Notes
-
[1]
Pierre Leroux, Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la philosophie, et où l’on explique le sens, la suite, et l’enchaînement des divers philosophes depuis Descartes, Paris, Gosselin. Réimpression de l’article Éclectisme de l’Encyclopédie nouvelle (t. IV, p. 462-538, Paris, Gosselin, 1838), complété de deux articles de la Revue encyclopédique, de juin et juillet-août 1833 sur « La philosophie éclectique enseignée par M. Jouffroy », réédition Paris, L’Harmattan, 2007 [désormais RE dans les notes et dans le corps du texte].
-
[2]
L’enseignement philosophique préexiste à Cousin, mais c’est avec lui et selon sa conception propre que la philosophie s’institutionnalise, c’est-à-dire qu’elle prend la forme institutionnelle qu’on lui connaît en France, impliquant une organisation systématique de la formation et du recrutement des professeurs de philosophie et la situant en position de couronnement des études secondaires.
-
[3]
Pour une description détaillée de la prise de pouvoir idéologique de Cousin sous la Monarchie de Juillet, voir le livre de Patrice Vermeren, Victor Cousin, le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan, 1995.
-
[4]
L’expression est de Renzo Ragghianti, dans « Victor Cousin : fragments d’une Nouvelle Théodicée », Revue Corpus 18/19, 1991. Dans cet article, l’auteur montre comment le problème dont Cousin cherche la solution en identifiant l’éclectisme à la Charte revient à mettre un terme à la Révolution.
-
[5]
Pierre Leroux fait partie des penseurs du 19e siècle que depuis l’opuscule de Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (Paris, Librairie de l’Humanité, 1924), on désigne par l’expression de « socialiste utopique ». En effet, après un premier usage négatif du terme de socialisme dans son article « Individualisme et socialisme » publié dans la Revue encyclopédique en 1835, le projet de Leroux se caractérise comme un socialisme libéral, identifiant la question de la conciliation des valeurs de liberté et d’égalité comme le problème majeur du 19e siècle. Pour une biographie plus complète de Pierre Leroux et une analyse des raisons de son oubli, voir l’introduction du livre : Lucie Rey, Les Enjeux de l’histoire de la philosophie au 19e siècle, Paris, l’Harmattan, 2013, « Pierre Leroux : philosophe inconnu ».
-
[6]
Victor Cousin, Fragments de philosophie cartésienne, Paris, Didier, 1855, Avant-propos, p. viii.
-
[7]
Voir Eugène Lerminier, Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, Paris, Paulin, 1832, p. 75.
-
[8]
Victor Cousin, Histoire général de la philosophie, Paris, Librairie académique, 1864, p. 5 [désormais HGP dans les notes et le corps du texte].
-
[9]
Dans la publication qui fait suite au cours de 1829, Cours de l’histoire de la philosophie, Paris, Pichon et Didier, 1829, comme dans HGP.
-
[10]
Pierre-François Moreau, « Spinozisme et matérialisme au 19e siècle », Raison présente, n° 52, 1979, p. 89.
-
[11]
HGP, p. 528.
-
[12]
HGP, p. 515.
-
[13]
En outre, cette grille de lecture appelle également une interrogation sur le découpage historique en siècles : comment se fait-il que la manifestation de la loi de l’esprit humain dans l’histoire se calque sur les siècles ? Comment expliquer qu’à chaque nouveau centenaire les compteurs repartent à zéro ? La sécularisation de la manifestation de l’esprit ne fait l’objet d’aucune explication de la part de Cousin.
-
[14]
L’expression est de Leroux et revient fréquemment dans ses textes.
-
[15]
Le déclin de la religion s’accompagne notamment d’un nécessaire déclin de la peinture (voir HPG, p. 14) et de la littérature (ibid., p. 12).
-
[16]
Ibid.
-
[17]
« Si vous étudiez attentivement ce siècle, vous reconnaîtrez dans tout ce qu’il a créé, comme dans tous les développements nouveaux qu’il a ajoutés à ce que lui léguaient les siècle précédents, l’empreinte du même caractère. L’esprit du dix-huitième siècle se demande compte de tout, pénètre jusqu’aux éléments les plus intimes des choses, des êtres, des questions et des faits ; il ne s’arrête que quand il est arrivé aux éléments indécomposables. Or, expérimenter ainsi, décomposer, analyser, c’est dissoudre. Ce n’est pas une ressemblance de mot ; l’identité est dans la chose ; et cette identité ressort de l’examen comparé des sciences, des arts, de la littérature, de la morale, de la religion et de la politique, dans toute l’étendue du siècle » (HGP, p. 21).
-
[18]
Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, éd. Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 39.
-
[19]
Pierre Leroux, « De la loi de continuité qui unit le 18e siècle au 17e », Œuvres de Pierre Leroux (1825-1850), t. II, Paris, Société typographique, 1851.
-
[20]
« À quelles conditions l’avenir résoudra t-il [ces problèmes] et pourquoi y a t-il des philosophes dans le monde ? L’avenir résoudra ces problèmes parce que les philosophes auront préparé les solutions », Pierre Leroux, RE, p. 252.
-
[21]
« De la doctrine de la Perfectibilité » est le titre sous lequel sont regroupés, dans les Œuvres de Pierre Leroux (1825-1850), t. II, op. cit., les trois mémoires suivants : « De la loi de continuité qui unit le 18e siècle au 17e », « De la doctrine du Progrès continu » et « Des rapports du Christianisme avec la doctrine philosophique du Progrès ».
-
[22]
Pierre Leroux, « De la doctrine du Progrès continu », Œuvres de Pierre Leroux, (1825-1850), t. II, ouvr. cité, p. 60.
-
[23]
Pour bien comprendre cette lignée établie par Leroux, il faut expliquer le sens qu’il donne à l’expression « rationalisme individualiste » : voir Les Enjeux de l’histoire de la philosophie au dix-neuvième siècle, éd. citée, seconde partie, chap. « Qu’est-ce que le rationalisme ? ».
-
[24]
RE, p. 280.
-
[25]
Ibid., p. 76.
-
[26]
Œuvres de Pierre Leroux, t. II, op. cit., p. 62.
-
[27]
Pierre Leroux, RE, préface p. viii : « Toutefois, si l’on désirait voir, dans un résumé concis et sans explication, le nœud des idées au moyen desquelles nous avons combattu l’éclectisme et l’avons poursuivi jusque dans ses derniers retranchements, nous commencerions par dire que c’est la doctrine du progrès et de la perfectibilité, la doctrine de l’idéal, qui nous a constamment inspiré, et que si, dans cette espèce de combat, nous avons l’avantage sur nos adversaires, c’est à cette Doctrine, qui n’est pas de nous, mais qui nous a été enseignée et transmise, et qui nous apparaît aujourd’hui comme sortant de l’humanité tout entière, que nous rapportons l’honneur de cette victoire. » Note : « Nous croyons avoir démontré solidement ailleurs que le dix-huitième siècle n’est pas venu aboutir à un pur criticisme, à une pure négation, mais qu’il s’est résumé dans une doctrine positive et virtuellement organique, la Doctrine de la perfectibilité. Les bases de cette doctrine avaient été largement jetées en France dès le commencement du 18e siècle. À la fin de ce siècle, Turgot et Condorcet en furent les principaux formulateurs. Dans ces derniers temps, Saint-Simon fit, au nom de cette doctrine, appel à l’avenir. En tant que nous appartenons à une école, nous sommes de cette école. »
-
[28]
« Il a existé une science appelée idéologie, ou, comme d’autres l’appellent, psychologie, une science particulière, qui tient sa place dans l’ordre des connaissances humaines, comme la physique ou la physiologie ; mais il n’y a plus eu de philosophes » (RE, p. 63).
-
[29]
À ce sujet, voir le livre de Patrice Vermeren, Victor Cousin, le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan, 1995.
-
[30]
Pierre Leroux, « Lettre au docteur Deville » [1858-1859], reproduit dans Miguel Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, suivi de Pierre Leroux et l’utopie, Cabris, Sulliver, 2000.
-
[31]
Pierre Leroux, « De la loi de continuité qui unit le 18e siècle au 17e », art. cité.
-
[32]
Pierre Leroux, De l’humanité, de son principe et de son avenir ; où se trouve exposée la vraie définition de la religion et où l’on explique le sens, la suite et l’enchaînement du mosaïsme et du christianisme [1840], corpus des œuvres de philosophie en langue française, texte revu par Miguel Abensour et Patrice Vermeren, Paris, Fayard, 1985.
1La querelle qui oppose Pierre Leroux à Victor Cousin dans la première moitié du 19e siècle, et qui s’exprime principalement dans l’ouvrage de Leroux intitulé Réfutation de l’éclectisme [1], est aujourd’hui largement méconnue. Pourtant, cette polémique, loin de se résumer à un conflit de personnes, met en lumière les problèmes fondamentaux qui se posent à la philosophie au lendemain de la Révolution française : elle manifeste l’enjeu essentiel que constitue le rapport de la philosophie présente à l’histoire de la philosophie ou à la tradition philosophique. C’est cette question du lien entre l’usage de l’histoire de la philosophie et la finalité assignée au discours philosophique qui guide notre lecture des conceptions antagonistes de Victor Cousin et de Pierre Leroux. En effet, chacun de ces deux auteurs s’interroge, à la suite de la Révolution, sur ce que peut et ce que doit désormais être la philosophie. Ils s’accordent sur l’idée que l’événement révolutionnaire impose aux philosophes de la renouveler. Cependant, ils sont en profond désaccord quant à la manière dont cette nouvelle philosophie doit se rapporter au passé et à l’avenir, notamment politique. Or, dans ce conflit, le 18e siècle joue un rôle central : il cristallise le conflit philosophique qui oppose Leroux à Cousin. Aussi peut-on s’interroger sur le rapport à la philosophie des Lumières dans la volonté du 19e siècle de constituer une philosophie nouvelle : dans quelle mesure la lecture – ou la non-lecture – d’un certain 18e siècle apparaît-elle comme un problème de première importance ? Mettre un terme au 18e siècle ou le continuer, tel pourrait se résumer l’enjeu contradictoire des pensées de Cousin et de Leroux.
