Notes
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[1]
Stéphane Schmitt, notice de l’Histoire naturelle de l’homme dans Buffon, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 1448.
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[2]
Gunnar Broberg, Homo Sapiens L. : Studier i Linnés naturuppfatning och människolära, Stockholm, Uppsala, Almquist & Wiksell, 1975, p. 193-195.
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[3]
Jean Starobinski, « Rousseau et Buffon », Jean-Jacques Rousseau et son œuvre. Problèmes et Recherches, Paris, Klincksieck, 1964, p. 139.
-
[4]
Buffon, Supplément à l’Histoire naturelle, Paris, Imprimerie Royale, 1777, t. IV, p. 455. Les références à l’Histoire naturelle générale et particulière, citée dans l’édition de l’Imprimerie Royale, Paris, 1749-1789, seront indiquées par des sigles indiquant les différentes parties de l’Histoire naturelle, suivis de l’indication du tome en chiffres romains et du numéro de page en chiffres arabes : HN (Histoire naturelle générale et particulière, avec la description du cabinet du roi), HNS (Supplément à l’Histoire naturelle), HNM (Histoire naturelle des Minéraux), HNO (Histoire naturelle des oiseaux).
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[5]
Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, Librairie François Maspero, 1971, p. 99, nous soulignons.
-
[6]
Stéphane Schmitt, introduction à Buffon, Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, 2007, t. I, p. 42 : HN, t. I, p 102, p. 244, p. 295, p. 393, p. 436, p. 447 ; HN, t. III, p. 401, p. 490 ; HN, t. IV, p. 102-103 ; HN, t. X, p. 65, p. 118, p. 159-160, p. 290-291 ; HNO, t. I, p. xiij-xiv.
-
[7]
On peut donner, à titre d’exemples, les endroits suivants qui s’ajoutent à ceux indiqués par Stéphane Schmitt : HN, t. I, p. 497 ; HN, t. IX, p. 11 ; HN, t. X, p. 60 ; HN, t. XIII, p. 357, p. 385 ; HN, t. XIV, p. 190 ; HNO, t. I, p. 452 ; HNO, t. II, p. 60 ; HNO, t. III, p. 60, p. 120, p. 404 ; HNO, t. V, p. 83, p. 375, p. 542 ; HNO, t. VI, p. 125, p. 379, p. 518 ; HNO, t. VIII, p. 420 ; HNO, IX, p. 170, p. 387 ; HNM, t. II, p. 568 ; HNM, t. III, p. 34 ; HNS, t. III, p. 38 ; HNS, t. V, p. 519 ; HNS, t. VI, p. 275.
-
[8]
Thierry Hoquet, « La comparaison des espèces : ordre et méthode dans l’Histoire naturelle de Buffon », Corpus, n° 43, 2003, p. 355-416, p. 394.
-
[9]
Il semble que le texte de Klingstädt soit resté d’abord très peu connu dans le contexte français. Voir l’Histoire générale des voyages, chez Rozet, 1768, t. XVIII, p. XXIV et p. 496.
-
[10]
Savant allemand, Klingstädt fit carrière dans l’administration de la Russie sous Catherine II. Voir Friederich Konrad Gadebusch, Livländische Bibliothek, Riga, bey Johann Friedrich Hartknoch, 1777, p. 116-118 ainsi que Georg Christoph Hamberger et Johann Georg Meusel, Das gelehrte Teutschland oder Lexikon der jetzt lebenden teutschen Schriftsteller, Meyerschen Buchhandlung, 1797, p. 139-140. Pour le rôle de Klingstädt dans l’administration russe et dans l’Académie des sciences et l’Académie libre d’économie, voir Erik Amburger, Geschichte der Behördenorganisation Russlands von Peter dem Grossen bis 1917, Leiden, Brill, 1966, p. 176 et p. 224.
-
[11]
On admet généralement la date de 1762 qui est celle de la publication en français de Königsberg. Il y eut plusieurs éditions ultérieures, en allemand, publiée à Riga en 1769, en suédois, publiée à Stockholm en 1773, et une édition française publiée à Copenhague, « Chez Philibert », en 1766, qui probablement fut celle consultée par Buffon (voir à ce sujet Duchet, op. cit., p. 495).
-
[12]
Voir J. Starobinski, « Rousseau et Buffon » et Jean Morel, « Recherches sur les sources du Discours sur l’inégalité », Annales Jean Jacques Rousseau, t. V, 1909, p. 119-198.
-
[13]
Otis Fellows, « Buffon and Rousseau : Aspects of a relationship », PMLA, vol. 75, n° 3, 1960, p. 184-196, p. 184 et 190.
-
[14]
Klingstädt, op. cit., p. 2. La note dix du second Discours a dû intéresser l’auteur du Mémoire sur les Samojèdes et les Lappons d’autant plus que c’est l’un des très rares endroits où Rousseau évoque un de ces deux peuples du Nord. On retrouve d’ailleurs les mêmes idées avec un développement quelque peu différent dans la partie intitulée Des voyages vers la fin du cinquième livre de l’Émile.
-
[15]
Rousseau, Discours sur l’origine de et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 212, nous soulignons.
-
[16]
Buffon, HNS, t. IV, p. 455. De même, Buffon déclare dans l’Histoire naturelle des oiseaux, « il y a des témoignages pour et contre au sujet de leurs migrations […] comment tirer la vérité du sein de ces contradictions ; comment la trouver au milieu de ces incertitudes ; j’ai fait ce que j’ai pu pour la démêler, et l’on jugera par les soins qu’il faudrait se donner et les recherches qu’il faudrait faire pour éclairer ce seul fait, combien il serait difficile d’acquérir tous ceux dont on aurait besoin pour faire l’histoire complète d’un seul oiseau de passage, et à plus forte raison l’histoire générale de tous », HNO, t. I, p. xiij-xiv.
-
[17]
Klingstädt, op. cit., p. 2.
-
[18]
Rousseau, op. cit., p. 212.
-
[19]
Buffon, De la manière, HN, t. I, p. 29. Buffon répète : « il ne faut pas s’imaginer, même aujourd’hui, que dans l’étude de l’histoire naturelle on doive se borner uniquement à faire des descriptions exactes et à s’assurer seulement des faits particuliers, c’est à la vérité, et comme nous l’avons dit, le but essentiel qu’on doit se proposer d’abord », ibid., p. 50-51, nous soulignons.
-
[20]
Buffon, HN, t. I, p. 25, nous soulignons.
-
[21]
Buffon, HN, t. XIII, p. 357, nous soulignons.
