Notes
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[1]
Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, 17e-18e siècles, Fort de France et Basse terre, Société d’Histoire de la Martinique, 1974, p. 319.
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[2]
Les trois sucreries appartenant au marquis de Gallifet sont la Grande Place, la Desplantes et la Gossette. Elles comptent 858 esclaves au premier janvier 1774 et 798 au premier janvier 1791. Notons que le marquis possédait également deux caféteries.
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[3]
Toussaint Louverture vivait sur l’habitation Bréda.
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[4]
Ces esclaves nés en Afrique sont appelés « bossales » par opposition aux « créoles » nés dans la colonie.
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[5]
Gabriel Debien, « Une plantation de Saint-Domingue, la sucrerie Galbaud du Fort (1690-1802) », Notes d’Histoire coloniale, 1967, p. 95.
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[6]
Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, [1987] 1998, p. 140.
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[7]
François Girod, La vie quotidienne dans la société créole, Saint-Domingue au 18e s., Paris, Hachette, 1972, p. 146 (Lettre du 16 août 1788).
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[8]
Villevaleix écrit le 25 janvier 1790, dans Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, ouvr. cité.
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[9]
Archives Départementales de Gironde, série C4383, extrait de la gazette imprimée à Mayence le 11 août 1767.
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[10]
Macandal est un bossale, esclave sur la plantation Le Normand de Mézy, auteur ou instigateur de nombreux empoisonnements. Il fut exécuté en janvier 1758.
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[11]
CARAN, fonds Gallifet, série 107/AP/128, lettre du 8/01/1775 d’Odelucq au marquis.
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[12]
La morve n’est pas une épidémie mais lorsqu’une bête morte de cette maladie était enterrée, l’animal qui broutait l’herbe qui avait repoussé sur la charogne l’attrapait à son tour.
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[13]
CARAN, fonds Gallifet, série 107/AP/128.
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[14]
Idem.
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[15]
Gabriel Debien, « La nourriture des esclaves sur les plantations des Antilles françaises au 17e et 18e s. », Notes d’histoire coloniale, 1964, n° 2, vol. 4, p. 25.
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[16]
Vivres communs : il s’agit de cultiver sur la propriété diverses denrées (patates, ignames, pois, manioc ou bananes).
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[17]
Gabriel Debien, Les esclaves …, ouvr. cité, p. 298.
-
[18]
Gabriel Debien, « Les débuts de la Révolution à Saint-Domingue, vus des plantations Breda », Études antillaises, Cahier des Annales, n° 11, Paris, Armand Colin, 1956, p. 165.
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[19]
Cet arrêt stipulait : « qu’il sera établi sur chaque habitation, une case destinée à servir d’hôpital seulement. Elle sera placée autant que faire se pourra, dans un air libre et sain et tenue proprement. Elle sera meublée de lits de camps, de nattes et de grosses couvertures. Défend Sa Majesté, l’usage pernicieux de laisser coucher les nègres à terre », Frantz Tardo-Dino, Le collier de servitude, Éditions Caribéennes, 1985, p. 227.
-
[20]
Le système d’abonnement consiste pour le chirurgien à ne pas vivre sur la plantation mais à y passer une à deux fois par semaine, se partageant avec d’autres habitations.
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[21]
Gabriel Debien, « Les débuts de la Révolution à Saint-Domingue, vus des plantations Bréda », art. cit., p. 165.
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[22]
Sur les vifs débats qui ont accompagnés la propagande en faveur de l’inoculation en France, voir Catriona Seth, Les rois en mouraient aussi. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, Éditions Desjonquères, 2008, 473 p.
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[23]
Les parents font inoculer leurs enfants, les maîtres leurs domestiques et ce, quelle que soit leur couleur de peau. Sorte de conscience sociale dont tous peuvent tirer profit.
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[24]
En Europe, l’expérimentation était pratiquée sur des personnes souvent non consentantes comme des prisonniers, des malades, des orphelins voire des bâtards. Bien qu’elles soient considérées comme des « individus inférieurs », il s’agit toujours de personnes. Ceci justifie d’autant plus le fait de pratiquer l’inoculation sur des esclaves qui ne sont juridiquement pas des personnes puisqu’ils appartiennent à la catégorie des biens meubles.
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[25]
CARAN, fonds Gallifet, 107/AP/128.
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[26]
Il est impossible d’avoir des données chiffrées exactes, mais nous notons l’importance de cette pratique à travers les correspondances entre les procureurs-gérants et les maîtres. Le 14 mai 1796, Jenner pratique la première vaccination antivariolique en Angleterre. La première vaccination de masse en France n’a lieu qu’en 1805, lorsque Napoléon ordonne la vaccination de tous les soldats de la Grande Armée n’ayant pas eu la variole.
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[27]
Dans le Nord, la manière de fabriquer le sucre progresse plus vite du fait de moyens plus importants. À la fin du siècle, les bâtiments comme les techniques tendent à évoluer vers une certaine mécanisation. À titre d’exemple, les moulins à broyer la canne se perfectionnent. Le moulin hydraulique est préféré au moulin à bêtes et l’utilisation d’hydromètres permet d’anticiper sur l’organisation de la sucrerie. En 1780, une machine appelée « doubleuse » est inventée. Elle sert à engager les cannes une seconde fois dans le moulin, économisant ainsi un ou deux ouvriers et évitant par là-même certains accidents. Enfin, dans le but d’améliorer la qualité de l’alimentation et donc la résistance au travail, on essaie de perfectionner les moulins à « grager » le manioc ou le mil. Ce n’est plus les femmes qui pilent avec un mortier derrière la case après le labeur, mais les hommes qui font mouvoir le moulin avec des mules. Le but à atteindre reste une diminution de la main-d’œuvre, avant de se soucier de la baisse de son temps de travail quotidien.
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[28]
Archives Départementales de Loire-Atlantique, série E 691.
1À la veille de l’insurrection des esclaves, en août 1791, Saint-Domingue est la colonie la plus riche que la France ait jamais connue. Elle fournit les trois quarts de la production mondiale de sucre. Tout doit être fait pour maintenir cette suprématie. Rien n’est laissé au hasard et surtout pas les achats d’esclaves qui représentent plus du tiers du capital investi. En tant que port le plus important de la colonie, le Cap-français bénéficie des meilleures cargaisons. Il y a, à la veille de la Révolution, cinq à six cent mille esclaves à Saint-Domingue. Le Nord compte les habitations – ou plantations – sucrières parmi les plus peuplées. La sucrerie est la structure la plus lourde et la plus complexe des habitations. Elle a en moyenne 200 esclaves. On estime que la moitié seulement travaillait à la culture de la canne à proprement parler. Mais, selon les chiffres donnés par Gabriel Debien [1], 13 à 18 % de la population des plantations est infirme ou invalide. Parallèlement, la seconde moitié du 18e siècle est marquée par une prise de conscience de la nécessité d’améliorer le quotidien des esclaves.
