Notes
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[1]
Jean-Luc Guichet (éd.), Usages politiques de l’animalité, Paris, L’Harmattan, 2008.
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[2]
Pietro Corsi, Lamark. Genèse et enjeux du transformisme, 1770-1830, Paris, CNRS éditions, 2001.
-
[3]
Voir La ménagerie du Muséum d’histoire naturelle ou description et histoire des animaux qui y vivent et qui y ont vécu par les Citoyens Lacépède, Cuvier et Geoffroy, à Paris, chez Miger et Renouard, an XII, 1804.
-
[4]
Jean-Luc Chappey, La société des Observateurs de l’Homme (1799-1804) des anthropologues au temps de Bonaparte, Société des Études robespierristes, Paris, 2002.
-
[5]
Voir Claude Blanckaert, « J.-J. Virey, Observateur de l’homme (1800-1825) », C. Benichou et C. Blanckaert (dir.), Julien Joseph Virey naturaliste et anthropologue, Paris, Vrin, 1998.
-
[6]
Michael A. Osborne, « Applied natural History and Utilitarian ideals : ‘‘jacobin science’’ at the Museum d’Histoire Naturelle, 1789-1870 », in Re-creating Authority in revolutionary France, éd. Bryan T. Ragan et Elisabeth A. Williams, Rutgers UP, 2003, et Jean-Luc Chappey, « Usages et enjeux politiques d’une métaphorisation de l’espace savant en Révolution. ‘‘L’encyclopédie vivante’’ de la République thermidorienne à l’Empire », Politix, 48, 1999, p. 37-70.
-
[7]
Geoffroy Saint Hilaire, « Extrait d’un mémoire sur les orangs outangs lu à la société philomatique par le citoyen Geoffroy, professeur de zoologie au Muséum d’histoire naturelle », Magasin encyclopédique ou journal des sciences des lettres et des arts, rédigé par A. L. Millin, troisième année, tome premier, à Paris, l’an Cinquième, 1797, et Saint Hilaire et Cuvier, « Mémoire sur les orangs outangs », Journal de physique, 46, p. 185-191, an VI, 1798 ; voir aussi Giulio Barsanti, « L’orang-outang déclassé. Histoire du premier singe à hauteur d’homme (1780-1801) et ébauche d’une théorie de la circularité des sources », Bulletin et mémoires de la société d’anthropologie de Paris, t. I, n° 3-4, 1989, p. 67-104.
-
[8]
Audebert, membre de la Société naturelle de Paris, Histoire des singes et des makis, à Paris, chez Desray, an VIII.
-
[9]
Voir Audebert, op. cit., d’après Camper, Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes des différents climats et des différents âges, traduit du hollandais par J. Hansen.
-
[10]
J.-J. Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, an IX.
-
[11]
Pietro Corsi, op. cit., 2001, p. 21-35.
-
[12]
Cité par Pietro Corsi, ibid., p. 92.
-
[13]
Jean-Claude Delamétherie, De l’homme considéré moralement, de ses mœurs, et de celles des animaux, Paris, chez Maradan, libraire sur Pavée Saint André des Arts, 1802.
-
[14]
Franck Tinland, « Les limites de l’animalité et de l’humanité selon Buffon et leur pertinence pour l’anthropologie contemporaine », Buffon 88, Colloque international, Jean Gayon (dir.), Paris, Vrin, 1992.
-
[15]
J.-C. Delamétherie, op. cit., avant propos. Gall, Sommering, Lavater sont convoqués et cités avec gratitude dans leur apport à la connaissance humaine.
-
[16]
Delaméthérie, op. cit., p. 401.
-
[17]
Ibid., p. 5-13.
-
[18]
Ibid., p. 65.
-
[19]
J.-C. Delaméthérie (écrit à la main sur l’exemplaire de la BNF), Principes de la philosophie naturelle dans lesquels on cherche à déterminer les degrés de certitude et de probabilité des connaissances humaines. Première partie, à Genève, 1787.
-
[20]
Ibid., p. 204.
-
[21]
Delaméthérie, ibid,. p. 234. De fait, l’auteur imagine (p. 235) un cas de fiction où une race d’animal pourrait devenir assez forte pour vaincre l’homme et le réduire à son tour en esclavage, peur récurrente dans l’imaginaire occidental du retournement des formes de domination, perceptibles dans les estampes du 16e siècle, jusqu’à La Planète des singes…
-
[22]
Erica Mannucci, « ‘‘Malheur aux faibles !’’ Condamnation de l’oppression des animaux », dans Dix-huitième siècle, 28, 1996, p. 353-366.
