Notes
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[1]
Joseph Priestley, Disquisitions relating to Matter and Spirit and The Doctrine of Philosophical Necessity Illustrated, J. Johnson, London, 1777, Garland Publishing Inc., New-York and London, coll. British Philosophers and Theologians of the 17th and 18th Centuries, éd. R. Wellek, préface, p. xix-xx. Désormais, nous utilisons l’édition augmentée de 1782. Toutes les traductions sont originales.
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[2]
Ibid., p. xxiii.
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[3]
Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Fayard, 1966 [1932], p. 42-43.
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[4]
Cité dans Paul Wood, Thomas Reid on the Animate Creation, Edinburgh University Press, 1995, p. 192 et suivantes.
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[5]
P. Wood, ouvr. cité, p.169
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[6]
Disquisitions, p. 96, objection XII. La Doctrine de la Nécessité Philosophique est un appendice destiné à défendre le nécessitarisme d’un point de vue moral, plus qu’à le fonder métaphysiquement. C’est là que s’accomplit la « conséquence » de Priestley dans son deuxième sens. La définition de la liberté comme « power of beginning to act » est par exemple celle de Samuel Clarke, et c’est déjà celle que Collins tenta de réfuter en 1717 dans son Enquête sur la liberté, que devait rééditer et préfacer Priestley en 1791.
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[7]
Ouvr. cité, p. 191.
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[8]
Thomas Reid, Works, dans Wood, ouvr. cité, p. 72.
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[9]
Joseph Roger Boscovich, Philosophiae naturalis theoria redacta ad unicam legem virium in natura existentium (« Théorie de la philosophie naturelle pour une unification des forces de la nature »), Vienne, 1758.
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[10]
John L. Heilbron, Electricity in the 17th and 18th centuries : A Study of Early Modern Physics, University of California Press, 1979, p. 500.
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[11]
Voir Robert E. Schofield, Joseph Priestley, « The Theory of Oxidation and the Nature of Matter », Journal of the History of Ideas, Vol. 25, n° 2 (Apr.-Jun., 1964), p. 285-294.
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[12]
J. Heilbron, ouvr. cité, p. 463. Chez Newton au contraire, le concept de matière, en comprenant l’inertie (qui est la première des lois du mouvement), est un concept fondamental.
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[13]
Ibid., p. 410.
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[14]
Dans son histoire de l’électricité, Priestley ne mentionne qu’une seule fois l’induction (p. 62), à l’occasion de remarques sur des expériences fantaisistes de Stephen Gray (Grey) que, par respect pour la mémoire de ce savant, il ne veut même pas mentionner : « que les chimères de ce grand électricien apprennent à ses successeurs, dans ce champ nouvellement ouvert de la science de l’électricité, le degré approprié de prudence nécessaire au raisonnement par induction ». Le seule remède à une « forte imagination » susceptible d’influencer même nos sens externes est la vérification des faits par la réitération des expériences en présence d’autres personnes.
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[15]
On trouve aussi chez Boscovich un tel tropisme occamien : voir D. Grmek, « La méthodologie de Boscovich », Revue d’histoire des sciences, t. 49, n° 4, 1996, p. 379-400.
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[16]
Collected Letters of Samuel Taylor, Coleridge, Ed. Earl Leslie Griggs, Oxford, Oxford UP, 1956-1971 ; The Collected Works of Samuel Taylor, Coleridge. vol. 1, p. 172.
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[17]
Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, préface.
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[18]
J. Priestley, Experiments and Observations on Different Kinds of Air, London, 1774, préface.
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[19]
J. Priestley, The Importance and Extent of Free Enquiry in Matters of Religion, London,1785, p. 23. Ce texte valut à Priestley, qui devait plus tard être violement attaqué pour avoir pris la défense de la révolution française, le sobriquet de « Gunpowder Joe » – Joe-la-poudre – dans les caricatures populaires. Il précise ailleurs : « Ma poudre, ce ne sont que mes arguments. »
1La figure de Joseph Priestley (1733-1804), polymathe, théologien, ministre dissenter, scientifique, homme politique, éducateur, est peu connue aujourd’hui en dehors de l’histoire des sciences, où ses multiples découvertes sur les « airs » (les gaz), notamment, lui ont assuré une place. Son œuvre philosophique, qui a souffert du regard rétrospectivement porté sur son œuvre scientifique principalement, mérite toutefois l’attention. En effet, elle constitue une tentative singulière et originale pour résoudre une tension centrale de la philosophie des Lumières, tension justement suscitée par l’avancée des sciences expérimentales et des conceptions théoriques qui la sous-tendent, parmi lesquelles notamment la question de la nature de la matière, nouvellement posée, et du « matérialisme moderne » qui en découle.
2Les difficultés pratiques et théoriques dans lesquelles ces conceptions ont jeté la majorité des philosophes, théologiens et scientifiques ont nourri toutes les polémiques qui ont construit le siècle, depuis la controverse du déisme en Angleterre, au début de l’Enlightenment, jusqu’au Pantheismusstreit en Allemagne à la fin de l’Aufklärung, en passant évidemment par le moment radical du matérialisme des Philosophes français. Les « théologiens » notamment ont vu dans le développement de la métaphysique sous-jacente à cette nouvelle science des conséquences pratiques désastreuses pour la morale et la religion traditionnelles, dont les fondements théoriques (la liberté de la volonté, le dualisme de l’esprit et de la matière, le théisme chrétien) semblaient fragilisés par ces nouvelles spéculations. L’œuvre de Priestley constitue un effort original pour résoudre ces tensions. Plutôt que de s’arc-bouter sur la défense d’un « système traditionnel » qu’il juge faux et dépassé, il choisit de prendre les devants en dépossédant les incroyants de l’usage, du fruit et de l’abus du « matérialisme moderne », au prix d’un nécessitarisme assumé et d’une réinterprétation radicale (unitarienne) des Écritures.
