Notes
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[1]
Erwin Ackerknecht, Medicine at the Paris hospital, 1794-1848, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1967 ; Michel Foucault, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.
-
[2]
Ackerknecht, Medicine at the Paris hospital, p. 15.
-
[3]
Joshua Cole, The power of large numbers : population, politics, and gender in nineteenth-century France, Ithaca, Cornell University Press, 2000, p. 61.
-
[4]
Jeremy Black, Warfare in the eighteenth century, London, Cassell, 1999 ; Colin Jones, « The welfare of the French foot-soldier », History, n° 65, Oxford, Blackwell Publishers, 1980, p. 193-213 ; sur les maladies au sein des forces armées, voir Christian Buchet, La Lutte pour l’espace caraïbe et la façade atlantique de l’Amérique centrale et du sud : 1672-1763, Paris, Librairie de l’Inde, 1991 ; Erica Charters, Disease, war, and the imperial state : the welfare of British armed forces during the Seven Years War, Chicago, Chicago University Press, 2014.
-
[5]
David Parrott, Richelieu’s army : war, government and society in France, 1624-1642, Oxford, OUP, 2001, chap. 3 ; John Lynn, Giant of the Grand siècle : the French army, 1610-1715, Cambridge, CUP, 1997, chap. 2.
-
[6]
L’étude de référence sur le renforcement du pouvoir royal en France est Lynn, Giant of the Grand siècle. Pour la Grande-Bretagne : Alan J. Guy, Economy and discipline : officership and administration in the British army, 1714-1763, Manchester, MUP, 1985 ; concernant la pratique régimentaire britannique : J. A. Houlding, Fit for service : the training of the British army, 1715-1795, Oxford, OUP, 1981.
-
[7]
Guy, Economy and discipline, chap. 2-3.
-
[8]
Pendant la guerre de Sept Ans, les rapports britanniques en provenance de tous les postes coloniaux ont été conservés ; voir aussi la publicité pour « Returns weekly, monthly, and general », dans New manual exercise as performed by His Majesty’s dragoons, London, 1758.
-
[9]
British Library, Londres, Barrington papers, Add MS 73730, Barrington à Pitt, Basseterre, Guadeloupe, 2 mars 1759, n° 35/2.
-
[10]
Archives Nationales, Londres, WO 34/55, Rollo à Amherst, Roseau, 25 sept 1761, f. 18.
-
[11]
André Corvisier, Les contrôles de troupes de l’Ancien Régime, 4 vol., Paris, Ministère des armées, 1968-70, spécialement vol. I ; voir aussi Vincent Denis, Une histoire de l’identité : France 1715-1815, Seysell, Champ Vallon, 2008.
-
[12]
Service Historique de la Défense, Vincennes, A1 3471, 27 décembre 1757, n° 33.
-
[13]
SHD, A 2 77, Mémoire du conseil supérieur dans Pondichery, n. p. Voir aussi A1 3629.
-
[14]
SHD, YA 74, Inspection des troupes, article VI.
-
[15]
SHD, A1 3628, Ordonnance du Roi concernant la colonie de l’île de St Domingue, 24 mars 1763, article 52.
-
[16]
SHD, YA 525, Réflexions Militaires sur l’état present de l’infanterie française, point 35.
-
[17]
SHD, YA 512, 1 octobre 1762, Choiseul à Cronillon.
-
[18]
Gilbert Blane, Observations on the diseases incident to seamen, London, 1785, vii.
-
[19]
Ulrich Tröhler, « To improve the evidence of medicine » : the 18th century British origins of a critical approach, Edinburgh, Royal College of Physicians of Edinburgh, 2000, p. 120 ; sur les études de cas du 18e siècle, voir Volker Hess et J. Andrew Mendelsohn, « Case and series : medical knowledge and paper technologies, 1600-1900 », History of Science, n° 48, Bucks, Ang., Science History Publications, 2010, p. 287-314 ; J. Andrew Mendelsohn, « The world on a page : making a general observation in the eighteenth century », dans Histories of scientific observation, dir. Lorraine Daston et Elizabeth Lunbeck, Chicago, University of Chicago Press, 2011, p. 396-420 ; sur la quantification et la médecine, voir Gérard Jorland, Annick Opinel, George Weisz (dir.), La Quantification médicale, perspectives historiques et sociologiques, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2005.
-
[20]
AN, WO 34/64, Amherst à Napier, 1758, f. 66.
-
[21]
Ackerknecht, Medicine at the Paris hospital, par ex. p. 25-27 ; Foucault, Naissance de la clinique, spécialement chap. 5-6.
-
[22]
David Vess, Medical revolutionaries in France, 1789-1796, Gainesville FL, University Presses of Florida, 1974, p. 147 ; voir aussi Laurence Brockliss et Colin Jones, The medical world of early modern France, Oxford, OUP, 1997, p. 689-701.
-
[23]
Jean-Claude Perrot, « Les premières statistiques au regard de l’histoire intellectuelle » dans Thierry Martin et al. (dir.), Arithmétique politique dans la France du 18e siècle Paris, Institut national d’études démographiques, 2003, p. 35-45 ; Éric Brian, La Mesure de l’État : administrateurs et géomètres au 18e siècle, Paris, Albin Michel, 1994,. part. II, ch. 1 ; Denis, Une histoire de l’identité ; Andrea Rusnock, Vital accounts : quantifying health and population in eighteenth-century England and France, Cambridge, CUP, 2002 ; Jean-Pierre Peter, « Une enquête de la Société royale de médecine (1774-1794) : malades et maladies à la fin du 18e siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales n° 4, Paris, Armand Colin, 1967, p. 711-751.
-
[24]
Rusnock, Vital Accounts ; Julian Hoppit, « Political arithmetic in eighteenthcentury England », Economic History Review, 2nd ser. n° 49, London, A & C Black, 1996, p. 516-540 ; D. V. Glass, Numbering the people : the eighteenth-century population controversy and the development of census and vital statistics in Britain, Farnborough, D. C. Heath Ltd., 1973.