2À la fin du siècle, le Nord est la région la plus représentative de la grandeur et de la richesse du système de plantation, c’est là que s’organise la société qui nous intéresse, celle de quelques sucreries laïques parmi les mieux structurées comme les trois appartenant au marquis de Gallifet : la Grande Place, la Desplantes et la Gossette [2]. La renommé de ces habitations est telle qu’elle a donné naissance à deux expressions populaires : « doux comme sucre à Gallifet » et : « heureux comme nègre à Gallifet ». Sait-on seulement qui disait cela et sur quelles réalités reposait la seconde de ces assertions ? Quelle importance accorde-t-on à la santé des hommes dans un tel système ?
3Nous nous proposons de décrire, d’après les commentaires et connaissances du dernier tiers du 18e siècle, l’état sanitaire qui règnait sur les grandes sucreries. Si nous constatons une évolution, a-t-elle permis une amélioration ? L’insurrection étant partie de certaines de ces plantations du Nord, perçues alors comme les plus modernes et les plus attentives au sort des esclaves, comme celles de Gallifet ou de Bréda [3], peut-on dès lors établir une relation entre une éventuelle amélioration sanitaire des esclaves et les débuts de l’insurrection ?
4Maladies ou épidémies sont le lot quotidien de toute habitation, largement favorisées par le climat tropical. Beaucoup de pathologies des esclaves sont avant tout dues à leurs conditions de vie et de travail, alors que celles des Européens viennent surtout de leur manque d’adaptation au pays. Si les premiers ne sont pas les seuls à souffrir de maladies et à mourir d’épidémies, ils sont de loin les plus vulnérables. Les descriptions de l’époque restent trop vagues pour savoir de quoi souffrent exactement les hommes sur les sucreries. Elles sont d’autant plus imprécises que l’intérêt premier du planteur était de garder les esclaves en état de travailler, sans chercher toujours à connaître la raison exacte de la maladie. De nombreuses pathologies restent ainsi non précisément identifiées. La nosographie n’étant plus la même aujourd’hui, certains termes n’existent plus, ou tout simplement les symptômes décrits demeurent trop imprécis. Nous pouvons alors seulement faire des suppositions qui offrent l’avantage de mieux percevoir l’environnement sanitaire qui règne sur les plantations.
5Au 18e siècle, les fièvres sont considérées comme des maladies à part entière, craintes car parfois mortelles. Hormis les fièvres, les épidémies restent les plus gros soucis des gérants. Il s’agit essentiellement de la fièvre jaune. D’après les inventaires consultés, les épidémies ne sont pas très nombreuses sur les habitations mais quand elles surviennent, elles font de terribles ravages. En fait, beaucoup de maladies, tel le paludisme, sont considérées comme des épidémies dès lors que plusieurs personnes en sont affectées, sans que des raisons médicales prouvent leur contagiosité. Diarrhées et dysenteries sont également un des fléaux de cette société. Enfin, la maladie connue comme la plus contagieuse est alors la variole, encore appelée « petite vérole ». À Saint-Domingue, cette pathologie reste le grand fléau endémique de la deuxième moitié du 18e siècle, très contagieuse, mais immunisante.
6Après deux mois de traversée depuis les côtes d’Afrique, en moyenne, les navires négriers arrivent dans le port du Cap. Par crainte d’épidémie, la quarantaine sanitaire légale semble respectée car une fois répandues dans la colonie celles-ci atteignent toutes les couches de la population. L’autorisation de débarquer obtenue, il faut « rafraîchir » les esclaves [4], c’est à dire les inspecter, les soigner, voire les isoler jusqu’à ce qu’ils soient en bonne santé apparente. Au Cap, les captifs passent par des entrepôts. Ces « baraquements de transit » sont en réalité des mouroirs dans lesquels règnent coliques, fièvres, variole, typhoïde, scorbut et autres maux. À la fin du siècle, un essai d’organisation hospitalière est tenté dans la ville, évitant des morts supplémentaires à une époque où le prix d’achat des esclaves est devenu très élevé. Certaines pathologies ont une influence directe sur la vente : la lèpre, l’épilepsie et la folie, alors considérées comme des « maladies rédhibitoires ». C’est pourquoi, selon l’expression de G. Debien, « L’art du négrier devint de plus en plus un art de maquillage [5]. » Lors des ventes, la présence d’un chirurgien aux côtés du planteur s’avère donc des plus utiles.
7Dans la colonie, l’impression d’une nature riche et variée ne doit pas occulter les risques sanitaires que le climat tropical engendre. Chaleur et humidité favorisent la prolifération de vers et de microbes. Or le Nord est la partie la plus humide de la colonie avec ses mangroves et ses marécages, propices à certaines maladies comme le paludisme. De plus, Saint-Domingue subit régulièrement des catastrophes naturelles, des tremblements de terre aux cyclones en passant par des pluies diluviennes, des sécheresses ou encore des invasions d’insectes détruisant toutes les cultures sur leur passage.
8Une fois les esclaves vendus et répartis sur les plantations, les problèmes de logement et de vêtements viennent s’ajouter à une liste déjà longue de risques sanitaires. Le Code Noir – qui ne s’applique pas légalement à Saint-Domingue – ne consacre aucun article à l’habitat. En dehors de quelques règles de base, il n’existe aucune contrainte légale. À chaque case d’esclave proprement dite, s’ajoute normalement une parcelle de terre pour garder quelques bêtes ou cultiver de menus végétaux. Pour ce qui est du vêtement de l’esclave, il n’a guère varié au cours du 18e siècle. Le 25e article du Code Noir lui est tout de même consacré : « Seront tenus les maîtres de fournir à chaque esclave, par chacun an deux habits de toile ou quatre aulnes de toile, au gré des dits maîtres [6]. » Comme le stipule le Code, tout dépend du maître, mais aussi du statut de l’esclave. Au-delà de distinctions sociales qui ne font que révéler davantage les inégalités, le vêtement possède une fonction sanitaire importante. L’environnement et les conditions de travail ont également des répercussions sur la santé. Certaines pathologies semblent caractéristiques des premières semaines sur l’habitation. C’est pourquoi le nouvel esclave est soigneusement inspecté. Une fois « rafraîchi » et logé dans une case, il est réparti dans un groupe de travail. Il devient domestique, ouvrier ou esclave d’un atelier. Un esclave ne travaillant pas coûte de l’argent au planteur, à la fois parce qu’il ne participe pas au processus de production et parce que les soins de son entretien et de sa santé entraînent des dépenses.