3Cette démarche hardie a reçu à l’époque l’hommage appuyé de Kant, qui n’a pas hésité, à plusieurs reprises, à compter Priestley au nombre des rares philosophes « conséquents », avec Épicure et Spinoza. La conséquence, dans l’esprit de Kant, c’est à la fois la puissance proprement logique qui permet de voir dans les principes que l’on adopte toutes les conséquences qu’il faut en tirer, et le courage intellectuel et moral qui consiste à effectivement les tirer en ne prenant en compte que l’intérêt de la raison, sans se laisser arrêter par des considérations extrinsèques, telles que le caractère nocif de ces conséquences pour la morale, la religion ou la société. C’est donc, d’une certaine façon, la qualité suprême du philosophe engagé, qualité dont la formule sapere aude permet de saisir l’unité. Il est bon d’avoir un entendement exercé, mais il est encore meilleur d’avoir le courage de s’en servir. Priestley n’incarnerait ainsi rien de moins que la devise même des Lumières.
4De fait, dans la Doctrine de la Nécessité Philosophique, il présente ses conclusions comme « une inférence directe du matérialisme », qui doit « naturellement accompagner la preuve de la proposition dont elle était déduite [1] » ; et il affirme ensuite que si cette inférence est bien fondée, il faut la défendre, en dépit même de l’opprobre qui s’y attacherait. En effet, c’est précisément dans ces cas que la philosophie reconnaît les siens : « Quoique je sois certain que personne, sans exception, n’hésitera à admettre toutes les prémisses ; il y en a très peu, en vérité, qui ne se sentent pas chanceler et ne sont pas arrêtés à la perspective des conclusions : et je suis bien conscient que, quoique l’on puisse avancer en faveur de ces conclusions, qui sont en elles-mêmes grandes et glorieuses, il faut une telle force d’esprit pour les admettre (cela dit sans vouloir offenser personne) que je ne puis m’empêcher de penser que cette doctrine fera toujours la différence entre les vrais philosophes moraux et le reste du monde [2]. »
5Ainsi, seuls les penseurs à demi se laisseront arrêter par les conséquences prétendument funestes d’une doctrine, si celle-ci est bien déduite ; les philosophes virils, doués de « force d’esprit » (« strenght of mind ») défendront hardiment la vérité jusqu’au bout. En ce qui concerne la métaphysique, cette force d’esprit, ou cette « conséquence », sont ostensibles dans la constitution d’un système. Or, si Priestley nourrit bien une telle ambition de système, ce qu’il propose sous ce nom ne laisse pas de surprendre : « je suis fermement persuadé que les trois doctrines du matérialisme, de ce qu’on appelle couramment le socinianisme, et de la nécessité philosophique, font également partie d’un seul et même système, étant chacune également fondée sur de justes observations de la Nature et sur des inférences correctes des Écritures, et quiconque considèrera justement leur connexion et leur dépendance mutuelle ne trouvera aucune cohérence suffisante dans un système général de principes qui ne les comprendrait pas toutes » (Disquisitions, p. 356).
6Si l’on est éventuellement prêt à admettre que le monisme matérialiste puisse faire considérer que les actions humaines sont nécessaires, la liaison systématique de cette thèse avec celle de l’humanité du Christ et, plus généralement, avec les spéculations de théologie dont Priestley truffe ses textes, ne paraît pas garantie sur le même fondement – sans parler de la liaison incongrue de la révélation chrétienne et du matérialisme qui a fait bondir plus d’un Philosophe. C’est bien plutôt l’hétérogénéité et l’incohérence de ces positions, dans leur liaison et leur déduction mutuelle, qui semble trahir cette ambition de système, et la renvoyer à une époque révolue du 18e siècle, celle où « l’esprit de système » régnait, avant que d’être écarté comme un produit sans valeur de l’imagination par une certaine vulgate newtonienne. Priestley lui-même semble avoir moins confiance en leur connexion qu’en l’autonomie de leur preuve, puisqu’il ajoute que « chacune de ces doctrines repose sur son fondement propre et indépendant, et peut être démontrée séparément, autant que faire se peut pour les sujets moraux de cette nature ».
7La conséquence de Joseph Priestley pose donc plusieurs questions. Nous voudrions en envisager ici au moins une, la question principielle qui porte sur la conséquence au sens logique : qu’est-ce qui légitime une telle assurance dans l’inférence du matérialisme au nécessitarisme et au socinianisme ? Question elle-même double, puisqu’elle porte sur la méthode et sur l’objet qu’elle établit : que signifie chez Priestley « faire système » ? Quelle méthode utilise-t-il pour cela ? Quel est le statut de la théorie matérialiste légitimée par cette méthode ? Est-ce une hypothèse métaphysique, physique ou théologique ?
8Philosopher, pour Priestley, ou connaître la nature, c’est rendre raison des apparences des choses en suivant certaines règles. L’unité de l’esprit humain, qui impose sa marque propre à toutes ses productions, garantit l’extension de cette « méthode » générale à tous les types de savoir, y compris « métaphysique », à condition toutefois que certaines règles soient respectées. Ces règles, pour Priestley comme pour tout le 18e siècle, sont celles qui sont « exposées par Sir Isaac Newton au début du livre III des Principes » (Disquisitions, p. 1). Priestley est un bon exemple de ce que Cassirer décrit comme « l’idéal de la pensée des Lumières » en matière de philosophie : « au lieu du Discours de la Méthode de Descartes, il se rapporte aux Regulae philosophandi de Newton [3] ». Cassirer veut dire par là qu’une science a priori construite sur une métaphysique et se déployant en direction des phénomènes cède le pas à une science qui part des phénomènes et établit des relations de plus en plus générales entre eux pour éventuellement s’achever en une métaphysique, c’est-à-dire, si tant est que ce mot soit susceptible d’une définition non ambiguë, une spéculation problématique portant sur l’essence ultime des choses et notre capacité à les connaître. Dans cette perspective, l’objet de toute l’attention du philosophe, ce qui doit être soigneusement observé, consigné, établi, produit et reproduit, ce sont donc ce que Priestley appelle diversement à la suite de Newton les phénomènes (phenomenon), les faits (facts) les apparences (appeareances) ou les données (data), à partir desquels sont inférés les principes ou « lois de la Nature ». Le rôle des règles qui permettent à l’esprit une telle « inférence » est primordial et c’est pourquoi nous trouvons dès les premières lignes des Disquisitions une véritable profession de foi newtonienne : « je suis désolé d’avoir à commencer ce Traité sur la matière et l’esprit en demandant au lecteur de se souvenir des règles pour philosopher universellement reçues, exposées par Sir Isaac Newton au début du troisième livre de ses Principia, mais bien que nous ayons plutôt suivi ces règles de près dans d’autres recherches philosophiques, il me semble que nous les avons abandonnées sans aucune raison en ce qui concerne notre sujet […]. Pour ma part, je déclare y adhérer de façon uniforme et rigoureuse, et en conséquence je demande que mes opinions ne soient jugées qu’à l’épreuve de ces règles et par rien d’autre » (Disquisitions, p. 1-2).