-
[25]
Lars Behrisch, trad. Valentine Meunier, « “Des chiffres politiques” : La statistique, dispositif politique et activité pratique au 18e siècle », dans Les Sciences camérales : activités pratiques et histoire des dispositifs publics, dir. Pascale Laborier et al., Paris, PUF, 2011, p. 509. Voir aussi Tore Frängsmyr, J. L. Heilbron, et Robin E. Rider (dir.), The quantifying spirit in the 18th century, Oxford, University of California Press, 1990 ; Ian Hacking, The taming of chance, Cambridge, CUP, 1990 ; Alain Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison sta-tistique, Paris, La Découverte, 2000 ; Theodore M. Porter, Trust in numbers : the pursuit of objectivity in science and public life, West Sussex, Princeton UP, 1995 ; Mary Poovey, A history of the modern fact : problems of knowledge in the sciences of wealth and society, Chicago, University of Chicago Press, 1998.
-
[26]
Archives nationales, Paris, MAR G 179, Mémoire, l’hôpital militaire de la Rochelle, 1774, n° 36.
-
[27]
Tabetha Leigh Ewing, Rumor, Diplomacy and War in Enlightenment Paris, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p. 223-236.
-
[28]
Charters, Disease, war, and the imperial state, chap. 2.
-
[29]
Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée : les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Robert Laffont 1979, spécialement p. 17-27 ; voir aussi Howard G. Brown, War, revolution, and the bureaucratic state : politics and army administration in France, 1791-1799, Oxford, Clarendon Press, 1995.
-
[30]
Othmar Keel, L’Avènement de la médecine clinique moderne en Europe : 1750-1815, Montréal, PUM, 2001, p. 104 ; voir aussi Brockliss et Jones, The medical world.
-
[31]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, 2004 ; voir aussi James C. Scott, Seeing like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven, Yale University Press, 1998, spécialement pt. I.
-
[32]
Sur la la pratique des rapports, voir Hess et Mendelsohn, « Case and series » ; Ben Kafka, « Paperwork : the state of the discipline », Book History, n° 12, University Park, PA, Pennsylvania University Press, 2009, p. 340-353. Au 19e siècle, les rapports étaient recueillis et réunis pour évaluer la santé (et, le plus souvent, la mauvaise santé) des postes militaires coloniaux : Philip D. Curtin, Death by migration : Europe’s encounter with the tropical world in the nineteenth century, Cambridge, CUP, 1989. Sur les inquiétudes britanniques concernant la protection de leurs forces, voir Charters, Disease, war, and the imperial state.
1Sous l’influence de Michel Foucault, le 18e siècle a été considéré comme une période de transformation pour la médecine, « la naissance de la clinique [1] ». Alors qu’il appartenait traditionnellement aux patients de documenter, c’est-à-dire d’interpréter et d’expliquer les incidences de leur maladie dans leur corps ainsi que dans leur vie de tous les jours, la fin du 18e siècle vit apparaître des hôpitaux dans lesquels des experts médicaux allaient progressivement identifier et interpréter la maladie à leur place. Selon Foucault et Erwin Ackerknecht, ce changement s’est accompagné d’une redistribution du pouvoir entre les différents acteurs engagés dans la relation de soin. Celui-ci devait en effet cesser d’exister dans la parole de celui qui raconte sa maladie, pour trouver sa place dans une terminologie savante, plus précise, ainsi que dans une manière plus systématique de recueillir les informations sur la maladie. Parler de celle-ci cessa d’être le privilège de l’individu qui en éprouvait les symptômes pour devenir la prérogative de spécialistes usant d’examens physiques pour établir leurs diagnostics.
2L’importance donnée à ce changement de perspective dans le domaine de la médecine culmina au 19e siècle. Il s’accompagna également du développement à grande échelle de l’usage des statistiques dans les rapports médicaux. Pour Ackerknecht, l’outil statistique devint d’ailleurs l’un des trois « piliers » de la nouvelle médecine hospitalière parisienne de la fin du 18e siècle, avec le développement des examens physiques et la pratique de l’autopsie [2]. La différence entre les discours très subjectifs des patients et les rapports quantitatifs réalisés par les experts médicaux, portant sur les questions de morbidité et de mortalité relatives aux maladies, montre à quel point la médecine du 18e siècle a été transformée. Mais si cette tendance à l’abstrait permit d’un côté à la médecine de progresser en facilitant l’analyse à grande échelle des informations recueillies sur les pathologies à partir d’un large panel de population, elle aboutit d’un autre côté à la naissance d’un discours totalement désincarné sur ces pathologies, extirpé de leur contexte humain, ou encore selon les termes de Joshua Cole « hanté par l’absence de comptes rendus individuels, d’histoires non-dites de chaque cas particulier [3] ». Cette manière de concevoir la médecine, privant les médecins d’informations utiles sur la relation entre le malade et sa maladie deviendra par la suite l’une des principales critiques adressées à la médecine moderne.
3Conjointement au rôle joué par les hôpitaux de Paris, les historiens reconnaissent aussi l’importance des guerres, notamment révolutionnaires et napoléoniennes, dans ces changements. En effet, l’accroissement du nombre de soldats en Europe s’accompagna d’une forte augmentation du nombre de documents militaires relatifs notamment à l’état de santé de ces effectifs, produits et archivés par les officiers de l’époque. Ces rapports auraient alors à leur tour favorisé l’essor des statistiques médicales. Ces explications foucauldiennes contrastent avec les observations sur la nature réellement quantitative des registres de l’armée française produits durant cette période. Les registres français restèrent en effet plutôt qualitatifs et narratifs jusqu’à la fin du 18e siècle. Les dossiers militaires britanniques étaient, quant à eux, clairement quantitatifs.