-
[23]
Delaméthérie, Principes…, op. cit., p. 246.
-
[24]
Ibid., p. 263.
-
[25]
Ibid., p. 250-257. Le cas de la Chine et de sa surpopulation inquiète plus particulièrement l’auteur qui ne voit que trois solutions : soit le prêt de portions de terres d’autres pays moins peuplés, soit la possibilité de peupler la Tartarie, soit des « bornes à la multiplication » de la population.
-
[26]
Delaméthérie, De l’homme…, op. cit., Préambule non paginé. Ailleurs, l’Hottentot est comparé négativement à Newton, ou la société hottentote à la société du temps de Louis XIV ou du temps de Périclès, p. 253 et 260. Cf. François-Xavier Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot, histoire du regard occidental sur les Khoisan (15e-19e siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
-
[27]
Ibid., p. 14.
-
[28]
Ibid., p. 92.
-
[29]
Ibid., p. 255.
-
[30]
J.-B. Salaville, De l’homme et des animaux, à Paris, chez Derteville, libraire, an XIII, 1805.
-
[31]
Malgré la diligence des bibliothécaires de l’Institut, il n’a pas été possible de trouver la moindre trace de ce concours, ni de son énoncé, ni d’une éventuelle participation d’un quelconque concurrent de Salaville.
-
[32]
Pierre Serna, « 1799, le retour du refoulé ou l’histoire de la Révolution anglaise à l’ordre du jour de la crise du Directoire », La Révolution 1789-1871. Écriture d’une histoire immédiate, P. Bourdin (dir.), Clermont-Ferrand, Presses de l’Université de Clermont-Ferrand, p. 241-258.
-
[33]
Salaville, op cit., p. 40. « Si les prétendus mauvais traitements exercés sur les animaux rendaient, en effet, l’homme atroce et barbare envers ses semblables, les chasseurs, les bouchers, et tous ceux qui, par état, maltraitent ou détruisent les bêtes, les chirurgiens qui les dissèquent vivantes, les physiologistes qui font sur elles les expériences qu’ils ne peuvent pas faire sur l’homme, pour tacher d’y découvrir le mécanisme et le secret du jeu de la vie, pourraient-ils conserver en eux la moindre trace d’humanité ? L’habitude de tourmenter et d’égorger les animaux, ne les dénaturerait-elle pas, au point qu’ils se feraient un jeu de tourmenter et d’assassiner les hommes ? C’est cependant ce qui n’arrive point. Tout le monde peut avoir connu des chasseurs et des bouchers aussi humains, aussi compatissants et quelque fois plus, que ceux qui les accusent de ne pas l’être… (ibid., p. 41). À propos des bouchers « a-t-on compulsé les greffes criminels de toutes les nations pour savoir si cette classe offre plus d’assassins, plus de malfaiteurs que les autres ? N’est-ce pas une de ces allégations qui ne sauraient supporter l’épreuve d’un examen rigoureux, mais qui subsistent parce que personne ne s’avise de les soumettre à cette épreuve ? »
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[34]
C’est encore la question du langage qui handicape les animaux et les rend à la merci des humains. Cf. Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998.
-
[35]
Charles-Georges le Roy, Lettres sur les animaux, éd. Elisabeth Anderson, à partir de l’édition de 1802 publiée par Roux-Fazillac, commençant par les Lettres philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux, avec quelques lettres sur l’homme, Oxford, Voltaire Foundation, 1994.
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[36]
Salaville, op. cit., p. 6.
-
[37]
Sur la persistance de la pensée de Descartes au 18e siècle, voir Véronique Le Ru, « La réception occasionaliste de Descartes : des malebranchistes à l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 38, 2005.
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[38]
Salaville, op. cit., p. 16-17.
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[39]
Voir aussi Elsa Dorlin, La matrice de la race, généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.
