Notes
-
[1]
Voir Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 134.
-
[2]
Volney, Leçons d’histoire prononcées à l’École normale en l’an III, Paris, J. A. Brosson, an VIII, Sixième séance, p. 229-230.
-
[3]
Pierre Serna, « Révolution française. Historiographie au xixe siècle », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2010, vol. 2, p. 1186-1199 ; p. 1187.
-
[4]
Aurelio Principato, « Antiquité et Révolution française : les lectures comparées de Madame de Staël et de Chateaubriand », Annales Benjamin Constant, 31-32, 2007, p. 189-213 ; p. 189.
-
[5]
Antoine Compagnon, La Seconde Main, Paris, Le Seuil, 1979, p. 337.
-
[6]
Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations, Paris, Flammarion, 1970 ; Olivier Bétourné et Aglaia I. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution, deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989.
-
[7]
Claude Mazauric, « Retour sur 200 ans d’histoire de la Révolution », dans Michel Biard (dir.), La Révolution française, une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010, p. 421-447 ; p. 423.
-
[8]
Philippe Bourdin (dir.), La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008.
-
[9]
Outre les études déjà citées, voir Cyprien Desmarais, Histoire des histoires de la Révolution française, pour servir de complément à tous les écrits sur la même époque, Paris, Paul Méquignon, 1834 et Alphonse Aulard, Études et leçons sur la Révolution française, Sixième série, Paris, Félix Alcan, 1910.
-
[10]
Cette question suit une suggestion de Gérard Genette, ouvr. cité, p. 147-148 : « Dans une épigraphe, l’essentiel bien souvent n’est pas ce qu’elle dit, mais l’identité de son auteur […]. On pourrait donc faire d’intéressantes statistiques individuelles ou historiques, non plus sur le contenu des épigraphes, mais sur l’identité de leurs auteurs ».
-
[11]
C’est l’un des rares cas où le nom de l’auteur de l’épigraphe n’est pas précisé. Voir ci-dessous.
-
[12]
Le total dépasse dix-sept parce que certains textes comportent plusieurs épigraphes.
-
[13]
Gabriel de Mably, De la Manière d’écrire l’histoire, Paris, Alexandre Jombert jeune, 1783, p. 13.
-
[14]
Plus littéralement : « On en trouvera qui, parce que leurs mœurs sont similaires, croiront que ces méfaits leurs sont reprochés. »
-
[15]
Une deuxième édition a été publiée en l’an IX à Paris et une troisième à Londres en 1803.
-
[16]
On trouve un usage similaire de Tacite, avec une longue citation en latin insérée dans le texte, dans L’Émigré de Sénac de Meilhan [1797], Paris, Gallimard, Folio classique, 2004, p. 181-182. Voir Olivier Ritz, « L’Antiquité dans L’Émigré de Sénac de Meilhan », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 34, 1/2, 2010, p. 71-87.
-
[17]
Salluste, Guerre de Jugurtha, 31 ; quand elles ne sont pas indiquées entre guillemets, les traductions entre crochets qui suivent les épigraphes sont les miennes.
-
[18]
Énéide, VI, 620 ; épigraphe de P. Quenard, Portraits des personnages célèbres de la Révolution. Avec Tableau Historique et Notices, Paris, impr. du Cercle Social, 1796 – An 4, 4 vol.
-
[19]
Dans Antoine-François Bertrand de Molleville, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la dernière année du règne de Louis XVI, roi de France, Londres, Strahan et Cadell, 1797 et Histoire de la révolution de France, pendant les dernières années du règne de Louis XVI, Paris, Giguet, 1801-1803, 14 vol. Voir ci-dessous.
-
[20]
Énéide, III, 658 ; épigraphe de Jacques Mallet du Pan, Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français, Hambourg, P. F. Fauche, 1796.
-
[21]
Horace, Odes, II, 1, v. 6.
-
[22]
Éclaircissements historiques et impartiaux sur les causes secrètes et les effets publics de la révolution de 1789, s. l., 1790.
-
[23]
Nicolas-Jean Hugou de Bassville, Mémoires historiques, critiques et politiques de la révolution de France, avec toutes les opérations de l’Assemblée nationale, Paris, Bleuet, 1790, 4 vol.
-
[24]
On retrouve cette même épigraphe dans Antoine-Étienne-Nicolas Fantin-Desodoards, Abrégé chronologique de la révolution de France, à l’usage des écoles publiques, Paris, Barba, an X (1802), 3 vol.
-
[25]
Œuvres complètes, Belin, 1821, t. II, p. 4.
-
[26]
L’épigraphe peut redoubler alors le rôle de la préface. Elle est, dit Antoine Compagnon, « un condensé de la préface », ouvr. cité, p. 337.
-
[27]
Les dédicaces reprennent leurs droits avec Napoléon, par exemple en tête de l’Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la fin de la monarchie de Louis-Pierre Anquetil (Paris, Garnery, an XIII-1805, 14 vol.).
-
[28]
Paris, Treuttel et Würtz, 1801-1806, 6 vol. Seul parmi les premiers historiens de la Révolution, Charles de Lacretelle a pu « se transformer en un historien à part entière » c’est-à-dire acquérir « le métier et le statut d’historien », écrit Éric Barrault dans son article « Lacretelle et son Précis historique de la Révolution française. Quand un publiciste royaliste se transforme en historien de la Révolution », dans Philippe Bourdin (dir.), La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate, éd. cit., p. 157-170.
-
[29]
Voir Jean-Luc Chappey, « L’Histoire philosophique de la Révolution de France de Fantin Desodoards », dans Ph. Bourdin, ouvrage cité, p. 129-155.
-
[30]
Antoine-Étienne-Nicolas Fantin-Desodoards, Histoire philosophique de la révolution de France, Paris, imp. de l’Union, 1796-IV, 2 vol. et Histoire philosophique de la révolution de France, depuis la première assemblée des notables en 1787 jusqu’à l’abdication de Napoléon Bonaparte, septième édition, entièrement conforme à la précédente, Paris, Barba, 1820, 6 vol.
-
[31]
Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, Paris, Fuchs, C. Pougens et C.-F. Cramer, s. d. [Préface datée du 10 frimaire an VII], éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 19.
-
[32]
Catherine Volpilhac-Auger, Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, SVEC, 313, Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 254.
-
[33]
Claude-François Beaulieu, Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France, avec des notes sur quelques événements et quelques institutions, Paris, Maradan, an IX (1801)-an XI (1803), 6 vol.
-
[34]
Pour le détail de l’histoire de cette formule, voir l’article de Jean-François Riaux, « La Peur a fait les dieux », sur le site du Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne de l’Université Paris 1 : http://chspm.univ-paris1.fr/spip.php.article107.
