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Article de revue

La personnification du 18e siècle dans la France révolutionnée

Remarques sur l'enjeu des fictions séculaires

Pages 617 à 632

Notes

  • [1]
    Peter France, « Une légende des siècles. Les pièges de la périodisation », dans Jean Dagen et Philippe Roger (dir.), Un Siècle de Deux Cents Ans ? Les 17e et 18e siècles : continuités et discontinuités, Paris, Desjonquères, 2004, p. 122.
  • [2]
    Charles Porset, « Hazard revisité. Y a-t-il une ‘‘charnière’’ 17e-18e siècles ? », ibid., p. 142.
  • [3]
    Louis de Bonald, « Du tableau littéraire de la France au 18e siècle, proposé pour sujet du prix d’éloquence par la seconde classe de l’Institut » (mai 1807), Œuvres complètes, Paris, A. Le Clère, 1838, t. 11, p. 49.
  • [4]
    [Louis-Antoine Caraccioli], Dialogue entre le siècle de Louis XIV et le siècle de Louis XV, La Haye, sans éditeur mentionné, 1751, p. vii.
  • [5]
    Ibid., p. 140-141.
  • [6]
    Ibid., p. 13.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid., p. 147.
  • [9]
    « Chacun de vous a son mérite, chacun sera couronné […]. L’aimable vérité, qui s’éloigne également de tout excès, déclare que pour atteindre à la perfection on a besoin des connaissances du dix-septième & dix-huitième Siècles [sic] », ibid., p. 158-160.
  • [10]
    Jean Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Klincksieck, 1977, p. 583.
  • [11]
    Louis-Sébastien Mercier, De la littérature et des littérateurs (1778), Genève, Slatkine, 1970, p. 1. L’assaut est donné, dans les mêmes termes, au chapitre CDXI du Tableau de Paris, Jean-Claude Bonnet (dir.), Paris, Mercure de France, 1994, t. 1, p. 1120.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    L.-S. Mercier, « Du siècle littéraire de Louis XIV », dans Tableau de Paris, op. cit., t. 2, p. 371. Dans un manuscrit de 1798, Mercier vilipende à nouveau « Louis dit le Grand », ce monarque à la tête d’une armée « composé de courtisans, de valets fleurdelysés dont l’unique emploi était de l’adorer, de l’encenser, de le servir », dans « Esquisse du ridicule cérémonial de la cour de Louis dit le Grand », repris dans Le Nouveau Paris, Jean-Claude Bonnet (dir.), Paris, Mercure de France, 1994, p. 1119.
  • [14]
    L.-S. Mercier, « Du siècle littéraire de Louis XIV », op. cit., p. 372.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    François Raymond, Supplément au Dictionnaire de l’Académie française. 6e édition publiée en 1835, complément de tous les dictionnaires français anciens et modernes […], Paris, Gustave Barba, 1836, p. 730.
  • [17]
    L’Antidote moral, politique et littéraire, n° 71, primidi 11 frimaire an VIII (2 décembre 1799), p. 4.
  • [18]
    Ibid., nous soulignons.
  • [19]
    L’Antidote moral, politique et littéraire, n° 107, septidi 17 nivôse an VIII (7 janvier 1800), p. 3.
  • [20]
    Charles Chênedollé, Le Génie de l’homme, poëme, Paris, H. Nicolle, 1807, p. 154 sqq.
  • [21]
    Jochen Schlobach, Siècle, dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997, p. 996, col. b.
  • [22]
    Didier Masseau, Les Ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, p. 323-327.
  • [23]
    Le Mercure de France, nouvelle série, t. 3, septembre 1817, p. 533, nous soulignons.
  • [24]
    Sur les antécédents en matière d’histoire lexicale et conceptuelle, voir les articles classiques de Werner Krauss, « Der Jahrhundertbegriff im 18. Jahrhundert. Geschichte und Geschichtlichkeit in der französischen Aufklärung », dans Studien zur deutschen und französischen Aufklärung, Berlin, Rutten & Loening, 1963, p. 9-40 ; et Alain Niderst, « Le sens du mot siècle dans la langue classique », Le Français moderne, t. 39, 1971, n° 2, p. 207-219. On trouve une synthèse récente dans Dieter Gembicki, siècle, dans Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich. 1680-1820, Munich, Oldenbourg, 1996, t. 16-18, p. 235-272. Voir enfin la thèse de Claudia Schröder, « Siècle de Frédéric II » und « Zeitalter der Aufklärung » : Epochenbegriffe im geschichtlichen Selbstverständnis der Aufklärung, Berlin, Duncker & Humblot, 2002.
  • [25]
    Supplément au Dictionnaire de l’Académie, ainsi qu’à la plupart des autres lexiques français, contenant les termes appropriés aux arts et aux sciences, et les mots nouveaux consacrés par l’usage, Paris, Masson et fils, 1825, p. 489.
  • [26]
    Cité par Heinz Thoma, Aufklärung und nachrevolutionäres Bürgertum in Frankreich. Zur Aufklärungsrezeption in der französischen Literaturgeschichte des 19. Jahrhunderts (1794-1914), Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1976, p. 52.
  • [27]
    Marie-Joseph Chénier, Les Nouveaux Saints, Paris, Dabin, 1801.
  • [28]
    Joseph Fiévée, Lettres sur l’Angleterre et réflexions sur la philosophie du 18e siècle,Paris, Perlet et Desenne, 1802, p. 148.
  • [29]
    J. Fiévée, « Sur une nouvelle édition de la Grammaire de Port-Royal », 29 messidor an XI (18 juillet 1803), cité d’après Le Spectateur français au 19e siècle ou Variétés morales politiques et littéraires recueillies des meilleurs écrits périodiques, Paris, s. n., 1805, t. 2, p. 421-422.
  • [30]
    J. Fiévée, « Sur l’esprit littéraire du 18e siècle », 1er article Le Mercure de France, t. 15, n° 138, 28 pluviôse an XII (18 février 1804), p. 392, nous soulignons la dernière phrase.
  • [31]
    Ibid., 2e article, Le Mercure de France, t. 15, n° 141, 19 ventôse an XII (10 mars 1804), p. 543.
  • [32]
    Ibid., 3e article, Le Mercure de France, t. 16, n° 143, 3 germinal an XII (24 mars 1804), p. 15.
  • [33]
    Ibid., p. 16, nous soulignons.
  • [34]
    André Cabanis, « Le courant contre-révolutionnaire sous le Consulat et l’Empire », Revue des sciences politiques, n° 24, 1971, p. 52.
  • [35]
    Voir Marc Régaldo, « Lumières, élite, démocratie. La difficile position des Idéologues », 18e siècle, n° 6, 1974, p. 193-207.
  • [36]
    Sur ce point, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude : « Que faire du Siècle de Louis XIV ? D’une réception paradoxale au lendemain de la Révolution française », Revue d’histoire littéraire de la France, 2010, n° 1, p. 19-34.
  • [37]
    Annie Becq et Michel Delon, « Le ‘‘matérialisme du 18e siècle’’ dans ‘‘l’histoire de la littérature’’ de la première moitié du 19e siècle », Cahiers de l’Institut de recherche universitaire d’histoire de la connaissance, des idées et des mentalités, n° 1, 1979, p. 18.
  • [38]
    Dinah Ribard, Raconter, Vivre, Penser. Histoire(s) de philosophes, 1650-1766, Paris, Vrin/Éditions de l’EHESS, 2003, p. 400.
« Le siècle le plus fou de toute la famille » : portrait du 18e siècle en personne.