-
[22]
Buffon, HNO, t. XVIII, p. 43, nous soulignons. On trouve un grand nombre d’affirmations similaires où Buffon réclame de meilleures description ou bien où il critique celles qui sont fournies par les voyageurs, voir HN, t. I, p. 497, t. III, p. 490, t. IX, p. 11, t. X, p. 159-160 et p. 290-291, t. XIII, p. 385, t. XVI, p. 452, t. XVIII, p. 120, t. XX, p. 83 et p. 375, t. XXIII, p. 420, t. XIV, p. 170 ; HNS, t. VI, p. 275 et t. IV, p. 472.
-
[23]
Thierry Hoquet, « La nouveauté du Nouveau Monde du point de vue de l’histoire naturelle », Guido Abbattista et Rolando Minuti (éd.), Le Problème de l’altérité dans la culture européenne. Anthropologie, politique et religion aux 18e et 20e siècles, Napoli, Bibliopolis, 2006, p. 129-158.
-
[24]
Buffon HN, t. X, p. 65, nous soulignons.
-
[25]
Buffon, HN, t. IV, p. 102-103, nous soulignons.
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[26]
Klingstädt, op. cit., p. 3, nous soulignons.
-
[27]
Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du 18e siècle, Paris, Colin, 1963, p. 541.
1Pour écrire la partie de l’Histoire naturelle qui est consacrée à l’espèce humaine, Buffon, on le sait, s’appuie largement sur des relations de voyage et des descriptions géographiques. Le célèbre chapitre intitulé « Variétés dans l’espèce humaine » repose entièrement sur des récits de voyage, au point qu’on a pu affirmer récemment qu’on « aurait de la peine, par moments, à distinguer le travail critique de Buffon de celui qu’entreprend à la même époque l’abbé Prévost dans l’Histoire générale des voyages [1] ». Mais les informations tirées de ces récits de voyageurs ne se circonscrivent nullement au chapitre consacré aux variétés dans l’espèce humaine, elles se retrouvent partout dans l’œuvre de Buffon. Cette utilisation de la littérature de voyage pose cependant un problème épistémologique majeur : les voyageurs transmettent une information que nul ne peut vérifier, comment, alors, fonder sur elle un savoir sûr ? Cette problématique dépasse le cas de Buffon car l’utilisation des récits de voyage était, bon gré mal gré, généralisée dans l’histoire naturelle. Linné, par exemple, déplore souvent l’état peu satisfaisant de ces renseignements apportés par les voyageurs. Il exprime ainsi un vain souhait d’information sûre concernant l’article essentiel des « hommes à queue » dont certains voyageurs ont apporté des descriptions floues [2]. Dans l’incertitude, note Starobinski, Linné fait comme La Mettrie et comme Rousseau : « Dans le doute, il préfère trancher par la négative : ce ne sont peut-être pas des animaux, mais des hommes tout à fait primitifs, comparables aux satyres des anciens et aux hommes sylvestres des savants de la Renaissance [3]. »
2Buffon n’a pas ignoré ces problèmes liés à la lecture des relations de voyage. C’est dans un passage du quatrième volume du Supplément à l’Histoire naturelle, publié en 1777, qu’il en vient à examiner les difficultés que l’examen des récits des voyageurs occasionne à l’histoire naturelle. Le texte est situé au début de l’« Addition » qui concerne le chapitre sur les « Variétés dans l’espèce humaine », publié presque trente ans auparavant dans l’Histoire naturelle de l’Homme, parue dans les tomes deux et trois de l’Histoire naturelle générale et particulière en 1749. Buffon, conscient de cet écart temporel, note lui-même : « Il y a trente ans que j’ai écrit cet article des variétés dans l’espèce humaine [4]. » C’est donc avec un certain recul que Buffon jette un nouveau regard sur son travail du passé. Ce texte de 1777 est précieux, car il permet la mise en place d’une théorie de lecture qui ferait face à la théorie d’écriture exposée dans le Discours sur le style inséré dans l’Histoire naturelle avec le même tome de Supplément.
3Ce passage de 1777 contient en effet la mise en place de ce qu’on pourrait appeler une véritable théorie de la lecture des récits de voyage. Situé au début du chapitre contenant les additions sur les variétés dans l’espèce humaine, le passage prend le caractère d’un préambule. Le chapitre ne commence à proprement parler qu’une page plus loin, avec une phrase qui a toutes les caractéristiques d’un incipit et qui consacre d’autant mieux comme préambule ce qui a précédé : « Pour suivre le même ordre que je me suis tracé dans cet article, je commencerai… » (HNS IV, 455). Suit la reprise chronologique du chapitre de 1749. Malgré la brièveté du passage en question, il présente la structure d’un véritable petit traité théorique commençant par poser le problème traité et en montrer les enjeux avant de proposer une méthode qui permette de contourner les difficultés épistémologiques.
4Dans son ouvrage sur l’utilisation de la littérature de voyage par les philosophes, Michèle Duchet laisse entendre que seul Rousseau, dans le célèbre passage sur les relations de voyage contenu dans la note dix du second Discours, se serait exprimé de manière étendue sur les problèmes de fiabilité qui caractérisent la littérature des voyageurs. Duchet admet que « la critique des sources prend avec De Pauw une rigueur nouvelle », mais c’est pour ajouter aussitôt que « ses jugements sont sans nuances ». À part Rousseau, qui reste « un cas limite », « l’ensemble des philosophes », y compris Buffon, semblerait incapable de mettre au point une approche réfléchie des récits de voyageurs : « ici et là, la critique des textes, le rejet de tout ce qui n’offre pas prise à la raison, la distinction établie entre les faits eux-mêmes et leur interprétation sont les armes dont ils usent ». En ce qui concerne la « critique des sources » chez l’auteur de l’Histoire naturelle, Duchet conclut qu’elle est « implicite le plus souvent chez Buffon [5] ». Aux conjectures de Duchet s’opposent les constats de Stéphane Schmitt qui vient de repérer quinze endroits où Buffon, de manière explicite, fait preuve d’un « sens critique » à l’égard des relations de voyages [6]. On en trouve en réalité partout dans l’Histoire naturelle [7]. Cependant, à tous ces endroits où Buffon s’exprime sur la qualité des relations de voyage en tant que sources pour l’histoire naturelle, ces commentaires, conçus à propos d’un auteur en particulier, restent au fond sommaires. Ils se résument parfois à quelques lignes, voire à un seul mot. Avec le passage du Supplément de 1777, au contraire, Buffon développe une réflexion générale, indépendante, élaborée autour de la seule question de la fiabilité des relations de voyage.