-
[35]
Antoine Sabatier de Castre, Dictionnaire de littérature, Paris, Vincent, 1770, t. II, p. 8-10, art. Épigraphe.
-
[36]
Horace, Art poétique, v. 242-243 ; traduction tirée de l’article d’Alain Cernuschi, « Quand redire c’est faire. Épigraphes et citations latines chez quelques encyclopédistes », Études de Lettres, 1999, 2, p. 123-134.
-
[37]
Antoine-François Bertrand de Molleville, Histoire de la révolution de France, éd. cit. Le texte est publié à Paris à partir de 1801, mais Bertrand de Molleville était toujours en exil à Londres où il avait publié ses Mémoires secrets, avec la même épigraphe, en 1797.
-
[38]
Virgile, Énéide, II, 5-6.
-
[39]
Il a été ministre de la Marine et des Colonies du 7 octobre 1791 au 16 mars 1792.
-
[40]
François-Emmanuel Toulongeon, Histoire de France depuis 1789, écrite d’après les mémoires et manuscrits contemporains rassemblées dans les dépôts civils et militaires, 1801-1810, Paris et Strasbourg, Treuttel et Würtz, 4 vol.
-
[41]
« Exegi monumentum aere perennius [J’ai achevé un monument plus durable que l’airain] », Horace, Odes, III, 30, v. 1.
-
[42]
Tacite, Histoires, II, 47.
1Si les toutes premières épigraphes littéraires semblent avoir pris place sur des pages de titre à la fin du 17e siècle [1], c’est surtout au siècle suivant que leur usage s’est répandu. « Ces épigraphes sont devenues fort à la mode depuis quelques années », écrit l’Encyclopédie en 1755 (vol. 5, p. 794). Leur succès ne se dément pas pendant la Révolution, comme en témoigne la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française, qui enregistre la prééminence de l’usage littéraire du terme en 1798 : le sens architectural s’utilise de moins en moins (« en ce sens, peut-on lire, on dit plus souvent Inscription »), tandis que l’épigraphe « se dit aussi et plus ordinairement de ces sentences ou devises que quelques Auteurs mettent au frontispice de leurs ouvrages » (p. 514).
2Les premières histoires de la Révolution, c’est-à-dire celles qui sont écrites entre 1789 et la chute de Napoléon, n’échappent pas à cette mode puisque trois textes sur quatre comportent une épigraphe sur la page de titre. On trouve parfois des épigraphes supplémentaires au début de l’introduction et au début du texte. Le plus souvent, la citation choisie est en latin, et sa source est antique : les épigraphes constituent alors un matériau de choix pour étudier les rapports que les premiers historiens de la Révolution entretiennent avec l’Antiquité.
3Lorsque Volney prononce ses Leçons d’histoire à l’École normale en l’an III, il condamne l’anticomanie des révolutionnaires : « cette manie de citations et d’imitations grecques et romaines qui, dans ces derniers temps, nous ont comme frappés de vertige. Noms, surnoms, vêtements, usages, lois, tout a voulu être spartiate ou romain ». Volney voit là un exemple de « l’influence de l’histoire, et de l’abus des comparaisons ». Il dénonce de manière très générale le « système d’éducation qui prévaut en Europe depuis un siècle et demi [2] », mais ne dit rien des écrits historiques les plus proches de lui. Ces premiers historiens de la Révolution ont-il contribué à l’anticomanie révolutionnaire en abusant eux aussi des citations et des comparaisons, se sont-ils pris eux-mêmes pour des Romains, ou bien ont-ils proposé d’autres relations avec l’Antiquité, plus complexes et plus mouvantes ? En présentant le dossier « l’Antiquité » du numéro 27 de Dix-huitième siècle (1995), Édith Flamarion et Catherine Volpilhac-Auger soulignent le « paradoxe » d’un « legs » antique omniprésent « en un siècle qui s’est méfié des héritages » et à plus forte raison pendant la Révolution (p. 6). Quel rôle peut jouer le legs antique pour ceux qui travaillent au legs révolutionnaire en écrivant déjà la Révolution au passé ?
4Volney intervient dans le contexte des lendemains de Thermidor et de la chute de Robespierre : la question qu’il soulève doit d’abord être posée à ceux qui ont entrepris d’écrire des histoires de la Révolution avant lui, entre 1789 et 1794. Selon Pierre Serna, l’Antiquité a bien été la « source » où ont puisé ces « premiers historiens de la Révolution » qui n’auraient trouvé « que dans le passé le plus lointain le point de comparaison valorisant leur aventure unique [3] ». Mais tous ces historiens n’ont pas voulu « valoriser » la Révolution et rares sont ceux qui s’en sont tenus à une comparaison. Après Thermidor, affirmer une admiration parallèle pour l’Antiquité et pour la Révolution est devenu tout à fait impossible : « L’Antiquité, écrit Aurelio Principato, abandonnait définitivement les fastes de la célébration pour se prêter à l’explication du présent. Après avoir servi de référence constante aux hommes de la Révolution, elle se soumettait à un questionnement différent mais non moins intense [4]. » On ne célèbre plus les nouveaux Romains, mais on ne cesse de comparer et d’interroger les liens entre présent et passé antique.
5L’épigraphe, « citation par excellence », est une porte d’entrée privilégiée pour interroger les rapports des premiers historiens de la Révolution à l’Antiquité parce qu’elle est un « signe de valeur complexe ». Antoine Compagnon multiplie les termes pour essayer de la caractériser : « symbole », « indice » ou « image », l’épigraphe « représente le livre », « induit » et « résume » le sens, ou bien encore est un « condensé de la préface », un « cri », un « prélude ou une profession de foi [5] » : la gamme des relations qu’elle peut établir avec le texte qu’elle ouvre, le texte qu’elle cite et les auteurs semble infinie. Gérard Genette, distingue des fonctions « à peu près directes » et des fonctions « plus obliques ». Les premières sont « les fonctions de commentaires », en particulier lorsque l’épigraphe peut être analysée comme « un commentaire du texte, dont elle précise ou souligne indirectement la signification ». C’est dans ce sens que les épigraphes peuvent induire une comparaison entre l’Antiquité et la Révolution. Les fonctions « plus obliques » sont « un effet de caution indirecte », l’important étant alors l’identité de l’auteur cité et ce que Gérard Genette appelle « l’effet-épigraphe » : « La présence ou l’absence d’épigraphe signe à elle seule, à quelques fractions d’erreur près, l’époque, le genre ou la tendance d’un écrit » (p. 146-148). Dans ce cas, l’épigraphe est susceptible de dire quelque chose de l’écriture de l’histoire et de la figure de l’historien.
