Notes
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[1]
Paul Hoffmann, « Le concept de moral chez Cabanis », in Corps et cœur dans la pensée des Lumières, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 83-103.
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[2]
Voir Martin S. Staum, Cabanis. Enlightenment and Medical Philosophy in the French Revolution, Princeton, Princeton Univ. Press, 1980 ; André Role, Georges Cabanis : le médecin de Brumaire, avec la collab. de Luc Boulet, préface Jean Tulard, Paris, Lanore, 1994 ; Serge Besançon, La philosophie de Cabanis : une réforme de la psychiatrie, Le-Plessis-Robinson, Inst. Synthélabo, 1997.
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[3]
Daniel Teysseire, De la vie dans « Les rapports du physique et du moral de l’homme » de Cabanis, Saint-Cloud, École Normale Supérieure de Saint-Cloud (Centre de recherche et de formation en éducation), 1982.
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[4]
Voir Émile, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), IV, 1969, note p. 595. Je me permets de renvoyer ici à mon livre : Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006, 2e partie, ch. IV « La querelle de l’instinct », spécialement p. 226-232.
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[5]
Le mécanisme de l’« empreinte », mis en évidence par Konrad Lorenz (mais déjà pressenti par d’autres) qui nuancera considérablement cette idée, n’est pas encore d’actualité.
-
[6]
Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1844 (8e éd.), p. 125, mis en italiques par nous.
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[7]
Voir Otmar Keel, Cabanis et la généalogie épistémologique de la médecine clinique, Montréal, McGill Univ., 2 vol., 1994.
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[8]
Sur la prise en compte des circonstances sous un aspect particulier, voir l’étude de Mariana Saad, « La mélancolie entre le cerveau et les circonstances : Cabanis et la nouvelle science de l’homme », Gesnerus. Swiss Journal of the History of Medicine and Sciences, 63, 1-2, 2006.
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[9]
Id., p. 239 ; nos italiques.
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[10]
Idée qui a été affinée en même temps par la prise en compte de sévères critiques : signalons en particulier celles d’Helvétius et Volney.
-
[11]
Id., p. 340.
-
[12]
Cf. la Réfutation d’Helvétius, Paris, Œuvres, Robert Laffont, I, 1994. Nous ne nous prononcerons pas ici sur le caractère éventuellement schématique de cette opposition et sur la lecture par Diderot de la pensée d’Helvétius.
-
[13]
Tout au contraire puisque la spécificité humaine se fonde pour Diderot également sur une propriété particulière de l’équipement sensoriel humain, celle d’un équilibre, condition de possibilité d’une perfectibilité indéfinie et d’une autonomie du jugement auxquelles n’accèdent pas les animaux littéralement prisonniers du sensible : « Pourquoi l’homme est-il perfectible et pourquoi l’animal ne l’est-il pas ? L’animal ne l’est pas parce que sa raison, s’il en a une, est dominée par un sens despote qui la subjugue. Toute l’âme du chien est au bout de son nez, et il va toujours flairant. Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant. Toute l’âme de la taupe est dans son oreille, et elle va toujours écoutant. Mais il n’en est pas ainsi de l’homme. Il est entre ses sens une telle harmonie, qu’aucun ne prédomine assez sur les autres pour donner la loi à son entendement ; c’est son entendement au contraire, ou l’organe de sa raison qui est le plus fort. C’est un juge qui n’est ni corrompu ni subjugué par aucun des témoins. Il conserve toute son autorité, et il en use pour se perfectionner. Il combine toutes sortes d’idées ou de sensations, parce qu’il ne sent rien fortement. », id., p. 814-815.
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[14]
Id., p. 488.
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[15]
Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, Paris, 1804, p. 400, nos italiques. Le paradoxe s’estompe quelque peu quand on pense au sens du terme familia en latin, beaucoup plus large et incluant toute la maisonnée, animaux domestiques compris. Cependant, même ainsi resitué, un usage aussi extensif de ce mot au début du 19e s. ne peut être innocent et en tout cas ne va pas de soi.
-
[16]
Id., p. 402, mis en italiques par nous.
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[17]
À la différence, répétons-le, d’autres auteurs comme par exemple Condillac et Leroy, ce dernier donnant corps au projet condillacien en initiant une éthologie doublement empiriste : par son inspiration philosophique, par sa méthode.