5Au lieu de juger l’attitude de Buffon, comme le fait Duchet, à partir de critères idéologiques du 20e siècle et de dire qu’il lui manque « toute l’objectivité désirable » (p. 105), il convient de voir comment l’utilisation de la littérature de voyage s’inscrit dans la pensée de Buffon telle qu’elle est condensée, par exemple dans le texte intitulé Premier discours, de la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle publié au début de l’Histoire naturelle. Au lieu de partir de principes rationaux comme Descartes, le discours élabore, comme on le sait, une théorie de la connaissance qui met les sensations à l’origine du savoir et qui accentue l’importance de la comparaison.
6Cependant, en effectuant le pas qui va de la théorie de la connaissance en général à la pratique de l’histoire naturelle en particulier, Buffon évite, dans De la manière, d’évoquer le problème que pose la littérature de voyage. Même s’il insiste sur l’importance primordiale de l’observation et de l’examen des faits, lorsqu’il s’agit de l’Histoire naturelle prise dans son ensemble, « force est de constater que Buffon tire toutes ses informations de seconde main [8] ». Buffon avoue, au début du discours, que « la variété de ces mêmes objets, et la difficulté de rassembler les productions des différents climats, forment un autre obstacle à l’avancement de nos connaissances, qui paraît invincible » (HN I, 4-5). C’est en réalité très souvent à la littérature de voyage qu’il revient de fournir les données de la connaissance. Dans le cadre du De la manière, Buffon ne prend pas en compte ces problèmes liés à la lecture de l’information tirée des ouvrages d’autrui. S’il insiste sur l’importance du tri des renseignements en rappelant l’exemple d’Aldrovandi, c’est pour déconseiller l’entassement inutile de renseignements superflus (HN I, 27). S’il explique la nécessité de « lire les bons auteurs », c’est avant tout parce qu’il faut « examiner leurs différentes méthodes » et pour éviter qu’on ne « se livre à un système quelquefois mal fondé » (HN I, 8). Ceux-ci cependant ne sont pas considérés comme « les fondements de la science, et on ne doit s’en servir que comme de signes dont on est convenu pour s’entendre » (HN I, 23-24). Nulle part dans De la manière la littérature de voyage n’est considérée comme la matière brute de l’Histoire naturelle. Le préambule de 1777, lui, offrira une réflexion suivie sur ce sujet.
7La première partie du préambule propose une présentation du problème : « Dans la suite entière de mon ouvrage sur l’histoire naturelle il n’y a peut-être pas un seul des articles qui soit plus susceptible d’additions et même de corrections que celui des variétés de l’espèce humaine ; j’ai néanmoins traité ce sujet avec beaucoup d’étendue, et j’y ai donné toute l’attention qu’il mérite ; mais on sent bien que j’ai été obligé de m’en rapporter, pour la plupart des faits, aux relations des voyageurs les plus accrédités ; malheureusement ces relations fidèles, à de certains égards, ne le sont pas à d’autres » (HNS IV, 454). Buffon pointe donc deux défis majeurs : la dépendance de l’histoire naturelle envers les récits des voyageurs d’un côté et l’absence de fiabilité de cette littérature de l’autre. Le mauvais état de la littérature de voyage, du point de vue de l’histoire naturelle, vient du fait que les voyageurs, au lieu de décrire les choses avec exactitude, « croient se dédommager de leurs travaux pénibles en rendant ces choses plus merveilleuses ». Le problème provient donc de l’absence de savoir-faire et des connaissances des « voyageurs ». Buffon oppose leur mauvais état d’instruction aux connaissances d’un « philosophe ».
8Cette présentation du problème reprend point par point un texte qui est étroitement lié à cette « Addition », le Mémoire sur les Samojèdes et les Lappons [9] de Timothée Merzahn von Klingstädt (1710-1786 [10]) publié vraisemblablement en 1762 [11]. L’« Addition » de 1777 constitue en effet une réponse polémique à ce Mémoire, texte qui contient une critique extrêmement sévère à l’égard des conclusions que Buffon avait avancées sur l’identité entre les Samojèdes et les Lapons, regroupés par Buffon dans la même catégorie de « race lapone ». La méthode de lecture des relations de voyage de Buffon se développe en réalité comme un commentaire suivi des trois pages qui ouvrent le texte de Klingstädt. Le préambule de Buffon reprend directement toutes les idées principales des premiers paragraphes du Mémoire. Buffon va très loin dans la concession faite aux arguments de l’auteur qu’il s’efforcera de dénoncer dans les pages qui suivent le préambule.
9Klingstädt, comme le fera plus tard Buffon, commence par un constat général sur l’état de la littérature de voyage : « Parmi le grand nombre de relations de voyages, dont le public se trouve inondé, il est étonnant qu’il s’en trouve si peu, où le caractère et les mœurs de plusieurs peuples sauvages, dispersés dans les différentes contrées du monde connu, aient été développés de manière satisfaisante […] il serait pourtant très important pour l’histoire naturelle de l’homme, d’avoir des notions plus précises de ces individus » (p. 1-2). Les textes de Klingstädt et de Buffon développent ensuite les mêmes idées. Là où Buffon constate que « les hommes qui prennent la peine d’aller voir des choses au loin, croient se dédommager de leurs travaux pénibles en rendant les choses plus merveilleuses » et là où il évoque « les récits bizarres dont tant de voyageurs ont souillé leurs écrits » (HNS IV, 454), Klingstädt affirme : « Les auteurs nous les font envisager comme trop peu différents de nous, et déguisés seulement sous un masque bizarre et étranger » (p. 2). Klingstädt, comme le fera Buffon, explique le manque de fiabilité de ces textes par une carence de savoir chez les voyageurs « peu capables, pour la plupart, de faire en ce genre des observations fort justes » (p. 2). Il oppose, comme le fera Buffon, ces voyageurs aux vrais philosophes.
10Lorsque Buffon ouvre le préambule de 1777 en posant le problème général de la fiabilité de la littérature de voyage, il ne reprend pas seulement le début du texte de Klingstädt qu’il continue à commenter dans les vingt pages suivantes. Il récupère en réalité l’ensemble du célèbre passage sur la littérature de voyage de la note dix du second Discours de Rousseau dont Klingstädt s’est très clairement inspiré. On sait que Rousseau, grand admirateur de Buffon, a puisé librement dans l’Histoire naturelle non seulement pour ses Discours, mais encore largement pour la composition de l’Émile [12]. On admet au contraire que les commentaires sur Rousseau de la part de Buffon sont extrêmement rares et que Buffon n’a pas daigné suivre l’œuvre du citoyen de Genève [13]. Il semble cependant que ce soit le cas ici. Car comment ne pas reconnaître Rousseau derrière Klingstädt qui défend la description de l’homme « dans son état naturel afin de pouvoir mieux distinguer ce que l’éducation et la société lui ont donné d’étranger [14] » ?