6S’il faudra tenir compte de la chronologie de la Révolution et de la césure que marque la chute de Robespierre en Thermidor an II, nous chercherons avant tout à distinguer des usages différenciés des épigraphes latines, d’abord à partir d’une vue d’ensemble, puis en considérant les épigraphes qui disent quelque chose de la Révolution, c’est-à-dire celles qui ont une « fonction de commentaire », et enfin en considérant celles qui disent quelque chose de l’écriture de l’histoire.
7La liste des écrits sur l’histoire de la Révolution, entre 1789 et la chute de Napoléon est difficile à établir. Les textes sont abondants et polymorphes, allant de la brochure éphémère de quelques pages à la somme aux nombreux volumes et aux nombreuses rééditions. Les frontières génériques de textes si rapprochés des événements dont ils rendent compte sont incertaines : l’histoire, l’essai, le pamphlet et parfois la fiction tendent à se confondre. Cela explique sans doute le peu de cas que les historiens d’aujourd’hui font des histoires de la Révolution publiées avant la Restauration. Alice Gérard, Olivier Bétourné et Aglaia Hartig [6], ou plus récemment Claude Mazauric, ne signalent qu’en passant quelques ouvrages tout en affirmant que « le temps de l’histoire de la Révolution française » commence en 1815 [7]. Le volume dirigé en 2008 par Philippe Bourdin, La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate [8] s’intéresse plus longuement aux textes publiés avant 1815, mais sans prétendre à l’exhaustivité. Chaque historien construit ainsi sa propre liste et les résultats sont très divers, allant de quatre titres pour Pierre Serna à vingt-trois pour Alice Gérard. Les ouvrages retenus ne sont pas les mêmes d’une étude à l’autre, si bien qu’en rassemblant tous les titres cités on obtient une cinquantaine de références. L’autre difficulté est que les listes proposées sont très hétérogènes d’un point de vue générique : on y trouve souvent des textes qui ont commenté la Révolution sans prétendre en faire l’histoire, comme les Réflexions sur la révolution de France d’Edmund Burke (1790).
8Faute de pouvoir s’appuyer sur des critères génériques clairs, face à la variété des œuvres publiées, faute aussi de pouvoir définir l’histoire par le métier d’historien, à une époque ou l’histoire est très loin d’être professionnalisée, c’est à partir des titres des ouvrages que l’on peut établir une liste des histoires de la Révolution publiées entre 1789 et 1814. Je retiens deux critères : d’abord la présence dans le titre du mot « histoire » ou « historique » qui revendique une appartenance, même partielle, au genre de l’histoire ; ensuite la présence d’un mot ou d’une expression qui annonce explicitement que l’objet principal du texte est la Révolution française et non une journée révolutionnaire précise ou une période historique beaucoup plus vaste. Ainsi j’exclus les Considérations sur la nature de la révolution de France de Mallet du Pan (1793) qui n’affichent pas d’ambition historique explicite mais je retiens à l’inverse l’Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la révolution française de Chateaubriand (1797). J’exclus l’Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la fin de la monarchie d’Anquetil (1805) mais je retiens les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de Barruel (1798) ou encore l’Histoire de France depuis 1789 de Toulongeon (1801-1810).
9La liste ainsi établie à partir d’études historiographiques [9] et d’outils bibliographiques réunit trente-six titres, quand on ne compte qu’une fois les textes réédités et parfois largement augmentés au cours de la période. La production est inégalement répartie pendant les vingt-cinq années considérées. On distingue trois courtes périodes où elle est beaucoup plus importante : d’abord les années 1789-1792, avec dix titres, puis les années 1795-1797, avec douze titres, et enfin les années 1800-1803, avec neuf titres. Seul cinq titres sont publiés en dehors de ces trois vagues d’histoires de la Révolution : un seul pendant la Terreur, trois entre Fructidor et Brumaire et un seul pendant l’Empire. Après 1803, on ne trouve plus de nouvelle publication mais de nouveaux volumes d’histoires déjà commencées sont publiés. Après 1810, aucun nouveau volume n’est publié. Seule exception, la première édition de L’Essai historique et critique sur la Révolution française de Paganel est saisie et détruite par le pouvoir en 1810. Deux facteurs semblent expliquer cette répartition des ouvrages : on publie des histoires de la Révolution dans les mois qui suivent les ruptures les plus importantes (les événements de 1789, la chute de Robespierre, le coup d’État de Napoléon Bonaparte) et dans les périodes de plus grande liberté de la presse.
10Sur ces trente-six histoires de la Révolution publiées entre 1789 et 1814, neuf seulement, soit une sur quatre, ne comportent pas d’épigraphe sur la page de titre. Huit autres s’ouvrent avec une épigraphe en français. Celles qui restent commencent toutes par quelques mots latins. Si l’on met de côté deux épigraphes latines empruntées à des auteurs modernes, il reste dix-sept textes, soit près d’un sur deux, qui établissent dès la page de titre un lien direct avec la littérature antique.
11Qui sont les auteurs cités [10] ? Une épigraphe peut être attribuée à Stace ou à Pétrone [11], une autre est tirée de Pline le Jeune. Aucun de ces trois auteurs n’est un historien. L’historien Salluste est cité trois fois, le poète Horace quatre fois et l’historien Tacite cinq fois. Virgile apparaît également cinq fois, avec des épigraphes toujours tirées de L’Énéide [12]. On voit donc que les citations d’historiens ne sont guère plus nombreuses que les autres. Huit textes seulement s’ouvrent sous l’autorité de Salluste ou de Tacite. La citation de Pline peut s’y ajouter, puisqu’elle est tirée d’une lettre envoyée à Tacite. Les huit autres textes préfèrent citer des poètes.
12La proportion des textes qui commencent par une épigraphe latine ne varie pas au cours de la période : elle est toujours à peu près d’un sur deux. En revanche, deux auteurs semblent associés à une période précise : trois épigraphes sur cinq sont tirées d’Horace entre 1789 et 1792 et quatre épigraphes sur sept citent Virgile entre 1795 et 1797. Le succès de Tacite semble constant, puisqu’il apparaît une fois dans la première vague d’histoires de la Révolution et deux fois ensuite dans la deuxième et la troisième vague.
13Il faut surtout remarquer une absence assez surprenante : celle de Tite-Live qui n’apparaît pas une seule fois dans les dix-sept textes. Tite-Live n’est pourtant pas considéré comme un écrivain mineur, loin s’en faut. Mably lui donne la première place dans De la manière d’écrire l’histoire en 1783 [13] : « De combien de connaissances et de talents Tite-Live n’avait-il pas besoin, qui n’étaient nécessaires ni à Salluste ni à Tacite ? » À partir de 1789, la Révolution confirme le prestige de l’historien de la fondation de Rome, de la chute des rois, et des guerres puniques. C’est lui qui fournit les principaux modèles de vertu et d’héroïsme romains, c’est lui aussi qui inspire les nouveaux prénoms à la mode.