9Un simple survol des Disquisitions montre que Priestley, dès qu’il en a l’occasion, ne manque pas de rappeler, aux moments-clés de ses raisonnements, qu’ils sont conformes aux rules of philosophizing. Le problème est de savoir comment Priestley lui-même comprend ces règles. Au 18e siècle, à peu près tout le monde se pose en héritier de Newton, de sa méthode et de ses règles, ne serait-ce que sous la forme d’un hommage convenu.
10Sur ce point, l’opposition frontale entre Thomas Reid et Priestley est significative. Dans ses Observations sur le système du matérialisme, Reid reproche à Priestley d’avoir défiguré ces règles (« mangled ») de telle manière, qu’elles ne peuvent plus donner lieu qu’à des contresens (« misapplied/misinterpreted »), et qu’« [i]l est clair que les règles de la philosophie que le Docteur Priestley essaye de faire passer pour les règles de Sir Isaac Newton ne sont pas les règles de Sir Isaac Newton, et que s’il adhère à ces pseudo-règles de Sir Isaac Newton, il risque plutôt en les suivant de fourvoyer [4] ». Autant dire que Reid est plutôt le pourfendeur de l’inconséquence de Joseph Priestley et qu’à ce titre sa double critique mérite attention : 1) Priestley défigure les règles et 2) il les emploie de travers et sa doctrine est fausse, et contraire à la pensée de Newton.
11Les deux règles que rappelle Priestley au début des Disquisitions sont les suivantes : « la première règle, comme l’expose Sir Isaac Newton, est que nous ne devons pas plus admettre de causes qu’il ne suffit pour expliquer les apparences des choses ; et la seconde est que nous devons, autant que possible, attribuer les mêmes causes aux mêmes effets ».
12Voici maintenant les deux règles telles que Newton les présente dans les Principes : « Règle I. Nous ne devons admettre pas plus de causes des choses naturelles que celles qui sont à la fois vraies et suffisantes pour expliquer leurs apparences (Phaenomenis/ their appeareances). Règle II. Par conséquent nous devons, autant que possible, attribuer les mêmes causes aux mêmes effets naturels. » La version de Priestley est visiblement amputée de quelques termes qui ne sont pas anodins : ce que l’on appelle la vera causa conditio a disparu, comme aussi l’insistance sur la restriction des règles aux causes et aux effets naturels.
13Pourquoi Priestley omet-il de parler de la « vraie cause » ? Parce que pour lui, insinue Reid, cette précision n’est qu’une tautologie : si les causes suffisent à expliquer les apparences des choses, c’est qu’elles sont vraies ipso facto. Reid prête donc à Priestley une interprétation particulière de la notion de « cause », puisque la cause qui explique véritablement, ou mieux, réellement le phénomène, la vera causa, c’est la cause efficiente, dont les lois de la Nature ne donnent que la formule mathématique du fonctionnement. Or, dit Reid, ce que Newton entend par « cause », dans cette première règle, ce sont justement les lois de la Nature, « réelles ou prétendues telles », lois qui précisément évitent de se confondre avec une hypothèse causale. Ces lois sont susceptibles d’être vraies ou fausses car ce sont des propositions, et non parce qu’elles seraient des assomptions problématiques – hypothétiques – d’existence. Les « causes vraies » ressortissent donc à la métaphysique comme système de conjectures, d’hypothèses ou de spéculations et, en ce sens négatif qui est devenu progressivement celui du Newton qui ne « feint pas d’hypothèses », elles ne font pas partie de la philosophie naturelle.
14Autrement dit, dès les premières lignes des Disquisitions nous serions avertis de la vraie nature du système que Priestley élabore : on n’y trouvera pas de lois dérivées des phénomènes par une « juste induction », mais des conjectures ou des hypothèses destinées à sauver les phénomènes (les rendre « consonants » avec les apparences, comme le dit Priestley dans la préface des Disquisitions). Au lieu d’essayer d’établir des lois à partir des observations et expériences par induction, puis d’en déduire les phénomènes (ie. de les expliquer), pour éventuellement avancer prudemment des conjectures sur les causes vraies, Priestley essaierait directement d’expliquer les phénomènes en forgeant des hypothèses, ce que confirmerait la désinvolture avec laquelle il se débarrasse d’une autre condition, explicite chez Newton : le caractère « naturel » des causes et des effets.
15Selon Reid, l’intention de Newton, en précisant « causes et effets naturels », c’est-à-dire physiques, était de faire précisément sortir du domaine d’application des règles de la philosophie naturelle, ou « philosophie de la matière », tout ce qui n’en relève pas, à savoir, les « actes volontaires de l’esprit », « les phénomènes de la Nature, les effets naturels et les choses naturelles sont ainsi nommées pour les distinguer des effets produits par la volonté et les pouvoirs de l’homme [5] ».