9Un mal qui pendant des siècles s’est attaqué à toute personne voyageant par bateau est le scorbut. Il n’est pas rare que certaines cargaisons comptent jusqu’à deux tiers de captifs atteints. Mais cette pathologie se rencontre beaucoup moins souvent une fois l’esclave installé sur les habitations où l’alimentation est plus riche en vitamine C. Le grand mal caractéristique des esclaves est la géophagie, c’est-à-dire la pathologie provoquée par la consommation de terre, d’où son assimilation, dans les inventaires, au « mal de terre ». Pour éviter cette maladie, pouvant conduire à la mort, certains colons font porter à leurs esclaves un masque de fer les empêchant de manger. Pour certains, manger de la terre est une forme de suicide. Pour d’autres, c’est une tentative désespérée de trouver des substances alimentaires indispensables.
10Le tétanos des adultes est encore très mal soigné au 18e siècle. Une simple blessure ou un corps étranger suffisent à le provoquer, mais on pense alors que des causes atmosphériques et internes s’y ajoutent. Voici comment un colon prétend avoir perdu une esclave : « Elle est morte en trois jours du spasme. On a pu savoir, la nuit qu’elle est morte, qu’un morceau de bois lui était entré dans le pied et que, devant être marraine, elle s’était mise dans l’eau pour laver ses hardes. Il n’en faut pas davantage pour attraper cette maladie, et c’est miracle quand on guérit [7]. » Le tétanos peut toucher tous les individus dès la naissance. Il reste très répandu chez les nouveaux-nés, mais est alors considéré comme une maladie qui leur est spécifique.
11Les problèmes dermatologiques sont nombreux. Une grande différence est faite entre les maladies de peau des Blancs et celles des Noirs. Souvent difficiles à guérir, elles causent des désagréments quotidiens. Parmi elles, il y a les chiques ou « puces pénétrantes ». Non traitées, elles provoquent des ulcères qui s’infectent et peuvent entraîner la gangrène, elles affectent beaucoup les esclaves qui le plus souvent vont pieds nus. Les parasitoses sont aussi très nombreuses, favorisées par le manque d’hygiène comme par le climat. On les appelle des « maladies vermineuses ». Tant qu’il n’y a pas de fièvre, les médecins estiment que c’est sans gravité. Quant aux affections respiratoires, toutes, du simple rhume à la tuberculose, peuvent avoir une issue fatale. Voici un exemple, ce que dit Villevaleix, gérant de Bréda, en 1789 : « une espèce de grippe qui occupe toute la plaine du Cap [et] nous donne beaucoup de Nègres dans les hôpitaux, heureux ceux qui n’en perdent pas et qui en sont quittes pour la perte de travail [8] ».
12Si pour la plupart des maladies ou symptômes décrits sur les sucreries du 18e siècle nous trouvons des équivalents parmi les maladies aujourd’hui répertoriées, il n’en reste pas moins que certaines pathologies ne sont pas clairement identifiables. Enfin certains esclaves sont notés comme étant souvent malades ou ayant des douleurs, sans plus de précisions.
13L’incompréhension face à une série de morts inexpliquées engendre des réflexes de peur liés à la psychose des empoisonnements. Pour toute mort de cause inconnue, mais aussi pour toute affection étrange, les colons sont spontanément soupçonneux : la peur de l’empoisonnement est constante, comme le montre la situation suivante : « … Courraient risque d’être empoisonnés et tués par les Nègres, qui ont empoisonné une grande quantité de café par un poison si subtil, qu’il n’opère son effet qu’après qu’on a fait griller et bouillir le café, et qu’il est déjà mort beaucoup de monde par cet accident, dont les suites sont à craindre par la quantité de ce café qui a été déjà envoyé en France [9]. » Depuis l’affaire Macandal [10], la psychose s’est considérablement renforcée dans la colonie. Du bétail au maître en passant par les esclaves eux-mêmes, que ce soit par vengeance personnelle ou pour nuire au maître en décimant les ateliers, nul n’est à l’abri. Quant au suicide, il est souvent interprété plus comme un moyen de nuire au maître que comme la conséquence d’un mal de vivre insupportable.
14Toute plantation sucrière comporte un élevage de bétail, le bœuf ou la mule étant la force motrice nécessaire à cette économie techniquement des plus rudimentaires. La charge de travail des esclaves est tributaire de celle des bêtes. Une telle promiscuité engendre des problèmes sanitaires : épizooties, zoonoses et empoisonnements sont des notions souvent confondues. Les bêtes comme les esclaves appartiennent au « mobilier » de la plantation, le cheptel pouvant atteindre en valeur plus du tiers du mobilier des sucreries. Améliorer l’état sanitaire des esclaves passe nécessairement par une prise en compte de la forte présence des animaux en ces lieux. Tout comme pour les nouveaux esclaves, les responsables de la plantation prennent soin des bêtes le temps de leur adaptation. Y faire attention c’est aussi favoriser les naissances. Le climat a une grande influence sur la santé du bétail et le développement de certaines épizooties. Tout aléa climatique modifie la nature des sols, ce à quoi les herbivores sont très sensibles. Une des solutions envisagées peut être leur déplacement vers des lieux plus salubres. Les grands propriétaires ayant plusieurs habitations ont alors un avantage certain sur les autres, ce qui est le cas de la famille de Gallifet.
15La peste : c’est ainsi que toute pathologie animale est désignée, entendue non seulement dans le sens classique d’une maladie épidémique, mais aussi dans le sens d’une maladie particulièrement grave et mortelle. L’épizootie n’est pas toujours connue au 18e siècle, la mort d’un animal étant souvent attribuée au poison et il est souvent très difficile de déterminer si une bête est morte empoisonnée ou frappée d’une maladie non identifiée. À ce sujet, une affaire éclate sur les habitations Gallifet au début de l’année 1785 : « On travaille au procès de la négresse accusée d’avoir fait et donné le chocolat qui a fait périr les bestiaux […] y devait prouver que la maladie des bestiaux ne vient pas de l’épidémie [11]. »
16Pour les hommes du 18e siècle, la morve et le charbon sont les zoonoses les plus graves et les plus courantes, d’où l’intérêt qui leur est porté dans les correspondances. La morve est une maladie bactérienne transmise à partir du sol [12]. Cette zoonose gravissime serait apparue à Saint-Domingue en 1770. En 1791 elle rôde toujours sur les habitations Gallifet : « La terre est brûlée […] quelques mulets ont la morve. Nous les avons fait tuer. Nous espérons que ce fléau n’ira pas plus loin [13]. » Seules de strictes mesures d’hygiène peuvent endiguer ce qui peut aisément passer pour une épidémie.