2Victor Cousin assume les plus hautes responsabilités politiques à un moment fondateur de l’enseignement philosophique [2]. À partir de 1830, la philosophie cousinienne devient progressivement la doctrine officielle de la Monarchie de Juillet : président du jury d’agrégation, membre du Conseil supérieur de l’instruction publique, de l’Académie française et de l’Académie des Sciences morales et politiques, enfin ministre de l’Instruction publique en 1840, Cousin dispose à la fois du pouvoir de recruter et de former les élèves philosophes, de nommer les professeurs dans les collèges et les facultés, de contrôler le contenu de leur enseignement et le déroulement de leurs carrières [3]. Or il assigne clairement pour tâche première à la philosophie de son siècle, dans plusieurs de ses textes, de mettre un terme à la philosophie du 18e siècle et à la Révolution [4]. Dès lors Pierre Leroux [5], ouvrier typographe et philosophe à la recherche des moyens de réaliser la devise révolutionnaire « Liberté, Égalité, Fraternité », accuse Cousin de faire disparaître tout le courant émancipateur de la philosophie et de renouer avec le 17e siècle contre le 18e afin de justifier idéologiquement le régime en place, séparant ainsi la philosophie à la fois de son passé – c’est-à-dire de sa tradition – et de son avenir – c’est-à-dire de son but.
3Il faut donc nous intéresser dans un premier temps à la lecture cousinienne de ce siècle, afin de comprendre comment la critique de la pensée des Lumières participe d’une transformation de la philosophie visant à en faire un instrument de légitimation de l’appareil politique. Dans un second temps, nous expliciterons le sens conféré à la philosophie du 18e siècle dans la pensée de Leroux : comment se construisent les rapports de la philosophie présente à une certaine tradition philosophique ? En d’autres termes, comment se construit chez Leroux une conception de l’histoire de la philosophie conçue comme l’argument central d’une doctrine de l’émancipation ?
4Avant d’en venir à la critique explicite du 18e siècle par Cousin, il convient d’examiner comment le dispositif de lecture mis en œuvre par la doctrine éclectique relativement à l’histoire de la philosophie produit un effet d’obscurcissement vis-à-vis de ceux que l’on a coutume d’appeler les philosophes des Lumières. En effet, plusieurs stratégies visent à marginaliser ce courant philosophique dans la doctrine cousinienne. Tout d’abord, en faisant de la psychologie le fondement de toute philosophie, puis en assimilant la philosophie à la métaphysique, Cousin exclut tout un courant de pensée du domaine de la philosophie. Ainsi, Cousin affirme la nullité absolue de la philosophie du 18e siècle dans l’Avant-propos des Fragments de philosophie cartésienne de 1855, qui constitue le manifeste du cartésianisme spiritualiste : « Osons dire la vérité : le 18e siècle en France, si riche en grands hommes, n’en a pas produit un seul en philosophie, si du moins par philosophie on entend métaphysique [6]. » C’est d’une part l’assimilation de la philosophie à la métaphysique qui conduit d’abord Cousin à exclure de la philosophie les philosophes des Lumières – Voltaire, Diderot, Rousseau, Condorcet notamment – qui sont par ailleurs cités pour leur travail aux côtés des naturalistes, des économistes et des historiens. Mais d’autre part, c’est le fondement psychologique de l’interprétation de l’histoire de la philosophie et sa réduction à quatre systèmes, thèse centrale de l’éclectisme cousinien, qui produit l’exclusion de tout le courant de philosophie politique du 18e siècle. Pour le comprendre, il faut commencer par présenter rapidement cette thèse avant d’expliquer les effets de son application au 18e siècle.
5La thèse essentielle concernant l’histoire de la philosophie cousinienne est, paradoxalement, celle de sa non-historicité. Affirmation surprenante chez un professeur et un auteur qui fait apparaître l’expression « histoire de la philosophie » dans une très grande partie de ses cours et des publications qui les suivent, et qui est salué, même par ses détracteurs, pour avoir mis au goût du jour les études érudites en histoire de la philosophie en France au 19e siècle [7]. Pourtant, c’est bien la thèse sur laquelle se fonde l’ensemble de l’histoire de la philosophie cousinienne et qui oriente toute sa lecture des philosophies passées. Cette non-historicité de l’histoire de la philosophie s’explique par l’origine psychologique de toutes les productions philosophiques, qui permet d’en réduire la diversité. La thèse de Cousin est la suivante : l’histoire de la philosophie n’est pas le tableau d’une évolution de la pensée humaine au cours du temps, mais manifeste plutôt les nombreuses variantes de quelques positions nécessaires, dont l’origine se trouve dans le fonctionnement général de l’esprit humain. Cousin insiste sur le caractère surprenant d’une telle thèse dans l’introduction du cours de 1829, car la première observation de l’histoire de la philosophie fournit au contraire une impression décourageante et troublante, celle d’une prodigieuse quantité de systèmes aux formes les plus diverses, formant en apparence une masse confuse, un « labyrinthe [8] ». Toutefois, l’analyse et l’attention doivent permettre de comprendre que cette multiplicité est en grande partie illusoire et peut se laisser réduire, comme les innombrables plantes de la terre se sont finalement laissé saisir par les botanistes comme les représentants d’un nombre limité de familles. Il importe de souligner l’indépendance des lois qui expliquent et permettent de réduire cette diversité par rapport à l’histoire elle-même. En effet, les positions premières sont présentées à part dans les cours comme dans les textes publiés [9], avant les chapitres historiques, ce qui indique la possibilité de les déduire, sans aucune référence à l’histoire, de la nature de l’esprit humain : « L’esprit humain est comme l’original dont la philosophie est la reproduction plus ou moins fidèle, plus ou moins complète. Chercher dans l’esprit humain la racine des divers systèmes, c’est donc chercher tout simplement les effets dans leurs causes, c’est tirer l’histoire de la philosophie de sa source la plus certaine et la plus élevée » (HGP, p. 6). L’histoire apparaît ainsi comme la manifestation sans cesse renouvelée de l’essence de l’esprit humain. Cette répétition ne laisse que très peu de place à une possible évolution historique, mais prend au contraire pour modèle, à travers l’expression de « lois naturelles » appliquée à l’esprit, la répétition cyclique qui a lieu dans la nature physique. L’histoire de la philosophie cousinienne se présente comme une théorie de l’éternel retour d’un cycle de quatre systèmes qui se répètent et ne peuvent que se répéter incessamment et dans le même ordre. Ce qui appelle immédiatement deux remarques. D’une part, cette interprétation de l’histoire est exclusive de la notion de progrès ; d’autre part, ce schéma classificateur pose le problème des philosophies résistant à la réduction : on assiste soit à une exclusion de ces philosophies dissidentes de l’histoire de la philosophie, soit à leur réduction au nom d’un principe psychologique pourtant absolument secondaire ou farfelu au vu de leurs enjeux propres.
6Si les différents systèmes qui se présentent dans l’histoire de la philosophie ne sont que la manifestation des lois générales de l’esprit humain, leur compréhension repose moins sur l’étude de l’histoire et des systèmes en tant que tels que sur l’étude de l’esprit humain lui-même. La psychologie définie comme étude scientifique de l’esprit humain est donc au fondement de l’histoire de la philosophie. Comment se développe alors la psychologie ? Elle repose pour Cousin sur la réflexion, qui s’exerce sur une activité antérieure à elle : la pensée spontanée. La pensée spontanée est confuse et multiple, car elle met en mouvement toutes nos facultés ensemble – « esprit, cœur, sens imagination, attention volonté, mémoire, etc. » (HGP, p. 8). Pour en discerner les éléments, la réflexion met en œuvre un travail analytique qui les isole et fait fonction de microscope : ainsi seulement peut-elle mettre en lumière ce qui était trop imbriqué pour se dégager seul. La réflexion est le mode de la pensée proprement philosophique. Toutefois, une telle pratique analytique comporte des risques, notamment celui de confondre la partie et le tout, c’est-à-dire la partie analysée et le tout de l’esprit. Cette erreur nécessaire, inhérente au fonctionnement de l’esprit humain, provoque la naissance de chaque type de philosophie. Chaque fois qu’un esprit tombe dans cet excès, et fait d’un moment isolé de l’analyse le point de départ d’un système, d’autres esprits réagissent en s’appuyant sur les éléments injustement négligés – quitte à tomber à leur tour dans l’excès inverse. Ainsi, on voit comment la réflexion comme mode propre de la pensée philosophique est au fondement de toute pensée philosophique et permet de concevoir la philosophie comme un type de pensée supérieur, mais aussi d’expliquer – voire d’excuser – les erreurs présentes dans l’histoire de la philosophie. Dès lors, quels sont ces quatre grands systèmes qui découlent naturellement des lois de fonctionnement de l’esprit humain ? Il s’agit du sensualisme, de l’idéalisme, du scepticisme et du mysticisme, quatre tendances successives de l’esprit humain caractérisées par l’excès de leur position : « Tels sont les procédés les plus généraux de la réflexion : dans leur développement ils engendrent quatre systèmes qui embrassent l’histoire entière de la philosophie. Sans doute ces systèmes se combinent et se mêlent, tout se complique dans la réalité ; mais l’analyse retrouve aisément sous toutes les combinaisons leurs éléments essentiels » (HGP, p. 28).