1Dans un article récent, Peter France soulignait l’intérêt de ce qu’il nommait un « jeu de débornage [1] » chronologique. Il s’agissait de concevoir des modèles de périodisation autres que ceux déjà admis. On sait que la frontière entre les 17e et 18e siècles a depuis longtemps prêté à de tels « jeux », au point de favoriser parfois des « discussions byzantines sur ‘‘Deux Siècles en un’’ ou ‘‘Un Siècle en deux [2]’’ ». Le jeu est pourtant plus sérieux qu’on le penserait au prime abord. Si cette charnière temporelle trace un lieu parmi les plus disputés de la mémoire culturelle nationale, c’est que la netteté des contours séculaires ne procède pas d’une logique purement arithmétique. En l’occurrence, elle engage des visions incompatibles du fait littéraire et du statut social de l’écrivain. C’est bien sûr la raison pour laquelle cette question fut au cœur de très sévères polémiques au cours de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la « bataille philosophique », cette guerre doctrinale qui anima la sociabilité savante des toutes premières années du 19e siècle. La délimitation et la caractérisation des deux siècles antérieurs occupant alors une place massive dans le processus d’identification des forces en présence, les constructions historiographiques s’apparentaient, le plus souvent, à des machines de combat : unifier ou distinguer les 17e et 18e siècles ne relevait pas encore de l’affinement serein d’une science historique distante de son objet. Rien n’est plus trompeur, à cet égard, que le contraste accusé par Bonald, dans un article de 1807, entre, d’une part, un « siècle de Louis XIV » suffisamment éloigné pour être jugé en toute impartialité et, d’autre part, un 18e siècle encore brûlant comme la braise et qu’on ne saurait, pour cette raison même, appréhender avec le moindre détachement [3]. En réalité, ce prétendu dénivelé sert davantage les visées polémiques de l’auteur qu’il n’éclaire la conscience historique de ses contemporains. De fait, la mémoire culturelle n’est pas compartimentée au point de soumettre son cours à l’empire d’une loi strictement chronologique et il paraît douteux de rapporter l’apaisement des opinions au seul volume de la distance chronologique. Dans le cas qui nous retient, et à la faveur de ce qu’on serait tenté d’appeler une mémoire relationnelle, le 18e siècle a tôt fait d’entraîner avec lui le « siècle de Louis XIV » dans le tourbillon polémique qu’il déclenche. Les pages qui suivent s’attachent à la constitution mutuelle de ces deux mémoires qui, se posant en s’opposant, reçoivent en partie leurs contours des positionnements adverses. On s’emploiera surtout à éclairer un aspect formel de ce conflit mémoriel, à savoir le recours fréquent au procédé de la personnification pour désigner, le plus souvent en mauvaise part, le 18e siècle. Procédé faussement anodin qui porte peut-être en germe la définition restrictive de la littérature au sortir du système des Belles-Lettres.

2Au lendemain de la Révolution, la question des prééminences séculaires délimite un terrain de dispute déjà largement arpenté. Rendons à ces questions un peu de leur profondeur temporelle pour mieux cerner ce qui, sur fond de cette continuité, fait rupture.

3Dès 1751, un ouvrage attribué à Louis-Antoine Caraccioli avait apporté une contribution de taille à la scénographie conflictuelle des siècles modernes. Dans son Dialogue entre le siècle de Louis XIV et le siècle de Louis XV, l’auteur réclame d’emblée le « droit de personnifier les Siècles [4] » et adopte un ton mi-plaisant, mi-sérieux pour mettre en scène l’audition des deux parties par une instance suprême, savoir « le Temps » lui-même… Appelé à faire valoir sa cause, chacun rivalise bientôt d’ingéniosité oratoire pour emporter l’adhésion. Ce qui frappe à cette lecture, c’est la vive tension entre deux représentations temporelles a priori différentes. D’une part, en effet, le jeu des personnifications nourrit une vision tendanciellement essentialiste, chacun s’arc-boutant sur ses propriétés au cours de longs plaidoyers pro domo. C’est le cas, par exemple, lorsque « le 17e siècle » refuse de reconnaître le « 18e » comme son descendant légitime. Proclamant haut et fort une rupture de filiation, il réclame la jouissance exclusive d’une gloire étrangère en droit comme en fait à son indigne successeur :

4

Que diraient les Pères qui vécurent de mon temps, s’ils revoyaient aujourd’hui leurs Enfants ! Les reconnaîtraient-ils ? […] Leur étonnement redoublerait, lorsqu’ils n’entendraient plus leur propre langue, lorsqu’ils verraient leurs mœurs entièrement travestis, leurs Bibliothèques uniquement composées de petites brochures, bientôt hors d’eux-mêmes, ils rentreraient dans leurs Tombeaux, préférant leur silence éternel, leur solitude affreuse, au commerce de leurs descendants [5].