16Cette stricte séparation entre les actes libres de l’esprit et les phénomènes régis par les lois de la Nature avait pour but de contrecarrer par avance l’inférence du matérialisme au nécessitarisme, inévitable dès lors que l’homme « dans son ensemble est composé d’une façon uniforme, et que la propriété de la perception, aussi bien que les autres pouvoirs que l’on appelle mentaux résultent […] d’une structure organique comme celle du cerveau » (Disq., p. xiii-xiv). Cette inférence, décisive, paraît à Priestley si évidente que dans les Disquisitions elle ne fait l’objet que d’une page, dans laquelle il réfute l’idée d’un pouvoir de commencer de soi-même le mouvement, car c’est ainsi que les immatérialistes (c’est comme cela qu’on appelle aussi les dualistes) définissent la liberté [6].
17Priestley n’est-il, comme le pense Reid, qu’un lecteur inattentif, un traducteur étourdi, ou bien est-ce à dessein qu’il trafique ainsi les règles de Newton ? La question se pose, d’autant qu’il y a là quelque chose de plus bizarre encore que l’omission de la « moitié des termes » de la règle I ; à savoir l’omission de la moitié des règles de l’incomparable M. Newton. Priestley sait très bien qu’il y a quatre règles (il a la troisième édition sous les yeux). Il choisit de ne conserver que les deux premières, alors que les règles omises sont au cœur de l’empirisme de la philosophie naturelle, dont elles définissent le noyau inductif : la « juste induction » qui permet, à partir de la constatation expérimentale de l’invariance d’une certaine qualité des corps, d’affirmer qu’elle est en général présente dans tous les corps. Reid ne se prive pas de souligner cette étrange inconséquence : « Sir Isaac Newton a donné une troisième règle pour philosopher que le Dr. Priestley, je ne sais pourquoi, ne mentionne pas […]. Comme cette règle souligne particulièrement par quelle preuve nous sommes autorisés à déclarer générale une qualité des corps, ou à déclarer qu’elle appartient à la matière dans son ensemble, […] il est des plus étrange qu’il ait dû négliger la seule règle des trois qui nous apprend comment nous pouvons, par induction, conclure qu’une qualité est commune à tous les corps [7]. »
18Il est évident que l’incompréhension de Reid est feinte et qu’il a une idée bien arrêtée du pourquoi de cette omission curieuse. C’est tout simplement parce que Newton montre, dans le commentaire qu’il fait de cette règle III, qu’elle et elle seule permet d’assigner à tous les corps les propriétés reconnues essentielles de la matière, et qu’elle permet ainsi de saisir d’un seul coup « tout le fondement de la philosophie » : les propriétés fondamentales et immuables des corps, leurs qualités inaliénables, seront l’extension, la dureté ou l’impénétrabilité, la mobilité, et surtout la vis inertiae. Or il s’agit là précisément de la théorie que Priestley veut renverser, en lui substituant une conception plus fondamentale, qui tient ces qualités pour de simples effets d’une puissance inhérente à la matière, un pouvoir et non plus une simple « force », fût-elle « surajoutée ». C’est la conception que lui inspire, comme on le verra plus bas, sa connaissance des travaux de Boscovich (et ses accointances avec Rowning et Michell qui soutiennent une théorie semblable). D’où l’agacement de Reid. Il voit un Dr Priestley venir benoîtement affirmer que les conclusions auxquelles Newton parvient, grâce à ses propres règles, sont fausses, et qu’il y a une autre théorie de la matière, totalement contraire, que l’on peut établir grâce aux deux premières règles, sans même mentionner la troisième, qui est pourtant la seule à permettre légitimement ce type de généralisation.
19Les critiques de Reid porteraient durement si Priestley prétendait faire de la philosophie naturelle à la façon des Principes de Newton. Or justement les Disquisitions ne sont pas un ouvrage de philosophie naturelle, et Reid lui-même en convient puisque dans une lettre à Kames du 16 décembre 1780, le matérialisme de Priestley, comme aussi l’occasionnalisme de Malebranche et le système de l’harmonie préétablie de Leibniz, ne lui paraît être qu’une « métaphysique ». Ainsi, « de tous ces systèmes sur les causes efficientes des phénomènes de la Nature, il n’y en a pas un selon moi qui puisse être prouvé ou réfuté à partir des principes de la philosophie naturelle. Vrais ou faux, ils appartiennent à la métaphysique et ne touchent en rien la philosophie naturelle [8] ».
20Le véritable crime de Priestley serait au fond un crime de lèsenewtonisme : il utilise les règles de Newton pour faire ce que Newton aurait interdit, c’est-à-dire pour faire des hypothèses, pour faire de la métaphysique. Pourtant, ce qui paraît pour Reid devoir être reproché à Priestley est précisément ce que Priestley lui-même assume. Dans la seconde édition des Disquisitions (p. xliv), il ajoute ainsi en guise d’avertissement que « les lecteurs les moins métaphysiciens pourront sans inconvénients se dispenser entièrement de lire les trois premières sections, et commencer avec la section IV. Car, quelles que soient les propriétés essentielles de la matière, l’homme, d’après cette doctrine, en est entièrement composé, et son espoir d’une vie future n’est tiré que de la révélation ».
21Or c’est dans ces trois premières sections « pour esprits métaphysiques » que Priestley se prévaut le plus lourdement des règles pour philosopher, allant jusqu’à les rappeler quatre fois dans la section I, intitulée « De la nature et des propriétés essentielles de la matière. » Il est donc clair que cette section, fondamentale en apparence, ou si l’on veut « métaphysique » (« des propriétés essentielles… »), n’a bien que l’apparence d’un fondement pour qui penserait que l’on va traiter de philosophie naturelle. Il s’agit bien ici de faire des spéculations pour sauver les phénomènes les plus récemment découverts par la philosophie naturelle, et les intégrer à une nouvelle théorie abstraite, qui dépasse dans sa portée la simple philosophie naturelle.
