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Article de revue

Introduction

Pages 5 à 15

Notes

  • [1]
    Jean Ehrard, L’Idée de nature dans la première moitié du 18e siècle, Paris, Albin Michel, 1994 (1963).
  • [2]
    Parmi les publications récentes, signalons ainsi, sans souci d’exhaustivité, outre le numéro 42 de Dix-huitième siècle sur « L’Animal des Lumières », dirigé par Jacques Berchtold et Jean-Luc Guichet (2010), The Faces of Nature in Enlightenment Europe, Lorraine Daston et Gianna Pomata (dir.), Berlin, BWV Berliner Wissenschafts-Verlag, 2003 ; The Moral Authority of Nature, Lorraine Daston et Fernando Vidal (dir.), Chicago, The University of Chicago Press, 2004 ; Peter Hans Reill, Vitalizing Nature in the Enlightenment, Berkeley, Univ. of California Press, 2005 ; Natural Law and Laws of Nature in Early Modern Europe : Jurisprudence, Theology, Moral and Natural Philosophy, Lorraine Daston et Michael Stolleis (dir.), Aldershot, Ashgate, 2006 ; Écrire la nature au 18e siècle. Autour de l’abbé Pluche, Françoise Gevrey, Julie Boch, Jean-Louis Haquette (dir.), Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2006 ; l’Événement climatique et ses représentations, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold et Jean-Paul Sermain (dir.), Paris, Desjonquères, 2007 ; Kurt Ballstadt, Diderot : natural philosopher, Oxford, SVEC, 2008 ; Nathalie Vuillemin, Les Beautés de la nature à l’épreuve de l’analyse, Programmes scientifiques et tentations esthétiques dans l’histoire naturelle du 18e siècle (1744-1805), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2009 ; Matérialismes des Modernes : nature et mœurs, Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2009 ; Torsten König, Naturwissen, Ästhetik und Religion in Bernardin de Saint-pierres Études de la nature, Frankfurt, Peter Lang, 2010 ; Nature et surnaturel : philosophies de la nature et métaphysique aux 16e-18e siècles, Vlad Alexandrescu, Robert Theis (dir.), Hildesheim, G. Olms, 2010 ; Fabrice Chassot, Le Dialogue scientifique au 18e siècle. Postérité de Fontenelle et vulgarisation des sciences, Paris, Garnier, 2011 ; Les Lumières et l’idée de nature, Gérard Chazal (dir.), Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2011 ; Penser l’ordre naturel, 1680-1810, Adrien Paschoud et Nathalie Vuillemin (dir.), Oxford, Voltaire Foundation, 2012 ; Éduquer selon la nature. Seize études sur L’Émile de Rousseau, Claude Habib (dir.), Paris, Desjonquères, 2012 ; Elvira Arquiola et Luis Montiel, La Médecine en révolution : sciences et philosophie de la nature au tournant du 18e et du 19e siècle ; trad. par Mélanie Jecker ; préf. de Claude Debru, Paris, Hermann, 2012.
  • [3]
    J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du 18e siècle, Paris, Armand Colin, 1963.
  • [4]
    Voir Colas Duflo, La Finalité dans la nature de Descartes à Kant, Paris, PUF, 1996.
English version

