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Article de revue

Nature et jardins dans la pensée française du 18e siècle

Pages 365 à 377

Notes

  • [1]
    Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du 18e siècle (1963), Paris, Albin Michel, 1994, Première partie.
  • [2]
    Yvon Belaval, « La crise de la géométrisation de l’univers dans la philosophie des lumières », Revue internationale de philosophie, 1952, p. 337-355.
  • [3]
    Gresset, La Chartreuse, cité par Édouard Guitton, dans Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1830, Paris, Klincksieck, 1974, p. 331.
  • [4]
    Voltaire, Épître LIV, au Prince royal de Prusse, 1738, dans Guitton, ouvr. cité, p. 332.
  • [5]
    Marivaux, Journaux et Œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Garnier, 1969, p. 346-349.
  • [6]
    Art poétique, Chant II.
  • [7]
    Bouhours (le P.), Entretiens d’Ariste et d’Eugène, édit. René Radouant, Paris, Bossard, 1920, p. 194-213.
  • [8]
    Ouvr. cité, p. 350-351.
  • [9]
    Entretiens… (1686), nouvelle édition augmentée, Amsterdam, 1719, Premier Soir.
  • [10]
    Histoire de l’Académie des sciences depuis 1666, jusqu’à 1699, Paris, 1733, Préface.
  • [11]
    Mot emprunté à l’ouvrage classique de Paul Mouy, Le développement de la physique cartésienne (1646-1712), Paris, 1934.
  • [12]
    LP., 97 (94 dans la première édition, reprise dans Œuvres complètes de Montesquieu, 1, Oxford, 2004, p. 392-396).
  • [13]
    Ibid., 128 (123, p. 471).
  • [14]
    Edit. Pierre Rétat et Annie Becq, dans Œuvres complètes de Montesquieu, 9, Oxford, 2006, p. 499. Voir aussi p. 465-472 comment les éditeurs proposent de reconstituer l’histoire complexe du texte.
  • [15]
    Ibid., p. 493, Des plaisirs de l’ordre.
  • [16]
    Ibid., Des plaisirs de la variété : p. 495, Des plaisirs de la symétrie ; p. 496, Des contrastes ; p. 498, Des plaisirs de la surprise.
  • [17]
    Ibid., p. 491, De la curiosité.
  • [18]
    Ibid., p. 491-492.
  • [19]
    Voir, par exemple, la poétique de la Lettre à l’Académie (V), 1714 : « On gagne beaucoup en perdant tous les ornements superflus pour se borner aux beautés simples, faciles, claires et négligées en apparence. » À rapprocher, bien sûr, du dépouillement quiétiste dont l’apologue des Troglodytes, dans les Lettres persanes (voir surtout la douzième lettre) est pour une part la transcription profane. Faut-il rappeler l’admiration de Montesquieu pour le Télémaque, « l’ouvrage divin de ce siècle […] dans lequel Homère semble respirer » (Mes Pensées, n° 115) ?
  • [20]
    « Ce qui me déplaît dans Versailles, c’est une envie impuissante qu’on voit partout de faire de grandes choses… » (Mes Pensées, n° 661). « Je hais Versailles parce que tout le monde y est petit. J’aime Paris, parce que tout le monde y est grand » (ibid., n° 998).
  • [21]
    Michel Baridon, Les Jardins. Paysagistes – Jardiniers – Poètes, Paris, Laffont, 1998, p. 801.
  • [22]
    Sur ce dilemme, voir notamment J. Ehrard (1963), 1994, ch. V. Et aussi Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice. 1680-1814 (1984), Paris, Albin Michel, 1994, Livre II.
  • [23]
    René-Louis de Girardin, De la composition des paysages, Genève et Paris, 1777, cité par Baridon (1998), p. 894-896. On ne sera pas surpris de trouver des idées voisines de celles de Girardin dans la Théorie des jardins (1776) du créateur d’Ermenonville, Jean-Marie Morel.
  • [24]
    Cité par M. Baridon, p. 895.
  • [25]
    Quatrième partie, XI, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, éd. Bernard Guyon et alii, Paris, Gallimard, 1961, tome II, p. 471 et 473.
  • [26]
    Ibid., p. 472.
  • [27]
    Ibid., p. 442.
  • [28]
    Paul et Virginie, éd. Ehrard, Gallimard (1984), 2004, p. 140.
  • [29]
    Op. cit., p. 483.
  • [30]
    Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages, Chant I (édit. Levrault, an IX, 1801, p. 19).
  • [31]
    History of the Modern Taste in Gardening (Essai sur les jardins modernes), cité – en français – par Michel Baridon, p. 879. Baridon rappelle que ce texte, publié en 1780, date de la fin des années 1760.
  • [32]
    Cité par M. Baridon, p. 895.
  • [33]
    Voir Jean Gillet, Le Paradis perdu dans la littérature française de Voltaire à Chateaubriand, Paris, Klincksieck, 1975.
  • [34]
    La Terre et l’évolution humaine (1922) Paris, Albin Michel, 1949 (réédit. 1970 et 2000), p. 6 et p. 438.
English version