5Cette étrangeté réciproque est renforcée par le dispositif formel des personnifications. Celles-ci impliquent la constitution d’entités individuées, réduites au noyau dur d’une image (d’un discours) désormais indécomposable. À terme, ce processus de simplification ne restera pas sans incidence sur la physionomie des deux siècles au miroir d’une postérité souvent prompte à les penser sous la rubrique artificiellement unifiée d’un « esprit du siècle ». Dans sa préface, Caraccioli dit préférer le genre du dialogue à celui du parallèle qu’une telle matière semblait pourtant appeler. Soumettant les unités séculaires au même régime que des personnages individuels, cette option conduit à leur attribuer un visage et une psychologie. Pour les besoins de la distinction, la définition historique passe ainsi par l’accentuation d’une qualité maximalement englobante érigée en trait définitoire suffisant. Ce que « le 17e siècle » appelle ici « notre petite guerre [6] » tend de la sorte à se fixer en une guerre de positions dont les protagonistes, défendant une ligne toujours identique, encourent un risque de pétrification.

6Mais c’est d’une réplique prêtée au « 17e siècle » que jaillit, ne l’oublions pas, cette prétention d’extrême singularité. Son interlocuteur n’a de cesse, pour sa part, de revendiquer une certaine continuité avec son ascendant. Garantissant un minimum de valeurs communes, la contiguïté chronologique devrait, à tout le moins, interdire une si brutale fin de non-recevoir :

7

Ne croirait-on pas, à vous entendre, qu’il y a mille ans d’intervalle entre vous & moi ? Ne vous ai-je pas succédé immédiatement, & ne teniez-vous pas les miens par la main, lorsque vous avez disparu ? En leur transmettant vos droits, vous leur transmîtes le goût qu’ils ont aujourd’hui [7].

8Une première difficulté porte donc sur les limites exactes des deux siècles, ainsi que sur leur degré de compatibilité. Ce dernier point est crucial, en ce qu’il autorise un retournement imprévu. Car en réclamant la reconnaissance d’une certaine filiation, le « 18e siècle » fournit à son adversaire de quoi le déstabiliser. En effet, le « 17e siècle » aura beau jeu de pousser la proximité jusqu’à la dévoration : proche, tellement proche du 18e siècle qu’il finit par l’absorber purement et simplement, par le vider de toute substance propre. Ne serait-il pas, en fin de compte, une simple annexe du « siècle de Louis XIV » ?

9

Tous ceux qui datent depuis cinquante cinq & soixante années ne m’appartiennent-ils pas ? Eh si je venais ici les revendiquer en qualité de Père, que deviendrait cette multitude d’hommes illustres dont vous vous parez ! Je vous ai laissé prononcer leurs noms, faire l’éloge de leurs exploits, de leur savoir, pensant que tous ces panégyriques tourneraient à ma gloire [8].

10S’il l’embrasse, c’est pour mieux l’étouffer… Rabaissé au rang de simple appendice, le 18e siècle n’aurait d’autre propriété qu’un numéro unique dans la longue suite des temps. À son 18e rang comptable ne correspondrait nulle identité historique, puisque ses qualités éclatantes sont d’emprunt. Le voilà donc placé devant une alternative peu souriante : soit il accède à la dignité d’une certaine singularité, mais cette distinction lui vaut un immédiat déclassement : il est jugé inférieur ; soit un réel éclat lui est reconnu, mais il jouit alors d’une gloire par procuration, ses titres étant ceux d’un autre.

11Inscrite au milieu du siècle (et donc au cœur de son propre sujet), la réflexion de Caraccioli ne saurait anticiper le jugement de la postérité. En attendant la possibilité d’un verdict plus distancié, l’auteur se contente d’une très œcuménique conclusion où « le Temps », si l’on peut dire, joue l’apaisement [9]. Son dialogue n’en pose pas moins les deux problèmes centraux qui structureront durablement les débats ultérieurs : celui de la délimitation et celui de la valeur respective des unités ainsi dégagées.

12On sait que la comparaison des deux siècles devint rapidement « le pont-aux-ânes de la critique historique [10] ». Elle alluma un nouvel épisode de la Querelle des Anciens et des Modernes, dont le Parnasse bruit dès le deuxième tiers du 18e siècle. Dans la mêlée, on remarque notamment Louis-Sébastien Mercier qui, jusqu’à sa mort en 1814, protestera contre la prééminence trop facilement accordée au « siècle de Louis XIV » dans l’ordre des Lettres. En 1778, il brocarde cette manie « de louer prodigieusement les morts ; le tout, pour contester aux vivants leurs succès, sans songer que ceux-ci deviendront anciens à leur tour [11] ». La transposition est explicite, qui mue les contemporains de Louis XIV, anciennement Modernes, en nouveaux Anciens. Le grief du polygraphe est notamment d’ordre politique : le Parnasse n’était-il pas alors le paradis de courtisans lâches et obséquieux ? Par contraste, les progrès de la raison sanctionnent la nette supériorité d’un 18e siècle illustré par maints « gens de lettres non moins éloquents et plus utiles que ne l’ont été ces grands hommes, conséquemment plus respectables par l’usage qu’ils font de leurs talents [12] ». Telle sera encore l’idée-force du chapitre « Du siècle littéraire de Louis XIV » au huitième tome du Tableau de Paris, où Mercier s’emploie à culbuter méthodiquement les statues des commandeurs [13]. C’est à l’aune des Lumières qu’est ici mise à nu la légende abusive d’un glorieux « siècle de Louis XIV ». De fait, et « pour peu qu’on soit accoutumé aux ouvrages modernes et substantiels, où la raison élevée parle, touche et convainc [14] », les ouvrages si vantés du siècle antérieur souffrent de la comparaison et n’offrent bientôt plus qu’« un assemblage de mots oiseux, qu’un jargon insoutenable [15] ». C’est dire que l’honneur du Parnasse doit primer son rayonnement esthétique. Quel est le prix acceptable de l’excellence formelle ? Ici soulevée par Mercier, c’est une des questions dont se souviendront maints publicistes libéraux sous la Restauration.