17Au 18e siècle, tous les phénomènes nécrotiques semblent attribués au charbon, la maladie serait apparue en 1773 dans la plaine du Cap. Les esclaves qui soignent ou pansent les bêtes malades en sont facilement affectés. Beaucoup auraient également été attaqués pour avoir mangé de la viande atteinte. En voici un exemple, concernant les sucreries Gallifet et raconté par le gérant en 1779 : « le 1er novembre il meurt un Nègre sur la Gossette du charbon […] le 29, ce fléau s’est manifesté avec violence. En moins de 8 jours, 30 Nègres en ont été attaqués dont 12 sont morts. Idem sur les habitations voisines mais pas si fort. On a mis en cause la viande du boucher de bêtes mortes d’épidémie, mais il y a eu condescendance des juges [14] ».
18L’hygiène et la prévention sont primordiales. L’isolement de tout animal malade est impératif lorsqu’une épidémie est soupçonnée ou que la pathologie n’est pas bien définie. L’abattage des bêtes est de plus en plus courant, mais les forts taux de mortalité du bétail ont des conséquences sur la santé et la charge de travail des esclaves et les gérants prennent progressivement conscience de l’intérêt qu’il y a à prendre soin du bétail, ne serait-ce que pour ne pas perdre de temps dans le travail de la canne. Les esclaves vont bénéficier des mesures préventives et médicales mises en place pour les animaux, même si tout ceci demeure encore très succinct.
19Pour certains historiens, l’alimentation des esclaves est la « honte du système colonial ». De l’Europe à l’habitation sucrière dominguoise, les hommes du 18e siècle vivent dans un « stress alimentaire » permanent. Aux Antilles, l’approvisionnement est d’autant plus difficile que le système de l’Exclusif garantit le monopole à une métropole bien éloignée et ce malgré les aléas maritimes. Selon G. Debien, « la mauvaise nourriture et la sous-alimentation ont été la plaie permanente des îles, le plus grand mal de l’esclavage [15] ». Sur une habitation sucrière, les terres cultivables sont divisées en pièces de cannes, en « jardins à vivres communs [16] » et en lopins de terre plus ou moins proches des cases des esclaves. Or la recherche continuelle de nouvelles terres pour la canne réduit et repousse ces parcelles vers des sols toujours plus pauvres. Des distributions de nourriture faites par le maître ou son gérant sont dès lors de plus en plus nécessaires. Précisons que les esclaves du Nord passent pour être les mieux nourris, les plus travailleurs et les mieux traités de tous ceux de la colonie. Mais tout semble très relatif. La cassave, galette à base de farine de manioc, constitue l’essentiel de leur alimentation.
20Cultiver ou importer des denrées alimentaires demeure un choix stratégique fondamental dans la bonne gestion d’une plantation : il faut trouver un juste équilibre dans la répartition entre ces deux options. La malnutrition est sans doute la source principale des maladies dont ont pu souffrir tous les esclaves comme le soulignait G. Debien : « Surmenés moins par la difficulté et la durée de leur travail, que par l’effet de la sous-alimentation ou de la malnutrition, les esclaves offraient des conditions idéales pour le développement des maladies [17]. » Pour ce qui est des boissons, plus le siècle avance et plus les colons ont conscience de l’importance d’une bonne qualité de l’eau. Au 18e siècle, les médecins commencent aussi à dénoncer l’excès de boissons alcoolisées car les esclaves boivent surtout du tafia, un alcool à base de canne à sucre que les maîtres distribuent en guise de récompense, comme lors de travaux particulièrement éprouvants. Les esclaves sont dans une dépendance complète pour se nourrir. Le Code Noir prescrit aux maîtres de subvenir à leur alimentation en interdisant le travail le samedi après-midi, pour le réserver à la culture du « jardin-nègre ». Mais de telles mesures laissent croire à certains maîtres qu’ils sont dispensés de leur distribuer suffisamment de vivres.
21Les esclaves arrivant d’Afrique souffrent déjà de malnutrition et d’avitaminoses et sur la plantation, l’alimentation qui leur est donnée est souvent insuffisante mais surtout déséquilibrée : elle est trop riche en salaisons et en glucides, mais est carencée en fer, en vitamines et en lipides. Les conditions de transport nuisent à la qualité et à l’abondance des denrées. Les années les plus difficiles sont celles où les bateaux ne peuvent arriver jusqu’à la colonie, notamment lors des longues guerres maritimes, ou quand les intempéries et les insectes causent trop de dégâts. L’inconstance du climat de Saint-Domingue, y compris dans le Nord, joue fortement contre la stabilité agricole de la colonie et par là-même contre la quantité de nourriture disponible pour les esclaves. Après les périodes de sécheresse ou les cyclones, les hommes viennent souvent s’approvisionner dans la plaine du Nord.
22D’avril 1785 à la fin de 1786, une sécheresse terrible sévit dans tout le pays. Deux disettes accablent le Sud et l’Ouest. Le Nord, plus humide, résiste tant bien que mal. Les cannes sont une grande ressource pour les affamés et le travail ne reprend normalement qu’à la fin de la disette. En 1789, un hiver rigoureux décime les cultures métropolitaines ce qui affecte la colonie dont l’administration est obligée d’ouvrir ses ports aux importations de marchandises étrangères, notamment venant des États-Unis. Cette mesure prise en avril est restée en vigueur jusqu’en février 1790. Cette année-là, la sécheresse dans la colonie conduit à la famine. Mais un autre fléau met régulièrement en péril les récoltes, les nuisibles : chenilles, fourmis et rats font des ravages. En 1789, tout semble se cumuler dans la plaine du Cap, jusque là plutôt épargnée : de la sécheresse au vent en passant par les chenilles qui dévorent les places à Nègres, les savanes et les jeunes cannes replantées. Si cette même année les fourmis ont quasiment disparu, les rats pullulent.