7Quelle est alors la conclusion de Cousin, et comment nous éclaire-t-elle sur la doctrine éclectique ? Les quatre systèmes fondamentaux, leurs mérites et leurs limites s’expliquent par le dispositif psychologique du duo spontanéité-réflexion. Ils se justifient, jusque dans leurs erreurs, par le fonctionnement naturel de l’esprit. La psychologie est la clé pour la compréhension de l’histoire de la philosophie : elle seule permet de décrypter le labyrinthe de l’histoire de la philosophie et de repérer en elle ces quatre tendances de l’esprit. À la lumière de ce dispositif naturel bien compris, il devient possible de constituer une philosophie nouvelle qui mettrait un terme à la succession sans fin des quatre systèmes. Il s’agira désormais, pour réussir à les dépasser, de les réduire, et non de les détruire. L’éclectisme, fondé sur le spiritualisme conçu comme une version modérée de l’idéalisme, se chargera de recueillir ce qu’il y a de bon en chacun, en en supprimant les excès. Pierre-François Moreau décrit ce dispositif explicatif comme un « système de distribution des places [10] » qui s’appuie lui-même sur une des places : le spiritualisme est ainsi clairement du côté de l’idéalisme, dans une version modérée. Cette matrice permet de donner un fondement nécessaire à l’éclectisme, inscrit dans la nature même de l’esprit, et de lui prodiguer une position de surplomb par rapport aux systèmes antérieurs dont il est le juge. L’éclectisme en effet n’est pas une position excessive mais modérée, qui ne balaye pas les systèmes précédents mais les intègre en se fondant sur l’hypothèse que l’esprit est sujet à l’erreur, mais pas à l’absurdité complète : si ces systèmes ont existé, c’est qu’ils comportent une part de vérité. De telle sorte qu’une philosophie éclairée sur le fonctionnement de l’esprit humain, c’est-à-dire une philosophie qui se fonde sur la psychologie, peut distinguer les excès de la réflexion : « L’art qui recherche et discerne le vrai dans les différents systèmes, qui, sans dissimuler ses justes préférences pour quelques-uns, au lieu de se complaire à condamner et à proscrire les autres pour leurs inévitables erreurs, s’applique plutôt à les redresser, à les justifier, et à leur faire aussi une place légitime dans la grande cité de la philosophie, cet art élevé et délicat s’appelle l’éclectisme. Il se compose d’intelligence, d’équité, de bienveillance. Il est la muse qui doit présider à une histoire vraiment philosophique de la philosophie, et c’est celle-là que nous invoquons » (HGP, p. 34-35).
8Dans la dixième leçon de l’Histoire générale de la philosophie, Cousin applique au 18e siècle sa démarche de réduction de l’histoire de la philosophie aux quatre grandes thèses qu’il prétend avoir fait découler de l’analyse psychologique. Dans les chapitres qui précèdent, il a exposé successivement toutes les grandes époques philosophiques, et il affirme être certain de n’avoir omis aucune école importante. Afin de confirmer le statut de loi de l’Histoire de ce dispositif, il reste à l’appliquer à ce dernier siècle, en montrant qu’il produit une lecture complète de sa production philosophique : le 18e siècle devrait à son tour pouvoir se résoudre en quatre systèmes. Or il ne fait d’emblée aucun doute pour Cousin que les faits confirmeront l’induction issue de l’observation de l’esprit humain et il applique effectivement son découpage au 18e siècle. Quels effets cela produit-il ? Cette grille de lecture revient à faire disparaître du tableau du 18e siècle toutes les philosophies qui ne traitent pas en premier lieu de psychologie et à ne garder de certaines autres qu’un aspect secondaire de leur œuvre : Rousseau, par exemple, est présenté comme le représentant de l’idéalisme français du 18e, dans la mesure où il défend la conscience et la vertu désintéressée, ainsi que la liberté et l’immatérialité de l’âme. En même temps, Rousseau est d’emblée dévalorisé comme philosophe, car il ne vient pas trouver sa place assez naturellement dans son système – comme le manifeste la comparaison avec Turgot : « Un homme bien inférieur à l’auteur de l’Émile comme écrivain, mais qui lui est très supérieur comme philosophe, Turgot, est aussi l’adversaire déclaré du sensualisme » (HGP, p. 515). Ce cadre de lecture produit une dévalorisation immédiate et non justifiée de Rousseau, dont le seul texte mentionné est « La Profession de foi du Vicaire Savoyard ». De façon générale, c’est toute la question politique, centrale dans la philosophie du 18e siècle, qui est esquivée par Cousin, pour la simple raison qu’elle n’entre pas dans sa grille de lecture. Ainsi, Montesquieu, qui est pourtant loué par Cousin comme le plus grand esprit du siècle au détour d’un paragraphe [11], n’est pas intégré au tableau d’ensemble du 18e siècle. Voltaire est à son tour décrit comme un disciple de Locke et le représentant du bon sens superficiel qui mène naturellement au doute. On peut faire le même constat au sujet de la pensée de Diderot : l’Encyclopédie est mentionnée au hasard d’un passage sur Turgot [12], mais ne fait l’objet d’aucun développement propre. Ainsi, c’est la classification cousinienne dans son principe même qui fait obstacle à toute lecture spécifique du 18e siècle et à la prise en compte de son originalité philosophique. Il est tout entier réduit à l’application de cette loi de l’Histoire qu’il s’agit de retrouver dans chaque siècle. Ce faisant, Cousin place au devant de la scène philosophique des auteurs mineurs et marginalise les penseurs ayant eu une influence décisive : ils sont renvoyés à des spécificités singulières, mais Cousin n’en tire aucune conclusion sur l’esprit propre au 18e siècle [13] : « L’observation confirme la théorie. L’induction, appuyée sur l’Histoire entière du passé, divisait d’avance la philosophie du 18e en quatre écoles, et nous avons trouvé qu’en effet cette époque de l’Histoire de la philosophie se divise de cette façon. Cette division, qui en elle-même ne serait qu’un fait réel mais arbitraire, devient un fait nécessaire par son rapport à l’Histoire entière qu’elle continue, et on peut dire qu’elle exprime une loi » (HGP, p. 520). Cousin prétend avoir réussi à vérifier son hypothèse du seul fait qu’il parvient à trouver dans chaque siècle – et même dans chaque pays pour le 18e – des représentants de chaque grand système, quelque inconnus qu’ils soient. Cependant, il ne se demande jamais ce que son système laisse de côté : vérifier l’hypothèse, c’est vérifier la présence de chaque système – bien que la classification ne recouvre absolument pas la totalité de la production philosophique du siècle. Cette reconstruction de l’histoire de la philosophie néglige les « penseurs de l’humanité [14] » qui placent au premier plan de leur réflexion la question des droits naturels de l’homme et de son devenir politique, ainsi que la question du progrès de l’humanité. Une telle problématique ne trouve pas sa place dans la lecture entièrement psychologique de l’histoire de la philosophie mise en œuvre par Cousin. Or, qu’a-t-on dit du 18e siècle français quand on a dit qu’il comportait le sensualisme avec Condillac, l’idéalisme avec Rousseau et Turgot, le scepticisme avec Voltaire et le mysticisme avec Saint-Martin ? On lui a appliqué une grille de lecture commune à tous les siècles, qui efface toute sa spécificité, son mouvement propre, et le caractère contestataire qui le distingue profondément de la philosophie des autres siècles. La lecture cousinienne aboutit à un aplanissement de l’histoire de la philosophie du fait de sa réduction à une simple manifestation incessamment répétée des lois immuables de l’esprit humain.