22C’est pourquoi, si la métaphysique est ici présentée comme une spéculation sur les propriétés essentielles de la matière, son importance ne saurait toutefois se réduire à une simple propédeutique dispensable. Il est certes possible, ce qui est le but de Priestley, d’écarter le dualisme de l’âme et du corps au profit d’un monisme, quelle que soit la notion de la matière que l’on adopte, mais seul le « matérialisme » défendu par Priestley se trouvera in fine compatible avec l’espoir placé dans une vie future. Le matérialisme « grossier », qui concentre toutes les craintes du siècle de voir les hommes être désormais assimilés à des « machines » ou à des « horloges », doit être écarté et remplacé par un nouveau matérialisme, précisément parce que le monisme est irréfutable. L’objectif de Priestley est de préparer l’articulation, au sein de son système, entre la science et la théologie, et pour cela il s’agit de préserver les droits de l’esprit humain à se dégager des expériences pour se figurer, autant que possible, ce dont il n’y a pas réellement figure pour nous : la substance de Dieu et son rapport au monde, à la réalité phénoménale (et notamment donner une idée de possibilité de la présence de Dieu dans le temps et l’espace, présence impossible ou incompréhensible à tout le moins dans le cadre du dualisme).
23Cette raison théologique pèse dans le choix de Priestley de s’engager en faveur de la mutation qui affecte au 18e siècle la notion de matière, et dans laquelle on passe en gros d’une substance en soi étendue, impénétrable, mobile, inerte, représentation qui favorise le dualisme, à une « substance » (terme purement nominal) possédant une activité intrinsèque, sous la forme de pouvoirs essentiels d’attraction et de répulsion, compatible avec un monisme. Priestley légitime ce glissement d’une hypothèse à l’autre par la considération de « faits nouveaux » issus de la pratique expérimentale. Tandis que la première hypothèse semble corroborée par le sens commun (nos sens externes nous « montrent » que la table sur laquelle j’écris est étendue, impénétrable, inerte dans un sens vulgaire, mais susceptible de recevoir, par contact, un mouvement), la seconde rend raison de faits curieux que la philosophie naturelle a démontrés. Par exemple, en 1752 Thomas Melville a montré qu’une goutte d’eau glissant sur une feuille de chou n’était pas en contact réel avec elle, car sa couleur argentée signifie qu’elle est éclairée par en dessous et donc que la lumière passe entre elle et la feuille. De même, si l’on fait des expériences en électrisant une chaîne ou, comme Priestley, une pile de pièces, on constate aussi qu’il faut une force considérable pour amener les maillons ou les pièces au contact et les transformer en un conducteur uniforme (sinon on constate la production d’étincelles entre les maillons, ou de points de soudure entre les pièces). Il semble donc qu’il existe une force répulsive au sein de la matière elle-même, et par conséquent un pouvoir actif. Il n’y donc pas de raisons de supposer que l’attraction ne soit pas de même nature, inhérente et active. Sans ces deux forces complémentaires, il n’y aurait pas d’objet, car ou bien la matière s’effondrerait sur elle-même ou bien elle se disperserait dans l’espace. Les faits communs sont alors déclassés : ils sont dit Priestley, « superficiels », et on peut les réduire à une autre cause dont ils seraient les effets.
24C’est à ce point que la réflexion de Priestley sur la théorie atomique de Boscovich vient structurer sa métaphysique. Boscovich, dans sa Theoria Philosophia Naturalis [9], suppose qu’attraction et répulsion sont les pouvoirs responsables de ces apparences superficielles, devenues simples effets. La matière serait formée de points physiques analogues à des points géométriques (il n’est pas même besoin de supposer leur l’étendue), au centre de sphères concentriques d’attraction et de répulsion alternées. Boscovich résume cette conception à l’aide d’une courbe sur un système de coordonnées cartésiennes. En abscisse les répulsions-attractions alternent selon la distance, en ordonnée leurs intensités varient. À l’approche du centre la répulsion croît à l’infini (la courbe devient asymptotique et se rapproche de l’axe des Y), en s’éloignant elle décroît, puis l’attraction prend le relais, et ainsi de suite jusqu’à l’attraction finale, selon une courbe elle aussi asymptotique qui obéit à la forme « en inverse carré » adoptée depuis Newton. Selon Boscovich, cette hypothèse très abstraite est suffisante à « expliquer » (= à se représenter grosso modo comment pourraient se passer les choses) les phénomènes électriques, chimiques (les « fermentations »), etc., mais aussi les « apparences superficielles » qui ont conduit « au jugements superficiels » du dualisme : les particules de la table, les « centres de force », exercent entre elles et sur les corps environnant attractions et répulsions. Il ne faut plus dire que la table est impénétrable, mais qu’elle repousse à un certain degré toute autre matière qui essaierait de s’y frayer un passage. La théorie de Boscovich est une spéculation métaphysique conforme à ce que Priestley attend d’une bonne hypothèse : plus simple, suffisante, puissante, heuristique… mais pas vraiment mathématique, même si elle en a l’allure (on ne voit pas trop comment calculer une telle courbe).