1Pas plus au 18e siècle qu’à aucune autre époque, la Nature n’est une réalité extérieure à l’homme : c’est d’abord une idée qu’il porte dans sa tête. Une idée complexe, toujours valorisée, qui oriente et prédétermine observations et réflexions, un ensemble de présupposés mentaux et affectifs, une norme. M’interrogeant jadis sur cette ambiguïté d’une donnée mentale simultanément positive et normative, j’ai cru établir que la pensée du 18e siècle français n’avait pas été gouvernée par une idée de nature, mais par trois qui se sont opposées sans réussir à s’exclure, se combinant au contraire en proportions variables, selon une ligne approximativement chronologique [1]. D’abord une nature magique, héritée de la Renaissance italienne, via le 16e siècle français ; on décèle en effet au siècle des Lumières de nombreuses traces ou survivances d’un naturalisme précartésien, notamment dans la littérature clandestine, souvent manuscrite, où se réfugient, jusqu’aux alentours de 1740, les audaces équivoques de la réflexion philosophique : la Nature est alors comme un réservoir de forces occultes, d’harmonies et de correspondances secrètes par lesquelles l’homme, éternel mineur, est à la fois menacé et protégé. Vient ensuite – selon une succession idéale dont il faut répéter que la réalité des textes s’écarte très souvent – la Nature-horloge des Mécanistes, héritiers de Descartes et de Malebranche, guidés par le patriarche Fontenelle, pour qui tout dans l’univers se fait par chocs et mouvements : pour ceux-là, ce que l’on appelle la Nature n’est que l’effet visible de quelques lois simples et intelligibles qui sous-tendent la diversité du monde sensible ; des lois dont la connaissance permet à l’homme, véritable roi de l’univers, de dominer celui-ci par le savoir et par l’action. Toute différente, la Nature – animal des vitalistes, née d’une dérive de la science newtonienne et des premières ambitions des nouvelles sciences de la vie, qui se définit comme une puissance créatrice, mais une puissance aveugle, poursuivant obscurément des fins inaccessibles à l’esprit humain : résurgence – par exemple chez Diderot et D’Holbach – du thème pascalien de l’homme perdu dans un univers opaque.

2Or il semble que ce rappel et ces distinctions permettent d’éclairer l’opposition du jardin « à la française » et du jardin « anglais ». Le premier, géométrique, illustre bien la « géométrisation de l’univers » dont Yvon Belaval a analysé la « crise [2] » : il ne représente pas la nature telle qu’on la voit, mais telle que la science la connaît, dans la rigueur et la simplicité mathématiques des lois qui gouvernent les choses. Le jardin « à l’anglaise », lui, jouerait à la fois avec la plus archaïque et la plus moderne des représentations de la Nature : un jeu qui observerait cependant une certaine circonspection, car le jardin se perdrait à se faire forêt vierge. C’est pourquoi celui-ci se définit d’abord de manière négative, comme un refus du précédent. Ainsi, en 1735, sous la plume du poète Gresset :

3

Dans ce jardin si magnifique,
Embelli par la main des rois,
Je regrette ce bois rustique
Où l’écho répétait nos voix ;
[…]
À l’aspect des eaux captives
Qu’en mille formes fugitives
L’art sait enchaîner dans les airs,
Je regrette cette onde pure
Qui, libre dans les antres verts,
Suit la pente de la nature
Et ne connaît point d’autres fers [3].

4Ou encore, de Voltaire, en 1738 :

5

Jardins plantés en symétrie,
Arbres nains tirés au cordeau,
Celui qui vous mit au niveau
En vain s’applaudit, se récrie :
En voyant ce petit morceau,
Jardins, il faut que je vous fuie.
Trop d’art me révolte et m’ennuie,
J’aime mieux ces vastes forêts,
La nature libre et hardie,
Irrégulière dans ses traits,
S’accorde avec ma fantaisie [4].