11On reconnaît aisément le passage de la note dix du second Discours publié onze ans auparavant que Klingstädt reprend textuellement, par exemple lorsqu’il affirme : « Par un attachement singulier pour ce principe favori et presque généralement reçu parmi les Philosophes, que les hommes sont partout les mêmes, ils leur prêtent des idées, des passions, des vices et des vertus qu’ils n’eurent jamais » (p. 2). Dans la note dix Rousseau avait écrit dans une phrase contenant un néologisme resté célèbre : « De là est venu ce bel adage de morale, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont partout les mêmes, qu’ayant partout les mêmes passions et les mêmes vices, il est assez inutile de chercher à caractériser les différents peuples [15]. » Klingstädt a pu trouver l’ensemble des idées développées au début de son Mémoire dans la note dix du second Discours. Comme Klingstädt, Rousseau dénonce le fait qu’on ne voit chez les autres peuples que ce que l’on connaît déjà. Comme Klingstädt, Rousseau déplore la qualité des récits de voyage, écrits par des voyageurs incapables de fournir des observations fidèles : « La cause de ceci est manifeste, au moins pour les contrées éloignées : il n’y a guère que quatre sortes d’hommes qui fassent des voyages de long cours : les Marins, les Marchands, les Soldats et les Missionnaires » (p. 212). Rousseau ajoute, plus loin : « Supposons un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, un Condillac, ou des hommes de cette trempe voyageant pour instruire leurs compatriotes, observant et décrivant comme ils savent faire […] nous verrions nous-mêmes sortir un nouveau monde de dessous leur plume. » (p. 214). Klingstädt, lui, tient des propos remarquablement proches : « […] il faudrait que des Montesquieu, des Maupertuis, et des Voltaire voyageassent, et dressassent eux-mêmes des relations de leurs découvertes ; au lieu que celles que nous avons des pays éloignés et des nations qui les habitent, ne nous viennent ordinairement que de la part de quelques Mariniers ou Marchands, peu capables, pour la plupart, de faire en ce genre des observations justes » (p. 2).
12On retrouve donc dans la manière dont Buffon, dans le préambule de 1777, pose le problème de la lecture des textes ethnographiques, un écho de Rousseau et Klingstädt. Comme ces derniers, Buffon constate que l’histoire naturelle se voit obligée de s’appuyer sur les récits des voyageurs en l’absence d’autres types de sources. Comme Rousseau et Klingstädt, Buffon déplore l’état des observations faites par les voyageurs. Il leur reproche de manquer de fidélité et de fiabilité. Comme Klingstädt et Rousseau, il oppose l’absence de toute capacité d’observation chez les voyageurs au savoir des philosophes.
13Ce qui importe, ce n’est pourtant pas la reprise en elle même par Buffon d’un problème déjà développé chez Rousseau et chez Klingstädt. Quand on compare le préambule de Buffon avec les passages relevés chez les deux autres auteurs, ce qui frappe, au-delà des ressemblances, c’est avant tout l’apport des solutions proposées par Buffon. Certes Buffon maintient un grand nombre d’éléments du Discours de Rousseau et du Mémoire de Klingstädt, il se montre défiant à l’égard de la fidélité des récits des voyageurs, et il conserve l’opposition que Rousseau et Klingstädt avaient établie entre marins et philosophes, ou ce que Buffon appelle « voyageurs » d’un côté « un esprit attentif, un philosophe » de l’autre. Mais dans la suite du préambule, Buffon apporte un élément qui était absent dans les textes de Rousseau et de Klingstädt, ce sont les remarques d’ordre textuel. La solution, pour Rousseau et pour Klingstädt serait d’envoyer « des Montesquieu, des Maupertuis, des Voltaire », ou encore « un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, un Condillac » sous les sphères australes pour mettre leur capacité d’observation au service des sciences. Buffon, au lieu d’inciter ses contemporains, ou encore lui-même, à préparer des expéditions scientifiques, se propose de développer une méthode de lecture qui s’appliquerait à la littérature de voyage déjà existante afin d’en extraire le vrai du faux. La solution ne se trouve donc pas dans le voyage, mais dans la lecture. Buffon souligne que la question est de savoir comment il faut lire ces textes. Il faut, bien sûr, savoir séparer « le faux du vrai ». Mais « comment distinguer les erreurs », ou « comment se refuser à admettre comme vérités tous ceux que le relateur assure, lorsqu’on n’aperçoit pas la source de ses erreurs [16] » ? C’est à ces questions qu’il s’applique à trouver une réponse. Il s’agit donc d’une technique de vérification qui permettrait de distinguer ce que le savant peut recevoir et ce qu’il faut rejeter, ce sur quoi on peut fonder un raisonnement scientifique et ce à quoi on ne peut ajouter foi.
14Projet ambitieux, certes, mais nullement utopique aux yeux de Buffon. Car même s’il remarque comme Rousseau et Klingstädt que les philosophes sont plus attentifs que les voyageurs, il ne choisit pas comme ses prédécesseurs de priver ces derniers de toute faculté d’observation. Ce qu’il leur reproche, ce n’est pas tant une absence totale de dispositions à l’observation scientifique, que leur tendance à ne pas toujours rester fidèles à leurs premières observations. Buffon, n’avait-il pas souligné au début du préambule, à propos des « voyageurs les plus accrédités » que « ces relations fidèles, à de certains égards, ne le sont pas à d’autres » ? Leurs examens peuvent être justes en soi, mais dans leurs récits finaux ils ne se soucient que très peu de rendre compte de manière satisfaisante de leurs premières impressions. Le préambule de Buffon diffère des passages chez Rousseau et Klingstädt en ce qu’il tente de donner une explication à cet écart entre les observations premières des voyageurs et la forme achevée de leurs récits. Pour Buffon le désaccord entre ce que les voyageurs voient réellement et ce dont ils rendent compte a posteriori s’explique par une analyse purement littéraire : « […] les hommes qui prennent la peine d’aller voir des choses au loin, croient se dédommager de leurs travaux pénibles en rendant ces choses plus merveilleuses : à quoi bon sortir de son pays si l’on n’a rien d’extraordinaire à présenter ou à dire à son retour ; de là les exagérations, les contes et les récits bizarres dont tant de voyageurs ont souillé leurs écrits en croyant les orner » (HNS IV, 454). Cette attitude critique à l’égard du caractère fictionnel de certains témoignages trouve des échos dans différentes parties de l’Histoire naturelle. C’est ainsi que Buffon commente, à propos de la description du petit-gris apportée par Regnard : « M. Regnard dit affirmativement que les petits-gris de Laponie sont les mêmes animaux que nos écureuils de France ; […] mais M. Regnard, qui nous a donné d’excellentes pièces de théâtre, ne s’était pas fort occupé d’histoire naturelle » (HN X, 117-118). Il s’agit donc, pour Buffon, de distinguer ce qui est le résultat d’un travail de composition littéraire de ce qui relève de la description fidèle de la première impression. C’est ce à quoi répond la suite du préambule.