25La métaphysique est donc également tributaire d’une certaine conception de l’activité scientifique, dont elle paraît être le prolongement naturel. Cela pose la question du statut particulier de cette nouvelle hypothèse matérialiste. Dans l’épilogue de son ouvrage Electricity in the 17th and 18th Centuries : A Study of Early Modern Physics, John. L. Heilbron souligne que « la morale de cette longue Histoire, c’est que, confrontés aux choix entre un modèle qualitatif considéré comme intelligible et une description exacte manquant d’un fondement physique clair, les principaux physiciens des Lumières ont choisi l’exactitude [10]. » Priestley a fait le choix contraire, celui d’une intelligibilité « qualitative », en clair, d’une métaphysique que le modèle exact promu par la mathématisation avancée de la mécanique n’a pas relégué dans le passé, en raison de la complexité des phénomènes nouveaux que le magnétisme, l’électricité ou la chimie ont fait découvrir. Priestley, notamment, n’est pas un mathématicien. La mathématisation de la physique et l’accent progressivement mis au cours du siècle sur la précision des mesures expérimentales ne l’intéresse pas. De ce fait, il ne peut être considéré non plus comme un physicien (un mécanicien). Priestley est un expérimentateur touche-à-tout, et il est aussi un scientifique matérialiste qui n’a pas, à proprement parler, de concept physique opératoire de la matière. Du moins n’en fait-il jamais état là où on l’attendrait le plus, dans les recueils innombrables d’observations et d’expériences en tout genre, fruit de son activité intense au laboratoire [11]. Tout au plus suggère-t-il, une fois, dans son premier ouvrage scientifique important, l’Histoire et l’état présent de l’électricité (1767), que l’étude combinée de l’électricité, de la chimie et de la lumière serait probablement la plus fructueuse pour découvrir les « qualités occultes des corps [12] », ce qui est plutôt maigre.
26En revanche, dans l’édition augmentée de cet ouvrage, il explique clairement en quoi consiste « the business of philosophy », l’affaire des savants, en définissant ainsi les « faits » et les « hypothèses » : « … Chaque expérimentation faite à dessein sert à vérifier quelque hypothèse. Car une hypothèse n’est rien de plus qu’une idée préconçue d’un événement supposé se produire dans certaines circonstances, dont on pense qu’elles ont produit les mêmes effets, ou similaires, en d’autres occasions. Une hypothèse absolument vérifiée cesse d’être appelée ainsi, et on la considère comme un fait […]. Le seul danger dans l’utilisation des hypothèses est de passer trop tôt de l’hypothèse au fait [13] ».
27Un fait n’est rien d’autre, pour l’expérimentateur, qu’une hypothèse vérifiée, une construction expérimentale reposant sur une présupposition des causes dont il anticipe l’apparition des effets dans son laboratoire. À leur tour ces effets entraînent de nouvelles hypothèses, qui permettent d’imaginer de nouvelles expériences. Ce va-et-vient, cette généralisation progressive reposant sur les principes de l’analogie de la nature et de la simplicité de ses voies, définit la marche normale de la science, dont le seul écueil est finalement, non pas la tendance à faire des hypothèses dénoncée par Newton et Bacon, mais la tendance à s’y cramponner comme à des faits, par vanité ou précipitation. Le bon philosophe (le savant) doit au contraire être indifférent à ses hypothèses, c’est-à-dire faire et abandonner ses hypothèses avec la même facilité, « en un jour » s’il le faut, dit Priestley. Bref, un bon savant est d’abord un métaphysicien sans esprit de système.
28C’est la question du choix entre toutes ces hypothèses métaphysiques qui éclaire finalement l’usage que Priestley fait des règles de Newton. À ce niveau de généralité, la vérité (relative) d’un système n’a d’autre critère que sa simplicité et sa puissance de liaison imaginaire des faits. Elle ne relève pas de la science, de la généralisation d’un fait établi par induction. C’est pourquoi la vera causa conditio est passée sous silence, et mises de côté les règles III et IV, qui ne sont pas concernées [14]. En revanche les deux premières règles de Newton, qui sont une manière de rasoir d’Occam, permettent, non pas d’imaginer des hypothèses, mais de faire le tri entre elles, en donnant à notre imagination des bornes. C’est ainsi que la « vraie philosophie », dit encore Priestley, « ne nous autorise pas à multiplier les causes et les substances sans nécessité [15] ». Le progrès scientifique repose en fin de compte sur l’exercice libre de l’imagination réglée seulement par ces critères, et il s’accompagne d’une métaphysique de plus en plus « compréhensive » et abstraite qui l’unifie en système.
29Toutefois les tensions entre cette métaphysique, issue d’une réflexion sur l’expérience, et l’hypothèse théiste, sont loin d’être apaisées. Même si Priestley brouille les repères conceptuels de son temps en appelant « matérialisme » cette théorie d’une matière active ou spiritualisée, le choix de ce terme pour désigner un « monisme » l’installe dans une proximité ambiguë avec Spinoza, ce qu’on n’a pas manqué de lui reprocher. La question n’est pas de savoir si, comme le prétend Priestley, l’« hylophobie » provient d’une infection de la pensée théiste par les manichéens et les gnostiques, mais bien de savoir si la substance de « Dieu » est au fond la même que la substance du monde. Si nous ne pouvons rendre raison de notre pensée qu’en termes de propriétés et de pouvoirs matériels, a fortiori le devons-nous de Dieu, puisque les effets par lesquels nous le connaissons sont tous indirects et matériels. La création et les interventions divines dans le temps et l’espace ne s’expliquent que si Dieu et le monde matériel partagent un certain nombre de propriétés. Elles sont certes peu nombreuses (essentiellement l’extension) et elle n’empêchent pas de penser qu’il doit y en avoir d’autres radicalement différentes des nôtres, mais elles suffisent à fonder le sens de la parole de l’apôtre qu’en lui « nous vivons, nous mouvons, et avons notre être ». De sorte que non seulement peut-on dire que tout provient de Dieu, mais encore faut-il ajouter que l’essence des choses n’est rien d’autre que le pouvoir de Dieu, et qu’au moins en ce sens le monde et Dieu sont un, même si Dieu doit être plus que le monde. Il faut lui supposer des propriétés qui n’ont rien à voir avec les propriétés mondaines, des propriétés que nous ne pourrons jamais connaître ; et cette heureuse ignorance, ignorance essentielle qui ressuscite la figure d’un « au-delà de la raison », nous autorise hypothétiquement à penser Dieu comme transcendant.