23À la fin du 18e siècle, de nombreuses différences subsistent entre le Nord et le reste du pays en ce qui concerne l’alimentation des esclaves, mais ces différences se marquent aussi d’une année ou d’un mois à l’autre et d’une habitation à une autre. Bien nourrir un esclave est la condition première du bon fonctionnement de la plantation. Les jardins particuliers des esclaves ne peuvent suffire et les « vivres communs » ne sont pas assez nombreux ni bien organisés. Pourtant, l’accumulation des deux, combinée aux distributions de rations, est sans doute la meilleure solution pour maintenir une certaine stabilité sur les habitations. Le gérant a la charge directe de la nourriture des nouveaux venus ainsi que des enfants. On dit alors qu’ils sont nourris « à la main ». Si certains font deux distributions quotidiennes, le plus souvent il y a beaucoup de négligence. A priori, les esclaves bénéficient des dimanches et jours fériés, en partie consacrés à l’approvisionnement et à la distribution des vivres. Il y a aussi des distributions exceptionnelles comme lors des gros travaux. Il y a enfin des exceptions lors des fêtes de fin d’année ou a contrario lors de disettes.
24S’il y a tant de problèmes d’alimentation, c’est aussi parce que les colons ne savent pas être prévoyants. En 1790, la situation est si inquiétante sur l’habitation Bréda du fait d’une terrible sécheresse, que, comme l’écrit G. Debien : « Maintenant que les jardins des esclaves ne donnent plus rien, il faut leur assurer des rations quotidiennes, “les servir à la main” […] des patates, du manioc, du petit mil, si on en trouvait, et du riz, du biscuit et des salaisons chez les marchands du Cap [18]. » Les esclaves sont totalement à la merci du colon, ou de son gérant, qui décident ou non d’octroyer de la nourriture. Comme pour les distributions, les gérants se chargent de la nourriture des malades de l’hôpital. Leur alimentation est censée être plus riche en fruits, en légumes, en pain, en biscuits, en vin et en viande fraîche. Tout dépend des pathologies, de l’intérêt porté aux esclaves et des moyens de l’habitation. Avec de telles différences de régime alimentaire, l’hôpital attire évidemment quelques simulateurs.
25L’ordonnance du 18 août 1762 a rendu obligatoire les « jardins à Nègres ». Ce n’est qu’un exemple parmi une multitude de textes qui essaient de maintenir une proportion entre le nombre d’esclaves et les vivres. Mais ce sont là des textes normatifs et le plus souvent la réalité est bien différente. En fait, trois solutions s’offrent au maître pour nourrir ses esclaves : deux ou trois « vivres communs », les jardins particuliers et les distributions, les uns ne pouvant se substituer aux autres. La plupart des habitations accordent « l’ordinaire » à l’esclave, c’est-à-dire la base de nourriture pour qu’il ne meure pas de faim.
26L’alimentation des esclaves a été un problème permanent dans cette société de plantation où la recherche de la rentabilité maximale a toujours été prioritaire, les maîtres et leurs gérants délaissant cette question pourtant centrale. Une prise de conscience n’ayant eu lieu qu’au cours des cinquante dernières années du 18e siècle, elle ne pouvait prétendre effacer des décennies de négligence, souvent à l’origine de misère, de mortalité et de désertions directement liées à la faim. Les renseignements restent rares sur cette question, d’autant plus que les correspondances des gérants ne sont pas toujours fiables. Il semble tout de même, pour ce qui est des grandes habitations du Nord, que le problème soit plus de l’ordre de la malnutrition que de la sous-alimentation. Tous les esclaves ne meurent pas de faim, mais tous ont des carences alimentaires dont les maîtres et les cadres peuvent également souffrir. Mais, un esclave ayant un prix d’acquisition élevé, il est dans l’intérêt du maître de le conserver le plus longtemps possible. Si les esclaves sont de loin les plus affectés par les carences alimentaires, les Blancs ne sont pas épargnés, même si leurs conditions de vie et de travail les exposent moins aux conséquences d’une mauvaise alimentation. De plus, les esclaves qui ont faim peuvent constituer un véritable danger pour la sécurité de la région car ils sont souvent amenés à piller les habitations voisines.
27Sur une sucrerie, les esclaves vieillissent vite. Les bossales sont étroitement surveillés, l’accoutumance à une nouvelle vie restant une étape capitale. On estime communément dans la colonie que sur une année, pour cent esclaves acclimatés, quatre meurent et deux naissent ; les chiffres de mortalité représentent ainsi le double de ceux de la natalité. Ce qui augmente le taux de mortalité général sur les plantations est la mortalité des nouveaux arrivants et celle des enfants. Or cette dernière ne peut baisser et la natalité augmenter que si les conditions d’hygiène s’améliorent. Le fait qu’il y ait toujours sur une habitation de « vieux esclaves » (encore faut-il savoir à quel âge un esclave est dit « vieux », probablement avant cinquante ans), bien qu’ils soient souvent négligés, prouve au moins que les maîtres ne les abandonnent plus une fois qu’ils ne sont plus aptes au travail, appliquant ainsi l’article 27 du Code Noir.
28Pour le planteur, l’essentiel est l’équilibre des sexes en âge de procréer, or outre le mariage religieux, multi partenariat, polygamie et libertinage font partie du quotidien de la société dominguoise. D’où de nombreuses maladies vénériennes dont la plus fréquente est sans conteste la syphilis, ou « vérole ». La gonorrhée, ou « chaude-pisse », bien que moins grave, peut également engendrer d’importantes complications comme la stérilité. Le pian, ressemblant beaucoup à la syphilis par ses symptômes, est une pathologie infectieuse bactérienne considérée au 18e siècle comme une maladie vénérienne. Les thérapeutes pensent alors que cette maladie est propre aux Noirs, estimant qu’ils en souffrent au moins une fois dans leur vie. Le mercure est l’anti-vénérien par excellence. Favoriser les mariages et lutter contre le libertinage, voilà ce que beaucoup de maîtres désirent, espérant ainsi lutter contre les maladies vénériennes et la baisse du désir de maternité afin d’atteindre un seul objectif : avoir un esclave de plus sur son habitation. Sur les sucreries, le travail et la malnutrition des femmes ont de terribles répercussions sur leur fécondité. Or, dans le dernier tiers du 18e siècle, face à la hausse rapide du prix des esclaves de traite et contrairement aux décennies passées où l’on préférait acheter des esclaves, la tendance sur les grandes sucreries est plutôt de pousser à avoir un maximum d’enfants par femme esclave. La grossesse est toujours délicate : fausses couches, avortements et infanticides sont fréquents. Si les sources écrites ne nous permettent aucunement de savoir si ces pratiques baissent ou augmentent au fil des ans, les mesures prises pour les contrer et les réprimer semblent de plus en plus fréquentes. S’ajoutant aux déplorables conditions d’hygiène, les nombreuses affections vénériennes sont souvent à l’origine d’infections intra utérines favorisant les fausses couches. Pour ces raisons, il est très difficile de prouver qu’un avortement est volontaire. Les conséquences de ces derniers pratiqués dans des conditions désastreuses sont la stérilité, les maladies infectieuses et souvent la mort de la mère par septicémie. L’accouchement enfin, est le moment qui met le plus en danger la vie des femmes. Dans les sucreries, le rôle de sage-femme est dévolu à l’hospitalière ou à l’accoucheuse, une esclave assimilée aux domestiques. Cette profession se développe sur les grosses plantations. Après l’accouchement, la femme n’est pas à l’abri de complications. Les quarante premiers jours sont fatidiques pour elle comme pour le nourrisson. Passé ce délai, la mère retravaille, nourrissant l’enfant autant que possible, à moins qu’il ne soit confié à une gardienne.