4Dans cet article, nous nous intéressons à la nature des registres militaires du milieu du 18e siècle, afin d’y découvrir de quelle manière ces documents ont pu contribuer à la naissance des statistiques médicales. Après avoir dressé une vue d’ensemble des guerres européennes du 18e siècle, nous examinerons les systèmes britanniques et français d’enregistrement des effectifs. Nous montrerons ensuite comment le système militaire britannique, du fait de son caractère typiquement quantitatif, est à l’origine de la propagation à plus large échelle des méthodes quantitatives dans la médecine britannique de cette époque. Pour conclure, nous mettrons en évidence la complexité des méthodes quantitatives et le danger que celles-ci représentent pour les autorités du 18e siècle. Durant le 18e siècle, les autorités britanniques et françaises cherchaient autant les unes que les autres un moyen efficace pour comptabiliser leurs effectifs et mesurer ainsi la puissance de leurs armées. Ces informations devaient également pouvoir être archivées et conservées, en vue d’une exploitation ultérieure. Les deux nations développèrent chacune des systèmes de collecte d’information différents, prouvant ainsi que la tenue de registres militaires était une technique dynamique, capable d’influencer le pouvoir aussi bien que les connaissances ou les formes de récits de l’évolution d’une maladie.
5Du fait de l’ampleur croissante de la guerre franco-britannique au cours du 18e siècle, tant sur le plan de la couverture géographique que sur celui des effectifs déployés, garder les hommes aptes au combat, particulièrement en milieu étranger, devint une préoccupation majeure tant pour les états-majors britanniques que français. Les guerres des années 1740, 1750 et 1760 furent mondiales à proprement parler, sévissant simultanément en Afrique, en Inde, en Amérique du Nord, aux Caraïbes et en Europe.
6Jamais la Grande-Bretagne et la France n’avaient eu autant de soldats. Pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), la Grande-Bretagne déploya au moins 150 000 hommes, tandis que les forces françaises dépassèrent les 200 000. Le nombre d’hommes déployés à l’étranger n’avait notamment jamais été aussi important. Pour les grandes armées, les maladies ont toujours été un problème majeur, tuant et démobilisant souvent beaucoup plus d’hommes que les combats eux-mêmes. Le contexte colonial étranger exacerba leur impact. Dans les colonies, non seulement les troupes souffraient d’un taux remarquablement élevé de maladies, mais le manque d’hommes posait des problèmes particuliers de logistique et de renouvellement des effectifs, du fait de l’éloignement avec la métropole [4]. Ces difficultés rencontrées à la guerre, et plus spécialement lors des guerres quasi continues du 18e siècle, encouragèrent ainsi les administrateurs à concentrer leur attention sur les effectifs. Leur connaissance était cruciale pour la planification logistique et l’élaboration des stratégies à suivre.
7L’évaluation de l’état des troupes se faisait traditionnellement par le biais de revues et d’exercices au cours desquels les hommes étaient rassemblés. Les officiers s’assuraient alors que leurs régiments étaient au complet, transmettaient leurs rapports aux officiers supérieurs qui pouvaient ensuite élaborer une stratégie correspondant au nombre de régiments disponibles. Cependant, il existait souvent une différence marquée entre la force d’un régiment telle que signalée sur le papier et sa force effective. Cette différence pouvait être dûe à deux facteurs principaux. Le premier relève directement de la responsabilité des officiers de troupe qui avaient souvent l’habitude de soumettre dans leurs rapports un nombre de soldats supérieur à la réalité. Cette pratique était associée aux modalités militaires de rémunération et de financement logistique. En comptabilisant plus d’hommes qu’ils en avaient sous leurs ordres, les officiers pouvaient empocher eux-mêmes le surplus ou le conserver pour les besoins futurs des troupes, palliant ainsi d’éventuels retards de fonds. Détournés de leur utilité première, les rapports devenaient un moyen de contrôler les ressources financières octroyées par les gouvernements à leurs armées. Le deuxième facteur résulte quant à lui des pertes subies par la troupe, en raison de maladies ou de cas de désertion, entre la production de deux rapports. L’effet conjugué de ces deux facteurs fait que ces documents étaient donc généralement peu fiables. Ainsi pour l’armée française, David Parrott et John Lynn estiment que le nombre réel de soldats était généralement inférieur de 30 % à ce qui était officiellement annoncé [5].
8Au cours du 18e siècle, les armées s’efforcèrent d’établir une correspondance réelle entre les effectifs notés sur les registres et le nombre exact d’hommes sur le terrain. Cette volonté s’inscrivait dans un cadre plus large de réformes initiées par les monarchies européennes dès le 17e siècle, visant à renforcer le contrôle royal et étatique. Il s’agissait de renforcer le contrôle du roi sur les forces armées, mais également sur l’administration civile et ecclésiastique. Ces réformes aboutirent à une systématisation plus rigoureuse et à une plus grande centralisation des bureaucraties de l’époque, considérées jusqu’alors par leurs contemporains comme inefficaces et archaïques [6].
9En Grande-Bretagne, les mesures visant à renforcer le contrôle royal sur l’armée commencèrent sous le règne de George Ier, également « électeur » de Hanovre, monté sur le trône en 1714. George Ier adopta des mesures déjà en pratique à Hanovre. Au cœur de ses réformes se trouvaient les registres militaires nommés « rapports ». À la différence des revues et exercices, les rapports se contentaient de comptabiliser les effectifs réels. Ces rapports étaient tenus régulièrement et fréquemment, une fois par mois ou parfois même une fois par semaine, et donnaient ainsi une vision exacte des effectifs et des pertes subies au cours des campagnes [7]. Dès le milieu du 18e siècle, les officiers anglais se mirent ainsi chaque mois, voire chaque semaine, à rédiger des rapports de ce type, très détaillés, sur leurs effectifs, aussi bien en Europe que dans toutes leurs colonies : Inde, Amérique du Nord et Antilles [8].
10Ces rapports avaient une forme tabulaire, ce qui permettait d’en avoir une lecture claire et rapide. Ils étaient constitués de plusieurs colonnes, dont deux d’entre elles portaient par exemple les mentions « aptes au service » et « malades ». Les officiers y répartissaient le nombre de soldats pour chaque unité. Ces tableaux donnèrent aux officiers supérieurs et aux administrateurs d’État la possibilité de suivre l’évolution de leurs effectifs mois par mois, même lorsque les troupes étaient en campagne, et de connaître à tout moment le nombre réel d’hommes à leur disposition. Le gouvernement britannique et son état-major s’appuyèrent sur ces types de rapports chiffrés pour justifier, expliquer ou modifier leur stratégie et leur politique.