9Finalement, la seule spécificité que Cousin reconnaît au 18e siècle réside dans la place prépondérante qu’y occupe le sensualisme – quoique les quatre courants soient présents, nécessairement – là où le 17e était plutôt celui de l’idéalisme. En effet, qui sont pour Cousin les idéalistes du 18e ? Kant d’une part, qui produit un idéalisme nettement en retrait par rapport à celui du 17e, dans la mesure où son œuvre vise à poser les limites de la raison humaine à travers une critique ; et les philosophes écossais d’autre part, notamment Reid, à travers leur philosophie du sens commun. Il convient d’interroger la légitimité du positionnement des Écossais du côté des idéalistes, qui manifeste combien la classification cousinienne est simplificatrice : pour la seule raison que Reid s’oppose au sensualisme et à l’empirisme qu’il nuance par une théorie du sens commun, il est rattaché à la classe des idéalistes, en dépit de la critique tout aussi virulente qu’il développe contre une philosophie uniquement fondée sur la raison. La référence à Reid apparaît comme un moyen de détourner le regard des penseurs du 18e siècle français, caractérisés avant tout par leur impiété, délibérément laissés dans l’ombre ou à la marge : la valorisation à l’excès d’un penseur secondaire permet de reconstruire un 18e siècle dans lequel le spiritualisme cousinien puisse se reconnaître et s’ancrer : « La philosophie spiritualiste du 19e siècle se rattache assurément à Descartes, et c’est ce grand nom, tout national et tout français, que nous portons sur notre drapeau ; mais nous serions bien ingrats si nous ne confessions pas que nous devons beaucoup aussi à Reid, car nous lui devons M. Royer-Collard » (HGP, p. 544). Cousin fait ainsi émerger la figure d’un penseur solitaire, sans excès, défenseur du bon sens et du moyen terme, discret et peu connu – si ce n’est par Royer-Collard qui l’a introduit en France. Cette figure permet de recentrer la philosophie du 18e siècle sur la question du moi et de la psychologie, là où d’autres philosophes l’avaient tirée du côté de l’humanité et de son devenir politique : « Ce modeste et laborieux pasteur d’une pauvre paroisse d’Écosse, qui, après avoir passé quinze ans dans une retraite profonde à s’étudier lui-même, à se bien rendre compte des opérations de son esprit des sentiments et des convictions de son cœur » (HGP, p. 544) est présenté comme le Socrate du 18e siècle. La survalorisation de la place de Reid dans l’histoire de la philosophie tend à faire écran à tout un autre courant philosophique. Cette stratégie montre à quel point la doctrine cousinienne est éloignée de sa prétention à constituer une histoire neutre de la philosophie, à travers l’idée de lois naturelles de l’esprit humain. Mais comme tentera de le montrer Leroux, l’opposition opérée par Cousin entre spiritualisme et sensualisme – qui renvoie à son découpage historique – en masque en réalité une autre. C’est la philosophie émancipatrice, en plaçant la question du progrès au cœur de sa réflexion, en ne se centrant plus sur l’homme mais sur l’humanité, qui constitue l’autre véritable du spiritualisme cousinien et de l’histoire de la philosophie qu’il produit.
10Pourtant, la lecture cousinienne du 18e siècle est profondément paradoxale. Car à côté de cette réduction classificatrice qui supprime toute originalité à la philosophie de ce siècle, Cousin prend en compte, dans d’autres textes, sa spécificité afin d’en tirer des conclusions prescriptives pour le 19e siècle. Aussi son jugement sur le 18e siècle est-il double : s’il a eu le mérite de mettre un terme au Moyen Âge, ce qui constitue un bénéfice incontestable, son caractère destructeur est toutefois déploré ; cette violence propre aux Lumières a abouti à la Révolution et le 19e siècle a pour tâche d’y mettre un terme. Le 18e siècle est celui du déclin des anciennes puissances politiques, de l’affaiblissement de la puissance ecclésiastique et de la religion, mais aussi du déclin moral et artistique [15]. Cousin regrette la disparition des valeurs du 17e siècle, valeurs chevaleresques notamment, remplacées par un esprit général de « mollesse », de « scepticisme » et de « licence [16] » aboutissant à un relâchement général des mœurs. Aussi la prise en compte de la spécificité du 18e siècle n’a-t-elle d’autre but que de souligner l’« esprit de dissolution [17] » qui le caractérise. Toutefois, cela ne l’empêche pas, en dernière analyse, de la considérer comme un très grand siècle, pour avoir réussi la tragique mission qui était la sienne, à savoir celle d’en finir avec le Moyen Âge. Mais son mérite ne va pas plus loin : il a détruit, mais n’a rien élevé ; il ne pouvait faire davantage : « Sur l’abîme de l’immense révolution qu’il a ouverte et qu’il a fermée, le 18e siècle n’a guère laissé que des abstractions, mais ces abstractions sont des vérités éternelles qui contiennent l’avenir » (HGP, p. 28). Cousin et Leroux semblent considérer l’un et l’autre que le 18e est le siècle de la destruction. Toutefois, la divergence survient au sujet du jugement porté sur le rapport du présent avec les promesses d’avenir ouvertes par le 18e siècle et la Révolution. En effet, pour Leroux, le présent n’a pas encore pris en charge la devise inscrite dans la pierre par la Révolution – Liberté, Égalité, Fraternité. Sa difficile mise en œuvre reste le problème fondamental du 19e siècle, qui doit se donner pour tâche de parvenir à concilier les principes révolutionnaires pour fonder une société véritablement nouvelle. Les abstractions que sont la liberté et l’égalité notamment, n’ont pas encore été rendues concrètes : on cherche encore la formule de leur conciliation, qui constitue le grand problème du siècle. Pour Cousin au contraire, l’avenir a déjà tenu ses promesses à travers la Charte, aboutissement supérieur de la Révolution : ces abstractions, « le 19e siècle les a recueillies ; sa mission est de les réaliser en leur imprimant une organisation vigoureuse. Cette organisation naissante est la Charte, que l’Europe doit à la France, que la France doit à la noble dynastie qui marche à sa tête. C’est sur la Charte et autour de la Charte que doit être le travail du 19e siècle » (HGP, p. 29). Pour Cousin en effet, il ne s’agit pas de poursuivre l’œuvre du 18e siècle mais de l’honorer, c’est-à-dire de lui rendre hommage – à titre d’achèvement nécessaire du 16e et du 17e siècles – et de se dépêcher de le dépasser pour ne pas rester empêtré dans ses errements.
11Un parallèle entre la philosophie et la politique parcourt l’ensemble de l’œuvre de Cousin : il consiste à identifier l’éclectisme philosophique comme doctrine de la conciliation à la monarchie constitutionnelle, qui fait la synthèse de l’Ancien Régime et des principes de la Révolution. Si Cousin se présente comme l’héritier de la Révolution française au nom du principe de liberté, principalement au début de sa carrière philosophique, cet héritage est pensé en terme de clôture : il s’agit, dès les cours de 1828-1829, d’en hériter pour y mettre un terme. Et en 1861, dans la quatrième édition du cours de 1829, la Révolution française n’est pas tant conçue par Cousin comme une révolution politique que comme une entreprise de destruction sociale, aboutissement de l’esprit de dissolution du 18e siècle : les hommes du 18e siècle ne recherchaient pas tel ou tel gouvernement, « ils se proposaient un but tout autrement grand et terrible, l’entière destruction de la société du Moyen Âge et la création d’une société nouvelle » (HGP, p. 26). C’est alors le caractère violent de la Révolution qui est mis en avant, accompagné d’un jugement sur l’épisode révolutionnaire en terme de crime et d’une thèse sur le caractère éphémère du mal : « Parmi les châtiments du crime, qui ne lui manquent jamais, à côté de celui que lui inflige la conscience, l’Histoire lui en inflige un autre encore, éclatant et manifeste, l’impuissance. Confondant ce qu’il fallait distinguer, ils ont, dans leur délire, porté une main sacrilège sur le christianisme et sur la royauté. Qu’en est-il résulté de ces extravagances et de ces crimes ? Quelques années à peine écoulées, le christianisme et la royauté se sont relevés plus purs, plus puissants, plus révérés » (HGP, p. 25). Cousin se présente pourtant toujours comme l’adepte d’une position médiane : aux partisans aveugles du 18e siècle, il répond qu’il est nécessaire de juger les théories par leurs conséquences pratiques, et que la légitimité d’un acte aux effets « horribles » ne peut être établie. Mais quel discours adresse-t-il aux contre-révolutionnaires ? Loin de défendre les principes de la Révolution, Cousin leur expose ce qu’implique leur refus : rien dans le 18e siècle ne semble digne d’être défendu par lui-même ; en revanche, le refus du 18e siècle englobe un refus plus large, celui des trois siècles qui l’ont précédé au prix d’un retour au Moyen Âge. Si Cousin partage avec les contre-révolutionnaires le sentiment de révolte face aux excès de la Révolution, il la présente pourtant comme l’aboutissement logique de l’Histoire depuis le 16e siècle, interprétée en termes de Providence : « Considérez dans la Révolution française ses principes et ses résultats, et alors, ou absolvez la Révolution française, ou condamnez les trois grands siècles qui l’ont préparée, qu’elle représente et qu’elle achève, et attachez-vous au Moyen Âge ; condamnez la marche et le progrès de la civilisation moderne, opposez-vous à l’Histoire, opposez-vous aux desseins de la Providence » (HGP, p. 26). Finalement, il ne revient pas à Cousin lui-même de porter un jugement sur la Révolution française. Il s’en remet à l’interprétation de Louis XVIII : « Une autorité supérieure a tranché la question ; celui qui a fait la Charte a porté un jugement péremptoire sur la Révolution française, il a fait la part du bien et celle du mal ; il a condamné ce qui était condamnable, il a conservé ce qui était légitime » (HGP, p. 26). La Charte est conçue par Cousin comme un résumé historique : elle fait la synthèse du passé, et constitue la reconnaissance officielle des éléments essentiels d’une époque. Qu’a reconnu la Charte de Louis XVIII ? Quelle synthèse a-t-elle opérée ? Elle reconnaît et replace au premier rang le christianisme et la royauté, et Cousin se réjouit de ce nouvel essor. En même temps, la Charte a absous les principes et les résultats généraux de la Révolution française et des siècles qui l’ont précédée, en introduisant des chambres dans le gouvernement du roi et la participation du pays aux affaires du pays, faisant ainsi du gouvernement français un gouvernement représentatif sur le modèle de celui de l’Angleterre de 1688. De même, les principes de liberté et d’égalité sont consacrés par différents articles de la constitution qui leur donne leur juste mesure. L’égalité est « consacrée par l’article qui reconnaît tous les Français accessibles à tous les emplois, et qui établit la vraie égalité, la seule égalité possible et légitime, l’égalité devant la loi » (HGP, p. 27), et la liberté est également reconnue comme principe général à travers la liberté de la presse : « Qu’est-ce en effet que la liberté de la presse, sinon la liberté illimitée du raisonnement, le droit d’examen dans toute sa portée, c’est-à-dire le principe de liberté dans sa plus haute généralité ? » (HGP, p. 25). Les principes de la Révolution française constituent d’ores et déjà, à travers la Charte de Louis XVIII, des acquis qu’il n’y a plus lieu de revendiquer : « Ainsi la Charte elle-même a adopté les réformes religieuses et politique du 16e et du 17e siècles et la grande révolution du 18e siècle. Dernier résultat des conquêtes de l’humanité, elle les représente et les protège. C’est derrière cette autorité que je place mes vœux pour l’avenir, et mon opinion sur le passé, et tout mon enseignement » (HGP, p. 28). La philosophie, loin de l’entreprise de revendication et de contestation propre au 18e siècle, peut se satisfaire du temps présent et se donner pour tâche de constituer la doctrine qui accompagne le régime de la monarchie constitutionnelle légitimé.