1La question de l’animal sous les nouveaux horizons des Lumières ne peut être pensée sans celle de l’animalité. Il ne s’agit pas de les confondre : l’animal est une figure individualisée, douée d’une certaine autonomie et d’une personnalité propre, le terme d’animal désignant certes une idée générale mais renvoyant par l’analyse à un ensemble hétérogène contenant les animaux, tous différents. Sous le chapeau de cette idée générale, l’homme est compté au 18e siècle dans le règne animal. En même temps, il en est pourtant le plus souvent distingué par une différence d’une autre nature, celle constituée par des propriétés spéciales. La raison, la spiritualité de l’âme, et, de plus en plus au cours du siècle, la perfectibilité et la liberté, justifient qu’il leur soit, sous l’appellation globale de bêtes, en général opposé. Demeure cependant ce qui unifie fondamentalement l’homme et les autres espèces : l’animalité, terme qui certes d’un côté partage voire renforce la conceptualité générique et abstraite de la notion d’animal, mais qui, de l’autre, renvoie aussi à une détermination concrète, d’ordre à la fois physiologique et émotionnel, à la charnière stratégique du physique et du « moral [1] ». Or, si le premier sens continue à concerner l’homme surtout de l’extérieur, de façon très nominale, le second en revanche, peut l’impliquer bien davantage, cette fois de l’intérieur. La pensée des Lumières, à travers la ronde des figures animales, réfléchit ainsi « l’animalité dans l’animal » et par là également « dans l’homme ». C’est particulièrement sous cet angle d’unité – celui de l’animalité – que les auteurs matérialistes appréhendent la réalité animale et la rapprochent de l’homme. L’animalité est pour eux un levier par lequel, pensant l’homme différemment, à partir de sa seule naturalité, ils espèrent parvenir à relativiser, voire effacer, la radicalité de son opposition aux bêtes et à penser sa différence – évanouissante ou en tout cas désormais problématique – seulement sur cette base. Or, sur cette lancée, ils tendent à court-circuiter la figure animale concrète pour penser directement « l’animalité dans l’homme » – ou, en renversant le rapport, « l’homme dans l’animalité » – en un geste qui paradoxalement résorbe les animaux de la scène par le fait même d’accorder une place décisive et expansive à l’animalité. C’est pourquoi très souvent les matérialistes ne lisent en quelque sorte « que d’un œil » les naturalistes (ou, comme c’est le cas avec Buffon, surtout ce qui dans leurs ouvrages relève de la physiologie) – qui exposent les espèces dans le pittoresque de leurs particularités et de leurs différences – et puisent la grande part de leurs références dans les livres de médecine et de biologie (terme qui n’apparaît qu’à la toute fin du siècle). Réfléchissant l’homme dans l’élément de l’animalité, ils en viennent à penser en quelque sorte celle-ci sans les animaux, et, en même temps qu’ils consacrent le renouvellement d’intérêt accordé par le siècle à l’animal, absorbent paradoxalement ce dernier dans le fonds commun, voire en l’homme même, comme pièce décisive de l’anthropologie en gestation. C’est exemplairement le cas à la fin du siècle d’un auteur assez souvent sous-estimé : Cabanis.
2Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) est aujourd’hui un penseur trop peu étudié [2]. Indice significatif de cet oubli injuste : à notre connaissance, 2008, l’année du bicentenaire de sa mort, n’a donné lieu à aucune célébration scientifique remarquable. Or, il s’agit d’un écrivain important qui a grandement marqué son temps, moment de transition entre deux siècles.
3Son influence est majeure sur le 19e siècle qu’inaugure philosophiquement son livre principal, publié en 1802, puis en 1805 sous le titre modifié qui lui est resté : Rapports du physique et du moral de l’homme (le premier était : Traité du physique et du moral de l’homme). Cet ouvrage, constamment réédité, est sans aucun doute l’un des plus importants de ce tout début de siècle et son influence est certaine même s’il sera ensuite extrêmement critiqué : car, même en ce dernier cas, on se déterminera toujours par rapport à lui et à ce qu’il représente, à savoir l’option d’un matérialisme radical, de plus historiquement et politiquement engagé, celui des Idéologues. Cible parfaite dans cette première moitié du siècle qui voit se former une vague proprement « réactionnaire » – portée par des personnalités comme Chateaubriand, De Bonald, De Maistre ou Victor Cousin pour les plus connus – à l’encontre non seulement des Idéologues, mais plus largement du moment des Lumières identifiées à la Révolution et à l’athéisme, l’erreur et la terreur (selon des réductions et des gradations variables chez les auteurs). Signalons que le dernier ouvrage – posthume – de Cabanis, la Lettre sur les causes premières – qui pose des problèmes, que nous n’examinerons pas, par son éloignement apparent des perspectives des Rapports du physique et du moral – sera exploité par cette réaction pour accuser Cabanis d’inconséquence, de contradiction, voire d’opportunisme…
4Mais Cabanis est fondamental également par rapport au 18e siècle : sa pensée apparaît largement comme un bilan de toute l’expérience du matérialisme des Lumières, elle en est la reprise synthétique et aussi, comme on le verra, critique, puisque Cabanis pense refonder ce matérialisme sur des bases plus complètes et satisfaisantes.
5Dans cette perspective, notre auteur est d’un grand intérêt pour la question de l’animal et de l’animalité. Certes, le titre complet (en 1805) de son ouvrage principal est : Rapports du physique et du moral de l’homme, et le projet explicite du livre est bien de fonder une science de l’homme, une « anthropologie » (terme qui commence à être utilisé), de façon conjointe avec les autres Idéologues qui se répartissent les rôles : Cabanis pour la physiologie, Destutt de Tracy pour la logique et la psychologie, Volney pour la société et l’histoire, etc. ; mais Cabanis non seulement est clairement – du moins dans les Rapports du physique et du moral de l’homme – matérialiste, mais il est également médecin et physiologiste. Il considère l’homme avant tout comme corps – l’esprit n’en étant qu’une fonction – et donc comme uni par une communauté d’essence, voire d’origine, à l’animal. Cette communauté, c’est l’animalité, c’est-à-dire l’enracinement des facultés et du comportement dans le fonctionnement physiologique et la sensibilité. En pensant l’homme par cette médiation intériorisée de l’animalité, Cabanis, dans un mouvement que l’on a marqué plus haut, à la fois consacre le rôle de l’animal pour la réflexion sur l’homme et tend à l’absorber dans l’intériorité corporelle de ce dernier, et par là paradoxalement également à l’effacer.
6Avec Cabanis aboutit sur ces questions tout un mouvement de pensée, celui des matérialistes du 18e siècle, et, après lui, il faudra attendre que le pas supplémentaire soit franchi, à savoir celui de la fondation scientifique de la perspective évolutionniste (ou plus justement transformiste) avec Darwin (Lamarck pose des jalons extrêmement importants mais, dénigré par Cuvier, il n’est pas suffisamment pris au sérieux), perspective que Cabanis lui-même pressent (à la suite certes de Diderot et de quelques autres). Il représente donc bien un accomplissement, celui du matérialisme médical prôné déjà par La Mettrie.