29Certaines maladies de la mère sont transmissibles au fœtus ou à l’enfant, par le ventre ou par le lait. Or l’enfant est allaité pendant environ deux ans, ce qui le protège naturellement de certaines pathologies. Le sevrage, période très délicate, marque la fin de la première enfance. Ensuite, il est très important que le maître prenne à sa charge la nourriture des petits esclaves. Mais le plus grand fléau pour les enfants reste le « mal de mâchoires » ou « tétanos ombilical du nouveau-né » : la mâchoire se contracte puis se paralyse, empêchant le nourrisson de têter. Il semble que cette pathologie soit plus fréquente chez les enfants esclaves que dans les autres couches de la société, probablement pour des raisons d’hygiène. Avec le mal de mâchoire, la variole est sans doute au 18e siècle la maladie la plus grave et la plus connue dont souffrent les enfants. D’une manière générale, les épidémies infantiles sont très fréquentes, sans parler de celles qui affectent toute la population et dont les enfants sont les premières victimes. Au-delà des problèmes purement médicaux, d’autres d’ordres psychologiques ou affectifs sont à prendre en considération.
L’entretien des mères et des enfants jusqu’à l’âge de huit ans est coûteux et improductif pour le maître. Pourtant, le colon a tout intérêt à les garder, notamment du fait de l’augmentation des prix d’achat des esclaves de traite. Le problème principal, en plus du manque de connaissances médicales et d’hygiène de vie, est le profit économique primant sur la santé des hommes et tout particulièrement des esclaves. Sur les habitations, il faut isoler tout malade jugé contagieux et éviter tout foyer d’expansion de la maladie quelle qu’elle soit. Il faut être intransigeant avec la propreté, ramasser les ordures et enterrer les charognes. Il faut également améliorer la salubrité des logements ainsi que la qualité de l’alimentation des esclaves. Pour les planteurs, il s’agit de trouver le juste équilibre entre le souci sanitaire et le coût des remèdes. Si la prophylaxie devient une préoccupation quotidienne, le simple défaut de linge pour les esclaves contribue à des problèmes d’hygiène évidents. Que les responsables des sucreries aient pris conscience de l’intérêt d’un environnement plus salubre est un bon point, mais les frais engagés pour de tels travaux d’assainissement ne semblent guère élevés et les mesures d’hygiène édictées sont peu respectées. Un des avantages du Nord est de ne pas manquer d’eau, mais quantité ne signifie pas qualité. Pour les plantations des plaines, la présence des eaux stagnantes et du sel est une question difficile à résoudre. La Grande Rivière est une source d’irrigation précieuse qui doit faire l’objet d’accords entre propriétaires : écluses, canaux et mêmes égouts sont construits sur les grandes plantations.
Le Code noir semble peu s’intéresser au logement des esclaves malades sur les plantations et il faut attendre l’ordonnance royale du 15 octobre 1786 pour combler un grand vide [19]. Dès lors, toute habitation de plus de vingt esclaves doit posséder une case servant d’hôpital. C’est une salle spécialisée avec des lits réservés aux malades. Il est conseillé de placer ce bâtiment dans un lieu salubre. L’hôpital doit être en bois ou mieux en maçonnerie. Le gérant en tient le registre, appelé « journal d’hôpital ». Les habitations possédant moins de vingt esclaves n’ayant pas de lieu de soins, les malades continuent à être soignés dans leur case ou dans la maison du maître. À l’extrême fin du 18e siècle, il devient obligatoire, pour toute habitation, de posséder au moins une pièce servant d’infirmerie. Le maître doit assumer jusqu’à la mort l’entretien de tout esclave, malade ou vieillard : il s’agit d’éviter le vagabondage et de limiter les risques de contagion. Malgré cette obligation, les esclaves peuvent toujours se faire soigner dans les hôpitaux des villes qui les acceptent.
La nécessité d’une plus grande présence médicale auprès de tous est de mieux en mieux comprise. En principe, il y a un chirurgien pour chacune des habitations, abonné [20] ou plus rarement à demeure. Bayon de Libertat, gérant sur Bréda, aurait souhaité que les personnes habilitées à pratiquer des soins et en particulier les chirurgiens, restent à proximité de l’habitation : « Nous avons perdu subitement à la Plaine du Nord un des plus beaux nègres nouveaux. L’éloignement du chirurgien est cause de cette perte, n’ayant pu être saigné à temps, ce qui a décidé M. le vicomte de Butler à prendre un chirurgien plus à proximité, qui est M. Perron, déjà ancien dans le quartier, très capable et connaissant presque tout l’atelier de la Plaine du Nord [21]. » Vers la fin du siècle apparaissent de véritables vétérinaires sur les plus riches habitations. À l’exemple du chirurgien, le système général est celui de l’abonnement.
Dans le meilleur des cas nous trouvons donc un chirurgien, une sage-femme ou une accoucheuse et une ou plusieurs hospitalières. Le rôle de ces dernières est primordial, elles sont souvent les seules sur place capables de soigner un malade. Par souci d’économies, certains maîtres tentent encore de soigner eux-mêmes leurs esclaves. Bien évidemment, il y a une interpénétration des différentes médecines européennes, africaines et caribéennes. À ce sujet, un arrêt du Conseil du Cap du 16 juin 1780 défend aux maîtres de laisser des drogues ou des médicaments entre les mains des Noirs.
La pratique de l’inoculation contre la variole est sans aucun doute une des avancées les plus importantes du 18e siècle en faveur de la population dominguoise, quelle que soit sa couleur de peau ou son statut social, car cette maladie sévissait beaucoup dans l’île et particulièrement dans le Nord. Il s’agit d’inoculer une forme bénigne de variole pour en éviter une plus grave : la technique consistait à mettre dans une plaie un fil imprégné de pus venant d’une plaie variolique. En Europe du Nord, notamment en Angleterre depuis les années 1720, malgré de farouches oppositions, l’inoculation se répandit rapidement. En France les résistances furent plus fortes. Ce fut assez tardivement que la pratique de l’inoculation se répandit, grâce, entre autre, au célèbre médecin suisse Tronchin qui parvint à l’introduire à la cour de Versailles. Louis XVI et certains membres de sa famille se sont fait inoculer avant 1774. La variolisation était dès lors en passe de devenir la première technique médicale de masse, non pour prévenir une maladie ou empêcher sa contagion, mais pour la rendre moins grave [22].