12Après avoir présenté la lecture proposée par Cousin du 18e siècle, il nous faut en venir à celle de Leroux, afin de mettre en regard ces deux interprétations et leurs enjeux. Ce dernier voit dans la constitution d’une tradition l’une des tâches fondamentales de la philosophie du 19e siècle. Cette ambition s’inscrit dans une conception plus large de la philosophie de l’histoire dont l’origine est rapportée à la « formule de Leibniz », que Leroux cite et commente dans de nombreux textes. Cette formule est la suivante : « Le présent, engendré du passé, est gros de l’avenir [18]. » Il l’explicite ainsi en 1833 : « Le mot de Leibniz est vrai de toutes les manières et dans tous les sens ; il est vrai des pures conceptions de l’intelligence destinées à engendrer la réalité en se réalisant, comme de la réalité même. Si donc nous voulons que le présent ne soit pas un chaos, mais un ordre de marche régulier vers l’avenir, sachons trouver et faire trouver aux générations qui nous suivront le secret de notre origine et l’unité de la tradition [19]. » L’inscription de la philosophie présente dans une tradition de pensée joue en premier lieu le rôle d’un principe organisateur permettant d’introduire de l’ordre dans le chaos d’un présent qui hérite de manière désordonnée des courants de pensée antérieurs. Mais si l’identification d’un fil conducteur dans l’histoire de la pensée est nécessaire à la constitution de la philosophie présente, c’est aussi pour lui fixer un horizon. C’est dans le lien qui unit le présent au passé comme héritage, mais aussi à l’avenir – dont la production est pensée comme l’une des missions centrales de la pensée philosophique – que doit se comprendre ce rapport à la tradition. En effet, Leroux conçoit la tâche du philosophe comme une mission de transformation de la société, dans laquelle les doctrines philosophiques sont appelées à jouer un rôle essentiel, via leur assimilation-transformation par l’humanité [20]. Or pour mener à bien une telle tâche, le rapport au passé est essentiel : la reconnaissance d’une tradition doit se comprendre comme argument de légitimation d’une part, et comme inscription collective de la production philosophique d’autre part.
13Tout d’abord, la tradition tient lieu d’argument de légitimation d’une doctrine philosophique. En effet, à la suite de la Révolution, le début du 19e siècle apparaît comme une époque de lutte entre deux courants : celui des partisans de la Révolution, partisans de la rupture avec le passé ; et celui des défenseurs de la contre-révolution, pensée comme abolition de l’épisode révolutionnaire et retour à l’ordre ancien. Du fait de cette lutte, la question de la tradition est brûlante, et ce concept est spontanément associé à la tendance contre-révolutionnaire : la référence à la tradition permet de mettre en avant l’héritage séculaire pour l’opposer à l’accident, venu rompre la continuité historique. Or, d’une façon originale, Leroux fait de la tradition un concept fondamental dans la lutte pour la reconnaissance des Lumières et de l’héritage révolutionnaire. Il s’agit de constituer une nouvelle tradition, tradition d’émancipation, à faire valoir contre l’autre tradition, présentée comme une tradition de soumission issue du Moyen Âge féodal. Son but consiste à faire de l’héritage du 18e siècle philosophique et des principes révolutionnaires qui en découlent la base conceptuelle de la philosophie présente. Loin de penser la philosophie des Lumières comme une simple rupture, il s’agit de la penser à la fois comme l’origine possible d’une nouvelle tradition et comme le produit d’un courant sous-jacent depuis le début de l’époque moderne, auquel il s’agit à présent de donner toute son importance pour la construction de la nouvelle philosophie du siècle. C’est grosse de cette tradition émancipatrice que la philosophie présente pourra s’engager avec poids et constance vers la production d’une doctrine philosophique positive nouvelle : la lecture des philosophies des siècles passés et la recherche de l’apparition progressive de la « Doctrine de la Perfectibilité [21] » comme fil conducteur historique constitue une tâche centrale. Il s’agit ainsi de se réapproprier le concept de tradition, de le reprendre aux réactionnaires pour en faire un argument de légitimation de la pensée émancipatrice : « Le premier et le plus essentiel caractère d’une Doctrine Philosophique, c’est d’avoir une tradition, et de se rapporter à quelque chose qui ait eu vie antérieurement dans l’humanité. Nous nous sommes demandé de qui nous procédions, qui nous avait donné la vie, au nom de qui nous avions mission de parler et d’affirmer quelque chose. Nous avons reconnu tout d’abord que nos croyances, nos idées, notre foi, n’étaient pas nées avec nous. Nous avons compris par nous-mêmes comment la vie se transmet de génération en génération selon de certaines lois. L’humanité n’est pas une série rompue d’anneaux fragmentaires, elle est bien plutôt une succession continue de forces transmises pour produire un effet. Où est notre vie, où peut être notre force, si elle n’a pas son origine dans les sentiments que nous ont transmis le 18e siècle et la Révolution [22] ? » Ainsi, il s’agit de constituer une tradition qui appelle à se détourner du passé pour se tourner vers l’avenir : la tradition de la perfectibilité affirme que l’humanité va vers un mieux, et que son âge d’or n’est pas derrière, mais devant elle. Dès lors, si l’usage commun du concept de tradition en fait un concept contre-révolutionnaire, l’orientation que lui donne Leroux, au service d’une doctrine de l’émancipation et du perfectionnement de l’humanité tourné vers l’avenir, lui confère une nouvelle signification.
14D’autre part, le concept de tradition chez Leroux est conçu comme un moyen d’ancrer la philosophie dans un processus de production collective. Si la philosophie n’est pas le pur produit d’une individualité géniale pensée hors du temps, mais le fruit de la pensée de l’humanité en devenir, alors il est nécessaire de reconstruire cette production collective et d’en faire le fondement de toute pensée contemporaine. La production philosophique est le fruit de la dialectique du moi et du nous : la tradition permet de rattacher cette production à la communauté humaine comme sujet de la production culturelle, douée d’une vitalité spécifique. Elle devient ainsi une arme contre le principe monologique qui marque tant l’histoire de la philosophie que le socialisme utopique. Invoquer les auteurs du passé revient à lutter contre la tendance commune à croire que chaque penseur représente un commencement absolu, tendance que l’on trouve aussi bien chez les rationalistes du 17e siècle inaugurateurs de la nouvelle ère philosophique que chez les utopistes contemporains de Leroux. Ainsi, c’est d’une certaine manière en tant qu’argument d’autorité qu’est convoquée la tradition par Leroux : il s’agit de faire sortir de l’ombre un courant sous-jacent de l’histoire de la philosophie et de le constituer comme socle fondateur de la philosophie nouvelle.