14L’absence de Tite-Live dans les épigraphes des histoires de la Révolution est en réalité le symptôme d’une autre absence qu’éclaire l’article Histoire de l’Encyclopédie (vol. 8, p. 225). Dans celui-ci Voltaire attribue un objet propre au style de chaque historien antique : « On sait assez que la méthode et le style de Tite-Live, sa gravité, son éloquence sage, conviennent à la majesté de la république romaine ; que Tacite est plus fait pour peindre des tyrans, Polybe pour donner des leçons de la guerre, Denys d’Halicarnasse pour développer les antiquités. » Dans les premières histoires de la Révolution, aucune épigraphe n’annonce un récit admirable, aucune ne commence par indiquer que l’histoire de la Révolution française mérite d’être lue parce qu’elle est aussi majestueuse ou glorieuse que celle de Rome.
15Cette vue d’ensemble est donc loin de confirmer ce qu’on pouvait imaginer des histoires de la Révolution à partir des affirmations de Volney : que ce soit parmi les textes publiés avant ou après la Terreur, aucune histoire de la Révolution ne commence par une épigraphe qui établisse un parallèle entre les hauts faits de l’histoire romaine et ceux de la Révolution. Quand ce parallèle est suggéré, il vise au contraire à faire le procès de la Révolution. C’est alors que Tacite, « fait pour peindre des tyrans », peut être un choix pertinent.
16En l’an VIII (1800) est publié un texte à la fois singulier et emblématique de cette fonction comparative de l’épigraphe, les Essais sur l’histoire de la révolution française par une société d’auteurs latins. Ce petit ouvrage est entièrement composé de citations d’écrivains latins qui, mises bout à bout, forment un récit chronologique des principaux événements de la Révolution française. Le récit latin, avec le nom de l’auteur et la référence précise de chaque passage cité, occupe les pages de gauche. Il est traduit sur les pages de droite. Un tel dispositif affirme par l’exemple l’équivalence de l’histoire antique et de l’histoire la Révolution. Une épigraphe latine figure bien entendu sur la page de titre. Tirée de Tacite, elle annonce la « similitude » des deux histoires : « Reperies qui ob similitudinem morum, aliena malefacta sibi objectari putent. (Tacit. Annal. lib. 4. art. 33) » Elle est suivie d’une traduction assez libre : « Frappés de se reconnaître dans ces tableaux, quelques-uns croiront qu’on leur reproche à eux-mêmes des crimes commis par d’autres [14]. » Ici, l’épigraphe latine permet donc de poser une équivalence parfaite entre les deux histoires, fût-ce sur un mode assez ludique, comme le suggère le double lieu d’édition et la double date : « Romae, Prope Caesaris Hortos et Paris, près du Jardin des Tuileries, V.C. MMDLIV – an VIII [15] ». L’objectif de ce dispositif, tel qu’il est affiché par l’épigraphe, est de mettre le lecteur dans la position d’un coupable qui croit reconnaître ses propres « crimes » (« malefacta ») dans les textes romains [16].
17Plusieurs autres textes établissent un tel parallèle pour accuser la Révolution. Salluste, cité trois fois, permet toujours de dénoncer avec insistance les vices de la république. Le Précis historique des crimes et du supplice de Robespierre, et de ses principaux Complices publié à Paris par le libraire et bibliographe Nicolas-Toussaint Des Essarts en l’an V affiche par son titre un parti pris que redouble l’épigraphe : « At qui sunt ii qui Rempublicam occupavere? Homines sceleratissimi, immani avaritia; nocentissimi, iidemque superbissimi [Et qui sont-ils, ceux qui se sont emparés de l’État ? Les hommes les plus criminels, d’une cupidité monstrueuse, les plus nuisibles et les plus orgueilleux à la fois] [17] ». L’histoire romaine ne propose plus un modèle admirable et à imiter mais montre au contraire les vices et les crimes reproduits par la Révolution française – ou au moins par Robespierre. Dire cela avec les mots d’un auteur latin, c’est utiliser l’autorité de Rome contre ceux qui se sont pris pour des Romains.
18L’auteur le plus cité dans les épigraphes des années qui suivent immédiatement la Terreur n’est pourtant ni Salluste ni Tacite, mais Virgile. Sur douze histoires de la Révolution publiées de 1795 à 1797, quatre commencent par une épigraphe de celui-ci. L’Énéide invite par exemple le lecteur à tirer d’un tableau de la Révolution les leçons qu’Énée tire de sa visite des Enfers : « Discite justitiam moniti [apprenez la justice par cet avertissement] [18] ». Elle suggère de comparer la Révolution à la chute de Troie [19], ou bien encore convoque la figure du cyclope pour caractériser ce que Mallet du Pan appelle le « républicanisme français » : « Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum [Monstre horrible, difforme, énorme, à qui la lumière a été enlevée] [20]. » La fonction critique et polémique de ces extraits de l’Énéide est la même que celle des épigraphes tirées de Salluste : il s’agit de caractériser la période révolutionnaire en multipliant les termes péjoratifs. Mais avec Virgile, on ne peut plus penser que la Révolution française imite ou reproduit l’histoire de Rome. Le recours au mythe permet au contraire de présenter la Révolution comme un événement inouï et une rupture de l’ordre historique. C’est là, on le voit, un usage de l’épigraphe latine propre aux histoires de la Révolution thermidoriennes. Si l’on en retrouve des échos dans les histoires postérieures, on n’en trouve pas d’exemple dans les ouvrages publiés avant 1793.
19Quand l’épigraphe dit quelque chose de la manière d’écrire l’histoire ou de la position de l’historien, elle peut rappeler les risques de l’écriture d’une révolution qui ne fait que commencer avec l’« incedo per ignes » repris d’Horace : je m’avance à travers des feux, – il faut sous entendre « suppositos cineri doloso », que couvre une cendre trompeuse [21]. Dans l’original latin, Horace utilise la deuxième personne (« incedis ») pour s’adresser à l’historien Asinius Pollion qui a entrepris une histoire des guerres civiles. L’épigraphe dit la position de l’historien par rapport à son objet et les risques qu’une histoire encore « chaude » peut faire courir à celui-ci. Cette épigraphe apparaît deux fois en 1790 : dans un texte anonyme [22] et dans les Mémoires historiques du journaliste et futur envoyé de la Convention à Naples Hugou de Bassville [23]. Celui-ci ne se contente pas d’une épigraphe. L’« incedo per ignes », qui figure au début de l’avant-propos, est complété au début de l’introduction par une phrase tirée de la préface des Histoires de Tacite : « Mihi Galba, Otho, Vitellius nec beneficio, nec injuria cogniti [à moi, Galba, Othon, Vitellius n’ont fait ni bienfait ni injure] [24]. » Ici encore, il s’agit pour l’historien de dire sa position par rapport à son objet : s’il a été le contemporain de ceux dont il parle, il ne leur doit rien, ni en bien ni en mal. Son désintéressement et son impartialité garantissent la véracité de son histoire.
