répertoire pornographique. À l’appui des documents que nous avons étudiés, cette lecture biographique et artistique peut être nuancée. Nous pouvons avancer que le graveur Elluin est un éditeur investi et éclectique – un « directeur artistique », dirait-on aujourd’hui – dont les projets s’avèrent autant licites que prohibés. Une bonne connaissance de l’iconographie artistique alliée à un regard mordant, voici les traits d’une disposition d’esprit, d’un « libertinage de plume [36] » usant de l’image comme d’un moyen critique. Les activités d’écriture d’Elluin dans le genre satirique pourraient faire l’objet d’une mise en regard avec sa production picturale. Toutefois, cette culture visuelle est probablement commune aux gens dont la fabrication des images est le métier. Il est difficile de faire la part du travail imputable au dessinateur et au graveur. Les exemples de proximités iconographiques esquissées ici posent les jalons d’une démarche plus large où l’étude de l’illustration ne se sépare pas d’une connaissance approfondie des pratiques des artistes. Les isomorphies décelés, ces similitudes observées ne doivent cependant pas nous tromper : elles invitent à interroger le fonctionnement de ces mises en relation. Sont-elles dues à celui qui les dessine ou les grave ou à celui qui les reconnaît ?
Notes
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[1]
Annales philosophiques, morales et littéraires, Paris, Clerc, t. 2, 1800, p. 191-192 ; Magasin Encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, 6e année, t. 2, Paris, Fuchs, an 8, p. 137-138 ; Journal typographique et bibliographique, 3e année, n° XXXI, 25 floréal an 8, p. 243-244.
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[2]
Alexandre-Joseph de Bassinet, Histoire sacrée du nouveau testament, contenant la vie de Jésus-Christ, ornée de soixante-douze figures gravées d’après les grands maîtres, Paris, Blanchon, 1802. Selon toute apparence, l’Histoire Profane ne paraîtra pas.
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[3]
Voir Gérard Pelletier, « L’Église pendant l’ère napoléonienne (1799-1815) », dans Histoire générale du christianisme du 16e siècle à nos jours, Paris, P. U. F., 2010, p. 531-553.
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[4]
Voir Jean-Charles Gervaise de Latouche, Histoire de dom B***, portier des chartreux, éd. Alain Clerval, dans Romanciers libertins du 18e siècle, Paris, Gallimard, 2000, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, vol. 1, p. 331-496. À la suite du texte, un « Appendice iconographique », établi par Jean-Pierre Dubost, offre la reproduction de gravures issues d’autres éditions. Voir aussi sa « Notice sur les gravures », p. 1121-1122. Se reporter au Cahier couleurs pour les illustrations d’appui du présent article.
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[5]
J.-C. Gervaise de Latouche, Mémoires de Saturnin, écrits par lui-même, Londres [Paris, Cazin], 2 vol., 1787. L’ouvrage comprend un frontispice et 23 figures. Ces images sont reproduites dans Cent vignettes érotiques pour illustrer sept romans libertins du dix-huitième siècle, Paris, Borderie, 1978, p. 52-75.
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[6]
Auguste Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Plon, 1867, p. 533.
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[7]
Roger Portalis et Henri Béraldi, Les Graveurs du dix-huitième siècle (1881), vol. 2, Paris, L’échelle de Jacob, 2001, p. 118.
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[8]
L’expression désigne à l’âge classique la gravure d’illustration. D’un format sensiblement réduit, elle se distingue de la gravure en grand, le travail au burin des estampes volantes. Voir notamment Abraham Bosse et Charles Nicolas Cochin, « De la gravure en petit », dans De la manière de graver à l’eau forte et au burin, nouvelle édition, Paris, Jombert, 1758, p. 84-88.
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[9]
R. Portalis, « Préface », dans Henri Cohen et Seymour de Ricci, Guide de l’amateur du livre à gravure du XVIIIe siècle, Paris, Rouquette, 1912, p. XXI.
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[10]
Nous connaissons ces petits volumes in-18 : La Fille de joie ou Mémoires de Miss Fanny (1776), 15 fig. ; La Foutromanie (1780), 1 front. et 8 fig. ; Félicia ou Mes fredaines (1782), 24 fig. ; Le Pot-Pourri de Loth (1782), 1 front. et 8 grav. ; La Tentation de St-Antoine (1781), 1 front. et 8 fig. ; Parapilla (1782), 1 front. et 5 fig. ; Le Meursius français (1782), 1 front. et 12 fig. ; Thérèse philosophe (1785), 20 fig. ; Mémoires de Saturnin (1787), 24 fig. ; L’Arétin français (1787), 1 front. et 17 fig. suivi des Épices de Venus, 1 fig. ; Cantiques et pots-pourris (1789), 6 fig. ; La Confédération de la nature ou l’Art de se reproduire (1790), 4 fig.