1En un demi-siècle, notre regard sur la nature a profondément évolué. Les pollutions massives, les accidents nucléaires, les transformations irréversibles provoquées par les différentes industries humaines, le réchauffement climatique et ses multiples conséquences ont fait naître une forme d’inquiétude à l’égard de la nature, accompagnée de l’idée qu’elle doit être préservée, protégée, entretenue et respectée. Ces nouvelles considérations amènent à examiner à nouveaux frais l’histoire de nos conceptions de la nature, des significations que nous lui donnons, des rapports que nous entretenons avec elle. Le 18e siècle, de ce point de vue, est un moment crucial. Sans doute n’a-t-on jamais autant parlé de la nature qu’à cette période, parce que les enjeux qui sont associés à la notion changent profondément et qu’elle se charge de nouveaux sens, qui la mettent à chaque fois au cœur des luttes idéologiques les plus décisives. La postérité ne s’y est pas trompé, qui véhicule des images du siècle des Lumières qui, pour caricaturales et contradictoires qu’elles soient, en soulignent l’importance. On fait ainsi souvent du 18e siècle un moment d’optimisme technologique et scientifique : les machines et les métiers décrits dans l’Encyclopédie marqueraient l’ambition d’une domination humaine sur une nature désenchantée et toute mécanique. Mais on veut aussi y voir un moment de naissance de l’écologie : on décèle une sensibilité nouvelle à l’égard de l’animal, un goût des paysages sauvages, une inquiétude de la dénaturation de l’homme et de l’environnement. Les choses, bien sûr, à y regarder de près, sont autrement plus complexes.

2Il y a cinquante ans exactement, en 1963, paraissait sous forme de livre la thèse d’État de Jean Ehrard consacrée à L’Idée de nature en France dans la première moitié du 18e siècle[1]. Ce travail pionnier, qui rendit les uns et les autres conscients que les idées en apparence éternelles ont une histoire et que celle-ci est décisive pour la compréhension de leur signification et, au-delà, pour une meilleure connaissance de nous-mêmes, défrichait un champ considérable et allait devenir un ouvrage de référence pour tous les spécialistes du 18e siècle. Le présent numéro est d’abord une manière de rendre hommage à ce moment fondateur pour les études dix-huitiémistes. C’est aussi l’occasion de faire le point sur l’évolution de notre connaissance du dix-huitième siècle et sur la façon d’envisager l’histoire des idées. D’une part nous ne percevons plus la nature exactement de la même façon que dans les années soixante et par conséquent nous ne posons plus exactement les mêmes questions aux textes du 18e siècle ; d’autre part notre savoir sur ces textes, sur les auteurs et les réalités du 18e siècle a considérablement évolué, ainsi que les méthodes de recherche. Les historiens des sciences, de la philosophie, de l’art, de la littérature, ont abordé et retravaillé directement ou indirectement la notion de nature. Les travaux d’édition récents et en cours d’auteurs qui font de la nature un thème central pour leur pensée ont apporté de nouvelles connaissances : Fontenelle, Montesquieu, Rousseau, D’Alembert, Diderot, Sade, Bernardin de Saint-Pierre… Les études sur les sciences de la nature ont été entièrement renouvelées ces dernières années, notamment concernant l’histoire de la médecine, de la chimie, de la botanique. L’articulation entre ce renouveau des connaissances, l’évolution des idées philosophiques et la création littéraire et artistique fait également l’objet d’études nouvelles [2]. Il était temps de revenir sur le thème de la nature dans une de ces grandes synthèses interdisciplinaire qui caractérisent la revue Dix-huitième siècle siècle. Les vingt-quatre articles qui composent le présent numéro abordent à travers l’étude de nombreux auteurs les différentes facettes de cette idée plurivoque qui intervient dans de multiples contextes et se trouve à chaque fois au cœur de conflits. La pensée scientifique, les sciences morales et politiques, les théories esthétiques connaissent de profondes transformations et la notion est immanquablement convoquée dans ces divers domaines lorsqu’il s’agit d’en penser les fondements. Mais plus la nature se charge de fonctions et de significations, plus elle devient norme morale, esthétique, épistémologique, plus son concept même devient problématique.