6Peut-être ces deux textes, d’inspiration voisine, sont-ils une réponse un peu tardive à la question mise au concours en 1731 par l’Académie française : Le progrès de l’art des jardins sous le règne de Louis le Grand. Ils indiquent en tout cas qu’un procès du jardin à la française se développe dans les années 1730, c’est-à-dire dans la période même où la vision cartésienne et mécaniste du monde, encore dominante, commence à être contestée. En 1734 déjà on pouvait lire dans la seconde feuille du Cabinet du philosophe un curieux parallèle entre deux jardins, celui de la Beauté et celui du Je ne sais quoi. Marivaux y fait parler un promeneur qui les a découverts successivement :

7

En entrant dans le jardin de Beauté, je remarquai les pas de plusieurs personnes qui y étaient entrées aussi, mais j’en remarquai bien autant qui en étaient sorties.
J’avance, et plus je découvre, plus j’admire.
Je ne vous peindrai point tout ce que j’y vis de beau ; la description de ces lieux-là me passe : mais je fus étonné, je fus frappé. Figurez-vous tout ce qui peut entrer de grand, de superbe, de magnifique dans un jardin ; tout ce que la symétrie la plus exacte, et la distribution la mieux entendue peuvent faire de surprenant ; à peine vous figurerez-vous ce que je vis.

8Cependant le visiteur se lasse assez vite d’admirer. Toute cette grandeur, si régulière, parle plus à ses yeux qu’à son âme, et il n’est pas davantage ému par la contemplation de la Beauté sur son trône, parfaite, majestueuse, immobile, silencieuse, dont l’attitude hautaine incite plus au respect qu’à la sympathie : « Quoi ! dîmes-nous tous, rien que des souris, des airs de tête, et pas un mot : cela ne suffit point. N’y aura-t-il que nos yeux de contents ? ne vit-on que du plaisir de voir ? »

9À cette question les autres promeneurs répondent en s’éclipsant discrètement, les uns après les autres, et notre visiteur s’en va à son tour, pour les retrouver au jardin voisin, bien différent du premier : « Il n’y avait rien de surprenant dans ce lieu-ci, et qui plus est, rien d’arrangé : tout y était comme jeté au hasard ; le désordre même y régnait, mais un désordre du meilleur goût du monde, qui faisait un effet charmant, et dont on n’aurait pu démêler ni montrer la cause [5]. »

10À la monotonie d’un ordre trop visible s’oppose ici le charme d’un désordre apparent, qui doit sans doute moins au hasard et à la négligence qu’à un art subtil : art de la fantaisie et du mouvement. Sans doute doit-on évoquer à ce propos le vers de Boileau sur l’ode : « Chez elle un beau désordre est un effet de l’art [6]. »

11Mais il est peu probable que Marivaux ait pensé au Législateur du Parnasse : plutôt peut-être à un auteur quelque peu en marge du rationalisme classique comme le P. Bouhours : c’est dans un texte à peu près contemporain de l’Art poétique, les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, que celui-ci disserte finement sur le Je ne sais quoi[7] : faite de sympathies et d’antipathies spontanées, d’inclinations ou de répulsions dont on ne saurait rendre compte, cette force énigmatique complète ou corrige la raison sans pour autant la nier ; toute de délicatesse, elle n’a pas la violence aveugle d’une passion racinienne, mais dans une société policée qui se voudrait conduite par la seule raison, elle est la part irréductible de l’irrationnel. « Pour être visible, précise le P. Bouhours, [le je ne sais quoi] n’en est pas pour cela plus connu ni plus aisé à définir. » Indéfinissable, mais tout-puissant sur nous, il relève de la grâce, ce « je ne sais quoi surnaturel qu’on ne peut ni expliquer ni comprendre ». On peut douter que Marivaux suive le Père jésuite dans cette théologie : son jardin du Je ne sais quoi est le lieu privilégié non de la Grâce, mais des Grâces par l’incessant va-et-vient desquelles, ajoute son porte-parole, « à tout moment nous y voyions ajouter quelque chose de nouveau ». Les deux auteurs se retrouvent cependant pour dire le charme de cette mobilité. Selon Bouhours, le je ne sais quoi est « un agrément qui anime la beauté et les autres perfections naturelles ». Le promeneur de Marivaux développe l’idée :