7Mais, en outre, Cabanis est particulièrement intéressant en ce qu’il permet pleinement de saisir, en cette fin du 18e siècle, non seulement le rôle central de la réflexion sur l’animalité pour le matérialisme et l’anthropologie naissante, mais aussi la manière dont les différentes conceptions que l’on peut avoir de cette animalité mettent en jeu les différentes conceptions que l’on peut se faire de ces derniers. C’est-à-dire comment les options du matérialisme et de la pensée de l’homme se décident à partir d’une définition de l’animalité, soit comme avant tout sensorialité, soit comme pulsion et instinct, perspective dans laquelle se situe notre auteur. Pour comprendre cette nouvelle vision, et comment elle détermine la conception de l’homme, il faudra donc en passer par l’explication de cette situation théorique complexe dans laquelle elle se situe.
8En effet, le projet de Cabanis de fonder un matérialisme le plus complet possible implique une triple proposition. Elle consiste en ce que j’appellerai la rematérialisation du matérialisme, la réanimalisation de l’animal et, enfin, la réanimalisation de l’homme.
9Mentionnons d’abord les différences tout à fait remarquables de la pensée de Cabanis par rapport à la plupart de ses prédécesseurs matérialistes et sensationnistes du siècle précédent :
10– d’abord une différence de ton. Son discours apparaît globalement plus assuré et affirmatif, ce qui tient à deux facteurs : d’une part, la Révolution qui libère la parole et, d’autre part, l’argumentation scientifique beaucoup plus solide. Il faut certes relativiser et limiter l’étendue de cette lucidité moderniste (on trouve chez lui encore bien des archaïsmes, qui ne sont cependant que ceux de son temps : entre autres la croyance, certes fort précieuse pour le credo matérialiste, en la génération spontanée) ;
11– ensuite, l’objection faite à Condillac et Helvétius (références majeures) de l’insuffisance de fondation de leur pensée dans la science physiologique ;
12– enfin, le reproche (lié au point précédent) du manque de prise en compte des causes internes (au corps) au profit trop exclusif des déterminations externes par le biais des sensations ; c’est ce dernier point qui est le plus important et que nous allons développer.
13Le projet fondamental de Cabanis de re-fondation du matérialisme passe par une correction du sensationnisme théorique des Lumières – que les matérialistes reprennent de Locke et de Condillac – pour le compléter par une sorte de « sensationnisme de l’intérieur ». Il entend ainsi, en reliant mieux matérialisme et sensationnisme, constituer un matérialisme de l’impulsion et non plus simplement de la sensation (ou même de la perception, plus intellectuelle). Ce dernier pourrait également être appelé un « matérialisme de l’intériorité », c’est-à-dire prenant en compte – sans renier l’importance de la sensation externe – toute la vie interne du corps, vie à la limite de la conscience et même souvent tout à fait inconsciente, mais néanmoins absolument déterminante [3]. De manière générale, Cabanis souligne la pesée constante et silencieuse de tout l’organisme sur l’esprit et ses formations : sentiments, pensées, personnalité, comportements. Il reconnaît en particulier – contre l’influence, fâcheuse en la matière, de Buffon (et d’Helvétius) – le rôle central du cerveau. Non seulement le cerveau et les nerfs, mais le jeu de tous les organes, les systèmes nerveux, musculaire, sanguin, ganglionnaire, celui des « parties de la génération » sur lequel Cabanis insiste particulièrement, toute cette vie physiologique intérieure agit en permanence sur l’ensemble de l’être, son affectivité, sa pensée. Simplement, cette action continue et diffuse demeure inaperçue parce qu’elle conjugue, un peu comme les petites perceptions de Leibniz, un flux confus d’impressions légères et diverses. Bien moins repérable que la perception externe, elle tend à s’effacer derrière celle-ci qui est d’emblée de nature discriminante et analytique puisque, d’une part, distribuée par des canaux sensoriels distincts et, de l’autre, focalisée par la netteté des objets perçus (les sensations internes constituant par contraste ce que l’on peut appeler des sensations sans objets). Cabanis met en mouvement la masse animale totale de l’homme, la pense de façon synthétique et non divisée. Par là, il montre qu’il n’est pas un simple continuateur de Condillac comme on a assez souvent tendance à l’y réduire. Ce dernier fondait en effet tout son système sur la seule base, trop étroite, de la sensation. Cabanis, certes, lui est redevable de son inspiration fondamentale, de même que la majorité des penseurs de son temps (même Maine de Biran commence par être condillacien). Cependant, en même temps il s’en distingue et même s’y oppose car, à la lumière de sa critique, Condillac apparaît comme ayant suscité, ou plutôt renforcé, une sorte d’infléchissement ou de déviation sensualiste du matérialisme (même si Condillac n’est pas un matérialiste), ce dont la première source cependant est Locke (lui non plus pas véritablement matérialiste). L’être vivant en effet, animal ou homme, n’est pas comparable, comme le voulait Condillac, à une statue de marbre (ce qui illustre une fois de plus l’inconvénient des images, même méthodologiques), déployant une sensibilité seulement ou essentiellement externe. Cabanis rend au corps son dynamisme interne et vital contre cet « externalisme » qui trouve son apogée matérialiste avec Helvétius. Le rôle de notre auteur est ici fondamental en ce qu’il redresse en quelque sorte la barre du matérialisme du 18e siècle, le dégage d’une sorte d’« ornière sensualiste » et lockienne, et le recentre sur le corps en l’étayant des progrès de la médecine.