13Le choc révolutionnaire va relancer de plus belle la mécanique comparative tout en en modifiant les rouages. Levain d’un renouvellement polémique, il détermine une puissante vague de réflexions balayant des objets qui, pour avoir été cent fois débattus, n’ont pas encore fixé le moindre consensus. Interceptée par la conscience encore effarée d’une Révolution devenue incontrôlable, la question mémorielle devient alors le support d’une lutte plus sourde entre deux France irréconciliables. C’est que le 18e siècle occupe obsessionnellement le devant de la scène historique, qu’il s’agisse de lui imputer tous les maux issus des excès révolutionnaires ou de le blanchir des noires accusations que font peser sur lui les contempteurs de la « secte philosophique ».

14Ces derniers emploient volontiers l’acception dépréciative du mot « siècle », acception mythologique visant « une figure allégorique, personnifiée par un vieillard décrépit [16] ». L’ère précédente leur apparaît sous les espèces d’un vieillard promis à une disparition sans deuil. Dès 1800, L’Antidote moral, politique et littéraire présente, sous la plume du citoyen J. M. Dorvo, le fragment édifiant d’une conversation entre les 18e et 19e siècles. Comme chez Caraccioli cinquante ans plus tôt, la trame est celle d’une réunion de famille plutôt houleuse. Le tout jeune 19e siècle ne s’en laisse pas conter. Il renvoie sans tarder son aïeul à la poussière de son (déjà) vieil âge :

15

Le 18e siècle : Mon fils, vous êtes très mal élevé. Vous ressemblez au prince de Galles qui se moque sans cesse de son père et, qui pis est, de ses ministres ; […] vous qui n’écoutez les conseils de personne, qui vous moquez de votre père, qui…
– Le 19e siècle : Papa ! vous avez un peu d’humeur ; c’est pardonnable à votre âge. Mais ne vous en déplaise, vous avez bien été le siècle le plus fou de toute la famille.
– Le 18e siècle : Parbleu, ne faudrait-il pas pour vous plaire que j’eusse ressemblé à vos imbéciles d’ancêtres ?
– Le 19e siècle : Mais, mon très cher père, vous n’êtes pas bâtard, ce sont les vôtres comme les miens [17].

16Le parti pris de l’auteur est manifeste. Conformément aux promesses de son prospectus, le journal n’a d’autre ambition que de « combattre les hérésies morales, politiques et même littéraires qui, chaque jour, empoisonnent la saine doctrine, corrompent les idées les plus droites, altèrent la pureté de la langue, et pervertissent l’esprit public. » Autant dire que l’insolence du siècle dernier né traduit surtout une impatiente volonté de renouement avec les temps antérieurs. C’est par-delà la parenthèse des Lumières que l’ère nouvelle puisera de quoi étancher sa soif d’identité. Certes, le 18e siècle n’est pas entièrement condamné. Son fils lui reconnaît même une incontestable richesse philosophique. Mais loin de former une circonstance atténuante, cette concession se retourne bientôt en argument à charge : « Allez, vous devriez mourir de honte d’avoir eu tant de lumières à votre disposition et d’en avoir si mal profité. » L’imputation de déraison faite au « siècle le plus fou de toute la famille » ne s’explique pas autrement : le 18e siècle apparaît comme un concentré de tendances a priori diamétralement opposées, le raffinement de la Raison y côtoyant les explosions de violence les plus brutales. Sur ce point, le sort contrasté fait à la liberté tient lieu de témoin :

17

Le 19e siècle : Eh ! girouette éternelle ! Que n’avez-vous pas fait pour l’étouffer ? […] Mille tempêtes et pas un beau jour. Et où en serait-elle, cette pauvre liberté, si je n’arrivais pas bientôt pour l’affermir sur son piédestal ? Tenez, mon cher et très honoré père, vous ne fûtes qu’un brouillon toute votre vie[18].

18Si cet échange ne fait explicitement pas du « siècle de Louis XIV » le contre-modèle du supposé « brouillon », d’autres articles se chargent de cette redistribution des mérites au sein de la famille séculaire. Un mois plus tard, Dorvo s’exclamera ainsi, en un soupir ouvertement nostalgique : « Que le goût du siècle dernier semble préférable au nôtre [19] ! »

19Pareille scène de famille s’accommode, on s’en est aperçu, d’un traitement plutôt plaisant. Cette légèreté n’est cependant qu’illusoire. Après la Révolution, le terrain des affrontements séculaires ne présente plus le caractère somme toute complaisant du tribunal où Caraccioli convoquait les deux parties pour une aimable joute oratoire menée sous le regard bienveillant du « Temps »… C’est que le 18e siècle ne saurait endosser plus longtemps le rôle du cadet en mal de reconnaissance. Le voilà maintenant sommé de rendre des comptes à un successeur exigeant et pressant. Le contraste est saisissant entre ces deux scènes allégoriques : « le 18e siècle » de Caraccioli tenait la ligne essentiellement défensive d’une entreprise d’autojustification : son combat était celui du droit à l’existence ; tout au contraire, le 19e siècle naissant tient une posture accusatoire nettement plus véhémente. Ainsi la fiction séculaire renouvelle-t-elle son intrigue, puisqu’à une revendication de filiation se substitue maintenant un acte de sécession. Si le souci d’autojustification n’a pas disparu, il glisse cette fois du côté de l’ancêtre. Ce retournement d’une transition descendante à une transition ascendante explique le changement de registre d’une scène à l’autre. Le passage de témoin se fait plus grave, d’où, sans doute, la grandiloquence croissante des fictions séculaires au début du 19e siècle. Un bon exemple en sera encore fourni par Chênedollé, dont le Génie de l’homme mettra en scène, en 1807, un très solennel « fantôme » du 18e siècle [20].