30Ce théisme paradoxal n’a pourtant pas entièrement satisfait ceux-là même qui en furent un temps les adeptes, mais en saisirent ensuite la fragilité. Samuel Taylor Coleridge, qui, d’abord nécessitarien et matérialiste, s’éloigna progressivement de Priestley, finit ainsi par tirer de son système des conséquences inattendues et dirimantes : « Comment le Dr. Priestley peut-il ne pas être athée ? Il affirme au moins à trois reprises que Dieu non seulement fait, mais qu’il est, toute chose. Mais si Dieu est toute chose, alors toute chose est Dieu, et c’est que qu’affirme l’athée [16]. »
31Priestley, dans la deuxième édition des Disquisitions, avait protesté contre l’inférence de ce qu’on pourrait appeler « la converse de Spinoza » (toute chose est Dieu) : « Affirmer que la divinité est toute chose comme elle fait toute chose ne signifie évidemment rien qui ressemble à l’opinion de Spinoza ; parce que moi, je suppose une source de pouvoir infinie, et une intelligence supérieure, de laquelle dérivent tous les êtres inférieurs, je suppose aussi que tout être intelligent inférieur possède une conscience distincte de celle de l’intelligence suprême, et je suppose enfin que toutes ces consciences resteront à jamais distinctes et séparées » (Disquisitions, 1782, vol. 1, p. 42).
32Toutefois la rupture avec la méthode de l’analogie et de la simplicité est ici patente. Sur quoi sont fondées toutes ces suppositions ? Pourquoi affirmer que Dieu possède une conscience et une intelligence comme la nôtre ? Certes l’analogie, en ce qui concerne Dieu, est nécessairement « imparfaite », reconnaît Priestley. Or la question n’est pas là ; c’est une question de méthode : quelles sont les data qui autorisent à simplement poser cette hypothèse ? Nous en avons d’autant plus besoin que, ajoute Priestley, « de la nature de l’existence de cette cause première, dont nous ne connaissons rien que par ses effets, nous ne pouvons avoir aucune conception. Nous n’avons aucune donnée pour l’étayer, et aucune force d’esprit ne peut soutenir cette entreprise ».
33Les « effets » de Dieu sont le monde et son ordre. Or si Dieu crée et agit dans ce monde de corps, l’analogie nous oblige à dire que Dieu possède lui aussi un corps, et il faudrait en outre que ce « corps » soit un corps au sens où Priestley parle des corps matériels, sans quoi le problème de l’action divine dans le monde se reposerait de la même façon que dans le cadre dualiste. Il faut dire ensuite que son intelligence et sa conscience sont les produits de ce corps, puisque nous ne connaissons aucun exemple d’une conscience séparée du corps. Or un corps siège d’un pouvoir, d’une intelligence et d’une conscience infinie, si on veut le séparer du monde, tout en maintenant sa présence active en tout point du temps et de l’espace, n’est autre chose en fin de compte qu’un « pouvoir invisible » (invisible power), qu’on peut bien appeler, comme le reconnaît Priestley, un… esprit. En dernière analyse la substance matérielle se résout en « pouvoir de Dieu », et aux deux bouts de la chaîne la substance reste inconnaissable en soi, parce que c’est en fait toujours de la même substance que l’on parle en disant « matière » ou en disant « Dieu ». Le mot « Dieu » pourrait alors logiquement suivre le sort du mot « substance » et n’être plus que le terme par lequel on désigne commodément ce que nous jugeons être des effets d’une certaine nature, ceux qui manifestent « sagesse, bonté, intelligence ». Il faudrait ici évoquer plus avant la version Priestleyenne de l’argument du dessein, mais il suffira de dire que, clairement, l’hypothèse la plus simple et la plus uniforme pour rendre raison des apparences serait de supposer que l’ordre et l’organisation, la conscience et la pensée, émergent progressivement des systèmes matériels de plus en plus complexes, comme Collins l’avait soutenu contre Clarke longtemps auparavant dans leur querelle à propos de Dodwell. La « sagesse, la bonté et l’intelligence » ne seraient alors que celles de l’homme, qui ne reconnaît pas encore sa propre figure au miroir du monde. Priestley fait donc bien de garder prudemment une main posée sur sa Bible et d’assurer que sa théologie possède ses « preuves indépendantes », ou historiques, qui lui permettent d’éviter d’avoir à tirer certaines « conséquences » de son monisme.
34Le matérialisme de Priestley est une interprétation moniste de la nature de l’être, au point de jonction des sciences de la nature et de la théologie, puisque l’agent invisible dont il est question dans les premières ne peut manquer d’être rapporté au pouvoir invisible supposé par la seconde. Étant donné le caractère définitivement mystérieux et inconnaissable de la nature divine sur lequel Priestley insiste (Disquisitions, section IX, p. 103), seule une métaphysique moniste, c’est-à-dire assurant une homogénéité minimale entre les propriétés des différentes espèces de l’être, Dieu y compris, permet d’affirmer l’existence de fait d’un tel être à partir de ses effets. Le dualisme s’opposerait, au contraire, à toute remontée des effets vers un pouvoir invisible qui serait différent toto genere.
35Composé du matérialisme, du nécessitarisme et du socinianisme, le système de Priestley tire sa force de son économie générale, et il tend bien, au sens kantien, vers un « tout de connaissance ordonné par des principes [17] », même si l’imperfection de notre connaissance et le manque de données interdit en fait la clôture que réclame au contraire une philosophie transcendantale. Si chaque partie se tient par elle-même, en tant qu’elle a sous elle des hypothèses ou des faits plus spécifiques, tels que la révélation pour le socinianisme, la théorie de Boscovich pour le matérialisme, l’associationnisme et la théorie des vibrations de Hartley pour le nécessitarisme (qui forment les « intellectual laws », voir Disquisitions, p. 110) ; cependant l’ensemble forme système car les mêmes principes, ceux de l’uniformité et de la simplicité de la nature, portées par les règles de Newton utilisées comme un rasoir d’Occam, imposent le monisme en chaque partie : le matérialisme est plus simple et analogue aux faits que le dualisme, le nécessitarisme plus simple et analogue aux faits que le libertarianisme, le socinianisme plus simple et analogue aux faits que le christianisme trinitaire. Et le tout, prétend Priestley, est le système philosophique le plus en harmonie avec les Écritures (Disquisitions, 1782, p. 150), qui servent aussi de garde-fou à ce qui reste une onto-théologie minimale. Toutefois le hiatus entre une telle métaphysique, esquissée par le moyen de la philosophie naturelle, et le contenu doctrinal irréductible des Écritures, qui ne semblent pas relever du même type de fondement, reste à élucider. Il engage en effet toute l’interprétation unitarienne que Priestley n’a pas peu contribué à fonder et à léguer au 19e siècle.