14Le refus qu’oppose Cabanis à la prise en compte exclusive des données sensibles externes dans la construction et l’activité de l’être marque ainsi une volonté de « désintellectualiser » la conception matérialiste et de la rematérialiser. Finalement, il ressort que c’est le privilège très envahissant de la question de la connaissance en philosophie depuis le 17e siècle qui a d’une certaine manière « piégé » la pensée matérialiste dans le sensationnisme. Par là, non seulement Cabanis imprime un redressement médical ou un coup de gouvernail physiologiste au matérialisme des Lumières pour corriger sa tendance intellectualiste, mais en outre, il délivre la compréhension du sujet et de la vie psychique de la tyrannie de l’objet et des seuls rapports externes ; même matérialiste, il met en évidence une autonomie de l’intériorité, de la vie interne et sourde. Paradoxalement, ce matérialisme de la profondeur, prenant le contre-pied d’un matérialisme que l’on n’oserait appeler « superficiel » ou « de façade », celui en tout cas du seul rapport sensoriel, inspirera peut-être en partie le renouveau du spiritualisme qui prendra volontiers la forme d’une sorte de « spiritualisme de l’obscur » et de l’ineffable dans le style de Maine de Biran et de Ravaisson jusqu’à Bergson, lesquels remplaceront la source organique par celle d’un esprit se révélant progressivement à lui-même. Sur un tout autre bord et dans la ligne de cette réhabilitation de l’impulsion et de l’intériorité, Freud et Breuer se souviendront également de Cabanis (cité, à la suite de Janet, dans les Études sur l’hystérie). Remarquons au passage que cette idée d’une action continue, globale et secrète de toute la vie interne de l’organisme sur le psychisme, doublée de l’importance soulignée avec insistance de la sexualité, est très proche de celle d’inconscient : d’une certaine manière, chez Cabanis, l’animalité, c’est l’inconscient.
15Mais du coup, ce matérialisme de l’intériorité est aussi un matérialisme de l’antériorité : la vie intérieure commence en effet avant la vie extérieure, au stade prénatal comme vie fœtale où se forment pour Cabanis les instincts par le jeu de la formation et du premier fonctionnement des organes. Avec lui, l’explication matérialiste non seulement s’intériorise, mais rétrograde dans le temps, articule inné et acquis en comprenant que l’inné est déjà un acquis, puisque la naissance est déjà un résultat et non une pure inauguration. Avec lui, le matérialisme s’approfondit, corporellement mais aussi temporellement. En quelque sorte, le bébé en naissant est déjà vieux : il apporte avec lui des penchants et des comportements préformés, son organisme est déjà largement structuré, non seulement physiquement mais psychologiquement et intellectuellement (Cabanis utilise l’expression savoureuse de « état idéologique du nourrisson », le terme d’idéologie n’ayant évidemment pas encore la connotation péjorative qu’il a acquise ensuite). Sans revenir aux idées innées sur lesquelles tout le siècle antérieur a épuisé sa verve critique, le matérialisme rénové de Cabanis récupère cependant le bénéfice de leur hypothèse en retranchant ce qu’un pur empirisme pouvait avoir de paradoxalement contraire à l’expérience lorsqu’il contestait l’évidence, tout de suite à la naissance, de tendances, de comportements préformés, etc. La perspective matérialiste gagne ainsi en crédibilité en augmentant sa capacité explicative. Elle n’est plus enfermée dans la sécheresse de l’image de la tabula rasa (« table rase » qui désignait concrètement la tablette des écoliers) de Locke, vision qui impliquait ensuite de prêter à l’expérience une extraordinaire et quasi miraculeuse capacité d’apprentissage et de formation, condition difficilement concevable et pourtant alors exigible pour que l’être et la connaissance puissent se constituer dans leur si efficace complexité. Désormais, tout au contraire, la formation de l’individu se déroule en un processus lent et progressif qui s’étage sur plusieurs moments et qui opère sur plusieurs plans de détermination, interne et externe, impulsif et perceptif.
16En rendant contre Condillac – qui avait à la fois prolongé et outrepassé Locke (tout de même médecin) – toute son importance à la vie physiologique interne et à la vie fœtale, Cabanis en quelque sorte restitue à l’animal toute son épaisseur, et à l’animalité sa consistance ; l’animal n’est plus cette maquette artificielle qu’il était largement devenu avec Condillac et bien des auteurs du siècle précédent.
17Du coup, Cabanis effectue sur ce point une sorte de retour à Descartes (même s’il en parle très peu), en deçà du détour – voire du détournement – intellectualiste lockien et condillacien de l’empirisme et du matérialisme. En effet, il ne s’agit plus à toute force d’intellectualiser et en fait d’humaniser l’animal, ce que Condillac avait théoriquement porté à son terme – et, au plan pratique, Georges Leroy qui en prolonge le projet en cherchant tout à la fois à le vérifier et à le compléter sur la base déjà d’une sorte d’« éthologie de terrain », même si la fondation d’une éthologie véritablement scientifique devra attendre le 20e siècle.