20On négligerait à tort la multiplication de ces saynètes dialoguées, car l’emploi d’un tel artifice n’est pas sans jouer sur la reconfiguration du « siècle » comme catégorie de la pensée historique. Tout se passe, en effet, comme si ce jeu oratoire servait des intérêts idéologiques exacerbés par la Révolution. Pareils dialogues formalisent efficacement des haines sédimentées depuis 1789. Loin d’un amusement verbal sans conséquence, ils mettent aux prises des ennemis maintenant irréductibles qui trouvent dans la personnification séculaire la pièce majeure d’un redoutable arsenal polémique. Certes, la seconde moitié du 18e siècle avait déjà vu une radicalisation des opinions historiques, et Jochen Schlobach a opportunément rappelé que « les Lumières et l’esprit philosophique dotent le 18e siècle d’un caractère propre en le dissociant de celui de Louis XIV [21] ». De son côté, Didier Masseau a mis en lumière les nombreux verdicts de décadence, à la fois morale et littéraire, rendus dès la seconde moitié du 18e siècle par les ennemis des philosophes [22]. On ne mésestime pas l’importance de ces antécédents. Toutefois, c’est désormais le souvenir panique de la Terreur qui, catalysant les énergies mémorielles, va favoriser la double poussée d’une radicalisation et d’une simplification des préférences séculaires. Scène primitive, non de l’histoire nationale bien sûr, mais des initiatives mémorielles donnant forme à cette histoire, le paroxysme terroriste suscite une relecture crispée du siècle à peine refermé et, corollairement, le recours presque mécanique au « siècle de Louis XIV ». La réflexion le cède au réflexe. Largement amorcée au cours des décennies antérieures, la personnification des unités historiques se généralise ainsi pour déboucher sur une essentialisation des siècles. Cette forme de rétrospection est cruciale, en ce qu’elle signale une appréhension non pas historique, mais psychologique des époques passées. Et c’est précisément cette psychologisation qui accélère la simplification de leurs qualités. Ce qui demeurait jusque-là sans conséquence tend maintenant à figer ses effets. Tant que l’objectivation du 17e siècle et des Lumières datait du 18e siècle lui-même, l’histoire restait susceptible de modifications. Il était alors difficile de geler son verdict sans insulter l’avenir. Le personnage de Caraccioli coïncidant avec son lieu d’énonciation, le projet d’objectivation ne pouvait guère dépasser la dimension d’un bilan provisoire. Encore grosse de potentialités, l’histoire commandait la prudence, du moins tant que la réflexivité bridait l’élan de l’objectivation. Mais au lendemain de la Révolution, l’histoire est moins une promesse qu’une pièce à conviction. Le verrouillage à la fois chronologique et historique du 18e siècle vient clore à grand fracas une perspective jusque-là ouverte. La représentation (au sens presque théâtral) des siècles porte l’empreinte de cette situation nouvelle : la caractérologie séculaire en vient à figer ses conclusions et, loin de braquer ses observations vers un horizon généreux, elle s’arc-boute maintenant sur des qualifications verrouillées (des qualifications de nature) assignant à leur objet une véritable essence. La fiction séculaire accroît dorénavant sa force de persuasion en véhiculant une vision substantialisée de ses personnages. Si cette clôture ne favorise pas les jugements distanciés, c’est évidemment parce qu’elle n’est pas seulement chronologique, mais surtout thématique. Car en même temps qu’elle lui assigne un terme, la Révolution donne un nom au 18e siècle. Ce qui le conclut est aussi ce qui le condamne ou, mieux, ce qui le sanctionne : condamnation quantitative, puisque ses jours sont terminés ; mais sanction qualitative aussi bien, car la Révolution lui confère une cohérence rétrospective ramassée dans une identité finalisée. La fatalité de ce destin ex post fournit l’ingrédient principal du substantialisme qui teinte alors l’usage des fictions séculaires. À l’orée d’un 19e siècle surconscient de lui-même, les conditions semblent ainsi réunies pour l’élaboration d’un 18e siècle commodément unifié, voire uniformisé : l’homogénéisation forcée de ses caractères finit par constituer une entité à mi-chemin de l’abstraction intellectuelle et de l’invention poétique. Unité historique et personnage allégorique, sa fonction reste celle d’une catégorie pratique, puisqu’elle s’exerce principalement sur le théâtre conflictuel de l’action politique. C’est contre une telle tendance que réagira en 1817 le publiciste libéral Antoine Jay, déplorant qu’il :

21

[…] arrive [au 18e siècle] ce qui n’était encore arrivé à aucune fraction séculaire des âges évanouis ; on l’attaque comme un être réel ; il est personnifié comme le génie du mal ; on l’accuse, on le diffame, on le rend responsable de toutes les infortunes privées, de toutes les calamités publiques, de toutes les déplorables catastrophes qui ont tourmenté ses derniers jours [23].

22Instrumentalisés pour les besoins du jour, les deux derniers siècles se voient bientôt dotés d’une fonction persuasive dans le cadre d’une véritable psychomachie. Cette fonctionnalisation favorise le gommage de leur diversité interne. Mobilisés à des fins démonstratives, ils gagnent en efficacité ce qu’ils perdent en nuance.