11En 1759 par exemple, depuis la Guadeloupe, le major- général John Barrington informa le secrétaire d’État William Pitt que le plan initial d’attaque était impraticable après avoir été informé par un dernier document que seuls 2 796 hommes (sur un total de quelque 5 000 soldats) étaient réellement aptes au service. Barrington envoya même à titre indicatif un document donnant le nombre exact d’officiers temporairement désaffectés, pour permettre à son secrétaire d’État de mesurer l’ampleur du problème causé par la maladie [9]. Ces rapports permettaient aussi aux officiers supérieurs d’identifier suffisamment tôt les risques potentiels de propagation d’une maladie et d’agir en conséquence avant que les forces ne soient irrémédiablement affaiblies. Grâce à ce système, il devint également possible par recoupement de repérer les endroits et les mois de l’année les plus risqués pour la santé des troupes. Ainsi, après sa victoire sur la colonie française du Roseau, à l’Île de La Dominique, le brigadier-général Andrew Rollo expliqua au commandant en chef Jeffrey Amherst qu’il devait déplacer ses forces vers un endroit plus salubre. Pour justifier son action, Rollo envoya à Amherst l’un de ses rapports mensuels sur l’état des troupes « grâce auquel vous verrez que nous sommes toujours très malades [10] ».
12Comparativement et dans la même période, les registres militaires français ne contenaient que très peu de données quantitatives, mises à part celles constituées à partir des estimations des officiers en début de campagne qui se préoccupaient davantage des données officielles sur le personnel que du nombre exact d’effectifs sur le terrain. Les documents permettant ordinairement de statuer sur l’état des troupes se contentaient généralement de dresser la liste des bataillons ou des régiments disponibles, donnant une idée approximative de leurs effectifs, mais ne permettant pas de tenir une comptabilité précise, à l’échelle individuelle, du nombre de soldats aptes au combat. Les officiers rédigeaient et envoyaient également régulièrement d’autres types de rapports mais qui ne fournissaient pas non plus de chiffres précis. Il en était ainsi par exemple des rapports appelés les contrôles de troupes, abondamment détaillés par André Corvisier. À l’image de l’ensemble des documents fournis par l’armée française durant la deuxième moitié du 18e siècle, ces rapports, plutôt que de comptabiliser les hommes, donnaient leur nom et s’attardaient sur la description physique sommaire de chacun d’entre eux. Ils pouvaient ainsi être plus facilement identifiés, ce qui permettait de s’assurer qu’ils recevaient bien leur solde et qu’ils pourraient être poursuivis en cas de désertion, mais les registres militaires français donnaient très peu de renseignements sur le nombre d’effectifs disponibles [11].
13Pour autant, les officiers français se préoccupaient également de connaître le nombre d’hommes sous leurs ordres, notamment en temps de guerre. Leur correspondance révèle en effet qu’ils tenaient tout comme les Britanniques à évaluer leur force et celles de leurs ennemis pour mettre en place leur stratégie ou expliquer par exemple le résultat d’une bataille ou d’un siège. En plus de fournir des documents sur l’état de leurs troupes et d’organiser des revues, les officiers français produisaient aussi des rapports détaillés pour signaler l’existence de problèmes spécifiques affectant leurs hommes et susceptibles d’affaiblir significativement leur force : propagation de maladies ou augmentation des cas de désertion par exemple. Ils donnaient alors leur avis sur la politique à adopter dans ces cas-là, mais restaient toujours très évasifs quant au nombre réel de soldats à leur disposition, ne donnant quasiment pas de données chiffrées.
14Pendant le dur hiver de 1757-1758 en Allemagne, par exemple, un conseil de guerre fut constitué pour statuer sur le sort d’une garnison en péril au château de Harburg. Le froid, la maladie, le manque de logistique risquaient d’en décimer les effectifs. Les documents relatant cet épisode font état de discussions passant en revue « la situation actuelle de la garnison » de manière détaillée, portant sur l’état et les moyens de l’hôpital accueillant les blessés et les malades et mentionnant également les conditions de vie liées aux difficultés climatiques. Le « nombre de tués et de blessés » est signalé comme préoccupant, mais aucun chiffre précis n’est cependant donné [12].
15La question des effectifs se retrouve encore au cœur d’un procès militaire intenté au comte de Lally, un officier accusé d’avoir fait preuve de lâcheté en procédant à la reddition de son contingent, en Inde, face aux troupes anglaises. La capitulation pouvait être considérée comme une option acceptable en cas de forte infériorité numérique. Durant les discussions, une grande question fut donc de savoir si la situation des effectifs sur le terrain pouvait oui ou non justifier une telle décision. Les discussions tentèrent d’établir une évaluation correcte des effectifs en présence. Il fut reproché à l’officier de ne pas avoir procédé à une revue générale de sa troupe, avant le début des combats, qui lui aurait permis d’avoir une meilleure estimation de ses forces : « … ne devoit il pas d’assurer de l’exactitude de ce luy qu’on luy avoit présenté ? N’est il pas du faire luy meme une revûë generale avant que d’entrée en campagne [13] ? »
16Il est vrai que selon le règlement en vigueur à l’époque, les revues générales de troupes étaient censées permettre aux officiers d’établir des rapports relativement précis sur les effectifs disponibles. Il leur était même demandé, lors de ces occasions, de rendre compte des raisons particulières de l’absence de chaque homme, signalant par exemple leur mort, leur état de santé ou leur désertion : de rapporter « des états particuliers des hommes qui auront manqué depuis la dernière revue, en spécifiant le jour de leur mort ou de leur absence, & distinguant ceux qui auront déserté [14] ».
17Alors que ces revues générales avaient lieu seulement deux fois par an, elles étaient censées être complétées par des revues d’inspection, plus fréquentes [15]. Mais comme c’était également le cas dans l’armée britannique avant les réformes instituées sous George Ier et George II, les officiers organisant le déroulement de ces différents types de revues ne respectaient pas les instructions prévues par le règlement. Le témoignage d’un officier de troupe en 1761 révèle que les données relevées pendant ces revues étaient en général inexactes ou parfois fausses. En outre, les revues d’inspection « ne se font pas régulièrement comme cela est ordonné. » Les revues étaient en fait considérées, récapitule l’officier, comme « une de ces Vielles coutumes qui signifient peu de chose pour le bien du service [16] ».