12

Dans ce nombre infini de grâces qui passent sans cesse devant vos yeux, qui vont et qui viennent, qui sont toutes si différentes, et pourtant également aimables, et dont les unes sont plus mâles et les autres plus tendres, regardez-les bien, j’y suis ; c’est moi que vous y voyez, et toujours moi. Dans ces tableaux que vous aimez tant, dans ces objets de toute espèce, et qui ont tant d’agréments pour vous, dans toute l’étendue des lieux où vous êtes, dans tout ce que vous apercevez ici de simple, de négligé, d’irrégulier même, d’orné ou de non orné, j’y suis, je m’y montre, j’en fais tout le charme, je vous entoure. Sous la figure de ces grâces je suis le Je ne sais quoi qui touche dans les deux sexes : ici le Je ne sais quoi qui plaît en peinture ; là, le Je ne sais quoi qui plaît en architecture, en ameublements, en jardins, en tout ce qui peut faire l’objet du goût. Ne me cherchez pas sous une forme, j’en ai mille, et pas une de fixe [8].

13L’auteur du Cabinet du philosophe appartient à la génération qui redécouvre la richesse de la nature sensible et qui, sans renier le moins du monde les claires certitudes du Mécanisme, s’aperçoit que celui-ci peine à rendre intelligible la totalité du concret. Dès lors, la mathématique universelle est plus un postulat qu’une évidence. Le maître à penser de Marivaux est moins directement Descartes que le vieux Fontenelle. On sait la profession de foi rationaliste des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) : « Assez de gens ont toujours dans la tête un faux Merveilleux enveloppé d’une obscurité qu’ils respectent. Ici ils n’admirent la Nature que parce qu’ils la croient une espèce de magie où l’on n’entend rien, et il est sûr qu’une chose est déshonorée dès lors qu’elle peut être conçue [9]. »

14Sans jamais renier, fût-ce sous la pression de la science newtonienne, ses principes cartésiens, Fontenelle en vient cependant à les nuancer d’un empirisme teinté de scepticisme. Car il y a bien des obscurités dans certaines parties de la « Physique » (la connaissance de la nature), reconnaît-il en 1733, et peut-être certains phénomènes, empiriquement constatés, échapperont-ils toujours à l’analyse mathématique : « Ce n’est pas que la même géométrie n’y domine, mais c’est qu’elle y devient obscure et presque impénétrable par la trop grande complication des mouvements et des figures [10]. »

15Le rationalisme des années 1720-1730, s’il se réclame encore de Descartes, n’a plus l’enthousiasme conquérant du Discours de la méthode. On constate aussi chez un autre ami et disciple de Fontenelle, exactement contemporain – à un an près – de Marivaux, les effets de la prise de conscience des difficultés rencontrées, dans son « développement [11] », par la physique cartésienne. L’une des Lettres persanes est un hymne à la philosophie nouvelle qui a su expliquer par le jeu de deux lois simples, le principe d’inertie et la force centrifuge, toutes les merveilles du système solaire [12]. Mais dans la Querelle des Anciens et des Modernes, Montesquieu est loin de faire siennes toutes les prétentions des seconds. Entre poésie et géométrie, entre Descartes et Homère, son cœur et son esprit refusent un choix exclusif. Ainsi se moque-t-il, dans les Lettres persanes également, des vues d’un géomètre sur l’art des jardins : « Il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait donné pour cela une méthode infaillible [13]. »

16Rebelle aux simplifications excessives, Montesquieu affronte les paradoxes du plaisir esthétique dans de nombreux fragments et surtout dans un ouvrage entrepris peu avant sa mort, mais à partir de pièces d’un dossier beaucoup plus ancien, l’article Goût promis à l’Encyclopédie, laissé inachevé. Or les jardins y sollicitent fortement sa réflexion. S’interrogeant sur les « diverses causes qui peuvent produire un sentiment », l’auteur note que pour être remuée l’âme a besoin d’éprouver en même temps le plus de sensations possibles, et la remarque plaide en faveur des jardins réguliers :

17

nous aimons mieux voir un jardin bien arrangé, qu’une confusion d’arbres : 1er, parce que notre vue qui serait arrêtée ne l’est pas ; 2e, chaque allée est une, et forme une grande chose, au lieu que dans la confusion, chaque arbre est une chose et une petite chose ; 3e, nous voyons un arrangement que nous n’avons pas coutume de voir ; 4e, nous savons bon gré de la peine qu’on a pris ; 5e, nous admirons le soin que l’on a de combattre sans cesse la nature, qui par des productions qu’on ne lui demande pas, cherche à tout confondre : ce qui est si vrai qu’un jardin négligé nous est insupportable ; quelquefois la difficulté de l’ouvrage nous plaît, quelquefois c’est la facilité : et comme dans un jardin magnifique nous admirons la grandeur et la dépense du maître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu’on a eu l’art de nous plaire avec peu de dépense et de travail [14].