23À sa manière, l’histoire lexicale confirme cette évolution. Monnaie courante après la Révolution, les interrogations sur la nature du temps historique tournent notamment autour de la notion de « siècle [24] ». Dans la lignée des temps classiques, on observe alors une oscillation entre deux acceptions, l’une rigidement arithmétique, l’autre plus souplement historique. Mais l’ébullition idéologique autorise bientôt un autre usage du « siècle », comme le confirme d’ailleurs l’acception mythologique de « figure allégorique » attestée en 1825 [25].
Le 18e siècle est donc homogénéisé au point de désigner la philosophie en personne. Dans le même mouvement, cet ennemi simplifié appelle un adversaire à sa mesure. C’est ainsi qu’à la faveur d’une réduction symétrique, il revient à un « 17e siècle » rêvé d’« anéantir le 18e siècle tout entier [26] », pour reprendre une formule frappante de Roederer résumant en ces termes, dans un rapport remis à Napoléon, la ligne éditoriale d’un organe comme le Journal des débats.
On sait qu’une telle moralisation des figures séculaires obéit à un ressort simultanément politique et religieux. Bientôt moqués par Marie-Joseph Chénier dans la satire des « nouveaux saints [27] », les anti-Lumières combattent en rangs serrés. Parmi eux, Joseph Fiévée s’avance en première ligne. Pilier du nouveau Mercure de France, ce fer de lance de la réaction antiphilosophique est à ce point zélé qu’il suscite, à l’occasion, l’agacement de Bonaparte lui-même. Sa contribution à la pétrification des identités séculaires s’avère considérable et c’est à ce titre qu’il retient ici notre attention. Dans ses Lettres sur l’Angleterre de 1802, il réclame par exemple :