18D’autres témoignages corroborent le peu de crédit que les officiers supérieurs eux-mêmes accordaient aux informations à leur disposition sur l’état de leurs troupes. Ainsi le duc de Choiseul, à propos d’un rapport portant sur le nombre d’officiers et de soldats dans son bataillon, remarque avec nonchalance « le peu de confiance qu’on peut donner à l’exactitude de ces sortes d’États [17] ». L’attitude des fonctionnaires et officiers français était tout à fait contraire à celle de l’armée britannique : pour eux, non seulement il était impossible de décider d’une politique, d’une stratégie ou de tactiques en se basant sur des chiffres, mais, de plus, on ne pouvait pas forcément leur faire confiance.
19La comparaison entre les rapports militaires britanniques et français montre que les premiers offraient une information clairement quantitative sur les maladies, du fait de la méthodologie adoptée par les médecins militaires britanniques. En Grande- Bretagne, les médecins militaires surent tirer avantage dans leur profession des rapports sur l’état des troupes produits par les officiers et développèrent les leurs. Par exemple, le chirurgien de la marine royale Gilbert Blane exigeait de chaque chirurgien de bord des rapports mensuels. Il se justifiait en expliquant que ces rapports permettaient « de recueillir une multitude de faits dûment établis tendant à vérifier les causes et l’évolution de la maladie [18] ». De manière plus générale, Ulrich Tröhler, étudiant la médecine britannique pendant la seconde moitié du 18e siècle, démontre que les documents quantitatifs commencèrent rapidement à être utilisés pour soutenir de nouvelles théories médicales, qui contestaient parfois celles établies par les autorités médicales déjà en place. Auparavant, les médecins fondaient leur expertise sur des récits individuels décrivant les maladies ainsi que l’efficacité des traitements prescrits. Ces récits étaient répertoriés dans de petites collections d’études de cas donnant de nombreux détails sur leurs patients. Vers la fin du siècle, un certain nombre de médecins britanniques, réformateurs, adoptèrent une approche résolument plus quantitative, qualifiée d’« arithmétique médicale », basée sur l’observation d’un nombre important de cas individuels. Ces médecins se référaient à des données chiffrées notamment pour démontrer, preuve à l’appui, l’efficacité de leur traitement. Ils pouvaient ainsi mettre en évidence leurs compétences sur le plan médical, en passant outre le système des filières habituelles, fonctionnant souvent sur la base du favoritisme et du népotisme. Comme l’explique Tröhler, « l’une des façons de progresser dans la carrière médicale était de démontrer, chiffres à l’appui, son succès dans le traitement des maladies [19] ».
20Ces médecins réformistes acquéraient souvent leur expérience au sein des universités écossaises, ainsi que dans les hôpitaux des grandes villes ou encore dans l’armée et la marine britanniques, institutions assurant systématiquement la tenue de registres de cas et favorisant par là-même le recueil et l’observation de données quantitatives. Les rapports étayent ces développements plus larges, grâce à leur caractère quantitatif qui rendait mieux visible la diminution significative des effectifs de malades. En conséquence, les officiers militaires, qui pouvaient désormais suivre ces diminutions plus facilement, félicitaient les médecins, faisant ainsi avancer la carrière de ces derniers tout en confirmant l’efficacité de l’usage de ces rapports. Par exemple, le commandant en chef des armées britanniques en Amérique du Nord écrivit au Directeur des Hôpitaux, pour lui exprimer sa satisfaction de voir « par les rapports de l’Hôpital que vous m’avez envoyé que vos chiffres baissent [20] ».
21L’historiographie affirme depuis longtemps que les impératifs et les pratiques militaires ont contribué aux avancées de la science médicale de la fin du 18e siècle, en accordant notamment une grande importance aux données chiffrées rapportées sous forme de tableaux. Des recherches fondamentales comme celles de Foucault sur « la naissance de la clinique » ou celles d’Ackerknecht sur « la médecine hospitalière », soulignent en effet le rôle crucial joué par l’apparition des méthodologies quantitatives. Foucault comme Ackerknecht reconnaissent le rôle pionnier et formateur joué par les hôpitaux militaires et par la médecine militaire dans l’élaboration des méthodologies médicales statistiques. Ils donnent en ce sens à la France révolutionnaire un rôle fondamental, au cours de laquelle l’armée a formé de nombreux médecins français [21]. Corroborant cette analyse, d’autres travaux, comme ceux de David Vess, s’intéressent encore à la manière dont, sous la pression des guerres révolutionnaires, « une nouvelle approche de la médecine, basée sur l’observation et l’expérience » a été encouragée [22]. En rassemblant de grands groupes d’hommes, formés à la discipline et à l’obéissance, l’armée offrait en effet une opportunité unique d’observer à grande échelle et de manière plus systématique les problèmes posés par les maladies ainsi que l’efficacité des réponses médicales qui leur étaient apportées.
22L’État français collecta assidûment des informations sur la nature de sa population, en utilisant entre autres les registres militaires de son armée de terre et de sa marine, ainsi qu’en réalisant de grandes enquêtes topographiques permettant de croiser différentes informations, sur les maladies, le climat et la situation géographique. Mais ces enquêtes mélangeaient souvent descriptions qualitatives et données quantitatives [23]. En Angleterre, « l’arithmétique politique » se concentra sur des enjeux et des lieux spécifiques, mais souvent à l’échelon local. Bien que la ville de Londres, par exemple, publiât régulièrement depuis le début du 17e siècle des Bills of Mortality concernant sa population, la fragmentation des registres de paroisses et la résistance aux politiques de recensement ne permit pas que des rapports quantitatifs exacts et détaillés de toute la population anglaise fussent réalisés pendant le 18e siècle [24]. Les documents véritablement quantitatifs apparaissant dans les rapports militaires britanniques du 18e siècle étaient de ce point de vue plutôt singuliers, voire exceptionnels. Quant à l’administration militaire française du 18e siècle, l’étude de ses archives démontre que les documents utilisés n’étaient pas de nature quantitative. Ils ne contenaient que peu de données chiffrées et quasiment pas de tableaux pour les ordonner ni les présenter.