15Or la doctrine cousinienne est précisément accusée par Leroux d’être une philosophie sans tradition. Il est possible de relever un apparent paradoxe dans cette lecture ; essayons de le comprendre. L’éclectisme est dénoncé comme étant une pensée morte, qui ne crée rien de nouveau, au sens où elle se contente d’aller piocher dans les doctrines du passé les éléments constitutifs de sa propre doctrine. Il apparaît donc dans un premier temps, et à travers son discours explicite, comme une pensée fondée exclusivement sur un héritage sélectif des philosophies passées. En ce sens, on peut considérer l’éclectisme comme une doctrine entièrement rabattue sur son histoire quant à la matière de son enseignement, à l’exclusion du principe de sélection des matériaux qui lui ne peut se trouver que dans le présent. Comment dès lors comprendre l’accusation d’absence de tradition, puisque l’éclectisme semble reposer dans son ensemble sur une reconstruction et une instrumentalisation de la tradition philosophique ? C’est dans son rapport à une certaine tradition de pensée que se situe l’explication. En effet, la relecture éclectique de l’histoire de la philosophie se fait à partir d’une définition implicite de la philosophie qui exclut d’emblée tout un pan de la tradition philosophique, celui-là même que Leroux prétend ériger en tradition de la philosophie présente. En effet, la doctrine cousinienne est construite sur l’héritage du rationalisme du 17e siècle et de l’idéologie du 18e – conçus par Leroux dans un mouvement de continuité qu’il nous faudra expliciter, en tant qu’ils supposent ensemble une réduction du domaine de la philosophie à la psychologie et à la métaphysique abstraite, centrées sur la question du moi. Si l’éclectisme est une philosophie sans tradition pour Leroux, c’est qu’elle est dans la même posture que le rationalisme individualiste : elle coupe la philosophie de son acte d’engendrement, de son rapport au passé et au monde qui l’entoure. Dans le sillage du rationalisme, l’éclectisme n’assigne à la philosophie qu’un but très limité, celui de la constitution de la raison individuelle de chaque homme, indépendamment de toute condition de temps et de lieu. Réduite à la théorie de la connaissance, la philosophie perd de vue la question de son rapport à l’action politique et sociale. En ce sens, pour Leroux, c’est l’ensemble du courant rationaliste du 17e siècle qui rompt avec l’idée de tradition. Il est donc possible de voir en Cousin – dont l’ensemble de la démarche philosophique à partir des années 1840 a pourtant consisté à affirmer son inscription dans la tradition cartésienne – un philosophe sans tradition, au nom de la rupture opérée par Descartes envers la tradition. C’est le saut et l’effacement de la philosophie politique du 18e siècle au profit d’une jointure opérée avec Descartes et les Idéologues à sa suite qui expliquent la critique de Leroux. Plus exactement donc, l’absence de tradition imputée à la doctrine cousinienne semble aussi bien signifier pour Leroux le choix de la mauvaise lignée : Cousin est accusé de n’avoir pas choisi la bonne tradition. En effet, Leroux considère les Idéologues comme les héritiers directs de Descartes et les précurseurs immédiats de l’éclectisme au nom de leur réduction commune de la philosophie à la psychologie, centrée sur l’individu abstrait. Cousin au contraire présente la philosophie cartésienne et la philosophie des Idéologues comme deux tendances distinctes : si Cousin reconnaît en Descartes le fondateur de l’ère philosophique moderne et se place dans son sillage, il ne reconnaît pas en revanche les Idéologues comme ses précurseurs. Au contraire, il les accuse précisément d’avoir réduit la question philosophique, et se présente à lui-même comme venant redimensionner l’objet de la philosophie après leur passage. Ainsi, la lecture que donne Leroux de l’éclectisme va contre les ambitions explicites de Cousin, en affirmant que malgré son opposition apparente, Cousin n’a fait que se placer dans le sillage des Idéologues [23]. Finalement, la critique de l’éclectique comme homme sans tradition comporte deux aspects : premièrement, elle signifie que Cousin dissimule la tradition dont il est en réalité l’héritier direct, à savoir celle qui va du rationalisme du 17e aux Idéologues et qui repose sur le rétrécissement de la philosophie à la psychologie. Deuxièmement, et ce point est essentiel, si l’éclectique peut être dit sans tradition, c’est au sens où il ne reconnaît pas ce qui constitue pour Leroux la seule tradition valable dans la philosophie moderne, c’est-à-dire la seule tradition authentiquement philosophique – les autres n’étant que des à-côtés de la philosophie, de fausses philosophies ou des préliminaires à la philosophie. La seule tradition qui vaille comme telle pour Leroux, et que Cousin fait disparaître de l’histoire de la philosophie à la suite des Idéologues, c’est la tradition de la Doctrine du Progrès. Non que Cousin ne parle pas de progrès, mais il ne s’inscrit pas dans le mouvement des philosophes qui, depuis le 17e siècle et surtout au 18e, ont fait de l’idée de progrès le cœur de la philosophie. Or en ne s’inscrivant pas dans un tel courant, qui constitue pour Leroux la tradition de la philosophie moderne, la seule qui vaille, l’éclectisme ne peut être qu’une philosophie sans tradition.
16Leroux parle dans de nombreux textes de l’éclectique comme d’un savant « sans tradition et sans but [24] », « un homme dépourvu à la fois de tradition et, par une conséquence nécessaire, d’idéal [25] », établissant un lien nécessaire entre les rapports du philosophe au passé et à l’avenir. En effet pour Leroux, si la constitution d’une tradition est une tâche majeure de la philosophie, ce n’est pas dans une perspective d’érudition, de pure connaissance du passé ; au contraire, il s’oppose à la figure du savant érudit. Il s’agit de constituer et d’organiser la raison collective de l’humanité, afin de réconcilier la raison pure et la raison pratique, de mettre un terme à la vision contemplative du savoir qui domine en philosophie et de rendre à la philosophie sa finalité pratique de transformation de la société. Le problème, c’est que cette raison collective de l’humanité qu’est la tradition émancipatrice n’est pas un mobilier dont l’humanité présente hérite : elle doit faire resurgir ce passé contre les vainqueurs qui l’ont obscurcie. Effectivement en France, la tradition issue du 18e siècle a été recouverte, voire censurée, par la philosophie des vainqueurs, de l’Empire puis de la Monarchie de Juillet. L’humanité doit à présent retisser sa toile. Aussi la constitution d’une tradition chez Leroux s’accompagne-t-elle d’une lutte pour un idéal, dans le but de conférer à cet idéal la force, voire l’autorité, propres à la tradition. Aussi faut-il souligner le dernier argument invoqué par Leroux pour justifier l’absence de tradition chez les éclectiques : cet argument n’est autre que l’opportunisme et la poursuite de l’intérêt personnel qui a toujours selon lui guidé les choix philosophiques de l’éclectisme. En ce sens, loin d’être une philosophie au sens fort et noble du terme, l’éclectisme n’est pas autre chose qu’une doctrine échafaudée au gré des besoins politiques d’un groupe d’hommes à la recherche du pouvoir, dont le vrai philosophe a à cœur de se démarquer :
Nous ne ressemblons en rien, Dieu merci, à ces hypocrites qui, s’étant affublés du manteau de la philosophie, ont imaginé de pactiser secrètement avec tous les débris du passé et tous les intérêts présents, précisément parce que, ne sentant pas en eux une vie antérieure, et ne comprenant pas la voie où l’humanité est poussée par le souffle puissant des générations qui nous ont enfantés, ils n’avaient pour se conduire aucune boussole, en sorte que s’égarant toujours de plus en plus dans les routes sinueuses d’un orgueil tout personnel, ils ont fini lâchement par contracter d’égoïstes alliances avec les pharisiens et les publicains du jour. […] Sans passé comme sans avenir, et sans avenir précisément parce qu’ils n’avaient pas voulu reconnaître un passé, il ne leur restait que le présent. Légitimant donc ce présent si triste, on les a vu attachés successivement, d’une manière également déplorable, à la Restauration et à la Quasi-Restauration, comme à un pilori. En tout cela ils ont été d’une rigoureuse conséquence avec leur point de départ, et ont parfaitement prouvé ce que nous disons sur le besoin d’une Tradition [26].
18Il importe d’approfondir la question de l’obscurcissement pour mieux comprendre la manière dont Leroux interprète le rapport de l’éclectisme à la philosophie des Lumières. La lecture de l’histoire de la philosophie est symptomatique de l’énervement que l’éclectisme opère sur la philosophie. L’éclectisme fait disparaître de l’histoire de la philosophie toutes les théories de l’émancipation récentes : ce faisant, l’éclectisme joue le dogmatisme contre l’émancipation. Mais surtout, c’est toujours de manière biaisée et cachée que la doctrine cousinienne attaque la mission émancipatrice de la philosophie. L’histoire de la philosophie éclectique repose sur une erreur essentielle – erreur toute volontaire, Leroux n’en doute pas – qui consiste à considérer la philosophie du 18e siècle comme une philosophie purement critique et négative, philosophie de la destruction, qui sans doute a eu des bénéfices, mais qui doit à présent disparaître. En élaborant une telle vision, on manque radicalement l’essence véritable de la philosophie du 18e siècle : le criticisme n’est qu’un aspect de la philosophie de ce siècle auquel il est extrêmement réducteur de la limiter, pour Leroux. Il existe une doctrine positive produite par le 18e siècle qu’il s’agit pour la philosophie présente de continuer. En ce sens, le 19e siècle philosophique ne doit pas rompre avec lui, mais poursuivre la tâche essentielle qu’il s’est fixée, totalement gommée par Cousin. Cette doctrine qui traverse l’ensemble du siècle, Leroux la nomme : Doctrine du Progrès ou de la Perfectibilité [27].