18Reste que si l’âme aime l’ordre et se trouve « humiliée par la confusion des idées [15] », elle a également besoin de variété, de contrastes, et de surprise autant que de symétrie [16]. D’où cette remarque éclectique : « Par là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, et que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut et champêtre : c’est la même cause qui produit ces effets [17]. » Encore faut-il préciser que même à la campagne la nature se dérobe aux yeux, gênés « par mille obstacles ». Alors que notre âme « fuit les bornes », aspire à « étendre la sphère de sa présence », à « porter sa vue au loin », celle-ci est bornée en ville par les maisons tandis qu’à la campagne, « à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres ». Il revient à l’artiste de dépasser cette difficulté :

19

L’art vient à notre secours, et nous découvre la nature qui se cache elle-même ; nous aimons l’art, et nous l’aimons mieux que la nature, c’est-à-dire que la nature dérobée à nos yeux ; mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vue en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont, pour ainsi dire, créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu’elle voit les jardins de Le Nôtre, parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l’art se ressemble toujours. C’est pour cela que dans la peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde ; c’est que la peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vue se peut porter au loin et dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vue avec plaisir [18].

20Il convient donc de concilier les contraires, régularité et variété, magnificence et simplicité, domination d’une nature à « combattre » (thème éminemment cartésien), et abandon fénelonien à la « facilité [19] ». Ce ne sont pas les jardins de Versailles, détestés par ailleurs de Montesquieu pour des raisons politiques [20], qui peuvent satisfaire à ces besoins contrastés : la solution ne viendrait-elle pas de la libre Angleterre ? Pendant son fructueux séjour de dix-huit mois outre-Manche, de novembre 1729 à avril 1731, le voyageur a visité, près d’Oxford, à Woodstock, le château et le parc de Blenheim – construits et aménagés aux frais de l’Etat pour le duc de Marlborough, en hommage à sa victoire de Blindheim (1704) sur les Français [21]. Revenu à La Brède, il y fait aménager, devant les douves, une vaste pelouse, ainsi présentée le 1er août 1748 dans une lettre d’invitation à son ami Guasco : « vous y trouverez un château, gothique à la vérité, mais orné de dehors charmants dont j’ai pris l’idée en Angleterre ». À l’époque où tant de seigneurs ou riches roturiers français, tant de princes européens ne songent qu’à se doter – quitte à s’y ruiner – de petits Versailles, le baron de La Brède se met, lui, à l’école anglaise. Non pour céder à une mode qui n’existe pas encore, mais en parfait accord avec lui-même, avec son goût personnel et ses réflexions sur le goût. On lit dans les Pensées (n° 1131), sur un thème qui sera plus tard rousseauiste :

21

La trop grande régularité, quelque fois et même souvent désagréable. Il n’y a rien de si beau que le ciel ; mais il est semé d’étoiles sans ordre. Les maisons et jardins d’autour de Paris n’ont que le défaut de se ressembler trop : ce sont des copies continuelles de Le Nôtre. Vous voyez toujours le même air. […] Si on a eu un terrain bizarre, au lieu de l’employer tel qu’il est, on l’a rendu régulier, pour faire une maison qui fût comme les autres. Nos maisons sont comme nos caractères.