3Jean Ehrard l’avait bien souligné, tous les articles qui suivent en font le constat, la nature est une notion plurivoque et polyvalente, dont une définition simple est impossible. Comme l’être selon Aristote, elle se dit en plusieurs sens, que les dictionnaires du temps recensent, explicitent, et tentent comme ils le peuvent de débrouiller. Mais cette multiplicité n’est pas le résultat d’une homonymie accidentelle : tous ces sens communiquent entre eux. Parler de la nature, c’est d’emblée être amené à faire des distinctions, qui sont en même temps des précautions de méthode et des décisions métaphysiques. Car la notion dit à la fois le fait et le droit, le positif et le normatif. Elle est surtout, comme le dit dans une formule saisissante Jean Ehrard, « un nid de préjugés ». Car, plus qu’une réalité extérieure, il s’agit avant tout d’une idée, qui se charge de multiples significations et de valeurs et à qui on fait volontiers jouer le rôle de norme. Jean Ehrard distinguait, dans la première moitié du 18e siècle, trois idées de nature en concurrence, la nature magique héritée de la renaissance, la nature mécanique héritée de la science cartésienne et la nature animale promue par les vitalistes. Mais il soulignait bien qu’il ne s’agissait pas d’une catégorisation figée : les sens glissent les uns dans les autres, un même auteur peut faire appel, sans en avoir bien conscience lui-même, à ces trois aspects de l’idée de nature. Le 18e siècle marque à cet égard un grand moment de redéfinition, qui se traduit par l’éparpillement d’une notion qui se prête à toutes les équivoques, sans plus d’unification possible.

4Mais c’est le revers de ce qu’on peut considérer aussi comme un grand moment de « naturalisation » : l’ordre du monde, les phénomènes extraordinaires, la morale, la religion… tout doit pouvoir être ramené à la nature ou fondé en nature. La notion sert à formuler un paradigme de constance, de régularité, de rationalité, qui doit pouvoir s’appliquer aussi bien aux phénomènes matériels qu’à l’histoire humaine. Aussi se laisse-t-elle saisir, mieux que de façon directe, au travers d’une série d’oppositions (nature/ surnaturel, nature/grâce, nature/révélation, nature/artifice, nature/ institution, etc.). Mais la valorisation systématique du pôle « naturel » de ces oppositions finit par faire jouer à cette idée malléable les rôles les plus divers et parfois les plus contradictoires. Comme le dit le journal des savants en 1736 : « Rien n’est plus commun et moins intelligible que ce mot. »

5Ainsi surinvesti, le terme lui-même devient le lieu de débats idéologiques. L’opposition, par exemple, d’une nature providentielle et d’une nature mécanique obéissant à des lois nécessaires témoigne du fait que toute définition, tout classement, engage des choix métaphysiques. Au 18e siècle, la question sous-jacente à tous les débats sur la nature est bien celle de la place de Dieu : peut-on penser la nature sans l’idée de l’auteur de la nature ? l’ordre naturel sans un ordonnateur suprême ? la morale et la politique sans transcendance ? l’esthétique sans idéalisme ?

6La grande complexité de l’affaire est qu’il ne s’agit pas seulement de débats d’idées : au travers de ces disputes sémantiques et métaphysiques, c’est en même temps la chose, la réalité extérieure ou intérieure que nous appelons nature, qui fait l’objet d’actions, de sentiments, d’investissements divers. Elle peut être vécue, la littérature ou la peinture en témoignent, comme maternelle ou effrayante, comme asile ou comme obstacle. On peut célébrer la domination de l’homme sur la nature et vanter la violence qu’il exerce sur elle, le percement des canaux, la circumnavigation, l’extraction des minerais. La domination technique est la forme active de la joie scientifique à dévoiler les secrets de la nature, à retirer le voile d’Isis. Réduite à des lois mécaniques, la nature peut devenir machine à travailler pour nous. On peut aussi, et parfois chez les mêmes auteurs, célébrer la beauté du spectacle des cieux, la jouissance de faire partie d’une communauté sensible, l’empathie avec les animaux, le frais d’un ombrage traversé d’un ruisseau. Personnifiée, on célèbre sa sagesse, son génie, ses plans et ses desseins. Objectivée, on demande à voir, comme à l’opéra, la machinerie cachée derrière le décor. Faut-il l’observer avec les yeux du physicien, de l’esthète, de l’habitant, du théologien ? Faut-il voir l’ordre et la beauté ou les anomalies et les monstres ?