19Comment l’éclectisme s’y prend-il pour faire disparaître dans l’oubli tout le 18e siècle émancipateur ? Leroux développe dans la Réfutation de l’éclectisme une explication qui fait appel à l’enquête historique : il s’agit de faire apparaître l’origine des idées et des sentiments qui ont conduit Cousin et Jouffroy à embrasser l’éclectisme dans le contexte de l’époque – puisque pour Leroux, toute philosophie s’explique par son temps et retentit sur lui. Le 19e naissant est effectivement dans une situation d’opposition avec le siècle qui le précède : au 18e siècle, le domaine de la philosophie est immense ; la France et l’Europe sont encore soumises au « système féodal et théologique » (RE, p. 64). Aussi un lien secret s’établit-il entre toutes les idées novatrices, et tout effort pour détruire la constitution théologique et féodale participe alors de la philosophie : « Voilà l’ère des philosophes » (ibid.). Mais sous l’Empire, leur règne est passé. Le grand travail philosophique paraît donc suspendu, et on ne s’occupe plus que des sciences particulières. Au 19e siècle, la philosophie devient elle-même une science particulière au domaine extrêmement réduit. Sa portée politique disparaît : la philosophie n’est plus critique mais descriptive. Elle prend pour objet les idées et s’y limite : la question de l’origine des idées occupe toute la scène philosophique. La Révolution et l’Empire se voulant en rupture avec l’héritage du passé, cette volonté se manifeste par une réaction contre la philosophie du 18e siècle. L’École normale participe de cette réaction et devient selon Leroux un séminaire où l’on étudie les langues, la littérature et les matières philosophiques pour elles-mêmes, indépendamment du contexte politique et social. On y forme alors des rhéteurs et des dialecticiens, comme Polytechnique forme des ingénieurs et des officiers d’artillerie. Un seul philosophe du 18e siècle a pénétré dans l’école : Condillac. Dès lors, « on peut dire qu’en France la philosophie est descendue au tombeau avec Voltaire et Rousseau, Diderot et Condorcet » (RE, p. 63). Après la Révolution, il n’y a plus que des Idéologues [28]. Or cette disparition de la philosophie au profit de travaux spécialisés se prolonge dans l’éclectisme. Mais là où le phénomène s’aggrave, c’est qu’à partir du moment où les tenants de l’éclectisme regrettent cette réduction de la philosophie à la seule psychologie, ils en font porter la responsabilité au 18e siècle. C’est en effet la stratégie adoptée par Cousin : au lieu de voir que cette réduction est principalement opérée après la Révolution, à partir de l’Empire, il l’applique à l’enseignement du 18e siècle lui-même. Le mouvement opéré par Cousin et par ses maîtres avant lui, notamment Royer-Collard, consiste à réduire tout le 18e siècle philosophique au seul Condillac. Condillac est le philosophe qui a inspiré les Idéologues sous l’Empire : Royer-Collard et Cousin à sa suite font comme si tous les autres philosophes du 18e siècle n’avaient jamais existé et regrettent que la philosophie ait été tellement réduite durant ce siècle. Ils disent « la philosophie du 18e siècle » et il faut comprendre « Condillac et les Idéologues ». Ce faisant, l’éclectisme reconduit la réduction de la philosophie à la seule psychologie, qui la transforme en une matière tout à fait anodine, neutre, désengagée de la vie pratique et des enjeux politiques et sociaux de son époque.
20Ainsi, on peut dégager trois mouvements de réduction fondateurs de l’éclectisme : limiter la philosophie à la psychologie entendue comme théorie de l’origine des idées d’une part ; supprimer la portée politique et sociale de la philosophie, d’autre part ; et enfin, faire disparaître la quasi-totalité de la philosophie du 18e siècle au profit du seul Condillac. On obtient ainsi d’après Leroux une philosophie purement descriptive, vidée de toute force, sorte de science particulière à l’intérêt extrêmement limité dans une sphère spécialisée. Or Leroux affirme que cette triple réduction opérée par l’éclectisme s’observe déjà chez les Idéologues : l’éclectisme, qui prétend critiquer l’idéologie et rompre avec elle en renouant avec la métaphysique, hérite en réalité directement de cette doctrine et en est le fruit naturel : « Il s’est trouvé des hommes qui avaient étudié la psychologie, et qui étaient restés étrangers au mouvement du siècle, étrangers à l’histoire ; des hommes qui ne procédaient pas de l’esprit émancipateur du 18e siècle ; des hommes pour qui la Révolution française n’était pas plus que tout autre événement historique ; des hommes façonnés dans l’école officielle et réactionnaire de l’Empire. Ces hommes ainsi faits, ces hommes sans tradition, sans racines spirituelles dans le passé, se trouvaient placés entre la philosophie du 18e siècle et l’école théologique. N’ayant pas par eux-mêmes une philosophie, et habitués à considérer la philosophie du 18e siècle comme du matérialisme, précisément parce qu’ils ne l’avaient comprise qu’en psychologues, ils prétendirent intervenir généreusement entre le sensualisme et la théologie : ils se firent spiritualistes, mais spiritualistes rationalistes ; et ils appelèrent cela de l’éclectisme » (RE, p. 66).
21Pour conclure sur ce point, on peut se demander comment Cousin défend son abandon du 18e siècle philosophique. La justification consiste en une pure soumission à l’autorité politique en place : « Mais ce n’est pas assez pour M. Cousin de ne voir dans tout le 18e siècle de penseur un peu respectable que Condillac, ce n’était pas assez que de sacrifier la pensée vivante du 18e siècle et de la France aux élucubrations insignifiantes des psychologues de l’Écosse et des moindres penseurs de l’Allemagne : il fallait faire plus, il fallait courber ce géant, le 18e siècle, avec toutes ses aspirations d’avenir, aux pieds d’un maître, et c’est ce que M. Cousin a fait. Mais aux pieds de quel maître, grand Dieu ! le croirait-on ? aux pieds de Louis XVIII. Ah, courtisan, c’était en 1829 que vous disiez à la jeunesse : “Une autorité supérieure a tranché la question. Celui qui a fait la Charte a porté un jugement péremptoire sur le 18e siècle” » (RE, p. 82). C’est cette injustice faite à l’histoire de la philosophie qu’il faut à présent réparer. En effet, l’enjeu de l’histoire et de la tradition n’est pas secondaire, mais de première importance.
22L’antagonisme de fond qui oppose les conceptions de la philosophie de Cousin et de Leroux se manifeste de manière particulièrement claire et explicite dans leur interprétation du 18e siècle. En effet, outre la disparition de tout ce que Leroux juge valable dans la philosophie de ce siècle chez Cousin, c’est également ce qu’il en retient qui les oppose. En effet, Leroux, commentant l’héritage que Cousin revendique du 18e siècle, déplore ses choix et leurs justifications. Leroux distingue en effet deux principaux apports de ce siècle, le premier éminemment positif, que le 19e siècle aura selon lui pour tâche de continuer et de parfaire, et le second, négatif et destructeur, dont l’importance a été grossie du fait des circonstances historiques que nous venons de rappeler, liées à l’Empire et à son désir de rupture. Or, Cousin, au lieu de juger du 18e siècle, s’est contenté d’hériter de la stratégie de l’Empire, et n’a pas su évaluer sa valeur : « Vraiment, M. Cousin a la main malheureuse quand il est question du 18e siècle ! S’agit-il de ce que ce siècle a de grand, de sublime, de vraiment divin, il n’est pas de mépris et d’insulte que M. Cousin ne prodigue au 18e siècle ; il va, comme nous l’avons vu, jusqu’à prosterner dans la poussière où les courtisans aiment à s’agenouiller les grandes et immortelles figures de Voltaire, de Rousseau, de Diderot. Mais s’agit-il de la partie erronée de l’esprit de ce siècle, de la fausse application qu’on y a faite de la méthode des sciences naturelles en la transportant dans la vie du moi et du nous, oh ! M. Cousin n’a pas peur alors de se rattacher au 18e siècle. » Toutefois, il ne faut pas se fier à cet argument, qui laisserait penser que c’est malgré lui que Cousin n’a pas su évaluer le 18e siècle à sa juste valeur, et effectuer un partage valable au sein de son héritage. La critique de fond n’est pas celle d’un choix malheureux, mais d’une véritable volonté à l’œuvre : la disparition de la pensée philosophique propre au 18e siècle dans les textes de Cousin, loin de relever d’un oubli regrettable, relève d’une stratégie, non seulement philosophique, mais avant tout politique [29]. Il ne s’agit pas pour Cousin de fonder avec l’éclectisme une philosophie émancipatrice, mais au contraire, d’appuyer un ordre établi. L’éclectisme, comme philosophie au pouvoir et philosophie du pouvoir, vise à justifier un ordre, en se réclamant de la tolérance philosophique. Là où Leroux voit dans l’histoire de la philosophie la source possible pour l’imagination d’une société nouvelle, Cousin cherche une légitimation de la monarchie constitutionnelle. Ainsi, le pendant de l’éclectisme philosophique comme compromis entre des doctrines adverses se trouve dans l’éclectisme politique comme compromis entre l’Ancien Régime et la Révolution, entre la monarchie et la république.
23Finalement pour Leroux, le seul mérite de Cousin vis-à-vis du 18e siècle est d’avoir achevé de détruire le prestige du sensualisme de Condillac. Dès lors, que fallait-il garder du 18e siècle ? C’est son esprit novateur et son aspiration d’avenir ou ce que Leroux appelle « sa religion cachée sous son écorce d’incrédulité » (RE, p. 102). C’est une foi et une aspiration vers l’avenir qui caractérisent cette philosophie et qui lui confèrent son caractère profondément émancipateur : foi en l’égalité et en la liberté, aspiration vers un changement radical de la condition humaine. Cette philosophie se caractérise par un mouvement de rupture envers les diverses idolâtries qui ont pesé jusque-là sur les hommes, rupture qui a donné lieu à la Révolution française.