22On retrouve ici la difficulté déjà soulignée dans l’Essai sur le goût : la vocation de l’art est de rendre visible « la nature qui se cache », et pourtant, si la nature est infiniment variée, « l’art se ressemble toujours ». Derrière ces affirmations opposées se décèle le dilemme sur lequel achoppe au 18e siècle la doctrine classique de l’imitation : vraie nature ou belle nature [22] ? Enjoindre de « prendre la nature là où elle est belle », c’est exclure qu’elle soit toujours bonne à peindre et prendre le risque d’un nouvel académisme. C’est à ce risque que tentera d’échapper en 1777 le marquis de Girardin en opposant à l’idée traditionnelle de jardin celle de paysage : le premier, qu’il soit français, anglais ou chinois, obéit à une idée préconçue, et il est toujours artificiel ; le second, pour refuser ordre ou ornements imposés par « affectation », ne cède pas pour autant au « désordre » ou au « caprice » ; il est composé, construit, mais selon les caractéristiques du terrain choisi, lequel « ne souffre que ce qui lui convient [23] ». Mais la recherche de « l’effet pittoresque » que recommande aussi Girardin ne risque-t-elle pas de tourner elle-même à l’artifice ? Au lieu de révéler la nature cachée, ne va-t-on pas, plus ou moins habilement, cacher l’art sous l’apparence du naturel ? Une fois de plus la « belle nature » ne serait-elle que beau mensonge ? « Je ne traiterai que des moyens d’embellir ou d’enrichir la nature », promet le marquis [24]. De la part de ce rousseauiste passionné l’intention étonnerait si l’on ne se souvenait des ambiguïtés de La Nouvelle Héloïse quand y est décrit l’Élysée de Julie. Ce verger est à l’opposé des jardins à la française, et Saint-Preux s’y croit transporté dans « le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature ». Son hôte lui révèle pourtant la « friponnerie » qui l’a trompé. Car il y a eu innocente tromperie à y mêler tant de broussailles et de fleurs « qui paraient la terre en lui donnant l’air d’être en friche [25] ». La « nature ordinaire » de Clarens est une nature savamment cultivée, et l’Élysée a en Julie la plus efficace « surintendante [26] ». Loin de la pompe coûteuse et stérile des autres domaines, elle sait du reste joindre à Clarens l’utile à l’agréable : « Le potager était trop petit pour la cuisine ; on en a fait un second du parterre, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît à l’œil plus qu’auparavant [27]. »

23On ne sait trop si les légumes de ce potager sont parfois vendus au marché – comme ceux de la métairie de Candide, dans la conclusion du conte – ou simplement destinés à la consommation intérieure : Clarens ne vit pas tout-à-fait en autarcie. Mais l’Élysée, lui, est un lieu fermé, et même triplement fermé puisque caché derrière des haies dans un domaine éloigné du monde, et de plus accessible seulement à quatre personnes dont chacune en a la clé : les visiteurs ordinaires n’y pénètrent jamais, et c’est une grande faveur faite à Saint-Preux que l’exception dont il bénéficie. Cette valeur d’intimité préservée est un des caractères qui opposent l’Élysée aux autres jardins de la littérature du siècle : par exemple aux Tuileries, lieu de mondanité et d’intrigues galantes où le héros des Égarements du cœur et de l’esprit croisait Hortense, Mme de Sénange, Mme de Mongennes… Cette intimité, on la retrouvera vingt ans plus tard dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre, où le Repos de Virginie, enclos cerné d’arbres, se dissimule au pied d’un rocher, dans l’endroit le plus secret d’une île du bout du monde. Mais de ce rocher on aperçoit la mer [28], alors que Rousseau n’accorde à son Élysée aucune vue sur l’extérieur ; « l’homme de goût » dont il nous parle, ennemi de la symétrie, « ne s’inquiétera point de se percer au loin de belles perspectives. Le goût des points de vue et des lointains vient du penchant qu’ont la plupart des hommes à ne se plaire qu’où ils ne sont pas […] l’homme dont je parle n’a pas cette inquiétude, et quand il est bien où il est, il ne se soucie point d’être ailleurs [29] ». D’autres veulent au contraire que la vue ouvre le jardin sur la campagne environnante. Ainsi Delille en 1782 :

24

Voulez-vous mieux encore fixer l’œil enchanté ?
Joignez au mouvement un air de liberté,
Et, laissant des jardins la limite indécise,
Que l’artiste l’efface ou du moins la déguise.
Où l’œil n’espère plus, le charme disparaît.
Aux bornes d’un beau lieu nous touchons à regret :
Bientôt il nous ennuie, et même il nous irrite ;
Au delà de ces murs, importune limite,
On imagine encore de plus aimables lieux ;
Et l’esprit inquiet désenchante les yeux [30].