15Pour répondre aux problèmes posés par l’utilisation des relations de voyage, Buffon propose deux voies de lecture qui s’appliquent à deux types de difficultés différents. La première catégorie regroupe les problèmes liés aux éléments qui sont ajoutés pour « orner » les récits (HNS IV, 454), c’est-à-dire les traits caractéristiques qui relèvent de la retouche littéraire qui, selon Buffon, trop souvent couvre les textes ethnographiques d’un voile qui cache leur véritable intérêt pour l’histoire naturelle. La seconde catégorie concerne les descriptions proprement dites, « les choses qui ne sont que de simple description » (HNS IV, 454). Il s’agit des passages qui restent lorsque la première lecture a été faite sans trouver des éléments qui relèvent de l’ornement. L’étude séparée de ces deux ensembles forme la méthode de lecture proposée par Buffon.
16Cette distinction repose entièrement sur la définition buffonienne de la description. Si Buffon, contrairement à Rousseau et Klingstädt, peut recevoir la littérature de voyage comme base de l’information qui sert de fondement à l’histoire naturelle, c’est en effet parce qu’il s’appuie sur une notion de la description beaucoup plus élaborée que celle qui est en jeu dans les textes de ces deux auteurs. Rousseau et Klingstädt soulignent certes l’importance d’« observations justes [17] » ou de « bons observateurs [18] », mais dans le texte de Klingstädt ou dans la pensée de Rousseau, l’idée de l’observation ne va pas au-delà d’une exigence générale de qualité. Elle ne prend pas l’importance d’une notion fondamentale comme c’est le cas dans la pensée de Buffon où la description constitue le premier pas dans l’acquis de la connaissance, car « la description exacte et l’histoire fidèle de chaque chose est, comme nous l’avons dit, le seul but qu’on doive se proposer d’abord [19] ». Or, pour Buffon, la forme de la description est d’importance primordiale. « Le style même de la description doit être simple, net et mesuré, il n’est pas susceptible d’élévation, d’agréments, encore moins d’écarts, de plaisanterie ou d’équivoque ; le seul ornement qu’on puisse lui donner, c’est de la noblesse dans l’expression, du choix et de la propriété dans les termes. » Dès lors, la description prend le « caractère de la vérité, qui est le seule qu’elle puisse comporter [20] ». On trouve par ailleurs plusieurs endroits dans l’Histoire naturelle où Buffon réclame des descriptions plus exactes de la part des voyageurs. Ainsi, « il serait à désirer que quelque voyageur habile nous donnât la description, surtout des parties intérieures du lion marin [21] », alors que, pour le corbeau du désert « quatre lignes de description bien faite dissiperaient toute […] incertitude ». Buffon ajoute, après cette dernière remarque que « c’est pour obtenir ces quatre lignes de quelque voyageur instruit que je fais ici mention d’un oiseau dont j’ai si peu à dire [22] ».
17Dans une véritable description, « simple, net[te] et mesuré[e] » le travail d’embellissement littéraire est banni. Contrairement aux constats de Rousseau et de Klingstädt qui conduisent à un rejet de toute la littérature de voyage, cette distinction chez Buffon offre un outil qui ouvre la voie à une méthode précise d’analyse textuelle, car enlever les embellissements littéraires permettrait de faire ressortir la description proprement dite. Le texte, alors, serait susceptible de retrouver son caractère de vérité. La conséquence de cette première distinction est une approche qui se caractérise par un doute qu’on pourrait caractériser de méthodique. Pour tout passage tiré d’un récit de voyage, il faut faire la part entre ce qui ne sert qu’à « orner » et ce qui appartient à la « simple description ».
18Buffon regroupe les passages marqués par le travail littéraire de l’auteur sous l’étiquette faits purement controuvés, le fait controuvé s’opposant aux descriptions étudiées en suivant la seconde voie de la méthode. Le poids péjoratif de cette appellation se mesure à l’importance que l’idée de fait reçoit dans l’épistémologie buffonienne. Ce sont les faits qui, à travers l’observation et la description, fournissent la matière première de l’histoire naturelle qui doit s’efforcer « de généraliser les faits, de les lier ensemble par la force des analogies » (HN I, 51). Buffon affirme ainsi que « la seule et la vraie science est la connaissance des faits, l’esprit ne peut pas y suppléer » (HN I, 28).
19La première voie de l’analyse consiste donc à identifier ces faits purement controuvés. Il s’agit de discerner, de distinguer le « vrai » du « faux ». La phase du discernement peut s’effectuer de trois manières qui ne s’excluent pas mutuellement dans la présentation qu’en fait Buffon.
20Premièrement, on constate que les « faits purement controuvés » qui se reconnaissent le plus aisément sont ceux qui « choquent la vraisemblance ou l’ordre de la Nature ». Si on ne peut pas reconnaître tous les éléments inventés par l’auteur dans les relations de voyage, on peut du moins relever les faits qui ne sont pas explicables par les lois naturelles. Faut-il souligner que Buffon prend garde, sur ce point précis, de développer l’éventualité d’un élargissement de la connaissance même des lois de la nature ? Buffon, qui fait preuve d’une grande curiosité pour les espèces du Nouveau Monde et qui refuse de réduire celles-ci à des variantes des genres anciens conçues sur un principe quelconque d’imitation [23], n’admet néanmoins pas ici les faits qui ne sauraient s’expliquer par les lois naturelles déjà établies à partir de l’appréhension du monde connu. Ce rejet des éléments les plus choquants indique, sinon une rupture, du moins une prise de distance, en ce qui concerne la littérature de voyage, par rapport à De la manière où Buffon avait exprimé une attitude plus optimiste : « ceux [les phénomènes] que nous ne pourrons y rapporter seront de simples faits qu’il faut mettre en réserve, en attendant qu’un plus grand nombre d’observations et une plus longue expérience nous apprennent d’autres faits » (HN I, 57-58).