23D’une manière générale, il semblerait que la démarche quantitative qui permit par la suite aux statistiques de se développer ne soit pas née de la seule nécessité technique d’avoir à travailler avec des données relevées à grande échelle. Des changements plus profonds dans les sociétés de l’époque étaient également à l’œuvre, affectant le fondement des systèmes traditionnels de connaissances. Ceci explique pourquoi les partisans de la démarche quantitative ont eu tant de mal à promouvoir l’utilité de leurs méthodes. À tort ou à raison, dans les sociétés modernes, les chiffres représentent la transparence, incarnent l’objectivité. L’utilisation de chiffres s’est donc souvent trouvée stimulée par le désir, notamment des gouvernements, de faire preuve d’impartialité et de justifier leur action devant leurs populations. L’analyse rejoint en ce sens les propos de Lars Behrisch lorsqu’il explique qu’« en réorientant ses principes de légitimation vers la bonne gestion des ressources, le pouvoir s’imposait à lui-même une nouvelle justification : les chiffres rendant les enjeux de l’action politique plus transparents, voire mesurables, il devenait plus facile de s’interroger sur son efficacité [25] ». L’apparition des chiffres et des données quantitatives dans les politiques publiques s’accompagna donc de profonds changements dans la nature et l’équilibre même des jeux de pouvoirs au sein des sociétés.
24Les rapports militaires britanniques s’inscrivaient en ce sens à l’intérieur d’un processus idéologique et politique plus vaste, consistant à faire preuve d’une plus grande transparence afin de démontrer la légitimité et la fiabilité des décisions prises. Initialement développés pour consolider le contrôle du pouvoir royal sur ses régiments, les rapports devinrent un outil remarquablement utile et précis pour établir une surveillance sur les institutions militaires, royales ou parlementaires.
25Un autre exemple relatif à ces changements introduits par l’utilisation de l’outil quantitatif dans les rapports de force au sein des institutions s’observe dans la modification de la nature des relations entre les officiers militaires et leur administration centrale. Lorsque l’on demandait aux médecins militaires français de donner le nombre de soldats malades et le nombre de soldats guéris dans une unité, afin d’évaluer l’efficacité des thérapies proposées, ils refusaient, prétextant que de telles méthodes « réduisaient leurs fonctions à celles de scribes [26] ». Mais plus que cela, en donnant à d’autres la possibilité d’interpréter les résultats de leur travail, ils devenaient également plus vulnérables aux critiques éventuelles et perdaient de fait de leur pouvoir.
26Le développement de la démarche quantitative associée à la médecine était ainsi étroitement lié à cette question de la redistribution des pouvoirs dans les relations sociales entre les différents acteurs en présence. Ainsi, les méthodes britanniques de dénombrement et de traitement chiffré de l’information recueillie conféraient expertise et pouvoir de contrôle aux administrateurs qui les utilisaient, tandis que le système français, resté plus qualitatif et descriptif, permettait aux commandants responsables des opérations sur le terrain de garder leur statut d’expert et leur rôle de conseiller. Autrement dit, la structure des observations médicales était autant affaire de pouvoir que de connaissance.
27Si les chiffres étaient utiles pour gouverner les États du 18e siècle, ils étaient aussi dangereux pour les gouvernements. Les résultats des enquêtes sur le recensement de la population en France étaient par exemple considérés comme un secret d’État. En contexte de guerre, les chiffres pouvaient être même encore plus délicats à diffuser. Bien que les noms des soldats tués sur un champ de bataille et parfois leur nombre pussent être publiés, le nombre total de soldats ou de marins décédés lors d’une campagne militaire d’envergure ne l’était généralement pas. Et pour cause, il atteignait souvent des chiffres impressionnants, lorsque l’on y incluait notamment le nombre de morts dû aux maladies. Par exemple, après la bataille de Lauffeld en 1747, quand les rumeurs répandirent l’idée qu’en dépit de la victoire, les pertes françaises avaient été plus grandes que dans le camp ennemi, le public parisien, alarmé, demanda au roi de lui rendre des comptes.
28Tandis que celui-ci essayait de fêter sa victoire sans chercher à entrer dans les détails, des Parisiens sceptiques firent circuler des rapports sur le nombre de militaires tués et blessés, remettant en question le récit officiel de la guerre. Bien que personne ne contestât la victoire militaire française sur le champ de bataille, les chiffres furent utilisés pour saper l’autorité du roi et critiquer ouvertement la politique de ses ministres [27]. De même, en 1762, après sa victoire à Havane, l’armée britannique fut frappée par une violente épidémie : 4 000 hommes sur un total de 11 000 moururent de la maladie. Bien qu’aucun rapport quantitatif sur l’état des troupes n’ait été diffusé en Grande-Bretagne, des informations sur les pertes subies filtrèrent et atteignirent les colonies britanniques américaines proches, encourageant ainsi le mécontentement et la résistance aux campagnes de recrutement futures [28]. Les chiffres étaient donc à la fois utiles et dangereux pour le pouvoir en place. Ils pouvaient par exemple rendre très impopulaires les politiques menées par les gouvernements, compromettre les nouvelles levées de troupes et mettre en péril les soutiens financiers publics et privés.
29En d’autres termes, les moyens développés par les militaires du 18e siècle pour contrôler et mesurer l’état de leur force ont encouragé le développement de systèmes d’observation empiriques, mais qui n’ont cependant pas nécessairement produit de registres quantitatifs et tabulaires. Ces méthodes mises en œuvre pouvaient varier d’un pays à l’autre de façon considérable comme le démontre l’analyse des registres militaires britanniques et français. Pour les premiers, il est en effet possible de dire que l’élaboration de méthodes de dénombrement quantitatives dans le domaine médical à la fin du 18e siècle a été influencée par les pratiques militaires de l’époque. En revanche pour les seconds, les registres militaires durant cette même période n’ont nullement poussé au développement de méthodes d’observation quantitatives appliquées à la médecine. Que ce soit dans le domaine médical ou dans l’armée les registres administratifs français restèrent plutôt descriptifs et qualitatifs jusqu’à la fin du 18e siècle. Même pendant les guerres révolutionnaires, les officiers français continuèrent à s’appuyer sur des données qualitatives détaillées, tout en se plaignant d’avoir trop d’informations sur chaque soldat et trop peu d’indications sur les effectifs réels de leurs troupes [29].