25Or l’abbé Delille pouvait connaître le beau compliment adressé antérieurement par Horace Walpole à l’architecte Kent : « Il franchit la clôture et vit que toute la nature est jardin [31]. »

26« Ni clôture, ni jardin », c’est également en 1777 le mot d’ordre de Girardin pour qui « le mot jardin présente d’abord l’idée d’un terrain enclos, aligné, ou contourné d’une manière ou d’une autre [32] ». Un jardin idéal devrait donc être à la fois ouvert et fermé : ce n’est pas la moindre antinomie de l’idée de jardin naturel. À la vérité, les aspirations auxquelles le jardin du 18e siècle est censé répondre sont contradictoires. C’est pourquoi le thème ne relève pas seulement de la réflexion esthétique, mais du mythe. On le vérifie dès 1765 dans l’article Jardin (Arts) de l’Encyclopédie. Le chevalier de Jaucourt s’y veut œcuménique. L’article s’ouvre sur une apologie de Le Nôtre, « homme unique en son genre », se poursuit avec une défense des jardins, sinon du château, de Versailles, car « il sera toujours vrai qu’il a fallu beaucoup d’art, de génie et d’intelligence, pour embellir, à un point singulier de perfection, un des plus incultes lieux du royaume » ; mais Jaucourt oppose ensuite à la frivolité de la mode récente des « magots » chinois et autres « bambochades » à la fois le grand goût du siècle de Louis XIV et le modèle anglais :

27

Il n’en est pas de même d’une nation voisine, chez qui les jardins de bon goût sont aussi communs que les magnifiques palais y sont rares. En Angleterre, ces sortes de promenades, praticables en tous temps, semblent faites pour être l’asile d’un plaisir doux et serein ; le corps s’y délasse, l’esprit s’y distrait, les yeux y sont enchantés par le vert du gazon et des boulingrins ; la variété des fleurs y flatte agréablement l’odorat et la vue. On n’affecte point de prodiguer dans ces lieux-là, je ne dis pas les petits, mais les plus beaux ouvrages de l’art. La seule nature, modestement parée, et jamais fardée, y étale ses ornements et ses bienfaits. Profitons de ses libéralités, et contentons-nous d’employer l’industrie à varier ses spectacles. Que les eaux fassent naître les bosquets et les embellissent ! Que les ombrages des bois endorment les ruisseaux dans un lit de verdure ! Appelons les oiseaux dans ces endroits de délices ; leurs concerts y attireront les hommes, et feront cent fois mieux l’éloge d’un goût de sentiment, que le marbre et le bronze, dont l’étalage ne produit qu’une admiration stupide. Voyez au mot Jardin d’Éden la charmante description de Milton : elle s’accorde parfaitement à tout ce que nous venons de dire.

28De fait, l’Encyclopédie offre aussi un article Jardin d’Éden (Géog. sacrée) où sont traduits de l’anglais quarante vers de Milton. Même dans une publication qui, selon l’annonce de son sous-titre, se met au service du progrès « des sciences, des arts et des métiers », il est impossible de parler jardins sans évoquer le premier de tous, et ce n’est pas un hasard si The Paradise lost exerce alors, de façon plus ou moins heureuse, les talents des traducteurs [33]. Cet engouement confirme la dimension nostalgique du mythe du jardin ; il confirme aussi l’emprise du modèle anglais sur « les âmes sensibles » du second demi siècle ; on doit cependant se garder de parler d’« influence » anglaise, et cela pour deux raisons. D’abord parce que, comme le remarquait jadis Lucien Febvre [34], la notion d’influence appartient au registre de l’astrologie et de la magie, non à celui du savoir scientifique : idée paresseuse, elle fait semblant d’expliquer ce qu’elle interdit de comprendre, parente en cela – puis-je ajouter – de la notion positiviste de « source ». De même qu’aucune source n’a jamais abreuvé, et n’abreuvera jamais, un âne qui n’a pas soif, aucun esprit éveillé n’a jamais assimilé d’apport extérieur qui ne répondît à ses propres besoins. L’historien ne peut donc se contenter d’enregistrer l’apport, il lui faut aussi analyser quand et comment le besoin s’exprime. Si l’âne boit, le problème n’est pas l’eau, mais la soif. Pour les jardins l’objet limité de cet article était de montrer qu’une mutation de la sensibilité et de la pensée s’esquisse en France dès les années 1730 : c’est à cet horizon d’attente qu’apparaît le jardin anglais. L’historien des idées doit se laisser guider par Montaigne : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage. »