36Il faut enfin ajouter que la volonté de Priestley de promouvoir un système métaphysique qui embrasse la science, l’homme et la théologie obéit à une inspiration générale qui traverse le siècle, mais s’exprime plus précisément, et de façon plus optimiste encore, chez un millénariste tel que lui : favoriser le progrès général de l’esprit humain. À l’esprit de système, dogmatique et condamné, il convient de substituer le système de l’esprit, la connaissance de la nature humaine et des associations qui le déterminent. La systématicité d’une métaphysique exprime alors, dans la force et la cohérence de ses enchaînements, la conséquence d’une pensée dont la vérité s’éprouvera pour chacun dans la libre discussion. La science est donc la meilleure pédagogie de la liberté, et le gouvernement, dit Priestley, « a raison de trembler devant une pompe à air ou une machine électrique [18] ». La vocation d’un tel « système », comme forme de la connaissance, est donc essentiellement pédagogique et éducative ; elle est une pédagogie du vrai à l’usage de futurs hommes libres, et son point de fuite est clairement révolutionnaire : « Nous amassons, pour ainsi dire, de la poudre à canon grain par grain sous l’ancien bâtiment de l’erreur et de la superstition [19]. »
Notes
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[1]
Joseph Priestley, Disquisitions relating to Matter and Spirit and The Doctrine of Philosophical Necessity Illustrated, J. Johnson, London, 1777, Garland Publishing Inc., New-York and London, coll. British Philosophers and Theologians of the 17th and 18th Centuries, éd. R. Wellek, préface, p. xix-xx. Désormais, nous utilisons l’édition augmentée de 1782. Toutes les traductions sont originales.
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[2]
Ibid., p. xxiii.
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[3]
Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Fayard, 1966 [1932], p. 42-43.
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[4]
Cité dans Paul Wood, Thomas Reid on the Animate Creation, Edinburgh University Press, 1995, p. 192 et suivantes.
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[5]
P. Wood, ouvr. cité, p.169
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[6]
Disquisitions, p. 96, objection XII. La Doctrine de la Nécessité Philosophique est un appendice destiné à défendre le nécessitarisme d’un point de vue moral, plus qu’à le fonder métaphysiquement. C’est là que s’accomplit la « conséquence » de Priestley dans son deuxième sens. La définition de la liberté comme « power of beginning to act » est par exemple celle de Samuel Clarke, et c’est déjà celle que Collins tenta de réfuter en 1717 dans son Enquête sur la liberté, que devait rééditer et préfacer Priestley en 1791.
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[7]
Ouvr. cité, p. 191.
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[8]
Thomas Reid, Works, dans Wood, ouvr. cité, p. 72.
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[9]
Joseph Roger Boscovich, Philosophiae naturalis theoria redacta ad unicam legem virium in natura existentium (« Théorie de la philosophie naturelle pour une unification des forces de la nature »), Vienne, 1758.
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[10]
John L. Heilbron, Electricity in the 17th and 18th centuries : A Study of Early Modern Physics, University of California Press, 1979, p. 500.
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[11]
Voir Robert E. Schofield, Joseph Priestley, « The Theory of Oxidation and the Nature of Matter », Journal of the History of Ideas, Vol. 25, n° 2 (Apr.-Jun., 1964), p. 285-294.
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[12]
J. Heilbron, ouvr. cité, p. 463. Chez Newton au contraire, le concept de matière, en comprenant l’inertie (qui est la première des lois du mouvement), est un concept fondamental.
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[13]
Ibid., p. 410.
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[14]
Dans son histoire de l’électricité, Priestley ne mentionne qu’une seule fois l’induction (p. 62), à l’occasion de remarques sur des expériences fantaisistes de Stephen Gray (Grey) que, par respect pour la mémoire de ce savant, il ne veut même pas mentionner : « que les chimères de ce grand électricien apprennent à ses successeurs, dans ce champ nouvellement ouvert de la science de l’électricité, le degré approprié de prudence nécessaire au raisonnement par induction ». Le seule remède à une « forte imagination » susceptible d’influencer même nos sens externes est la vérification des faits par la réitération des expériences en présence d’autres personnes.
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[15]
On trouve aussi chez Boscovich un tel tropisme occamien : voir D. Grmek, « La méthodologie de Boscovich », Revue d’histoire des sciences, t. 49, n° 4, 1996, p. 379-400.
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[16]
Collected Letters of Samuel Taylor, Coleridge, Ed. Earl Leslie Griggs, Oxford, Oxford UP, 1956-1971 ; The Collected Works of Samuel Taylor, Coleridge. vol. 1, p. 172.
-
[17]
Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, préface.
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[18]
J. Priestley, Experiments and Observations on Different Kinds of Air, London, 1774, préface.
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[19]
J. Priestley, The Importance and Extent of Free Enquiry in Matters of Religion, London,1785, p. 23. Ce texte valut à Priestley, qui devait plus tard être violement attaqué pour avoir pris la défense de la révolution française, le sobriquet de « Gunpowder Joe » – Joe-la-poudre – dans les caricatures populaires. Il précise ailleurs : « Ma poudre, ce ne sont que mes arguments. »