[…] que l’on compare la conduite, le style et les prétentions des philosophes du 18e siècle, avec la conduite, le style et la modestie des Écrivains du siècle de Louis XIV, et que les hommes de bonne foi décident [28].
La nature fondamentalement religieuse du « siècle de Louis XIV » ainsi érigé en garde-fou anti-philosophique transparaît encore dans un article de juillet 1803 sur la Grammaire de Port-Royal. S’inclinant devant « ce siècle où tout a été grand parce qu’il n’y avait point d’erreurs », Fiévée encense particulièrement « nos orateurs chrétiens devenus classiques en prêchant la morale et les austérités religieuses, observation qui suffirait seule pour marquer toute la différence qu’il y a entre le 17e et le 18e siècle [29] ». Cette comparaison devient alors un réflexe obsessionnel du publiciste, sous la plume duquel les sujets les plus divers sont immanquablement interceptés par un parallèle partisan. L’année suivante, une série d’articles « sur l’esprit littéraire du 18e siècle » systématisera cette bipolarisation de l’histoire récente. Ce brûlot s’inscrit dans le fidèle prolongement du Génie du christianisme : facteur dissolvant sur le plan social et moral, la philosophie est ici condamnée parce qu’elle instille le poison du doute dans les consciences. Or ce principe d’opposition ne se résume pas à des considérations générales sur la nécessité sociale de l’institution religieuse. Bien au contraire, son champ d’application paraît bientôt illimité : « L’esprit humain n’est fort que de ce qu’il croit. Cette maxime de l’évangile : il n’y a que la foi qui sauve, renferme un sens si étendu, si profond, qu’on peut l’appliquer à la morale, à la politique et à la littérature avec autant d’avantages qu’à la religion[30]. »
On peut ici reprendre une formule frappante que Fiévée emploie lui-même, en mauvaise part, pour désigner la postérité philosophique de Fénelon. À ses yeux, la faveur posthume du prélat ne s’explique que par une volonté de noircir la mémoire de Bossuet, ce qui l’amène à parler d’une « prise de possession de Fénelon comme moyen de parvenir à ce résultat [31] ». Or l’usage du « siècle de Louis XIV » par Fiévée s’apparente à une semblable « prise de possession ». Il ne fait que transposer à l’échelle séculaire ce que la « secte philosophique » met en œuvre, selon lui, sur le plan plus étroitement individuel. Cas exemplaire de mémoire fonctionnelle (ou relationnelle), ces articles engagent les deux siècles dans le mouvement circulaire d’une définition mutuelle. Ce faisant, ils renforcent la solidarité paradoxale de deux époques rivales, mais liées l’une à l’autre comme la nuit l’est au jour. C’est dire que l’allégorisation de la mémoire séculaire est ici portée à son comble. Désigné par un singulier (qui se veut) collectif, le second 17e siècle est censé incarner à lui seul la face lumineuse du conflit. De ce point de vue, et contrairement à la thèse que ne tardera pas à défendre Pierre-Édouard Lémontey, Fiévée ne conçoit pas un instant l’absolutisme louis-quatorzien comme un avant-courrier souterrain (et certes paradoxal) du jacobinisme :
Notre révolution toute entière a été une expérience de sauvagerie, un combat continuel et sanglant entre la barbarie et la civilisation, entre les principes du siècle de Louis XIV et les lumières du 18e siècle [32].
Prenant pour cible tous les suppôts des Lumières, Fiévée vise en particulier les Idéologues toujours dans la ligne de mire du Mercure : « […] puisqu’ils se regardent comme intéressés à défendre le siècle philosophique et sauvage, il est juste que nous persistions à leur opposer le siècle religieux et policé[33] ». Mais lorsqu’il s’en prend de la sorte à la mouvance idéologique, Fiévée commet une double erreur qui fragilise quelque peu la supposée « solidité du raisonnement », ainsi que la « clairvoyance » qu’on a cru jadis lui reconnaître [34]. D’une part, les Idéologues entreraient bien difficilement dans le costume de fougueux démocrates qu’il prétend pourtant leur faire endosser. Pareille assimilation rend mal compte des nuances caractérisant le républicanisme, somme toute élitaire, des héritiers de Condorcet [35] (mais il est vrai que dix ans à peine après l’épisode terroriste, la mention démocratique avait tout d’un épouvantail). D’autre part, les héritiers des Lumières ne professent pas si communément, loin s’en faut, le rejet des écrivains du « siècle de Louis XIV ». Emportement de plume ou amalgame pratiqué à des fins polémiques, le polémiste combat un fantôme largement créé par ses soins.
Projetées sur une scène largement inspirée des procédés fictionnels, ces figures séculaires alimentent une si puissante illusion référentielle que la fiction d’une allergie entre les deux siècles paraît avoir bénéficié d’un réel crédit. Si les principaux aspects de cette « guerre philosophique » ont maintes fois été retracés, peut-être n’a-t-on pas assez marqué les conséquences que la confiscation dévote des classiques risquait de faire peser, non seulement sur la représentation du « siècle de Louis XIV », mais sur la conception même de « la littérature » émancipée du système des Belles-Lettres.
Opportunément amputé de ses accointances philosophiques (en synchronie, avec l’occultation des libres penseurs et l’aseptisation des auteurs consacrés ; en diachronie par le scénario d’une allergie aux Lumières), le « siècle de Louis XIV » a dû incarner l’autre des Lumières. Ce caractère constitutivement apologétique de la mémoire classique a tôt fait d’entraîner les écrivains du second 17e siècle dans une lutte improbable, mais aussi dans une liaison dangereuse. Une lutte improbable d’abord : historiquement peu rentable, le modèle interprétatif des « nouveaux saints » rencontre bien des obstacles. Il se heurte au double cas des auteurs irréductibles à l’interprétation apologétique et de ceux qui, pour s’y conformer en apparence, n’en sont pas moins revendiqués par les Lumières et leurs héritiers. Les innombrables hommages philosophiques au Parnasse classique perturbent de fait cette scénographie trop bien huilée et minent la crédibilité d’une répartition des rôles aussi tranchée [36]. Cette lutte improbable se double, on l’a dit, d’une liaison dangereuse, car l’enrôlement dévot porte en germe le risque d’une définition essentiellement négative de la littérature classique (et de l’idée même d’un patrimoine littéraire national).
La « guerre philosophique » serait donc ce moment où l’articulation des deux siècles doit toujours être reconquise. Ce rendez-vous manqué de la littérature (comme objet patrimonial) avec l’héritage des Lumières n’était pourtant pas écrit d’avance. De Victorin Fabre à M.-J. Chénier, de Philippe-Antoine Grouvelle à Antoine Jay (sans parler de Madame de Staël, du moins dans De la littérature), nombreux furent les publicistes appelant de leurs vœux une mémoire littéraire réconciliée avec les acquis des Lumières et promouvant une médiatisation philosophique du rapport aux classiques. Or l’appel ne sera pas ou peu entendu. Maintenue à l’abri de toute contagion philosophique, la relation aux textes classiques a dès lors tendu à s’enfermer dans un périmètre sacré. L’annexion de la tradition littéraire par la sphère du sacré a eu pour corollaire, en effet, l’expulsion hors des palmarès de tout un pan du legs philosophique. Annie Becq et Michel Delon ont déjà accusé le lien entre la constitution de l’idée nationale et l’exclusion du matérialisme hors « [d]es discours dont la pratique constitue l’objet ‘‘littérature [37]’’ ». Certes, de nombreux philosophes du 18e siècle ont été intégrés au panthéon littéraire. Mais cette consécration ne signe pas pour autant les retrouvailles de la littérature et de la philosophie dans le domaine, enfin apaisé, du patrimoine national. Au contraire, le rapatriement des Lumières sur le territoire des écrivains a sanctionné la ruine de leur crédit proprement philosophique. C’est l’une des conclusions suggestives de Dinah Ribard dans son analyse du « philosophe du 18e siècle » comme catégorie littéraire. Retraçant l’histoire de cette rubrique, elle a pu mettre en évidence l’isolement radical de la philosophie d’auteur : « Exclus de la philosophie par les professionnels de la discipline, les philosophes des Lumières (c’est-à-dire les plus célèbres d’entre eux) sont récupérés par la littérature. Or entre-temps, celle-ci a acquis sa signification restreinte […] [38]. » Entendue sous son acception patrimoniale, la littérature ne semble pas devoir penser : d’une part, sa vocation religieuse la cantonne à l’illustration de vérités sans histoire ; de l’autre, ses recrues philosophiques sont promptement désarmées à l’entrée du temple. De ce point de vue, il n’est pas absurde de penser que le sort historiographique des Lumières éclaire indirectement le destin de l’idée française de littérature au cours du long 19e siècle.