Face aux réticences de la société française, c’est à Saint-Domingue que les premiers essais d’inoculation à grande échelle ont eu lieu dès 1745, dans la Plaine du Cap. Jusqu’à la fin des années 1760, l’inoculation ne dépasse pas les environs de cette région, puis la confiance envers l’inoculation progressa rapidement grâce à l’action de M. Worlock, arrivé au Cap en 1774. Recommandé au gouverneur général par le ministre de la Marine, il inocule par milliers les esclaves de la colonie, pour un prix extrêmement modique. L’inoculation est dès lors pratiquée sur les habitations, mais aussi avant l’embarquement sur les navires de traite sur les côtes d’Afrique. Ainsi, dès les années 1780, l’inoculation est-elle devenue quasi-systématique dans la colonie, soit bien avant la France métropolitaine qui reste encore frileuse face à une technique souvent dangereuse et qui de toute façon ne concerne pratiquement que les classes privilégiées [23]. Grâce à sa population esclave, la colonie française de Saint-Domingue est ainsi devenue le terrain idéal pour expérimenter l’inoculation de la variole [24].
Sur les habitations Gallifet, l’inoculation est introduite en 1776, en priorité sur la Grande Place, l’habitation la plus prestigieuse. Les conclusions semblent encourageantes : « l’inoculation va très bien. Il y a une centaine de nègres sur les lits y compris ceux des autres habitations qui l’ont naturellement. Il n’y a qu’un enfant qui l’a très mauvaise [25] ». Face au succès de cette pratique, en 1788, sur chaque habitation appartenant au marquis de Gallifet on construisit un hôpital pour inoculer la variole. Le gérant de Bréda, plus craintif au début, se laissa vite convaincre devant l’ampleur de l’épidémie de 1778. Dans l’ensemble, pratiquée très tôt à Saint-Domingue de manière systématique, l’inoculation de la variole a dû sauver bien des vies [26], même s’il s’agissait d’une expérimentation massive sur une population à qui l’on ne demandait pas son avis.
Une médecine plus professionnalisée, des soins apportés plus rapidement, des progrès scientifiques primordiaux, mais aussi la prise de conscience de l’intérêt à porter à l’hygiène et à la prévention sanitaire, voici les grandes lignes qui marquent une amélioration notable sur les plus grandes sucreries. Mais cela n’a pas suffi. Si l’enrichissement de ces grandes sucreries et un plus grand souci sanitaire et alimentaire dans le dernier tiers du 18e siècle ont permis une hausse de la productivité, ils ont aussi entraîné une augmentation du travail. Car augmenter la productivité de fabrication du sucre pour l’exportation en se mécanisant [27] et en s’organisant ne réduit pas pour autant le travail des esclaves, même si les tâches sont réparties différemment. C’est un processus d’usure humaine qui se modifie mais qui demeure.
Des pratiques nouvelles en matière de politique de peuplement doivent se mettre en place pour résoudre les problèmes rencontrés par ce type de société fondée massivement sur l’importation de captifs, or la mortalité demeure très élevée et le déséquilibre des sexes est complexe à traiter, bien qu’il tende à se réduire. L’ancienne politique traditionnelle qui voulait qu’à défaut d’augmenter les naissances parmi les esclaves on remédie à ce déficit chronique par des achats n’est plus applicable. Certains planteurs ont fini par se rendre compte de la nécessité d’accorder des avantages aux mères, comme l’octroi d’une gratification pour toute naissance heureuse ou le fait que, sur certaines plantations comme Gallifet, les femmes esclaves ayant au moins cinq enfants vivants sont dispensées de travail, voire peuvent obtenir la « liberté de savane ».
La politique de quelques-unes des grandes plantations consista à tout mettre en œuvre pour faire un maximum de profit et ménager un avenir proche. Or, entre les paroles et les actes, il semble y avoir une grande différence. Les mesures prises pour tenter d’améliorer le quotidien et la santé des esclaves arrivent trop tard. De plus, si l’Administration a enfin pris conscience qu’il fallait protéger l’esclave de son maître, les colons ont perçu ces mesures comme une ingérence de la métropole dans leur vie et leur fonctionnement. Un souci de rentabilité et une production économique considérable nécessitaient une main-d’œuvre toujours plus nombreuse, mais potentiellement dangereuse. Villevaleix, travaillant sur les sucreries Bréda, ne croyait pas si bien dire lorsque dans une lettre du 31 décembre 1790, il écrivit au comte Polastron : « La place à la plaine du Nord est superbe et donne les plus belles espérances, surtout pour 1792. Mais il y a bien loin [28]. » Parler de Saint-Domingue, c’est s’intéresser à l’exemple le plus représentatif des colonies de plantation esclavagistes du 18e siècle. Il semble que les politiques mises en place pour faire évoluer la situation sanitaire des esclaves n’aient porté leurs fruits qu’à partir des années 1783/1785. Mais le sort s’acharne sur les plantations du Nord dès 1786 : sécheresses, inondations, nuisibles, épidémies, disettes ou encore important déficit de bétail tué par la morve en 1789/1790, tout ceci engendrant un surplus de travail pour les esclaves.
Si les progrès médicaux, l’action prophylactique et les prémices d’une mécanisation peuvent paraître bénéfiques pour les esclaves, le problème de leur alimentation demeure constant, les catastrophes naturelles à répétition et la question du surmenage pour la plupart, entraînent pour les grandes sucreries de nombreux problèmes économiques mais surtout humains.
En ce qui concerne les sucreries Gallifet, il semble qu’une amélioration sanitaire et que la mise en place de politique favorable à l’accroissement de la population aient été constatées dès 1774 et qu’elles aient commencé à porter leurs fruits entre 1783 et 1786 et ce, sur les trois sucreries. En fait, de nombreuses mesures visant à améliorer le quotidien sur les trois plantations ont été prises jusqu’au dernier moment, mais le sort s’acharne sur elles dès 1786. La Desplantes a bénéficié d’une attention croissante. La Grande Place, en tant que vitrine des habitations Gallifet, reste la mieux surveillée et la première à bénéficier des mesures d’amélioration. Mais c’est un statut bien relatif puisque c’est aussi là que les esclaves semblent le plus souffrir de surmenage. À l’opposé, sur la Gossette, si la situation n’était pas très bonne en 1783, nous notons une nette amélioration jusqu’en 1786. Mais ensuite, c’est l’effondrement, un peu comme si l’on avait donné de faux espoirs à ces esclaves quant à l’amélioration de leurs conditions de vie. Les réactions ne se sont pas fait attendre.