30Ces observations confortent les recherches qui remettent en question le rôle clé de la France dans le développement de ce que Foucault a appelé « la médecine clinique » au 18e siècle. Elles suggèrent au contraire que ce phénomène avait une envergure européenne plus diffuse. À ce sujet Othmar Keel déclare par exemple que « l’exercice d’une telle médecine clinique a lieu, soulignons-le, dans la plupart des armées européennes bien avant la Révolution [30] ». Il apparaît également qu’il existait des différences significatives en Europe dans les approches et les systèmes de connaissance mis en place, tant dans le domaine de la médecine que dans l’armée. Ces différences trouvent peut-être leur source dans les enjeux de pouvoir associés aux changements qu’impliquaient le développement d’une démarche axée sur l’observation de données quantitatives dans des systèmes de connaissance qui se référaient alors à un mode de compréhension plus subjectif. Comme le reconnut d’ailleurs Foucault, ces pratiques n’étaient pas neutres de ce point de vue là et pouvaient même avoir des implications significatives sur l’autorité des personnes à la tête des États, quel que soit le système politique en place [31].
31Les rapports de l’armée britannique, influencés par ce qui se faisait déjà en Allemagne, permettaient de déterminer à travers leurs catégories les principales variables à prendre en considération. Il devenait alors plus facile de cibler les problèmes les plus évidents comme celui des pertes subies par les armées en campagne dans les colonies. En comptabilisant les individus, les officiers britanniques rendirent quantifiables et donc beaucoup plus concrètes les conséquences des maladies. La forme et la précision de ces rapports témoignent peut-être de tout l’intérêt que l’intendance britannique accordait à ces questions et aux problèmes posés par les maladies en particulier. En tant qu’instruments ou technologies de connaissance, les rapports britanniques déterminaient les catégories, les problèmes et les décisions à considérer comme pertinents [32]. D’un autre côté, aussi efficaces que pouvaient être ces rapports quantitatifs, l’absence de données plus descriptives ou de points de vue détaillés de la situation sur le terrain réduisait les soldats à l’état de chiffres anonymes.
32Les officiers supérieurs français se fiaient au contraire davantage aux jugements et aux estimations de leurs officiers sur le terrain, qu’ils soient médecins ou militaires. En comptabilisant des régiments et non pas des individus, ces derniers estimaient non seulement l’état des forces mais la santé des soldats. Dans le système français, les officiers se voyaient donc attribuer un rôle d’experts sur l’état des troupes et, forts de ce savoir qui leur était reconnu, ils pouvaient même discuter avec leurs supérieurs de la stratégie à employer face à l’ennemi. Les Britanniques ne donnèrent à leurs officiers qu’un rôle d’exécutants, ne faisant d’eux qu’un simple maillon de leur système de collecte d’informations, et se basèrent sur les données quantitatives ainsi obtenues pour guider leur politique.
33La difficulté, notamment en France, de mettre en place ces systèmes quantitatifs et objectifs d’évaluation des forces sur le terrain vient du fait que leur organisation n’était pas sans implication sur la distribution réelle du pouvoir au sein de la hiérarchie militaire. En effet, l’attribution ou non aux officiers de la prérogative d’expertise constituait en ce sens un enjeu important. Les officiers français, souvent issus de la noblesse et dont l’autorité était peut-être initialement plus forte au sein de leur hiérarchie militaire que celle de leurs confrères britanniques, résistèrent sans doute davantage à la mise en place d’un système susceptible d’affaiblir leur position. En dépit des analyses foucaldiennes, ce serait donc en Grande-Bretagne et non en France que les pratiques militaires encouragèrent le développement des méthodologies quantitatives dans la médecine du 18e siècle.
Notes
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[1]
Erwin Ackerknecht, Medicine at the Paris hospital, 1794-1848, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1967 ; Michel Foucault, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.
-
[2]
Ackerknecht, Medicine at the Paris hospital, p. 15.
-
[3]
Joshua Cole, The power of large numbers : population, politics, and gender in nineteenth-century France, Ithaca, Cornell University Press, 2000, p. 61.
-
[4]
Jeremy Black, Warfare in the eighteenth century, London, Cassell, 1999 ; Colin Jones, « The welfare of the French foot-soldier », History, n° 65, Oxford, Blackwell Publishers, 1980, p. 193-213 ; sur les maladies au sein des forces armées, voir Christian Buchet, La Lutte pour l’espace caraïbe et la façade atlantique de l’Amérique centrale et du sud : 1672-1763, Paris, Librairie de l’Inde, 1991 ; Erica Charters, Disease, war, and the imperial state : the welfare of British armed forces during the Seven Years War, Chicago, Chicago University Press, 2014.
-
[5]
David Parrott, Richelieu’s army : war, government and society in France, 1624-1642, Oxford, OUP, 2001, chap. 3 ; John Lynn, Giant of the Grand siècle : the French army, 1610-1715, Cambridge, CUP, 1997, chap. 2.
-
[6]
L’étude de référence sur le renforcement du pouvoir royal en France est Lynn, Giant of the Grand siècle. Pour la Grande-Bretagne : Alan J. Guy, Economy and discipline : officership and administration in the British army, 1714-1763, Manchester, MUP, 1985 ; concernant la pratique régimentaire britannique : J. A. Houlding, Fit for service : the training of the British army, 1715-1795, Oxford, OUP, 1981.
-
[7]
Guy, Economy and discipline, chap. 2-3.
-
[8]
Pendant la guerre de Sept Ans, les rapports britanniques en provenance de tous les postes coloniaux ont été conservés ; voir aussi la publicité pour « Returns weekly, monthly, and general », dans New manual exercise as performed by His Majesty’s dragoons, London, 1758.
-
[9]
British Library, Londres, Barrington papers, Add MS 73730, Barrington à Pitt, Basseterre, Guadeloupe, 2 mars 1759, n° 35/2.
-
[10]
Archives Nationales, Londres, WO 34/55, Rollo à Amherst, Roseau, 25 sept 1761, f. 18.