20Qu’elle signale les difficultés de l’entreprise historique ou qu’elle promette l’impartialité, l’épigraphe apparaît alors comme un élément de la captatio benevolentiae. Mais il ne s’agit pas simplement de s’attirer un surcroît de bienveillance de la part du lecteur dès la page de titre. La multiplication des textes introductifs (certaines histoires en proposent deux ou trois : « avant-propos », « discours préliminaire », « introduction ») et les argumentations développées dans ces textes font apparaître d’autres enjeux. Parce qu’elle est une histoire immédiate ou quasi immédiate, l’histoire de la Révolution n’est pas a priori légitime. D’Alembert avertissait déjà les historiens dans ses Réflexions sur l’histoire en 1761 : « un écrivain, à peine d’être convaincu ou tout au moins soupçonné de mensonge, ne devrait jamais donner au public l’histoire de son temps [25] ». Ceux qui publient des histoires de la Révolution à partir de 1789 doivent répondre à des affirmations de ce genre, reprises par de nombreux journaux.
21Si le débat sur la légitimité de l’écriture de l’histoire de la Révolution s’atténue après Thermidor, quand les histoires de la Révolution s’attachent surtout, parmi de très nombreux autres textes, à dire les « crimes » de la période précédente, il reprend de plus belle dans les années 1800-1803. La meilleure illustration en est un petit dialogue publié dans le Journal de Paris du 30 Floréal an XI (20 mai 1803) et présenté de la manière suivante :
Dialogue entre M. A de l’ancienne académie des Inscriptions et Belles-Lettres, & M. B, représentant des 3799 auteurs d’histoires de la révolution ou de parties de la révolution.
(Note des rédacteurs du journal.) Nous imprimons avec empressement ce petit morceau qu’un singulier hasard a fait tomber hier entre nos mains. Il nous semble qu’il a le mérite de l’à-propos. Depuis six ans nous sommes accablés d’histoires de la révolution : en tête de chacune est une préface où l’auteur ne manque pas d’assurer que le temps présent est celui où les événements qui ont signalé cette grande époque peuvent être écrits avec le plus de vérité et d’intérêt, et où il est le plus utile d’en présenter le tableau : et cependant il n’est peut-être pas une seule de ces histoires qui, par ses faussetés, ses omissions, son ton et son langage, ne paraissent avoir pour objet de démentir cette proposition. Le dialogue qu’on va lire nous a paru propre à éclaircir si elle est vraie ou non.
23C’est à des accusations de ce genre, sans doute fréquentes si l’on en juge par ce que les auteurs écrivent dans leurs préfaces, que la plupart des épigraphes tentent de parer [26]. Il leur faut légitimer un genre en reconstruction alors que des institutions de référence comme les Académies sont supprimées et que des institutions nouvelles se mettent en place. Puisqu’il n’y a plus de privilège et presque plus de dédicaces au début des ouvrages [27], une place est libre pour faire valoir une autre autorité que celle du pouvoir ou d’un protecteur. À l’inverse, Charles de Lacretelle, seul historien à bénéficier d’une reconnaissance institutionnelle, n’utilise pas d’épigraphe en tête son Précis historique de la révolution française [28].
24On peut faire l’hypothèse que le choix d’une épigraphe latine, quelle qu’elle soit, est d’abord une manière de s’afficher comme savant et de revendiquer une place dans la communauté des savants. À regarder les épigraphes de plus près, on découvre qu’elles permettent trois grands modes de légitimation : elles peuvent établir un rapport d’imitation et placer l’auteur moderne sous l’autorité d’un illustre prédécesseur ; elles permettent également d’afficher l’ambition philosophique d’un ouvrage ; elles peuvent enfin justifier l’écriture de l’histoire par la position des auteurs par rapport à leur objet.
25La première manière d’affirmer au moyen d’épigraphes qu’il est légitime d’écrire l’histoire de la Révolution est celle mise en œuvre par Antoine Fantin-Desodoards, ancien ecclésiastique, révolutionnaire modéré et auteur de nombreuses sommes historiques à partir de 1788 [29]. C’est l’exemple de Tacite qui autorise et légitime toute l’entreprise historique de cet auteur. L’épigraphe du premier volume de son Histoire philosophique de la révolution française reste la même de la première édition en 1796 à la septième et dernière en 1820 [30]. Elle est tirée de la préface des Histoires de Tacite : « Opus aggredior opimum casibus, atrox proeliis, discors seditionibus, ipsaque pace saevum. Non tamen adeo virtutum sterile saeculum, ut non et bona exempla prodiderit. Tac. Hist. Lib. I. [J’entreprends une œuvre fertile en catastrophes, affreuse par ses combats, déchirée par les révoltes, cruelle même durant la paix. Ce siècle cependant ne fut pas si stérile en vertus qu’il n’ait produit aussi de bons exemples]. » La première phrase de l’épigraphe permet de caractériser la période abordée. La deuxième, qui figure quelques lignes plus bas dans le texte de Tacite, nuance le premier constat et justifie l’écriture de l’histoire : c’est parce qu’elle propose à ses lecteurs des bons exemples (« bona exempla ») que l’histoire peut être utile. La caractérisation de la période et le rôle de l’historien sont donc liés.
26Fantin-Desodoards ne cesse de justifier son œuvre. Son succès de librairie semble grand, en tout cas si l’on en juge par les nombreuses rééditions de son Histoire philosophique, mais l’hostilité de la critique et de ses pairs ne l’est pas moins. La reconnaissance institutionnelle qu’il ne cesse de solliciter lui fait aussi défaut. Ce manque de reconnaissance est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il multiplie les épigraphes. Chaque nouveau volume ou chaque avatar de son histoire en comporte une nouvelle. Presque toujours, il choisit Tacite, passant des Annales aux Histoires et privilégiant les premières pages de ces deux textes. L’exemple antique lui permet bien dans ce cas de se poser comme un émule. Ce qui intéresse Fantin-Desodoards dans le parallèle, ce n’est pas l’idée d’une répétition de l’histoire, ni nécessairement la portée critique de la comparaison (encore qu’elle fonctionne parfaitement dans les volumes qui racontent la Terreur), mais c’est la possibilité qu’elle lui donne de se présenter comme le nouveau Tacite. En cela il répond au défi lancé par Mercier dans l’avant-propos du Nouveau Paris en l’an VIII : « pour peindre tant de contrastes, il faudrait un historien comme Tacite [31] ». Le choix de la première épigraphe, tirée d’un passage dans lequel Tacite lui-même annonce et justifie son projet, avec un verbe à la première personne, est significatif de cette ambition : grâce aux caractéristiques communes aux périodes qu’ils traitent, Tacite et Fantin-Desodoards se confondent dans la première personne du verbe « aggredior ».