7Tout dépend du regard qu’on porte sur elle, mais aussi des contextes dans lesquels on publie. Chaque propos sur la nature engage plus ou moins directement un certain rapport au théologique, et tous les auteurs dont nous parlons ici écrivent en temps de censure. Ils ne l’ignorent pas – certains ont bien payé leurs imprudences en la matière – le public qui les lit sait qu’ils ne l’ignorent pas… et ils savent qu’ils écrivent pour un public qui sait ce qu’on ne peut pas dire. Les discours les plus hétérodoxes se tiennent ouvertement dans les écrits clandestins ; ils se glissent aussi subrepticement dans les publications autorisées dont les lecteurs sont supposés assurer le déchiffrement. Il y a des degrés dans ce qui peut s’écrire qui varient selon le cadre de publication. Un contexte scientifique permet souvent plus de liberté dans les énoncés, dès lors que quelques précautions formelles sont prises (par exemple, énoncer les thèses les plus hardies sous la forme de pures hypothèses fictionnelles). Et, de fait, c’est bien dans les discours scientifiques et autour de la science que s’imposent les révisions majeures de l’idée de nature au 18e siècle et de ses fondements métaphysiques. Le renouveau des sciences de la nature va avec un renouvellement de ce que les sciences entendent par « nature » : il est frappant de voir par exemple que le paradigme d’ordre et de régularité impliqué dans l’idée même de nature telle qu’elle se construit dans la science moderne post galiléenne s’infléchit étrangement lorsqu’elle accueille une pensée du chaos – avec la notion de « gaz » par exemple. Les sciences de la vie, comme l’avait montré Jacques Roger [3] supposent des conceptions de la nature, et leurs polémiques internes, avec la concurrence de conceptions mécanistes, vitalistes, ou même hylozoïstes, débordent les cadres de la dispute académique disciplinaire et sectorisée. De même la chimie naissante, comme l’avait observé Diderot, oblige à réviser les modèles venus de la physique cartésienne et favorise un principe d’immanence, inséparablement méthodologique et métaphysique, selon lequel la nature s’explique elle-même, ce qui encourage une lecture opérative de Spinoza et de la distinction de la nature naturante et de la nature naturée. Est-ce la redéfinition de la nature dans ce qu’il est convenu d’appeler les Lumières radicales qui travaille la pensée scientifique, ou les nouvelles formes du discours scientifique qui exigent une telle redéfinition pour poser leurs fondements métaphysiques ?

8Au reste, la science peut-elle se passer de métaphysique ? La célébration généralisée de l’expérience, comme les déclarations newtoniennes qui semblent bannir les hypothèses, ont pu donner l’image d’un 18e siècle pré-positiviste, prêt à renoncer à la métaphysique, qui s’opposerait à une postérité cartésienne et leibnizienne, toujours à la recherche de fondements, s’occupant de la place de Dieu dans la nature et ne concevant de théories scientifiques qu’inscrites dans ce cadre. En réalité, l’opposition doit être affinée : même les plus conséquents partisans de Newton inscrivent et reformulent sa pensée dans un système général accommodant qui fait sa place aux hypothèses métaphysiques, et pensent le rapport de la conjecture à l’expérience.

9Mais c’est qu’aussi les inquiétudes suscitées par les transformations des sciences de la nature sont réelles. La multiplicité des systèmes invite à une forme de relativisme sceptique : l’ordre déchiffré est-il celui du monde réel ou le simple reflet de nos pensées ? L’homme a-t-il encore une place centrale dans une nature qui se découvre comme puissance de transformations, comme ensemble de forces actives, dans l’infini ? Inversement, la diversité des découvertes amène à s’émerveiller ; de la finesse d’organisation des ailes du moucheron aux mouvements réguliers des planètes, tout répond à des lois. Le 18e siècle est celui de la fortune de la physicothéologie, qui va de la science de la nature à Dieu. Le débat sur la finalité dans la nature prend une dimension décisive [4] : est-elle entièrement réductible au mécanisme aveugle, à l’action réciproque des corps, ou est-elle un tout organique et sensé, dans lequel l’homme tient un rôle privilégié ?