24Mais la rupture n’est pas une fin en soi, et le 18e siècle n’est que le premier pas d’un mouvement en marche : la philosophie du 18e siècle est inachevée et doit être reprise à nouveaux frais. C’est là le point d’opposition majeur de Leroux à l’égard de la doctrine cousinienne : le 18e siècle ne renvoie pas une à époque révolue qu’il s’agirait de dépasser : le mouvement de pensée qui le caractérise constitue la tradition indispensable sur laquelle la philosophie du 19e siècle doit s’appuyer et qu’il s’agit de poursuivre. Aussi la constitution d’une tradition sur laquelle asseoir la philosophie présente et à venir est-elle conduite par Leroux à plusieurs échelles : à court terme, il élabore, dans la Lettre au Docteur Deville [30], une lignée du socialisme à l’échelle du 19e siècle ; à moyen terme, il part à la recherche des fondements de la Doctrine de la Perfectibilité dans les textes du 17e siècle, afin de contester l’idée d’une rupture entre ce siècle et le suivant et d’affirmer l’existence d’une loi de continuité sous-jacente [31] ; enfin, à très long terme, il établit, dans son ouvrage majeur, De l’Humanité, de son principe et de son avenir [32], les éléments qui ont conduit, depuis les premiers monothéismes, en passant par la Réforme et la philosophie émancipatrice du 18e siècle, à poser les jalons d’une religion de l’Humanité que l’avenir aura pour tâche de réaliser dans la société.
Notes
-
[1]
Pierre Leroux, Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la philosophie, et où l’on explique le sens, la suite, et l’enchaînement des divers philosophes depuis Descartes, Paris, Gosselin. Réimpression de l’article Éclectisme de l’Encyclopédie nouvelle (t. IV, p. 462-538, Paris, Gosselin, 1838), complété de deux articles de la Revue encyclopédique, de juin et juillet-août 1833 sur « La philosophie éclectique enseignée par M. Jouffroy », réédition Paris, L’Harmattan, 2007 [désormais RE dans les notes et dans le corps du texte].
-
[2]
L’enseignement philosophique préexiste à Cousin, mais c’est avec lui et selon sa conception propre que la philosophie s’institutionnalise, c’est-à-dire qu’elle prend la forme institutionnelle qu’on lui connaît en France, impliquant une organisation systématique de la formation et du recrutement des professeurs de philosophie et la situant en position de couronnement des études secondaires.
-
[3]
Pour une description détaillée de la prise de pouvoir idéologique de Cousin sous la Monarchie de Juillet, voir le livre de Patrice Vermeren, Victor Cousin, le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan, 1995.
-
[4]
L’expression est de Renzo Ragghianti, dans « Victor Cousin : fragments d’une Nouvelle Théodicée », Revue Corpus 18/19, 1991. Dans cet article, l’auteur montre comment le problème dont Cousin cherche la solution en identifiant l’éclectisme à la Charte revient à mettre un terme à la Révolution.
-
[5]
Pierre Leroux fait partie des penseurs du 19e siècle que depuis l’opuscule de Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (Paris, Librairie de l’Humanité, 1924), on désigne par l’expression de « socialiste utopique ». En effet, après un premier usage négatif du terme de socialisme dans son article « Individualisme et socialisme » publié dans la Revue encyclopédique en 1835, le projet de Leroux se caractérise comme un socialisme libéral, identifiant la question de la conciliation des valeurs de liberté et d’égalité comme le problème majeur du 19e siècle. Pour une biographie plus complète de Pierre Leroux et une analyse des raisons de son oubli, voir l’introduction du livre : Lucie Rey, Les Enjeux de l’histoire de la philosophie au 19e siècle, Paris, l’Harmattan, 2013, « Pierre Leroux : philosophe inconnu ».
-
[6]
Victor Cousin, Fragments de philosophie cartésienne, Paris, Didier, 1855, Avant-propos, p. viii.
-
[7]
Voir Eugène Lerminier, Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, Paris, Paulin, 1832, p. 75.
-
[8]
Victor Cousin, Histoire général de la philosophie, Paris, Librairie académique, 1864, p. 5 [désormais HGP dans les notes et le corps du texte].
-
[9]
Dans la publication qui fait suite au cours de 1829, Cours de l’histoire de la philosophie, Paris, Pichon et Didier, 1829, comme dans HGP.
-
[10]
Pierre-François Moreau, « Spinozisme et matérialisme au 19e siècle », Raison présente, n° 52, 1979, p. 89.
-
[11]
HGP, p. 528.
-
[12]
HGP, p. 515.
-
[13]
En outre, cette grille de lecture appelle également une interrogation sur le découpage historique en siècles : comment se fait-il que la manifestation de la loi de l’esprit humain dans l’histoire se calque sur les siècles ? Comment expliquer qu’à chaque nouveau centenaire les compteurs repartent à zéro ? La sécularisation de la manifestation de l’esprit ne fait l’objet d’aucune explication de la part de Cousin.
-
[14]
L’expression est de Leroux et revient fréquemment dans ses textes.
-
[15]
Le déclin de la religion s’accompagne notamment d’un nécessaire déclin de la peinture (voir HPG, p. 14) et de la littérature (ibid., p. 12).
-
[16]
Ibid.
-
[17]
« Si vous étudiez attentivement ce siècle, vous reconnaîtrez dans tout ce qu’il a créé, comme dans tous les développements nouveaux qu’il a ajoutés à ce que lui léguaient les siècle précédents, l’empreinte du même caractère. L’esprit du dix-huitième siècle se demande compte de tout, pénètre jusqu’aux éléments les plus intimes des choses, des êtres, des questions et des faits ; il ne s’arrête que quand il est arrivé aux éléments indécomposables. Or, expérimenter ainsi, décomposer, analyser, c’est dissoudre. Ce n’est pas une ressemblance de mot ; l’identité est dans la chose ; et cette identité ressort de l’examen comparé des sciences, des arts, de la littérature, de la morale, de la religion et de la politique, dans toute l’étendue du siècle » (HGP, p. 21).
-
[18]
Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, éd. Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 39.
-
[19]
Pierre Leroux, « De la loi de continuité qui unit le 18e siècle au 17e », Œuvres de Pierre Leroux (1825-1850), t. II, Paris, Société typographique, 1851.
-
[20]
« À quelles conditions l’avenir résoudra t-il [ces problèmes] et pourquoi y a t-il des philosophes dans le monde ? L’avenir résoudra ces problèmes parce que les philosophes auront préparé les solutions », Pierre Leroux, RE, p. 252.
-
[21]
« De la doctrine de la Perfectibilité » est le titre sous lequel sont regroupés, dans les Œuvres de Pierre Leroux (1825-1850), t. II, op. cit., les trois mémoires suivants : « De la loi de continuité qui unit le 18e siècle au 17e », « De la doctrine du Progrès continu » et « Des rapports du Christianisme avec la doctrine philosophique du Progrès ».
-
[22]
Pierre Leroux, « De la doctrine du Progrès continu », Œuvres de Pierre Leroux, (1825-1850), t. II, ouvr. cité, p. 60.
-
[23]
Pour bien comprendre cette lignée établie par Leroux, il faut expliquer le sens qu’il donne à l’expression « rationalisme individualiste » : voir Les Enjeux de l’histoire de la philosophie au dix-neuvième siècle, éd. citée, seconde partie, chap. « Qu’est-ce que le rationalisme ? ».
-
[24]
RE, p. 280.
-
[25]
Ibid., p. 76.
-
[26]
Œuvres de Pierre Leroux, t. II, op. cit., p. 62.
-
[27]
Pierre Leroux, RE, préface p. viii : « Toutefois, si l’on désirait voir, dans un résumé concis et sans explication, le nœud des idées au moyen desquelles nous avons combattu l’éclectisme et l’avons poursuivi jusque dans ses derniers retranchements, nous commencerions par dire que c’est la doctrine du progrès et de la perfectibilité, la doctrine de l’idéal, qui nous a constamment inspiré, et que si, dans cette espèce de combat, nous avons l’avantage sur nos adversaires, c’est à cette Doctrine, qui n’est pas de nous, mais qui nous a été enseignée et transmise, et qui nous apparaît aujourd’hui comme sortant de l’humanité tout entière, que nous rapportons l’honneur de cette victoire. » Note : « Nous croyons avoir démontré solidement ailleurs que le dix-huitième siècle n’est pas venu aboutir à un pur criticisme, à une pure négation, mais qu’il s’est résumé dans une doctrine positive et virtuellement organique, la Doctrine de la perfectibilité. Les bases de cette doctrine avaient été largement jetées en France dès le commencement du 18e siècle. À la fin de ce siècle, Turgot et Condorcet en furent les principaux formulateurs. Dans ces derniers temps, Saint-Simon fit, au nom de cette doctrine, appel à l’avenir. En tant que nous appartenons à une école, nous sommes de cette école. »
-
[28]
« Il a existé une science appelée idéologie, ou, comme d’autres l’appellent, psychologie, une science particulière, qui tient sa place dans l’ordre des connaissances humaines, comme la physique ou la physiologie ; mais il n’y a plus eu de philosophes » (RE, p. 63).
-
[29]
À ce sujet, voir le livre de Patrice Vermeren, Victor Cousin, le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan, 1995.
-
[30]
Pierre Leroux, « Lettre au docteur Deville » [1858-1859], reproduit dans Miguel Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, suivi de Pierre Leroux et l’utopie, Cabris, Sulliver, 2000.
-
[31]
Pierre Leroux, « De la loi de continuité qui unit le 18e siècle au 17e », art. cité.
-
[32]
Pierre Leroux, De l’humanité, de son principe et de son avenir ; où se trouve exposée la vraie définition de la religion et où l’on explique le sens, la suite et l’enchaînement du mosaïsme et du christianisme [1840], corpus des œuvres de philosophie en langue française, texte revu par Miguel Abensour et Patrice Vermeren, Paris, Fayard, 1985.