-
[11]
André Corvisier, Les contrôles de troupes de l’Ancien Régime, 4 vol., Paris, Ministère des armées, 1968-70, spécialement vol. I ; voir aussi Vincent Denis, Une histoire de l’identité : France 1715-1815, Seysell, Champ Vallon, 2008.
-
[12]
Service Historique de la Défense, Vincennes, A1 3471, 27 décembre 1757, n° 33.
-
[13]
SHD, A 2 77, Mémoire du conseil supérieur dans Pondichery, n. p. Voir aussi A1 3629.
-
[14]
SHD, YA 74, Inspection des troupes, article VI.
-
[15]
SHD, A1 3628, Ordonnance du Roi concernant la colonie de l’île de St Domingue, 24 mars 1763, article 52.
-
[16]
SHD, YA 525, Réflexions Militaires sur l’état present de l’infanterie française, point 35.
-
[17]
SHD, YA 512, 1 octobre 1762, Choiseul à Cronillon.
-
[18]
Gilbert Blane, Observations on the diseases incident to seamen, London, 1785, vii.
-
[19]
Ulrich Tröhler, « To improve the evidence of medicine » : the 18th century British origins of a critical approach, Edinburgh, Royal College of Physicians of Edinburgh, 2000, p. 120 ; sur les études de cas du 18e siècle, voir Volker Hess et J. Andrew Mendelsohn, « Case and series : medical knowledge and paper technologies, 1600-1900 », History of Science, n° 48, Bucks, Ang., Science History Publications, 2010, p. 287-314 ; J. Andrew Mendelsohn, « The world on a page : making a general observation in the eighteenth century », dans Histories of scientific observation, dir. Lorraine Daston et Elizabeth Lunbeck, Chicago, University of Chicago Press, 2011, p. 396-420 ; sur la quantification et la médecine, voir Gérard Jorland, Annick Opinel, George Weisz (dir.), La Quantification médicale, perspectives historiques et sociologiques, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2005.
-
[20]
AN, WO 34/64, Amherst à Napier, 1758, f. 66.
-
[21]
Ackerknecht, Medicine at the Paris hospital, par ex. p. 25-27 ; Foucault, Naissance de la clinique, spécialement chap. 5-6.
-
[22]
David Vess, Medical revolutionaries in France, 1789-1796, Gainesville FL, University Presses of Florida, 1974, p. 147 ; voir aussi Laurence Brockliss et Colin Jones, The medical world of early modern France, Oxford, OUP, 1997, p. 689-701.
-
[23]
Jean-Claude Perrot, « Les premières statistiques au regard de l’histoire intellectuelle » dans Thierry Martin et al. (dir.), Arithmétique politique dans la France du 18e siècle Paris, Institut national d’études démographiques, 2003, p. 35-45 ; Éric Brian, La Mesure de l’État : administrateurs et géomètres au 18e siècle, Paris, Albin Michel, 1994,. part. II, ch. 1 ; Denis, Une histoire de l’identité ; Andrea Rusnock, Vital accounts : quantifying health and population in eighteenth-century England and France, Cambridge, CUP, 2002 ; Jean-Pierre Peter, « Une enquête de la Société royale de médecine (1774-1794) : malades et maladies à la fin du 18e siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales n° 4, Paris, Armand Colin, 1967, p. 711-751.
-
[24]
Rusnock, Vital Accounts ; Julian Hoppit, « Political arithmetic in eighteenthcentury England », Economic History Review, 2nd ser. n° 49, London, A & C Black, 1996, p. 516-540 ; D. V. Glass, Numbering the people : the eighteenth-century population controversy and the development of census and vital statistics in Britain, Farnborough, D. C. Heath Ltd., 1973.
-
[25]
Lars Behrisch, trad. Valentine Meunier, « “Des chiffres politiques” : La statistique, dispositif politique et activité pratique au 18e siècle », dans Les Sciences camérales : activités pratiques et histoire des dispositifs publics, dir. Pascale Laborier et al., Paris, PUF, 2011, p. 509. Voir aussi Tore Frängsmyr, J. L. Heilbron, et Robin E. Rider (dir.), The quantifying spirit in the 18th century, Oxford, University of California Press, 1990 ; Ian Hacking, The taming of chance, Cambridge, CUP, 1990 ; Alain Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison sta-tistique, Paris, La Découverte, 2000 ; Theodore M. Porter, Trust in numbers : the pursuit of objectivity in science and public life, West Sussex, Princeton UP, 1995 ; Mary Poovey, A history of the modern fact : problems of knowledge in the sciences of wealth and society, Chicago, University of Chicago Press, 1998.
-
[26]
Archives nationales, Paris, MAR G 179, Mémoire, l’hôpital militaire de la Rochelle, 1774, n° 36.
-
[27]
Tabetha Leigh Ewing, Rumor, Diplomacy and War in Enlightenment Paris, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p. 223-236.
-
[28]
Charters, Disease, war, and the imperial state, chap. 2.
-
[29]
Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée : les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Robert Laffont 1979, spécialement p. 17-27 ; voir aussi Howard G. Brown, War, revolution, and the bureaucratic state : politics and army administration in France, 1791-1799, Oxford, Clarendon Press, 1995.
-
[30]
Othmar Keel, L’Avènement de la médecine clinique moderne en Europe : 1750-1815, Montréal, PUM, 2001, p. 104 ; voir aussi Brockliss et Jones, The medical world.
-
[31]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, 2004 ; voir aussi James C. Scott, Seeing like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven, Yale University Press, 1998, spécialement pt. I.
-
[32]
Sur la la pratique des rapports, voir Hess et Mendelsohn, « Case and series » ; Ben Kafka, « Paperwork : the state of the discipline », Book History, n° 12, University Park, PA, Pennsylvania University Press, 2009, p. 340-353. Au 19e siècle, les rapports étaient recueillis et réunis pour évaluer la santé (et, le plus souvent, la mauvaise santé) des postes militaires coloniaux : Philip D. Curtin, Death by migration : Europe’s encounter with the tropical world in the nineteenth century, Cambridge, CUP, 1989. Sur les inquiétudes britanniques concernant la protection de leurs forces, voir Charters, Disease, war, and the imperial state.