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[11]
Alain Clerval, « Les planches libres d’Antoine Borel », dans Cent vignettes érotiques, éd. citée, p. 9.
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[12]
Voir notamment Robert Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au 18e siècle, Paris, Gallimard, 1991.
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[13]
Pascal Ract-Madoux, « L’édition originale de la Nouvelle Justine et Juliette », Le Bulletin du bibliophile, n° 24, 1992, p. 139-158.
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[14]
Tous les documents du dossier Elluin possèdent la même cote F7 6193 B ; désormais, ils seront identifiés par le n° de la plaquette suivi de leur n° de folio.
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[15]
Il sera libéré trois mois plus tard, le 9 prairial an 7.
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[16]
Entendez Dom Bougre. Sur l’usage des initiales pour dénommer le fameux roman, voir infra l’étude de Jean-Christophe Abramovici.
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[17]
Voir Jean-Pierre Dutel, Bibliographie des ouvrages érotiques publiés clandestinement en français entre 1620 et 1880, Paris, Dutel, 2009, p. 221-222 et Pascal Pia, Les Livres de l’Enfer, Paris, Fayard, 1998, p. 504-507.
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[18]
Voysard a été un temps employé à l’atelier d’Elluin à Abbeville dans les années 1790.
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[19]
[Andréa de Nerciat], Monrose, le libertin par fatalité ou suite de Félicia par le même auteur : voir J.-P. Dutel, Bibliographie des ouvrages érotiques, éd. citée, p. 219-221 et Pascal Pia, Les Livres de l’Enfer, éd. citée, p. 501-502.
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[20]
Le 6 pluviôse an 8, Elluin réclame ses cuivres mis sous séquestre (pl. 1, p. 2, 4 et 5). Une « note pour le chef du bureau particulier » donne à penser qu’elles lui ont été restituées.
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[21]
Je remercie Patrick Brasart d’avoir immédiatement repéré cette double lecture du texte, apparemment anodin, en réalité fort obscène.
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[22]
Nous reviendrons plus amplement sur l’analyse de l’intégralité de ce texte inédit dans notre thèse.
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[23]
Honoré-Gabriel Riquetti de Mirabeau, Élégies de Tibulle, avec des notes et recherches de mythologie, d’histoire et de philosophie, suivies des Baisers de Jean Second, Tours, Letourmy et Paris, Berry, Deroy, An III, 3 vol., 14 figures.
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[24]
Respectivement : « a trouvé » [le sujet] et « a dirigé » [la réalisation de la gravure]. Voir Alain Riffaud, Une archéologie du livre ancien, Genève, Droz, 2011, p. 121.
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[25]
Les références des pages renvoient à la pagination dans Cent vignettes érotiques (éd. citée, p. 52-75). Nous désignons les images par un chiffre selon leur ordre d’apparition dans cet ouvrage.
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[26]
Le libraire Desray succède à Blanchon pour le reste de la publication de l’Ancien Testament. A. J. Bassinet, Histoire sacrée de l’Ancien testament, représentée par figures : avec des explications tirées des ss. Pères, Paris, Desray, 5 vol., 1804.
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[27]
Cité dans Le Magasin Encyclopédique, éd. citée, p. 137-138.
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[28]
J.-C. Gervaise de Latouche, Histoire de dom B***, portier de chartreux, éd. citée, p. 368.
-
[29]
Cette relation rappelle les deux œuvres en pendant de Fragonard sur le thème de l’amour sacré et de l’amour profane – Le Verrou (1774-78) et L’adoration des Bergers (1775). Voir Fragonard amoureux : galant et libertin, dir. Guillaume Faroult, Paris, RMN, 2015, p. 206 et suiv.
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[30]
Comme la quasi-totalité des images de la publication. Antoine Borel collabore également, signant notamment les frontispices et le portrait de Jésus-Christ.
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[31]
Achevé en 1560, ce tableau est peint sur les vantaux de la caisse d’orgue de l’église San Sebastiano à Venise.
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[32]
Accessible en ligne : <http://risdmuseum.org/art_design/objects/458_presentation_of_christ_at_the_temple>
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[33]
Le Pot-Pourri de Loth : orné de figures et de musique, Londres, 1782, p. 7 : <https://books.google.fr/books?pg=PT17&id=H_xNAAAAcAAJ&hl=fr#v=onepage&q&f=false>
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[34]
Cette fresque réalisée au palais du Vatican est accessible sur le site d’Ut pictura 18.
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[35]
Alexandre-Jacques Du Coudray, La Confédération de la nature, ou l’Art de se reproduire, Londres, 1790, 4 fig.
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[36]
Voir P. Wald Lasowski, Scènes du plaisir. La Gravure libertine, Paris, Cercle d’Art, 2016.