27Pourquoi vouloir être un Tacite plutôt qu’un Tite-Live ou qu’un Salluste ? La plus grande autorité de Tacite vient, on l’a vu, de sa manière d’écrire adaptée aux périodes chaotiques de l’histoire, de son utilité morale et de son impartialité exemplaire : il est ainsi, comme l’écrit Catherine Volpilhac-Auger, « un esprit élevé qui n’est pas hautain parce qu’il est passionné, mais sans jamais être injuste : tel est le caractère qui en fait le digne ancêtre des Philosophes, ou qui reflète celui qu’ils voudraient se donner [32] ». Les épigraphes choisies par Fantin-Desodoards redoublent à chaque volume ce qu’annonce le titre : il s’agit bien de faire lire une Histoire philosophique.
28L’épigraphe peut aussi afficher une ambition philosophique sans le prestige de l’auctorialité. Ce deuxième cas de figure est illustré par les Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France du journaliste Claude-François Beaulieu [33]. Chacun des six volumes publiés entre 1801 et 1803 porte la même épigraphe, sans référence : « Primus in orbe deos fecit timor… [c’est d’abord la peur qui a fait les dieux sur terre]. » Ce vers apparaît à la fois dans le Satiricon de Pétrone et dans la Thébaïde de Stace, sans qu’il soit possible de savoir lequel de ces textes a inspiré l’autre. Elle rappelle aussi certains passages du De rerum natura de Lucrèce qui font la critique de la religion. Mais son auteur importe peu. Il est bien plus intéressant de remarquer qu’elle a été beaucoup reprise dans les débats sur la religion du 17e et du 18e siècle. Voltaire, parmi d’autres, cite ce vers dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations en 1756. D’Holbach en fait même l’épigraphe de La Contagion sacrée ou Histoire naturelle de la superstition en 1768 [34].
29Les Essais historiques de Beaulieu s’inscrivent donc dans une autre tradition : celle des Lumières. La citation liminaire n’est pas ici allégeance à la littérature latine, mais affirmation du caractère philosophique de l’œuvre. L’usage même d’une épigraphe latine est le signe de cette ambition. C’est Montesquieu qui semble avoir été l’un des premiers à utiliser des épigraphes pour tous ses textes. Voltaire et Rousseau sont donnés en exemple pour leurs choix d’épigraphes dans les dictionnaires du temps, comme le Dictionnaire de littérature de l’abbé Sabatier de Castres [35]. L’Encyclopédie enfin, en faisant l’éloge du pouvoir des liens et de l’assemblage avec une citation d’Horace sur sa page de titre, donne à la fois la théorie et l’exemple des vertus philosophiques de l’épigraphe : « Tantum series juncturaque pollet,/Tantum de medio sumptis accedit honoris » ; « tant est grand le pouvoir de l’enchaînement et de l’assemblage ; tant on peut ajouter d’éclat à des termes empruntés à la langue vulgaire [36] ».
30Claude-François Beaulieu ne cache pas son désir de justifier son œuvre historique. Une longue note s’étend sur les trois premières pages de son introduction pour répondre à ceux qui disent « tous les jours, que c’est à nos neveux qu’il doit être réservé d’écrire l’histoire de la révolution de France ». Le choix d’une épigraphe latine permet ici de donner au texte ses lettres de noblesse philosophiques. Cette image peut paraître contradictoire à une époque où noblesse et philosophie ne font pas toujours bon ménage, d’autant que Claude-François Beaulieu est royaliste et qu’il a échappé de peu à la déportation après le 18 fructidor. Son choix d’épigraphe n’en est que plus intéressant. Comment un défenseur du trône et de l’autel peut-il reprendre à son compte une épigraphe utilisée par d’Holbach pour faire le procès de la religion ? Il parvient en vérité à en retourner le sens contre ceux qui se sont réclamés des philosophes : la peur qui fait des dieux sur la terre, c’est désormais la terreur qui fait les Robespierre. Beaulieu fait donc partie de ces auteurs qui ont repris et assumé une part de l’héritage des Lumières pour mener leur combat idéologique contre la Révolution. L’épigraphe signale cette ambition par sa présence, par le fait qu’elle est déjà connue et débattue et par l’usage paradoxal qu’en fait l’auteur.
31L’épigraphe tirée de Virgile qu’utilisent deux des historiens les plus importants de la période – importants en tout cas par le nombre de pages publiées – permet de considérer un dernier mode de légitimation. Dans sa version la plus complète, elle figure sur la page de titre de l’Histoire de la révolution de France d’Antoine-François Bertrand de Molleville [37] : « Quaeque ispe miserrima vidi/et quorum pars… [Et les très grands malheurs que j’ai vus moi-même, et auxquels une part…]. » Par ces quelques mots, Énée annonce le récit de la chute de Troie dans L’Énéide [38]. La fin de la citation est tronquée par l’effet d’une fausse modestie : le lecteur qui sait son Virgile complète de lui-même : « magna fui [et auxquels j’ai pris une grande part] ». La page de titre précise ce qu’a été cette grande part : l’auteur y rappelle qu’il a été « ministre d’État » pendant les premières années de la Révolution [39]. C’est parce qu’il a été un acteur de cette histoire que son témoignage est légitime. Il a fait et il a vu : il peut donc écrire. Cette manière de légitimer l’écriture de l’histoire est ancienne, mais plutôt qu’une tradition antique il s’agit d’une tradition nationale dont la Vie de Saint-Louis de Joinville, publiée en 1309, peut être considérée comme l’un des textes fondateurs. César est le seul historien antique qui aurait pu légitimer son écriture par ce qu’il a fait et ce qu’il a vu, mais en écrivant à la troisième personne et en adoptant la forme faussement objective des Commentaires, il a tout fait pour masquer sa présence d’auteur dans le texte. Pour justifier de cette manière l’écriture de l’histoire de la Révolution, il faut donc se donner la position d’Énée à défaut de pouvoir prendre un autre modèle dans la littérature latine.