18Par là, l’animal devient en droit plus important encore qu’auparavant et son unité avec l’homme davantage évidente : c’est celle en effet, comme on l’a vu, de la fabrique et du fonctionnement interne du corps, de la production et de la circulation du fluide nerveux, de l’activité du système musculaire, du système sanguin, du système ganglionnaire et lymphatique, du système sexuel, du système des instincts, du cerveau, tout le laboratoire physiologique de la pensée en quelque sorte dans lequel cette dernière rétrograde ensuite pour comprendre les méandres de son origine et de ses tendances. C’est celle également de toute une sensibilité interne, profonde et sourde, foyer des tendances et des instincts. Du coup, il n’est plus question de demander à l’animal des performances intellectuelles égalant ou approchant celles de l’homme, d’en faire un esprit incarné à la mode de Condillac, un être théorique de connaissance rationnelle ; il ne s’agit plus de le poursuivre dans la nature comme Leroy pour en surprendre la sagacité sur le terrain, mais simplement de constater et étudier son corps en parallèle avec le nôtre pour comprendre comment les dispositions organiques variables déterminent de façon différenciée la pensée. En ne misant que sur l’expérience, en abolissant tout rôle de l’inné, on s’obligeait comme Condillac – qui n’était d’ailleurs en cela qu’un penseur conséquent – à supposer chez l’animal des capacités exorbitantes, de véritables facultés de raisonnement, et on déniait en revanche l’existence de l’instinct. En gonflant le rôle de l’expérience, on enflait intellectuellement les bêtes, et on incrustait dans le matérialisme une conception finalement très idéaliste à l’égard de l’animal. Cabanis, en imprimant au matérialisme une correction physiologiste contre la tendance sensationniste et intellectualiste des Lumières, en faisant pivoter le déterminisme de l’extérieur vers l’intérieur, se dispense de cette facture exorbitante qui était en droit requise pour la cohérence de la théorie, cette barre d’exigence intenable et dangereuse à l’adresse de l’animal : il peut désormais désintellectualiser cet animal, et finalement le ré-animaliser. L’animal alors à la fois est plus un animal et n’est plus qu’un animal. Le théoricien peut le laisser être ce qu’il est, à son niveau propre, sans attendre de lui une capacité d’élévation lui permettant de s’égaler plus ou moins à l’homme, sans surinvestir de façon outrée sa perfectibilité, sans chercher à en faire en quelque sorte un surdoué méconnu. Jouer la carte de l’animal contre le privilège humain, ce n’est plus alors plus ou moins humaniser l’animal, mais ce sera en revanche animaliser l’homme ; on déjoue ainsi le piège dans lequel sont tombés tant d’auteurs des Lumières à l’égard des bêtes : versant dans l’anthropomorphisme pour échapper à l’anthropocentrisme, humanisant l’animal pour pouvoir animaliser l’homme, et faisant ainsi de l’animal encore une fois un fantasme humain.
19Mais une conséquence majeure de ce matérialisme de l’antériorité qui insiste sur l’importance de la vie prénatale est la réévaluation de l’instinct. Cabanis, par la logique de sa pensée et de sa critique du sensationnisme – essentiellement de Condillac – en vient en effet à réhabiliter l’instinct, ce qui lui permet de considérer l’animal davantage dans sa vie proprement animale, c’est-à-dire sa vie extérieure de relation, son comportement. Comme par exemple Rousseau au siècle précédent qui dénonçait déjà la réduction sensationniste de l’instinct opérée par Condillac [4], il met en avant des exemples animaux frappants : tétée du sein à la naissance par les chatons, reconnaissance de la mère par le poussin qui vient d’éclore [5], nidification, instinct maternel, autant de comportements difficilement dérivables d’un apprentissage sensoriel qui ne peut intervenir qu’après la naissance.
20Citons à ce sujet un passage significatif des Rapports, passage dont la fin est une attention humoristique clairement destinée aux philosophes priés de passer à la basse-cour pour y exercer leurs talents d’observation :
Les oiseaux de la grande famille des gallinacés marchent en sortant de la coque. On les voit courir diligemment après le grain, et le béqueter sans commettre aucune erreur d’optique : ce qui prouve que non seulement ils savent se servir des muscles de leurs cuisses, mais qu’ils ont un sentiment juste de chacun de leurs mouvements ; qu’ils savent exactement se bien servir de leurs yeux ; et qu’ils jugent avec exactitude des distances. Ce phénomène singulier, et que pourtant on peut observer journellement dans les basses-cours, est bien capable de faire rêver beaucoup les véritables penseurs [6].
22Les comportements instinctifs offrent donc un caractère d’innéité qui touche à l’évidence (que reconnaissaient déjà certains matérialistes comme par exemple La Mettrie et Diderot), cela malgré l’obscurité intellectuellement insatisfaisante de cette notion d’instinct. Cependant, cela ne veut pas dire qu’ils ne se soient pas formés, cela signifie seulement qu’ils ne l’ont pas fait par la voie de la sensorialité, de l’extériorité, et qu’ils ne se sont pas constitués après la naissance. Mais ils peuvent tout à fait avoir emprunté une autre voie, en l’occurrence celle d’une formation intérieure et antérieure. Cabanis en vient ainsi à reconstituer toute une propédeutique prénatale, tout un apprentissage intra-utérin du corps par lui-même, non pas passant par une quelconque et mystérieuse transmission maternelle, mais s’effectuant seulement par le simple jeu interne de l’organisme, son dynamisme propre qui lui permet de se former dans le ventre maternel et de former en même temps des instincts. À la fois l’instinct est ainsi réhabilité et en même temps comme nettoyé de son caractère quasi magique et mystérieux, de son allure de deus ex machina du discours sur le comportement animal. Il s’agit au fond de faire mieux encore que la pensée génétique du siècle précédent dans la ligne de laquelle s’inscrit Cabanis (même s’il en critique les présupposés et les mauvaises orientations) : de rétrograder en amont avant le commencement même de l’individu jusqu’à atteindre son origine interne et absolument première, en suivant le processus de l’épigenèse (à laquelle bien sûr Cabanis adhère) depuis son véritable départ [7]. En se développant, les organes, qui ont une sensibilité propre, développent leurs besoins, se coordonnent entre eux et prennent déjà des habitudes. Ce sont ces habitudes prénatales qui constitueront les instincts, dès lors relativement indépendants des circonstances, des milieux et des habitudes ultérieures [8]. L’animal sortira à la naissance tout armé de cet appareil qui lui fera satisfaire ses besoins en combinant d’emblée et de façon à peu près efficace ses facultés. Cabanis, tout nouveau qu’il soit, prolonge ici – en leur donnant précision et consistance – des hypothèses que l’on trouve déjà chez les vitalistes du siècle antérieur, en particulier chez Diderot inspiré par l’École de Montpellier : la sensibilité propre à chaque organe tenu comme un foyer quasi individuel de sensibilité, l’interaction mystérieuse mais efficace des organes, empiriquement constatable par des phénomènes d’affinité qui les met comme en résonance mutuelle, l’importance de l’intériorité physiologique. L’idée d’organisme, semble-t-il, n’apparaît pas à la fin du siècle de façon aussi brutale que l’admettait Michel Foucault.