21Deuxièmement, les faits controuvés se reconnaissent souvent par l’exagération. La superposition d’éléments identiques, le recours rhétorique trop réitéré à l’hyperbole doivent en eux-mêmes éveiller la méfiance. Il faut, souligne Buffon, se mettre « en garde contre l’exagération ». Ainsi, dans le chapitre sur la roussette, il hésite à croire que les grandes chauves-souris du Nouveau Monde puissent réellement sucer le sang des hommes sans les éveiller : « c’est assez raisonner sur ce fait dont toutes les circonstances ne nous sont pas bien connues, et dont quelques-unes sont peut-être exagérées ou mal rendues par les écrivains qui nous les ont transmises [24] ».
Troisièmement, la capacité de discerner les faits controuvés dans une relation de voyage dépend avant tout d’une longue expérience qu’on ne trouve que chez un « esprit attentif, un philosophe ». La capacité de discernement se définit donc par un mouvement de reconnaissance où le philosophe « reconnaît aisément » parce qu’il est déjà « instruit ». Il est donc question d’une méthode qui repose avant tout sur l’expérience et sur l’importance du savoir acquis. Pour Buffon cette manière de procéder se traduit par l’usage de la comparaison. C’est ainsi, par exemple, qu’il choisit de retenir le témoignage de Woodward contre celui de la Condamine au sujet des coquilles du Pérou, « parce que la force de l’analogie m’y contraint ». Ainsi, il « persiste à croire qu’on trouvera des coquilles sur les montagnes de Pérou, comme on en trouve presque partout ailleurs » (HN I, 295).
La première voie de la méthode d’analyse, consistant à identifier les ornements ou les « agréments », est donc rendu possible lorsque ce qui est décrit enfreint les lois naturelles déjà établies, lorsque l’utilisation de l’hyperbole est trop évidente et lorsque le niveau d’instruction du lecteur est suffisamment élevé. Buffon l’exprime ainsi : « Un esprit attentif, un philosophe instruit reconnaît aisément les faits purement controuvés qui choquent la vraisemblance ou l’ordre de la Nature ; il distingue de même le faux du vrai, le merveilleux du vraisemblable, et se met surtout en garde contre l’exagération » (HNS IV, 454).
La seconde voie de la méthode de lecture concerne les descriptions proprement dites des productions de la nature : « Mais dans les choses qui ne sont que de simple description, dans celles où l’inspection et même le coup d’œil suffirait pour les désigner, comment distinguer les erreurs qui semblent ne porter que sur des faits aussi simples qu’indifférents ; comment se refuser à admettre comme vérités tous ceux que le relateur assure, lorsqu’on n’aperçoit pas la source de ses erreurs, et même qu’on ne devine pas les motifs qui ont pu le déterminer à dire faux ? » (HNS IV, 455). Les difficultés sont ici encore plus grandes, car, pour les choses qui relèvent de la « simple description », la reconnaissance du philosophe instruit ne peut suffire alors qu’il peut être question de détails qui sont de la première importance pour l’histoire naturelle. Ce passage fait écho à Klingstädt qui constate que « les personnes les plus habiles » forment des systèmes « en apparence » brillants, « mais qui manque[nt] entièrement de base, parce qu’ils supposent des faits qui n’ont jamais existé et qu’ils ont adoptés sur la foi de quelques relations peu fidèles » (p. 3).
La voie alors la plus sûre est celle de l’actualisation des données. À l’idée de discerner répond donc ici l’idée de multiplier et d’actualiser : « Ce n’est qu’avec le temps que ces sortes d’erreurs peuvent être corrigées, c’est-à-dire, lorsqu’un grand nombre de nouveaux témoignages viennent à détruire les premiers. » Buffon ajoute ensuite l’exemple des problèmes qui seront envisagés à la suite du préambule : « Il y a trente ans que j’ai écrit cet article des variétés de l’espèce humaine ; il s’est fait dans cet intervalle de temps plusieurs voyages, dont quelques-uns ont été entrepris et rédigés par des hommes instruits ; c’est d’après les nouvelles connaissances qui nous ont été rapportées que je vais tâcher de réintégrer les choses dans la plus exacte vérité, soit en supprimant quelques faits que j’ai trop légèrement affirmés sur la foi des premiers voyageurs, soit en confirmant ceux que quelques critiques ont impugnés et niés mal à propos. » (HNS IV, 455).
Dans De la manière Buffon avait déjà donné quelques conseils qui ne sont pas sans rappeler ces recommandations. Attaché à l’idée de « revoir souvent » (HN I, 6), Buffon recommande, avec la pratique de l’observation, la multiplication des lectures. Trop de gens s’attachent à des « méthodes particulières » pour ne travailler « toute leur vie » que « sur une même ligne et dans une fausse direction » (HN I, 23). Si l’idée d’une multiplication et d’une actualisation sont fortement présentes dans De la manière, le sens de ces deux notions n’est pourtant plus le même dans le préambule de 1777, car il s’agit d’un autre type de problème. Dans De la manière, l’objectif était d’un côté de combler les observations des faits afin de pouvoir avancer des affirmations générales fondées sur la comparaison, de l’autre côté de multiplier les lectures pour ne pas s’enfermer dans un seul système ou une seule interprétation. Dans le préambule de 1777, l’utilisation de la littérature de voyage se situe à cheval sur ces deux parties du travail en histoire naturelle. Elle fait place à l’observation, mais elle demeure matière textuelle, car la lecture est mise au service de l’observation. Si les façons d’opérer ne sont plus les mêmes que celles annoncées dans De la manière, c’est que l’objet de l’étude n’est plus seulement l’ouvrage de la nature mais la fiabilité humaine. Le risque n’est pas de s’enfermer dans un système particulier pour adhérer à des méthodes de travail dont on aura de la peine à s’éloigner par la suite. Le danger est de s’appuyer sur une source qui ne soit pas fiable et dont les descriptions ne tiennent pas de la vérité. Dans le préambule de 1777 le scepticisme à l’égard des systèmes est transféré au niveau des faits.