10Ce ne sont pas là des questions purement théoriques : la nature est un lieu de vie, de travail, de jouissances. C’est un ensemble d’objets physiques en même temps qu’un objet de discours. C’est aussi notre demeure et notre nourrice. Les sciences de la nature et leur goût pour les expériences doivent aussi être orientées, du moins on le proclame volontiers, vers des réalisations pratiques. L’agriculture n’est pas indigne de la considération du sage, ses progrès concernent tous les hommes de bien. Dès lors, la question de la place de l’homme dans la nature prend une dimension éthique, elle implique une attitude, selon qu’on considère la nature comme réservoir de choses à notre usage, ou comme notre demeure, ou encore comme un vaste organisme dont nous faisons partie.

11La nature n’est pas seulement un concept, c’est une expérience vitale et, dès lors, on ne peut échapper à un questionnement sur sa valeur morale : est-elle bonne, ou mauvaise, ou dépourvue de tout sens moral ? Selon la réponse, on saura si l’éducation a pour tâche de suivre la nature, de la corriger et de la redresser, ou encore de la convertir en civilisation. La question est d’autant plus déterminante que la sécularisation de la pensée morale qui marque le siècle invite à chercher des fondements dans la nature plutôt que dans une transcendance. On dispute de la bonté naturelle de l’homme et de la bonté de la nature. Intériorisée, la « voix de la nature » devient source du sentiment moral.

12L’idée de nature fonctionne dans ce contexte autant comme principe d’explication que comme principe de légitimation, et la confusion des deux modes la rend de ce fait aussi bien susceptible d’être l’asile de toutes les mauvaises fois et tous les sophismes. Le mélange du constat et de la justification permet de fonder le discours moral comme l’immoral, avec la même efficacité rhétorique. Peut-être est-ce dans les domaines éthique et politique que la polysémie du terme produit ses effets de brouillage les plus manifestes : on fait du concept un équivalent de l’origine contre la dénaturation, de l’universalité contre les institutions positives, de la rationalité contre la révélation… Toujours prête à être utilisée, revendiquée, valorisée contre une autre, il pourrait finir par ne plus signifier que ces oppositions, si multiples et dans tant de directions que le seul terme commun en deviendrait inconsistant, si précisément la force de cette idée n’était pas d’avoir un référent réel et tangible : la nature existe, on peut s’y promener et en faire l’expérience vivante. C’est cette expérience dont nous parlent les œuvres esthétiques.

13Elles célèbrent la beauté du spectacle de la nature et la douceur de vivre dans un univers fait pour nous. Les jardins produisent une nature humanisée et chargée de significations ; ils sont à l’image des conceptions du monde de ceux qui les conçoivent. La mode de la pastorale, durant tout le siècle, et ses déclinaisons au théâtre, dans les romans, en peinture, à l’opéra et jusqu’aux jardins du Trianon, est le versant esthétique de la physico-théologie et des théodicées naturelles des philosophes. Mais la naturalisation des normes, y compris dans le domaine esthétique, peut aussi permettre d’envisager de se passer de toute transcendance. « La nature ne fait rien d’incorrect » proclame Diderot au seuil des Essais sur la peinture. Objet de sentiment et d’appréciation subjective, elle devient en même temps instance normative et régulatrice. Le peintre doit être philosophe et voir avec les yeux de la nature, et savoir distinguer et composer paradoxalement une « belle nature » qui n’existe pas toujours dans la nature, sinon sous forme dispersée.