23On sent bien cependant que Cabanis pose un principe général mais qu’il est embarrassé par les cas particuliers : évitant d’entrer sérieusement dans des explications plus précises de la formation d’instincts déterminés, ce qui s’avérerait certainement laborieux et moins convaincant, il se contente de ranger les instincts en classes générales – celles de conservation, de nutrition, et de mouvement.
24Bien qu’il se soit donné l’avantage par rapport à Condillac puisqu’il a finalement mieux encore prévu ses moyens théoriques, Cabanis ne parvient pas à expliquer suffisamment l’instinct, même avec ce recul dans le temps rétrogradant l’expérience dans la vie prénatale : c’est ce que lui reprochera Lamarck – dont Cabanis ne parle pas – dans sa Philosophie zoologique (publié un an après la mort de Cabanis, en 1809). Lamarck verra clairement la nécessité d’admettre une formation phylogénétique de l’instinct, ce qui suppose dans sa perspective la transmission de l’acquis. Il s’agit en fait là encore d’une idée ancienne – parce que simple constat empirique d’abord – que l’on trouve déjà plus ou moins chez beaucoup d’auteurs antérieurs, notamment matérialistes, et que le savant refondera sur de nouvelles bases.
25En re-physiologisant et en quelque sorte en ré-animalisant l’animal, Cabanis peut du coup également ré-animaliser l’homme, et cela à bien moindres frais que dans le cadre du matérialisme sensationniste antérieur. Notre auteur prolonge donc et accomplit la tradition matérialiste en intégrant pleinement l’homme au monde animal, mais cela sans artifice, sur la base d’une animalité non performante, c’est-à-dire définie avant tout comme vie organique et vie instinctive.
26Pas davantage que l’animal, l’homme n’est une statue, même sensible. Il est constamment déterminé par toute sa vie physiologique interne, il s’est formé des instincts au cours de sa vie fœtale : il possède donc, tout comme l’animal, une animalité propre. Davantage, il n’est bien qu’un animal : la réalité humaine ne s’enracine dans aucune essence métaphysique, dans aucun privilège rationnel de nature.
27N’y a-t-il cependant aucune différence entre l’homme et les autres animaux (plutôt qu’entre l’homme et l’animal) ? Si, mais cette différence est produite par le jeu de facteurs précisément purement animaux : celui tenant à une constitution physiologique particulière, qui se caractérise par un niveau supérieur de souplesse et de plasticité.
28Énumérons plus complètement ces facteurs générateurs d’une spécificité humaine :
29– la néoténie (même si le terme n’est évidemment pas encore employé) : l’enfance humaine dure plus longtemps, donc le temps d’apprentissage, ce qui, entre autres conséquences, implique un niveau parental d’attention et de soin – et donc un resserrement du rapport à autrui – tout à fait exceptionnel. Citons Cabanis : « De très longtemps, l’enfant qui vient de naître n’est en état d’exécuter les mouvements les plus nécessaires à sa conservation. Bien différent en cela des petits de plusieurs autres espèces d’animaux […] Dans les premiers temps, il diffère peu du fœtus : et sa longue enfance, si favorable d’ailleurs à la culture de toutes ses facultés, exige des soins si continuels et délicats, qu’ils rendent presque merveilleuse l’existence de l’espèce humaine [9] » ;
30– un cerveau plus volumineux et un système nerveux très ramifié ;
31– une plus grande réceptivité de la sensibilité liée à davantage de complexité sensorielle et nerveuse ;
32– une plus haute capacité d’imitation et d’imagination ;
33– une capacité plus grande d’habituation et de mémoire ;
34– une perfectibilité indéfinie qui n’est pas une faculté sui generis, mais résulte, avec l’éducabilité qui lui est liée, des capacités précédentes ;
35– enfin le langage, facteur historique du progrès de la raison : par exemple, selon Cabanis, la langue bien faite des Grecs explique leur génie.
36Mais tout cela, en fait, dérive d’abord de la plus grande souplesse d’organisation du corps humain, souplesse qui est bien la donnée primitive. Cabanis voit l’homme avant tout comme animal mobile (dans les deux sens : se mouvant et se transformant), animal du mouvement, d’où la finesse de sa sensibilité, la célérité de sa pensée, l’inquiétude de son imagination, et son extrême perfectibilité qui fait que pour lui l’éducation vaut toujours la peine. La constance et l’importance de l’idéal de l’éducation chez ce grand ami de Condorcet – qui s’est occupé de près de l’enseignement dans les facultés de médecine – repose ainsi sur son matérialisme.
37Si l’animalité est essentielle pour comprendre l’homme, ce n’est donc pas pour en effacer la spécificité : Cabanis en même temps animalise fortement l’homme par la reconnaissance de l’activité interne du corps et l’importance de l’instinct qui en résulte, et le spécifie par la réceptivité et l’extension de sa sensibilité. Paradoxalement, la vivacité de cette dernière le constitue en propre comme être extrêmement déterminé par l’extérieur, comme être de l’extériorisation et de la modifiabilité, indéfiniment mobile et modulable par l’environnement. Tout agit sur l’homme, dit-il en substance, alors que l’animal apparaît relativement comme davantage intériorisé, et la plante presque totalement.