La réponse de Buffon sera de confronter « un grand nombre » de témoignages. Ceux-ci, cependant, ne seront pas soumis à la comparaison. Il ne s’agit pas de se servir du principe de l’analogie pour trouver des « rapports combinés ». Au lieu de comparer toutes les données et tous les objets pour trouver des rapports, il faut étudier chaque texte afin de distinguer le vrai du faux pour trouver le matériau qui, ensuite, sera soumis à la comparaison avec d’autres faits. Il s’agit donc d’un mouvement qui intervient avant la comparaison. Puisque certains textes ne peuvent être retenus, la différence réside dans le statut de ce qui est étudié. Toutes les observations n’ont pas la même valeur. Pour l’étude des faits, on doit tenir compte de chaque objet dans le processus de comparaison. Dans l’étude des éléments qu’on ne connaît que par la littérature de voyage, l’intérêt est de distinguer ce qu’il faut retenir. Des passages entiers, ou, dans certains cas, des ensembles de textes, doivent être rejetés comme faux. Au lieu de comparer, il s’agit donc de choisir. Il faut repérer les textes et les passages fiables, pour ensuite opérer le mouvement de la comparaison à partir du corpus constitué.
Quelle sera donc l’approche de Buffon pour opérer ce pas décisif ? Il propose deux critères de choix. Premièrement la quantité. Le choix doit tomber du côté de la majorité, c’est-à-dire « lorsqu’un grand nombre de nouveaux témoignages viennent détruire les premiers ». Dans les Preuves de la théorie de la terre, Buffon avait déjà conclu qu’une pluralité d’affirmations positives doit l’emporter sur des affirmations négatives : « on sait qu’en matière de témoignages, deux témoignages positifs qui assurent avoir vu, suffisent pour faire preuve complète, tandis que mille et dix mille témoins négatifs, et qui assurent seulement n’avoir pas vu, ne peuvent que faire naître un doute léger » (HN I, 295).
Deuxièmement, en tranchant entre deux textes contradictoires, il faut opter pour l’auteur le mieux formé. Dans le choix des voyages, Buffon choisit très clairement ceux qui « ont été entrepris et rédigés par des hommes instruits » (HNS IV, 455). De même, dans le Discours sur la nature des animaux, « il faudrait être assuré [que ces faits] sont réels et avérés, il faudrait qu’au lieu d’avoir été racontés par le peuple ou publiés par des observateurs amoureux du merveilleux, ils eussent été vus par des gens sensés, et recueillis par des philosophes [25] ». Buffon s’approche donc ici, en ce qui concerne la seconde voie de la méthode de lecture des récits de voyage, de ce que Rousseau et Klingstädt avaient proposé à propos des philosophes voyageurs. Il faut opter pour les descriptions effectuées par les savants.
Troisièmement, à l’idée d’une multiplication et d’un choix à partir de critères d’instruction s’ajoute l’importance du temps. Ce n’est qu’en actualisant sans cesse les connaissances qu’on peut prétendre à une vérification sûre des ouvrages du passé. Pour les cas les plus incertains, Buffon choisit donc l’attente. C’est le « temps » qui corrige les erreurs, ce sont les « nouveaux témoignages » qui détruisent les premiers. Ainsi, « le temps éclaircira ces obscurités et fixera nos incertitudes » (HN X, 60). Klingstädt, lui, suggère « lorsque l’occasion s’en présente […] de purger les relations, qui ont été données au public, des erreurs qui s’y sont glissées [26] ». L’idée même d’un renouvellement continuel du savoir à travers les tomes de supplément de l’Histoire naturelle indique bien cette volonté de toujours inclure des observations nouvelles afin d’améliorer celles du passé.
La seconde voie repose donc sur un choix effectué après une multiplication et une actualisation des témoignages. Le choix est réalisé selon trois critères, la quantité de témoignages, le niveau d’instruction des témoins et la nouveauté de ce qu’ils rapportent.
Une série de différences s’établissent entre les deux voies de la méthode de lecture élaborées par Buffon. Alors que la première voie s’attache davantage au texte pour le soumettre à une analyse stylistique, la seconde voie repose sur un choix réalisé à la suite d’une multiplication des lectures. Alors que la première voie juge les observations nouvelles de manière définitive à partir des connaissances déjà acquises, la seconde voie opère une ouverture vers les témoignages nouveaux. Pour les témoignages qui appartiennent à la seconde catégorie, Buffon choisit de « s’installer dans le relatif [27] », alors que les relations de voyage appartenant à la première catégorie se prêtent à une analyse qui favorise le savoir déjà acquis. Cependant, dans les deux cas, le but est le même. Il s’agit d’une approche méthodologique qui distingue le vrai du faux dans un récit donné.
À partir d’un problème posé par Rousseau et transmis par Klingstädt, Buffon a donc développé, avec le préambule de 1777, une méthode générale pour lire des relations de voyage. Cette méthode est une approche à deux faces. L’une concerne la mise en évidence des ajouts à caractère littéraire, l’autre opère l’analyse des passages de description qui ne sauraient être détectés comme des fictions merveilleuses. La méthode du préambule de 1777 rend manifeste, à un moment relativement tardif de la carrière de Buffon, une technique qui est déjà à l’œuvre dans l’Histoire naturelle. Même si Buffon ne l’a pas toujours suivie, les nombreux cas où il s’exprime au sujet d’un récit de voyage en particulier confirment l’essentiel de la méthode de lecture rendue explicite en 1777. Il ne s’agit pas d’un apport moindre, car si le passage célèbre du second Discours de Rousseau a été repris par Buffon, l’Histoire naturelle, elle, a joué, en tant que commentaire de la littérature de voyage, un rôle exemplaire.
Notes
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[1]
Stéphane Schmitt, notice de l’Histoire naturelle de l’homme dans Buffon, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 1448.
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[2]
Gunnar Broberg, Homo Sapiens L. : Studier i Linnés naturuppfatning och människolära, Stockholm, Uppsala, Almquist & Wiksell, 1975, p. 193-195.
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[3]
Jean Starobinski, « Rousseau et Buffon », Jean-Jacques Rousseau et son œuvre. Problèmes et Recherches, Paris, Klincksieck, 1964, p. 139.
-
[4]
Buffon, Supplément à l’Histoire naturelle, Paris, Imprimerie Royale, 1777, t. IV, p. 455. Les références à l’Histoire naturelle générale et particulière, citée dans l’édition de l’Imprimerie Royale, Paris, 1749-1789, seront indiquées par des sigles indiquant les différentes parties de l’Histoire naturelle, suivis de l’indication du tome en chiffres romains et du numéro de page en chiffres arabes : HN (Histoire naturelle générale et particulière, avec la description du cabinet du roi), HNS (Supplément à l’Histoire naturelle), HNM (Histoire naturelle des Minéraux), HNO (Histoire naturelle des oiseaux).
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[5]
Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, Librairie François Maspero, 1971, p. 99, nous soulignons.