14Le 18e siècle est donc marqué par la concurrence de plusieurs idées de nature, et les débats qui en témoignent, qu’ils soient dans les champs épistémologique, métaphysique, moral, politique ou esthétique, montrent que sous la complexité de la notion, de sa définition, des valeurs et des significations qu’on lui accorde, se joue un ensemble de luttes idéologiques et philosophiques. Si on peut bien repérer un certain nombre de grandes tendances, comme par exemple le décollement de deux conceptions de la nature, celle promue par la science et en particulier par la physique, et celle décrite par la littérature et la peinture (qui travaillent sur les qualités sensibles, les analogies, la finalité, les synthèses, c’est-à-dire sur tout ce que la science moderne a tenté de proscrire de son discours), on s’aperçoit qu’au 18e siècle précisément, les séparations ne sont pas encore accomplies, tout est encore en train de jouer et de se jouer. Chacune des études qui suit montre que, quelque soit le sujet abordé et à l’intérieur même de la pensée de chaque auteur, le concept de nature, comme on le dit du bois des charpentes, des processus de fermentation ou du temps qui précède l’accouchement, travaille. C’est, en d’autres termes, au 18e siècle, une idée vivante. Il semble qu’elle soit en passe, pour d’autres raisons, de le redevenir aujourd’hui.


Date de mise en ligne : 17/07/2013

https://doi.org/10.3917/dhs.045.0005

Notes

  • [1]
    Jean Ehrard, L’Idée de nature dans la première moitié du 18e siècle, Paris, Albin Michel, 1994 (1963).
  • [2]
    Parmi les publications récentes, signalons ainsi, sans souci d’exhaustivité, outre le numéro 42 de Dix-huitième siècle sur « L’Animal des Lumières », dirigé par Jacques Berchtold et Jean-Luc Guichet (2010), The Faces of Nature in Enlightenment Europe, Lorraine Daston et Gianna Pomata (dir.), Berlin, BWV Berliner Wissenschafts-Verlag, 2003 ; The Moral Authority of Nature, Lorraine Daston et Fernando Vidal (dir.), Chicago, The University of Chicago Press, 2004 ; Peter Hans Reill, Vitalizing Nature in the Enlightenment, Berkeley, Univ. of California Press, 2005 ; Natural Law and Laws of Nature in Early Modern Europe : Jurisprudence, Theology, Moral and Natural Philosophy, Lorraine Daston et Michael Stolleis (dir.), Aldershot, Ashgate, 2006 ; Écrire la nature au 18e siècle. Autour de l’abbé Pluche, Françoise Gevrey, Julie Boch, Jean-Louis Haquette (dir.), Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2006 ; l’Événement climatique et ses représentations, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold et Jean-Paul Sermain (dir.), Paris, Desjonquères, 2007 ; Kurt Ballstadt, Diderot : natural philosopher, Oxford, SVEC, 2008 ; Nathalie Vuillemin, Les Beautés de la nature à l’épreuve de l’analyse, Programmes scientifiques et tentations esthétiques dans l’histoire naturelle du 18e siècle (1744-1805), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2009 ; Matérialismes des Modernes : nature et mœurs, Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2009 ; Torsten König, Naturwissen, Ästhetik und Religion in Bernardin de Saint-pierres Études de la nature, Frankfurt, Peter Lang, 2010 ; Nature et surnaturel : philosophies de la nature et métaphysique aux 16e-18e siècles, Vlad Alexandrescu, Robert Theis (dir.), Hildesheim, G. Olms, 2010 ; Fabrice Chassot, Le Dialogue scientifique au 18e siècle. Postérité de Fontenelle et vulgarisation des sciences, Paris, Garnier, 2011 ; Les Lumières et l’idée de nature, Gérard Chazal (dir.), Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2011 ; Penser l’ordre naturel, 1680-1810, Adrien Paschoud et Nathalie Vuillemin (dir.), Oxford, Voltaire Foundation, 2012 ; Éduquer selon la nature. Seize études sur L’Émile de Rousseau, Claude Habib (dir.), Paris, Desjonquères, 2012 ; Elvira Arquiola et Luis Montiel, La Médecine en révolution : sciences et philosophie de la nature au tournant du 18e et du 19e siècle ; trad. par Mélanie Jecker ; préf. de Claude Debru, Paris, Hermann, 2012.
  • [3]
    J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du 18e siècle, Paris, Armand Colin, 1963.
  • [4]
    Voir Colas Duflo, La Finalité dans la nature de Descartes à Kant, Paris, PUF, 1996.

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