Date de mise en ligne : 30/07/2010

https://doi.org/10.3917/dhs.042.0617

Notes

  • [1]
    Peter France, « Une légende des siècles. Les pièges de la périodisation », dans Jean Dagen et Philippe Roger (dir.), Un Siècle de Deux Cents Ans ? Les 17e et 18e siècles : continuités et discontinuités, Paris, Desjonquères, 2004, p. 122.
  • [2]
    Charles Porset, « Hazard revisité. Y a-t-il une ‘‘charnière’’ 17e-18e siècles ? », ibid., p. 142.
  • [3]
    Louis de Bonald, « Du tableau littéraire de la France au 18e siècle, proposé pour sujet du prix d’éloquence par la seconde classe de l’Institut » (mai 1807), Œuvres complètes, Paris, A. Le Clère, 1838, t. 11, p. 49.
  • [4]
    [Louis-Antoine Caraccioli], Dialogue entre le siècle de Louis XIV et le siècle de Louis XV, La Haye, sans éditeur mentionné, 1751, p. vii.
  • [5]
    Ibid., p. 140-141.
  • [6]
    Ibid., p. 13.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid., p. 147.
  • [9]
    « Chacun de vous a son mérite, chacun sera couronné […]. L’aimable vérité, qui s’éloigne également de tout excès, déclare que pour atteindre à la perfection on a besoin des connaissances du dix-septième & dix-huitième Siècles [sic] », ibid., p. 158-160.
  • [10]
    Jean Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Klincksieck, 1977, p. 583.
  • [11]
    Louis-Sébastien Mercier, De la littérature et des littérateurs (1778), Genève, Slatkine, 1970, p. 1. L’assaut est donné, dans les mêmes termes, au chapitre CDXI du Tableau de Paris, Jean-Claude Bonnet (dir.), Paris, Mercure de France, 1994, t. 1, p. 1120.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    L.-S. Mercier, « Du siècle littéraire de Louis XIV », dans Tableau de Paris, op. cit., t. 2, p. 371. Dans un manuscrit de 1798, Mercier vilipende à nouveau « Louis dit le Grand », ce monarque à la tête d’une armée « composé de courtisans, de valets fleurdelysés dont l’unique emploi était de l’adorer, de l’encenser, de le servir », dans « Esquisse du ridicule cérémonial de la cour de Louis dit le Grand », repris dans Le Nouveau Paris, Jean-Claude Bonnet (dir.), Paris, Mercure de France, 1994, p. 1119.
  • [14]
    L.-S. Mercier, « Du siècle littéraire de Louis XIV », op. cit., p. 372.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    François Raymond, Supplément au Dictionnaire de l’Académie française. 6e édition publiée en 1835, complément de tous les dictionnaires français anciens et modernes […], Paris, Gustave Barba, 1836, p. 730.
  • [17]
    L’Antidote moral, politique et littéraire, n° 71, primidi 11 frimaire an VIII (2 décembre 1799), p. 4.
  • [18]
    Ibid., nous soulignons.
  • [19]
    L’Antidote moral, politique et littéraire, n° 107, septidi 17 nivôse an VIII (7 janvier 1800), p. 3.
  • [20]
    Charles Chênedollé, Le Génie de l’homme, poëme, Paris, H. Nicolle, 1807, p. 154 sqq.
  • [21]
    Jochen Schlobach, Siècle, dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997, p. 996, col. b.
  • [22]
    Didier Masseau, Les Ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, p. 323-327.
  • [23]
    Le Mercure de France, nouvelle série, t. 3, septembre 1817, p. 533, nous soulignons.
  • [24]
    Sur les antécédents en matière d’histoire lexicale et conceptuelle, voir les articles classiques de Werner Krauss, « Der Jahrhundertbegriff im 18. Jahrhundert. Geschichte und Geschichtlichkeit in der französischen Aufklärung », dans Studien zur deutschen und französischen Aufklärung, Berlin, Rutten & Loening, 1963, p. 9-40 ; et Alain Niderst, « Le sens du mot siècle dans la langue classique », Le Français moderne, t. 39, 1971, n° 2, p. 207-219. On trouve une synthèse récente dans Dieter Gembicki, siècle, dans Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich. 1680-1820, Munich, Oldenbourg, 1996, t. 16-18, p. 235-272. Voir enfin la thèse de Claudia Schröder, « Siècle de Frédéric II » und « Zeitalter der Aufklärung » : Epochenbegriffe im geschichtlichen Selbstverständnis der Aufklärung, Berlin, Duncker & Humblot, 2002.
  • [25]
    Supplément au Dictionnaire de l’Académie, ainsi qu’à la plupart des autres lexiques français, contenant les termes appropriés aux arts et aux sciences, et les mots nouveaux consacrés par l’usage, Paris, Masson et fils, 1825, p. 489.
  • [26]
    Cité par Heinz Thoma, Aufklärung und nachrevolutionäres Bürgertum in Frankreich. Zur Aufklärungsrezeption in der französischen Literaturgeschichte des 19. Jahrhunderts (1794-1914), Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1976, p. 52.
  • [27]
    Marie-Joseph Chénier, Les Nouveaux Saints, Paris, Dabin, 1801.
  • [28]
    Joseph Fiévée, Lettres sur l’Angleterre et réflexions sur la philosophie du 18e siècle,Paris, Perlet et Desenne, 1802, p. 148.
  • [29]
    J. Fiévée, « Sur une nouvelle édition de la Grammaire de Port-Royal », 29 messidor an XI (18 juillet 1803), cité d’après Le Spectateur français au 19e siècle ou Variétés morales politiques et littéraires recueillies des meilleurs écrits périodiques, Paris, s. n., 1805, t. 2, p. 421-422.
  • [30]
    J. Fiévée, « Sur l’esprit littéraire du 18e siècle », 1er article Le Mercure de France, t. 15, n° 138, 28 pluviôse an XII (18 février 1804), p. 392, nous soulignons la dernière phrase.
  • [31]
    Ibid., 2e article, Le Mercure de France, t. 15, n° 141, 19 ventôse an XII (10 mars 1804), p. 543.
  • [32]
    Ibid., 3e article, Le Mercure de France, t. 16, n° 143, 3 germinal an XII (24 mars 1804), p. 15.
  • [33]
    Ibid., p. 16, nous soulignons.
  • [34]
    André Cabanis, « Le courant contre-révolutionnaire sous le Consulat et l’Empire », Revue des sciences politiques, n° 24, 1971, p. 52.
  • [35]
    Voir Marc Régaldo, « Lumières, élite, démocratie. La difficile position des Idéologues », 18e siècle, n° 6, 1974, p. 193-207.
  • [36]
    Sur ce point, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude : « Que faire du Siècle de Louis XIV ? D’une réception paradoxale au lendemain de la Révolution française », Revue d’histoire littéraire de la France, 2010, n° 1, p. 19-34.
  • [37]
    Annie Becq et Michel Delon, « Le ‘‘matérialisme du 18e siècle’’ dans ‘‘l’histoire de la littérature’’ de la première moitié du 19e siècle », Cahiers de l’Institut de recherche universitaire d’histoire de la connaissance, des idées et des mentalités, n° 1, 1979, p. 18.
  • [38]
    Dinah Ribard, Raconter, Vivre, Penser. Histoire(s) de philosophes, 1650-1766, Paris, Vrin/Éditions de l’EHESS, 2003, p. 400.

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