-
[6]
Stéphane Schmitt, introduction à Buffon, Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, 2007, t. I, p. 42 : HN, t. I, p 102, p. 244, p. 295, p. 393, p. 436, p. 447 ; HN, t. III, p. 401, p. 490 ; HN, t. IV, p. 102-103 ; HN, t. X, p. 65, p. 118, p. 159-160, p. 290-291 ; HNO, t. I, p. xiij-xiv.
-
[7]
On peut donner, à titre d’exemples, les endroits suivants qui s’ajoutent à ceux indiqués par Stéphane Schmitt : HN, t. I, p. 497 ; HN, t. IX, p. 11 ; HN, t. X, p. 60 ; HN, t. XIII, p. 357, p. 385 ; HN, t. XIV, p. 190 ; HNO, t. I, p. 452 ; HNO, t. II, p. 60 ; HNO, t. III, p. 60, p. 120, p. 404 ; HNO, t. V, p. 83, p. 375, p. 542 ; HNO, t. VI, p. 125, p. 379, p. 518 ; HNO, t. VIII, p. 420 ; HNO, IX, p. 170, p. 387 ; HNM, t. II, p. 568 ; HNM, t. III, p. 34 ; HNS, t. III, p. 38 ; HNS, t. V, p. 519 ; HNS, t. VI, p. 275.
-
[8]
Thierry Hoquet, « La comparaison des espèces : ordre et méthode dans l’Histoire naturelle de Buffon », Corpus, n° 43, 2003, p. 355-416, p. 394.
-
[9]
Il semble que le texte de Klingstädt soit resté d’abord très peu connu dans le contexte français. Voir l’Histoire générale des voyages, chez Rozet, 1768, t. XVIII, p. XXIV et p. 496.
-
[10]
Savant allemand, Klingstädt fit carrière dans l’administration de la Russie sous Catherine II. Voir Friederich Konrad Gadebusch, Livländische Bibliothek, Riga, bey Johann Friedrich Hartknoch, 1777, p. 116-118 ainsi que Georg Christoph Hamberger et Johann Georg Meusel, Das gelehrte Teutschland oder Lexikon der jetzt lebenden teutschen Schriftsteller, Meyerschen Buchhandlung, 1797, p. 139-140. Pour le rôle de Klingstädt dans l’administration russe et dans l’Académie des sciences et l’Académie libre d’économie, voir Erik Amburger, Geschichte der Behördenorganisation Russlands von Peter dem Grossen bis 1917, Leiden, Brill, 1966, p. 176 et p. 224.
-
[11]
On admet généralement la date de 1762 qui est celle de la publication en français de Königsberg. Il y eut plusieurs éditions ultérieures, en allemand, publiée à Riga en 1769, en suédois, publiée à Stockholm en 1773, et une édition française publiée à Copenhague, « Chez Philibert », en 1766, qui probablement fut celle consultée par Buffon (voir à ce sujet Duchet, op. cit., p. 495).
-
[12]
Voir J. Starobinski, « Rousseau et Buffon » et Jean Morel, « Recherches sur les sources du Discours sur l’inégalité », Annales Jean Jacques Rousseau, t. V, 1909, p. 119-198.
-
[13]
Otis Fellows, « Buffon and Rousseau : Aspects of a relationship », PMLA, vol. 75, n° 3, 1960, p. 184-196, p. 184 et 190.
-
[14]
Klingstädt, op. cit., p. 2. La note dix du second Discours a dû intéresser l’auteur du Mémoire sur les Samojèdes et les Lappons d’autant plus que c’est l’un des très rares endroits où Rousseau évoque un de ces deux peuples du Nord. On retrouve d’ailleurs les mêmes idées avec un développement quelque peu différent dans la partie intitulée Des voyages vers la fin du cinquième livre de l’Émile.
-
[15]
Rousseau, Discours sur l’origine de et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 212, nous soulignons.
-
[16]
Buffon, HNS, t. IV, p. 455. De même, Buffon déclare dans l’Histoire naturelle des oiseaux, « il y a des témoignages pour et contre au sujet de leurs migrations […] comment tirer la vérité du sein de ces contradictions ; comment la trouver au milieu de ces incertitudes ; j’ai fait ce que j’ai pu pour la démêler, et l’on jugera par les soins qu’il faudrait se donner et les recherches qu’il faudrait faire pour éclairer ce seul fait, combien il serait difficile d’acquérir tous ceux dont on aurait besoin pour faire l’histoire complète d’un seul oiseau de passage, et à plus forte raison l’histoire générale de tous », HNO, t. I, p. xiij-xiv.
-
[17]
Klingstädt, op. cit., p. 2.
-
[18]
Rousseau, op. cit., p. 212.
-
[19]
Buffon, De la manière, HN, t. I, p. 29. Buffon répète : « il ne faut pas s’imaginer, même aujourd’hui, que dans l’étude de l’histoire naturelle on doive se borner uniquement à faire des descriptions exactes et à s’assurer seulement des faits particuliers, c’est à la vérité, et comme nous l’avons dit, le but essentiel qu’on doit se proposer d’abord », ibid., p. 50-51, nous soulignons.
-
[20]
Buffon, HN, t. I, p. 25, nous soulignons.
-
[21]
Buffon, HN, t. XIII, p. 357, nous soulignons.
-
[22]
Buffon, HNO, t. XVIII, p. 43, nous soulignons. On trouve un grand nombre d’affirmations similaires où Buffon réclame de meilleures description ou bien où il critique celles qui sont fournies par les voyageurs, voir HN, t. I, p. 497, t. III, p. 490, t. IX, p. 11, t. X, p. 159-160 et p. 290-291, t. XIII, p. 385, t. XVI, p. 452, t. XVIII, p. 120, t. XX, p. 83 et p. 375, t. XXIII, p. 420, t. XIV, p. 170 ; HNS, t. VI, p. 275 et t. IV, p. 472.
-
[23]
Thierry Hoquet, « La nouveauté du Nouveau Monde du point de vue de l’histoire naturelle », Guido Abbattista et Rolando Minuti (éd.), Le Problème de l’altérité dans la culture européenne. Anthropologie, politique et religion aux 18e et 20e siècles, Napoli, Bibliopolis, 2006, p. 129-158.
-
[24]
Buffon HN, t. X, p. 65, nous soulignons.
-
[25]
Buffon, HN, t. IV, p. 102-103, nous soulignons.
-
[26]
Klingstädt, op. cit., p. 3, nous soulignons.
-
[27]
Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du 18e siècle, Paris, Colin, 1963, p. 541.