Notes

  • [1]
    Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du 18e siècle (1963), Paris, Albin Michel, 1994, Première partie.
  • [2]
    Yvon Belaval, « La crise de la géométrisation de l’univers dans la philosophie des lumières », Revue internationale de philosophie, 1952, p. 337-355.
  • [3]
    Gresset, La Chartreuse, cité par Édouard Guitton, dans Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1830, Paris, Klincksieck, 1974, p. 331.
  • [4]
    Voltaire, Épître LIV, au Prince royal de Prusse, 1738, dans Guitton, ouvr. cité, p. 332.
  • [5]
    Marivaux, Journaux et Œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Garnier, 1969, p. 346-349.
  • [6]
    Art poétique, Chant II.
  • [7]
    Bouhours (le P.), Entretiens d’Ariste et d’Eugène, édit. René Radouant, Paris, Bossard, 1920, p. 194-213.
  • [8]
    Ouvr. cité, p. 350-351.
  • [9]
    Entretiens… (1686), nouvelle édition augmentée, Amsterdam, 1719, Premier Soir.
  • [10]
    Histoire de l’Académie des sciences depuis 1666, jusqu’à 1699, Paris, 1733, Préface.
  • [11]
    Mot emprunté à l’ouvrage classique de Paul Mouy, Le développement de la physique cartésienne (1646-1712), Paris, 1934.
  • [12]
    LP., 97 (94 dans la première édition, reprise dans Œuvres complètes de Montesquieu, 1, Oxford, 2004, p. 392-396).
  • [13]
    Ibid., 128 (123, p. 471).
  • [14]
    Edit. Pierre Rétat et Annie Becq, dans Œuvres complètes de Montesquieu, 9, Oxford, 2006, p. 499. Voir aussi p. 465-472 comment les éditeurs proposent de reconstituer l’histoire complexe du texte.
  • [15]
    Ibid., p. 493, Des plaisirs de l’ordre.
  • [16]
    Ibid., Des plaisirs de la variété : p. 495, Des plaisirs de la symétrie ; p. 496, Des contrastes ; p. 498, Des plaisirs de la surprise.
  • [17]
    Ibid., p. 491, De la curiosité.
  • [18]
    Ibid., p. 491-492.
  • [19]
    Voir, par exemple, la poétique de la Lettre à l’Académie (V), 1714 : « On gagne beaucoup en perdant tous les ornements superflus pour se borner aux beautés simples, faciles, claires et négligées en apparence. » À rapprocher, bien sûr, du dépouillement quiétiste dont l’apologue des Troglodytes, dans les Lettres persanes (voir surtout la douzième lettre) est pour une part la transcription profane. Faut-il rappeler l’admiration de Montesquieu pour le Télémaque, « l’ouvrage divin de ce siècle […] dans lequel Homère semble respirer » (Mes Pensées, n° 115) ?
  • [20]
    « Ce qui me déplaît dans Versailles, c’est une envie impuissante qu’on voit partout de faire de grandes choses… » (Mes Pensées, n° 661). « Je hais Versailles parce que tout le monde y est petit. J’aime Paris, parce que tout le monde y est grand » (ibid., n° 998).
  • [21]
    Michel Baridon, Les Jardins. Paysagistes – Jardiniers – Poètes, Paris, Laffont, 1998, p. 801.
  • [22]
    Sur ce dilemme, voir notamment J. Ehrard (1963), 1994, ch. V. Et aussi Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice. 1680-1814 (1984), Paris, Albin Michel, 1994, Livre II.
  • [23]
    René-Louis de Girardin, De la composition des paysages, Genève et Paris, 1777, cité par Baridon (1998), p. 894-896. On ne sera pas surpris de trouver des idées voisines de celles de Girardin dans la Théorie des jardins (1776) du créateur d’Ermenonville, Jean-Marie Morel.
  • [24]
    Cité par M. Baridon, p. 895.
  • [25]
    Quatrième partie, XI, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, éd. Bernard Guyon et alii, Paris, Gallimard, 1961, tome II, p. 471 et 473.
  • [26]
    Ibid., p. 472.
  • [27]
    Ibid., p. 442.
  • [28]
    Paul et Virginie, éd. Ehrard, Gallimard (1984), 2004, p. 140.
  • [29]
    Op. cit., p. 483.
  • [30]
    Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages, Chant I (édit. Levrault, an IX, 1801, p. 19).
  • [31]
    History of the Modern Taste in Gardening (Essai sur les jardins modernes), cité – en français – par Michel Baridon, p. 879. Baridon rappelle que ce texte, publié en 1780, date de la fin des années 1760.
  • [32]
    Cité par M. Baridon, p. 895.
  • [33]
    Voir Jean Gillet, Le Paradis perdu dans la littérature française de Voltaire à Chateaubriand, Paris, Klincksieck, 1975.
  • [34]
    La Terre et l’évolution humaine (1922) Paris, Albin Michel, 1949 (réédit. 1970 et 2000), p. 6 et p. 438.
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