Tant d’accumulation de main d’œuvre servile – par le recours massif à la traite – en seulement quelques années n’a pas été sans conséquence. On s’aperçoit qu’une révolte éclate toujours lorsque les conditions de travail et par conséquent la vie au quotidien se sont améliorées car c’est là que les limites apparaissent intolérables. Il semble que ces facteurs cumulés, s’ajoutant à un contexte social et politique pré-insurrectionnel, ait eu raison de la colonie la plus riche que la France n’ait jamais connue jusqu’alors.
Notes
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[1]
Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, 17e-18e siècles, Fort de France et Basse terre, Société d’Histoire de la Martinique, 1974, p. 319.
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[2]
Les trois sucreries appartenant au marquis de Gallifet sont la Grande Place, la Desplantes et la Gossette. Elles comptent 858 esclaves au premier janvier 1774 et 798 au premier janvier 1791. Notons que le marquis possédait également deux caféteries.
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[3]
Toussaint Louverture vivait sur l’habitation Bréda.
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[4]
Ces esclaves nés en Afrique sont appelés « bossales » par opposition aux « créoles » nés dans la colonie.
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[5]
Gabriel Debien, « Une plantation de Saint-Domingue, la sucrerie Galbaud du Fort (1690-1802) », Notes d’Histoire coloniale, 1967, p. 95.
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[6]
Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, [1987] 1998, p. 140.
-
[7]
François Girod, La vie quotidienne dans la société créole, Saint-Domingue au 18e s., Paris, Hachette, 1972, p. 146 (Lettre du 16 août 1788).
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[8]
Villevaleix écrit le 25 janvier 1790, dans Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, ouvr. cité.
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[9]
Archives Départementales de Gironde, série C4383, extrait de la gazette imprimée à Mayence le 11 août 1767.
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[10]
Macandal est un bossale, esclave sur la plantation Le Normand de Mézy, auteur ou instigateur de nombreux empoisonnements. Il fut exécuté en janvier 1758.
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[11]
CARAN, fonds Gallifet, série 107/AP/128, lettre du 8/01/1775 d’Odelucq au marquis.
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[12]
La morve n’est pas une épidémie mais lorsqu’une bête morte de cette maladie était enterrée, l’animal qui broutait l’herbe qui avait repoussé sur la charogne l’attrapait à son tour.
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[13]
CARAN, fonds Gallifet, série 107/AP/128.
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[14]
Idem.
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[15]
Gabriel Debien, « La nourriture des esclaves sur les plantations des Antilles françaises au 17e et 18e s. », Notes d’histoire coloniale, 1964, n° 2, vol. 4, p. 25.
-
[16]
Vivres communs : il s’agit de cultiver sur la propriété diverses denrées (patates, ignames, pois, manioc ou bananes).
-
[17]
Gabriel Debien, Les esclaves …, ouvr. cité, p. 298.
-
[18]
Gabriel Debien, « Les débuts de la Révolution à Saint-Domingue, vus des plantations Breda », Études antillaises, Cahier des Annales, n° 11, Paris, Armand Colin, 1956, p. 165.
-
[19]
Cet arrêt stipulait : « qu’il sera établi sur chaque habitation, une case destinée à servir d’hôpital seulement. Elle sera placée autant que faire se pourra, dans un air libre et sain et tenue proprement. Elle sera meublée de lits de camps, de nattes et de grosses couvertures. Défend Sa Majesté, l’usage pernicieux de laisser coucher les nègres à terre », Frantz Tardo-Dino, Le collier de servitude, Éditions Caribéennes, 1985, p. 227.
-
[20]
Le système d’abonnement consiste pour le chirurgien à ne pas vivre sur la plantation mais à y passer une à deux fois par semaine, se partageant avec d’autres habitations.
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[21]
Gabriel Debien, « Les débuts de la Révolution à Saint-Domingue, vus des plantations Bréda », art. cit., p. 165.
-
[22]
Sur les vifs débats qui ont accompagnés la propagande en faveur de l’inoculation en France, voir Catriona Seth, Les rois en mouraient aussi. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, Éditions Desjonquères, 2008, 473 p.
-
[23]
Les parents font inoculer leurs enfants, les maîtres leurs domestiques et ce, quelle que soit leur couleur de peau. Sorte de conscience sociale dont tous peuvent tirer profit.
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[24]
En Europe, l’expérimentation était pratiquée sur des personnes souvent non consentantes comme des prisonniers, des malades, des orphelins voire des bâtards. Bien qu’elles soient considérées comme des « individus inférieurs », il s’agit toujours de personnes. Ceci justifie d’autant plus le fait de pratiquer l’inoculation sur des esclaves qui ne sont juridiquement pas des personnes puisqu’ils appartiennent à la catégorie des biens meubles.
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[25]
CARAN, fonds Gallifet, 107/AP/128.
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[26]
Il est impossible d’avoir des données chiffrées exactes, mais nous notons l’importance de cette pratique à travers les correspondances entre les procureurs-gérants et les maîtres. Le 14 mai 1796, Jenner pratique la première vaccination antivariolique en Angleterre. La première vaccination de masse en France n’a lieu qu’en 1805, lorsque Napoléon ordonne la vaccination de tous les soldats de la Grande Armée n’ayant pas eu la variole.
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[27]
Dans le Nord, la manière de fabriquer le sucre progresse plus vite du fait de moyens plus importants. À la fin du siècle, les bâtiments comme les techniques tendent à évoluer vers une certaine mécanisation. À titre d’exemple, les moulins à broyer la canne se perfectionnent. Le moulin hydraulique est préféré au moulin à bêtes et l’utilisation d’hydromètres permet d’anticiper sur l’organisation de la sucrerie. En 1780, une machine appelée « doubleuse » est inventée. Elle sert à engager les cannes une seconde fois dans le moulin, économisant ainsi un ou deux ouvriers et évitant par là-même certains accidents. Enfin, dans le but d’améliorer la qualité de l’alimentation et donc la résistance au travail, on essaie de perfectionner les moulins à « grager » le manioc ou le mil. Ce n’est plus les femmes qui pilent avec un mortier derrière la case après le labeur, mais les hommes qui font mouvoir le moulin avec des mules. Le but à atteindre reste une diminution de la main-d’œuvre, avant de se soucier de la baisse de son temps de travail quotidien.
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[28]
Archives Départementales de Loire-Atlantique, série E 691.