Avec l’homme pivote donc à nouveau l’axe du déterminisme matérialiste, et cette fois de l’intérieur vers l’extérieur. Autant le déterminisme animal était intériorisé, autant celui humain sera extériorisé.
Cabanis souligne le rôle si important sur l’homme des climats, de l’environnement, du régime alimentaire etc., d’où l’éventail extrême de la diversité humaine. Ainsi, il rééquilibre en quelque sorte l’homme, à la fois le ré-intériorise en le « re-physiologisant », le ramène corporellement à lui-même, et en même temps prend la mesure de l’importance de l’environnement, s’inscrivant par là dans une tendance environnementaliste générale des matérialistes des Lumières, dans la ligne de la théorie des climats de Montesquieu, et, bien avant, de la tradition médicale hippocratique [10]. Mais, même sur ce plan, il se démarque d’une conception trop intellectualiste et perceptive de notre rapport au monde, et explore la part obscure et sourde, physiologique, directe et purement matérielle, de l’action de l’environnement sur nous, notre corps et notre esprit : la détermination par l’air, la température, l’alimentation, etc.
Ainsi, sur une base purement animale, Cabanis attribue à l’homme une différence propre : loin de l’annuler, l’animalisation de l’homme, au contraire, établit cette différence en la développant de proche en proche jusqu’à celle – tout à fait intellectuelle – de la connaissance, l’animal étant dépourvu des formes supérieures, rationnelles, de cette connaissance.
Illustrons tout cela par un extrait particulièrement synthétique :
De tous les matérialistes de l’époque, Cabanis peut sans aucun doute être tenu pour l’un des plus intéressants sur l’animal et surtout sur l’animalité : à la fois par la fondation scientifique de ses thèses, liées aux progrès scientifiques de son temps qu’illustre par exemple Bichat, par sa réflexion et sa maturation de l’expérience philosophique de ses prédécesseurs et enfin par l’audace de ses vues propres. Cet intérêt consiste d’abord dans le degré élevé de crédibilité de cette conception, à la fois raisonnable – débarrassée de l’instrumentalisation qui faisait souvent de l’animal du 18e siècle une sorte de pantin philosophique – et en même temps très explicative de l’instinct et de tout ce qui comporte une apparence innée. En outre, au terme de tout le cheminement de la réflexion matérialiste du siècle, Cabanis réactualise et éclaire le débat qui mettait aux prises les deux conceptions paradigmatiques exemplairement campées d’un côté par Diderot et de l’autre par Helvétius [12]. Le premier, dans la ligne du matérialisme médical d’un La Mettrie, mais sans renier pour autant l’importance des sens [13], faisait valoir le primat de l’« organisation » (et particulièrement le rôle décisif du cerveau, du diaphragme et du jeu entre les organes) face à la conception très sensationniste du second, influencée par les théories de la connaissance dans la tradition lockienne, et par là au fond encore tendanciellement idéaliste. Déjà, l’animalité était orientée par Diderot dans la perspective anonyme de la profondeur organique et s’éloignait des figures, pourtant si présentes par ailleurs dans son œuvre.Mais, de tous les animaux, l’homme est sans doute le plus soumis à l’influence des causes extérieures ; il est celui que l’application fortuite, ou raisonnée des différents corps de l’univers, peut modifier le plus fortement et le plus diversement. Sa sensibilité plus vive, plus délicate et plus étendue ; les sympathies multipliées et singulières des diverses parties éminemment sensibles de son corps ; son organisation mobile et souple qui se prête sans effort à toutes les manières d’être, et en même temps, cette ténacité de mémoire, pour ainsi dire physique, avec laquelle elle retient les habitudes, si facilement contractées : tout, en un mot, se réunit pour faire prendre constamment à l’homme, un caractère et des formes analogues, ou correspondantes au caractère et aux formes des objets qui l’entourent, des corps qui peuvent agir sur lui. C’est en cela que consiste, à son égard, la grande puissance de l’éducation physique, d’où résulte immédiatement celle de l’éducation morale : c’est par là, qu’il est indéfiniment perfectible, et qu’il devient, en quelque sorte, capable de tout [11].
Par bien des traits, Cabanis est également l’un des plus proches des conceptions modernes ; en particulier se retrouve chez lui, et sans ambiguïté, la notion – si essentielle dans les théories actuelles – d’émergence (déjà, encore une fois, fortement présente chez Diderot) ; par exemple dans des formules comme celle-ci tirée des Rapports :
Signalons également un véritable souci éthique pour l’animal, qui perce derrière le projet anthropologique : en témoigne particulièrement le Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine : « N’est-ce pas d’ailleurs un véritable devoir, de donner à des êtres sensibles comme nous, et qui partagent si patiemment nos travaux, tous les soins qui peuvent rendre leur existence plus douce ? » ; Cabanis enchaîne ensuite avec cette phrase assez singulière : « Ne font-ils pas partie de la famille humaine [15] ? ». Deux pages plus loin, il achève ce long passage par une sorte d’étonnant point d’orgue : « Mais ce n’est point assez d’éviter à l’égard de nos compagnons et de nos aides, tout mauvais traitement sans objet : soyons plus justes ; cherchons à les rendre heureux [16]. »La sensibilité développe dans les corps, des propriétés qui ne ressemblent en aucune manière à celles qui caractérisaient leurs éléments. […] les principes élémentaires, en vertu de leurs affinités respectives, se pénètrent, s’organisent, et, par cette nouvelle combinaison, acquièrent des qualités qu’ils n’avaient point antérieurement [14].