32François-Emmanuel Toulongeon reprend cette épigraphe par petits morceaux dans son Histoire de France depuis 1789 [40]. Le tome I se contente de trois mots : « et quorum pars [j’y ai pris part] ». Toulongeon rappelle sur la page de titre sa qualité d’« ex-constituant ». C’est donc en tant qu’acteur de l’histoire qu’il écrit ce premier tome. Puisqu’il n’a plus pris part aux affaires de l’État par la suite, c’est seulement en tant que témoin qu’il peut écrire les tomes II et III. Il écrit alors « … Quaeque ipse… vidi… [que j’ai vus moi-même]. » Il faut remarquer que Toulongeon, député de la noblesse rallié au Tiers État en 1789, supprime le mot « miserrima » (très grands malheurs), évidemment maintenu par l’émigré Bertrand de Molleville. Toulongeon refuse ainsi de caractériser la période : seul importe le témoignage affirmé à la première personne avec « vidi ». Enfin, il abandonne Virgile pour Horace lorsqu’il publie le quatrième et dernier tome en 1810. L’épigraphe tient alors en un mot : Exegi, j’ai achevé. Désormais, ce qui légitime l’œuvre, c’est l’œuvre elle-même. En achevant son Histoire, Toulongeon a édifié un monument plus durable que l’airain [41]. Nous avons donc ici l’exemple remarquable d’une œuvre légitimée successivement par l’action, par le témoignage et enfin par l’écriture.
33Chateaubriand, exilé à Londres lui aussi, n’a encore rien fait, (presque) rien vu ni rien écrit en 1797. Son projet s’inscrit dans la tradition des parallèles historiques comme l’indique le titre qu’il donne à son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la révolution française. Le choix d’une épigraphe latine, en l’occurrence tirée de Tacite, semble se prêter tout à fait à un tel projet en relayant l’équivalence entre histoire ancienne et histoire moderne posée par le titre. L’épigraphe est à la première personne, mais, contrairement à Fantin-Desodoards, Chateaubriand ne prétend pas être un nouveau Tacite. C’est en reprenant des paroles que l’historien romain prête à l’empereur Othon qu’il dit « je » : « Experti invicem sumus ego ac fortuna [nous nous sommes éprouvés l’un l’autre, la fortune et moi] [42]. » Avec la place qu’il donne à la première personne (« ego ») et à la fortune, Chateaubriand esquisse une justification de l’écriture promise à une grande postérité : ce qui justifie l’œuvre, ce n’est pas ce qu’on a fait, mais ce qu’on a subi.
34L’épigraphe peut donc être un moyen efficace d’établir des parallèles entre l’Antiquité et la Révolution. Cette « fonction de commentaire » est soit principale, quand l’épigraphe dit les « crimes » de la Révolution avec les mots d’un auteur latin, soit secondaire, lorsqu’un mot ou deux seulement disent ses « très grands malheurs ». Cet usage est très nettement prédominant dans les années 1795-1797, mais alors le choix de Virgile permet de dire la rupture et la catastrophe plutôt que d’établir un parallèle. La référence à l’épopée plutôt qu’à l’histoire contribue à construire le mythe d’une Terreur historiquement inouïe.
35Dans les années 1789-1792, puis dans les années 1800-1803, les « fonctions obliques » de l’épigraphe dominent. L’important peut bel et bien être l’identité de l’auteur cité, en particulier lorsqu’il s’agit de Tacite, mais d’autres modes de légitimation des textes sont possibles. Dans la première période, les auteurs tentent de s’attirer la bienveillance de leur public en rappelant les dangers de leur entreprise et en promettant l’impartialité. Dans la troisième période, les épigraphes choisies par Bertrand de Molleville, Toulongeon et Chateaubriand configurent les relations entre les historiens et leur objet tandis que Beaulieu revendique son appartenance paradoxale aux Lumières : ce qui compte alors, ce n’est plus l’auteur latin de l’épigraphe, mais les intermédiaires que sont les philosophes qui se sont appropriés la citation avant lui.
36Ainsi, l’Antiquité n’est ici que rarement un miroir pour les premiers historiens de la Révolution. Son prestige est grand, mais pas au point de faire céder à l’anticomanie dénoncée par Volney. Rares sont ceux que l’on peut soupçonner de vouloir être romains, pas plus avant qu’après Thermidor. Les références antiques donnent de la force aux accusations contre la Terreur et de l’autorité aux historiens mais par les détours du mythe ou par la médiatisation des Lumières. À une époque qui ne sait comment prendre en charge son passé, les premiers historiens de la Révolution expérimentent de nouveaux rapports à la tradition antique, à l’héritage des Lumières et aux événements les plus récents.
37De manière générale, l’« effet-épigraphe » remarqué par Gérard Genette est le signe que ces textes cherchent à pallier leur manque de légitimité. L’épigraphe apparaît comme le symptôme d’un genre en manque de reconnaissance savante : elle fleurit dans ces histoires écrites trop près des événements comme elle fleurira quelques années plus tard dans les romans historiques. Les épigraphes nous montrent un genre historique en reconstruction, où chaque auteur invente une nouvelle manière de dire ce qui peut fonder son écriture.
Notes
-
[1]
Voir Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 134.
-
[2]
Volney, Leçons d’histoire prononcées à l’École normale en l’an III, Paris, J. A. Brosson, an VIII, Sixième séance, p. 229-230.
-
[3]
Pierre Serna, « Révolution française. Historiographie au xixe siècle », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2010, vol. 2, p. 1186-1199 ; p. 1187.
-
[4]
Aurelio Principato, « Antiquité et Révolution française : les lectures comparées de Madame de Staël et de Chateaubriand », Annales Benjamin Constant, 31-32, 2007, p. 189-213 ; p. 189.
-
[5]
Antoine Compagnon, La Seconde Main, Paris, Le Seuil, 1979, p. 337.
-
[6]
Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations, Paris, Flammarion, 1970 ; Olivier Bétourné et Aglaia I. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution, deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989.
-
[7]
Claude Mazauric, « Retour sur 200 ans d’histoire de la Révolution », dans Michel Biard (dir.), La Révolution française, une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010, p. 421-447 ; p. 423.
-
[8]
Philippe Bourdin (dir.), La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008.
-
[9]
Outre les études déjà citées, voir Cyprien Desmarais, Histoire des histoires de la Révolution française, pour servir de complément à tous les écrits sur la même époque, Paris, Paul Méquignon, 1834 et Alphonse Aulard, Études et leçons sur la Révolution française, Sixième série, Paris, Félix Alcan, 1910.