Cependant, privé de la compréhension évolutionniste ou transformiste qu’il pressent seulement (comme on l’a dit plus haut, Lamarck publiera un peu trop tard sa Philosophie zoologique, un an après la mort de Cabanis qui fait en revanche référence à Cuvier, lequel est fixiste), ce retour qu’il opère à l’organisme et aux organes encourt un risque pour ses vues matérialistes : celui de céder au prestige des causes finales, si tentantes dans le domaine biologique. De là peut-être leur réévaluation à la fin de sa vie (dans sa Lettre sur les causes premières), quoique déjà auparavant, dans les Rapports, Cabanis reconnaisse l’extrême difficulté de se passer de ces causes finales en biologie, malgré l’avertissement de Bacon.
En outre, Cabanis – en réhabilitant l’instinct et en rangeant contre les sensationnistes l’animal globalement désintellectualisé sous sa détermination, et, de surcroît, en ne semblant pas envisager la possibilité et la nécessité d’une éthologie [17] – retrouve finalement un schéma paradoxalement plutôt cartésien du rapport de l’homme à l’animal, malgré certes des nuances (il ne prive bien sûr l’animal ni de la sensibilité ni de facultés de connaissance, voire d’une certaine intellectualisation possible). Par là, bien que matérialiste, il ouvre paradoxalement à nouveau le chemin possible de leur divergence ; ce qui, paradoxalement encore, va dans le sens du courant spiritualiste montant – porté par certains qui ont été d’abord proches des Idéologues comme Maine de Biran (Cabanis en cite dans les Rapports les premiers travaux avec enthousiasme), et qui est représenté en biologie par Cuvier. Ainsi, comme par effet de rebond, l’animal, rapproché de plus en plus de l’homme tout au long du 18e siècle, retournera, certes provisoirement, dans une autre direction.
Notes
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[1]
Paul Hoffmann, « Le concept de moral chez Cabanis », in Corps et cœur dans la pensée des Lumières, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 83-103.
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[2]
Voir Martin S. Staum, Cabanis. Enlightenment and Medical Philosophy in the French Revolution, Princeton, Princeton Univ. Press, 1980 ; André Role, Georges Cabanis : le médecin de Brumaire, avec la collab. de Luc Boulet, préface Jean Tulard, Paris, Lanore, 1994 ; Serge Besançon, La philosophie de Cabanis : une réforme de la psychiatrie, Le-Plessis-Robinson, Inst. Synthélabo, 1997.
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[3]
Daniel Teysseire, De la vie dans « Les rapports du physique et du moral de l’homme » de Cabanis, Saint-Cloud, École Normale Supérieure de Saint-Cloud (Centre de recherche et de formation en éducation), 1982.
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[4]
Voir Émile, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), IV, 1969, note p. 595. Je me permets de renvoyer ici à mon livre : Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006, 2e partie, ch. IV « La querelle de l’instinct », spécialement p. 226-232.
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[5]
Le mécanisme de l’« empreinte », mis en évidence par Konrad Lorenz (mais déjà pressenti par d’autres) qui nuancera considérablement cette idée, n’est pas encore d’actualité.
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[6]
Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1844 (8e éd.), p. 125, mis en italiques par nous.
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[7]
Voir Otmar Keel, Cabanis et la généalogie épistémologique de la médecine clinique, Montréal, McGill Univ., 2 vol., 1994.
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[8]
Sur la prise en compte des circonstances sous un aspect particulier, voir l’étude de Mariana Saad, « La mélancolie entre le cerveau et les circonstances : Cabanis et la nouvelle science de l’homme », Gesnerus. Swiss Journal of the History of Medicine and Sciences, 63, 1-2, 2006.
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[9]
Id., p. 239 ; nos italiques.
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[10]
Idée qui a été affinée en même temps par la prise en compte de sévères critiques : signalons en particulier celles d’Helvétius et Volney.
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[11]
Id., p. 340.
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[12]
Cf. la Réfutation d’Helvétius, Paris, Œuvres, Robert Laffont, I, 1994. Nous ne nous prononcerons pas ici sur le caractère éventuellement schématique de cette opposition et sur la lecture par Diderot de la pensée d’Helvétius.
-
[13]
Tout au contraire puisque la spécificité humaine se fonde pour Diderot également sur une propriété particulière de l’équipement sensoriel humain, celle d’un équilibre, condition de possibilité d’une perfectibilité indéfinie et d’une autonomie du jugement auxquelles n’accèdent pas les animaux littéralement prisonniers du sensible : « Pourquoi l’homme est-il perfectible et pourquoi l’animal ne l’est-il pas ? L’animal ne l’est pas parce que sa raison, s’il en a une, est dominée par un sens despote qui la subjugue. Toute l’âme du chien est au bout de son nez, et il va toujours flairant. Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant. Toute l’âme de la taupe est dans son oreille, et elle va toujours écoutant. Mais il n’en est pas ainsi de l’homme. Il est entre ses sens une telle harmonie, qu’aucun ne prédomine assez sur les autres pour donner la loi à son entendement ; c’est son entendement au contraire, ou l’organe de sa raison qui est le plus fort. C’est un juge qui n’est ni corrompu ni subjugué par aucun des témoins. Il conserve toute son autorité, et il en use pour se perfectionner. Il combine toutes sortes d’idées ou de sensations, parce qu’il ne sent rien fortement. », id., p. 814-815.
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[14]
Id., p. 488.
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[15]
Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, Paris, 1804, p. 400, nos italiques. Le paradoxe s’estompe quelque peu quand on pense au sens du terme familia en latin, beaucoup plus large et incluant toute la maisonnée, animaux domestiques compris. Cependant, même ainsi resitué, un usage aussi extensif de ce mot au début du 19e s. ne peut être innocent et en tout cas ne va pas de soi.
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[16]
Id., p. 402, mis en italiques par nous.
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[17]
À la différence, répétons-le, d’autres auteurs comme par exemple Condillac et Leroy, ce dernier donnant corps au projet condillacien en initiant une éthologie doublement empiriste : par son inspiration philosophique, par sa méthode.