-
[10]
Cette question suit une suggestion de Gérard Genette, ouvr. cité, p. 147-148 : « Dans une épigraphe, l’essentiel bien souvent n’est pas ce qu’elle dit, mais l’identité de son auteur […]. On pourrait donc faire d’intéressantes statistiques individuelles ou historiques, non plus sur le contenu des épigraphes, mais sur l’identité de leurs auteurs ».
-
[11]
C’est l’un des rares cas où le nom de l’auteur de l’épigraphe n’est pas précisé. Voir ci-dessous.
-
[12]
Le total dépasse dix-sept parce que certains textes comportent plusieurs épigraphes.
-
[13]
Gabriel de Mably, De la Manière d’écrire l’histoire, Paris, Alexandre Jombert jeune, 1783, p. 13.
-
[14]
Plus littéralement : « On en trouvera qui, parce que leurs mœurs sont similaires, croiront que ces méfaits leurs sont reprochés. »
-
[15]
Une deuxième édition a été publiée en l’an IX à Paris et une troisième à Londres en 1803.
-
[16]
On trouve un usage similaire de Tacite, avec une longue citation en latin insérée dans le texte, dans L’Émigré de Sénac de Meilhan [1797], Paris, Gallimard, Folio classique, 2004, p. 181-182. Voir Olivier Ritz, « L’Antiquité dans L’Émigré de Sénac de Meilhan », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 34, 1/2, 2010, p. 71-87.
-
[17]
Salluste, Guerre de Jugurtha, 31 ; quand elles ne sont pas indiquées entre guillemets, les traductions entre crochets qui suivent les épigraphes sont les miennes.
-
[18]
Énéide, VI, 620 ; épigraphe de P. Quenard, Portraits des personnages célèbres de la Révolution. Avec Tableau Historique et Notices, Paris, impr. du Cercle Social, 1796 – An 4, 4 vol.
-
[19]
Dans Antoine-François Bertrand de Molleville, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la dernière année du règne de Louis XVI, roi de France, Londres, Strahan et Cadell, 1797 et Histoire de la révolution de France, pendant les dernières années du règne de Louis XVI, Paris, Giguet, 1801-1803, 14 vol. Voir ci-dessous.
-
[20]
Énéide, III, 658 ; épigraphe de Jacques Mallet du Pan, Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français, Hambourg, P. F. Fauche, 1796.
-
[21]
Horace, Odes, II, 1, v. 6.
-
[22]
Éclaircissements historiques et impartiaux sur les causes secrètes et les effets publics de la révolution de 1789, s. l., 1790.
-
[23]
Nicolas-Jean Hugou de Bassville, Mémoires historiques, critiques et politiques de la révolution de France, avec toutes les opérations de l’Assemblée nationale, Paris, Bleuet, 1790, 4 vol.
-
[24]
On retrouve cette même épigraphe dans Antoine-Étienne-Nicolas Fantin-Desodoards, Abrégé chronologique de la révolution de France, à l’usage des écoles publiques, Paris, Barba, an X (1802), 3 vol.
-
[25]
Œuvres complètes, Belin, 1821, t. II, p. 4.
-
[26]
L’épigraphe peut redoubler alors le rôle de la préface. Elle est, dit Antoine Compagnon, « un condensé de la préface », ouvr. cité, p. 337.
-
[27]
Les dédicaces reprennent leurs droits avec Napoléon, par exemple en tête de l’Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la fin de la monarchie de Louis-Pierre Anquetil (Paris, Garnery, an XIII-1805, 14 vol.).
-
[28]
Paris, Treuttel et Würtz, 1801-1806, 6 vol. Seul parmi les premiers historiens de la Révolution, Charles de Lacretelle a pu « se transformer en un historien à part entière » c’est-à-dire acquérir « le métier et le statut d’historien », écrit Éric Barrault dans son article « Lacretelle et son Précis historique de la Révolution française. Quand un publiciste royaliste se transforme en historien de la Révolution », dans Philippe Bourdin (dir.), La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate, éd. cit., p. 157-170.
-
[29]
Voir Jean-Luc Chappey, « L’Histoire philosophique de la Révolution de France de Fantin Desodoards », dans Ph. Bourdin, ouvrage cité, p. 129-155.
-
[30]
Antoine-Étienne-Nicolas Fantin-Desodoards, Histoire philosophique de la révolution de France, Paris, imp. de l’Union, 1796-IV, 2 vol. et Histoire philosophique de la révolution de France, depuis la première assemblée des notables en 1787 jusqu’à l’abdication de Napoléon Bonaparte, septième édition, entièrement conforme à la précédente, Paris, Barba, 1820, 6 vol.
-
[31]
Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, Paris, Fuchs, C. Pougens et C.-F. Cramer, s. d. [Préface datée du 10 frimaire an VII], éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 19.
-
[32]
Catherine Volpilhac-Auger, Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, SVEC, 313, Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 254.
-
[33]
Claude-François Beaulieu, Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France, avec des notes sur quelques événements et quelques institutions, Paris, Maradan, an IX (1801)-an XI (1803), 6 vol.
-
[34]
Pour le détail de l’histoire de cette formule, voir l’article de Jean-François Riaux, « La Peur a fait les dieux », sur le site du Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne de l’Université Paris 1 : http://chspm.univ-paris1.fr/spip.php.article107.
-
[35]
Antoine Sabatier de Castre, Dictionnaire de littérature, Paris, Vincent, 1770, t. II, p. 8-10, art. Épigraphe.
-
[36]
Horace, Art poétique, v. 242-243 ; traduction tirée de l’article d’Alain Cernuschi, « Quand redire c’est faire. Épigraphes et citations latines chez quelques encyclopédistes », Études de Lettres, 1999, 2, p. 123-134.
-
[37]
Antoine-François Bertrand de Molleville, Histoire de la révolution de France, éd. cit. Le texte est publié à Paris à partir de 1801, mais Bertrand de Molleville était toujours en exil à Londres où il avait publié ses Mémoires secrets, avec la même épigraphe, en 1797.
-
[38]
Virgile, Énéide, II, 5-6.
-
[39]
Il a été ministre de la Marine et des Colonies du 7 octobre 1791 au 16 mars 1792.
-
[40]
François-Emmanuel Toulongeon, Histoire de France depuis 1789, écrite d’après les mémoires et manuscrits contemporains rassemblées dans les dépôts civils et militaires, 1801-1810, Paris et Strasbourg, Treuttel et Würtz, 4 vol.
-
[41]
« Exegi monumentum aere perennius [J’ai achevé un monument plus durable que l’airain] », Horace, Odes, III, 30, v. 1.
-
[42]
Tacite, Histoires, II, 47.