1Que l’homme soit un animal politique, tout philosophe le sait bien depuis l’Antiquité aristotélicienne [1]. Mais inversement que l’animal soit un sujet politique entraine la controverse. Ce constat mérite d’être interrogé à la fin du 18e siècle, lorsque qu’au bout d’intenses réflexions sur le statut de l’animal, sa fonction, sa nature, son essence, la Révolution ayant bouleversé l’ensemble des fondements de la société ancienne dispose chacun, chaque être vivant selon de nouvelles normes, en conférant à tous une nouvelle place dans un nouvel ordre social, politique, culturel et politique. Le changement de régime, l’abolition des privilèges, la transformation d’une société fondée sur le marqueur biologique de la naissance et l’apparition de l’égalité juridique de tous les citoyens, voire de tous les êtres, comme fondement d’un nouveau monde ont-ils à voir avec le monde des animaux ? Et qui s’en est soucié ?
2À partir de 1792 et dans l’urgence due à la guerre, une science républicaine va naître, enjeu essentiel de la mobilisation des savants au nom des impératifs de la « Patrie en danger ». Parmi les nombreux chantiers que la Convention initie, celui de la fondation d’un Museum d’histoire naturelle, comme lieu de conservation, de soins et d’étude des formes vivantes et plus particulièrement des animaux, revêt un enjeu fort important au moment de signifier que la République naissante des droits naturels inscrits dans le marbre de la Constitution, se veut protectrice des formes de vie, offertes en spectacle aux citoyens [2]. Placé au centre des jardins, au cœur des réflexions, objet d’une production bibliographique importante, l’animal, pensé, devient le sujet d’une attention particulière, comme une voie de connaissance première et originaire de l’homme et de son développement [3]. Les savants interrogent désormais un rapport entre ce monde animal et le monde des humains, non sans hésitations, problèmes, confrontations et polémiques [4]. L’histoire des sciences a pu retrouver et expliquer ces débats, éclairant les différentes théories en place et les enjeux qu’elles pouvaient revêtir du point de vue de l’accumulation des savoirs et des orientations des recherches au passage des 18e et 19e siècles [5].
3Cependant la place de l’animal, – dans sa spécificité d’être animal – en Révolution a jusqu’ici peu intéressé les historiens du politique se réservant pour des sujets plus classiques comme l’exercice de la citoyenneté sous tous ses aspects. Une autre piste est suggérée, mettant au centre de l’interrogation la place des animaux dans la société telle qu’elle ressort après dix années de conflits et de tentative de stabilisation des principaux acquis de la Révolution, au moment du Consulat, lorsque le paradigme scientifique change et referme une science ouverte de l’homme, de la nature et de l’animal en une science du classement, de l’ordonnancement utilitaire, et de l’exclusion [6].
Les lignes suivantes se concentrent sur la toute fin du 18e siècle et le début du 19e siècle autour de deux séries de textes qui posent soit la question du lien entre l’homme et l’animal au centre de l’organisation sociale de plus en plus conservatrice dans le cas de Lamétherie, soit un éclairage dérangeant sur la relation homme et l’animal dans le texte de Salaville, à première vue plus « animalophobe », en réalité davantage attaché aux idéaux de liberté de la Révolution qu’aux modes de classement et de stigmatisation naturante et hiérarchique. Dans les deux cas, une réflexion sur la citoyenneté et finalement l’ordre social se profile, posant les questions essentielles de la frontière, de la distinction ontologique entre l’humain et l’animal et donc interrogeant de façon crue les questions de l’infra-citoyenneté, au travers d’un personnage dont le statut se trouve des plus controversés durant la décennie : l’homme de couleur esclave. Au travers de l’animal, les questions du droit des vivants, de la violence faite aux inférieurs et de la définition de l’altérité sont posées. La construction du lieu de passage entre animalité et humanité révèle de façon nouvelle des postures politiques des plus tranchées en fonction d’une volonté de reproduction sociale ou d’une démocratisation de la société, et de façon parfois paradoxale…
Le singe en questions
4Parallèlement à cet intérêt pour les phénomènes vitaux en général et leur traduction dans le monde animal en particulier, la fin du siècle, avec le Directoire, connaît un engouement scientifique au sujet des singes. Certes l’intérêt pour le peuple simiesque est soutenu depuis les années 1750, mais la question de l’anthropologie, le retour de plusieurs expéditions maritimes, avec spécimens vivants, de nombreuses parutions polémiques sur l’origine de l’orang outang et son étrange ressemblance avec l’homme expriment un intérêt et dessinent un espace de discussion nouveau sur l’identité de l’homme, ses origines, et son organisation [7]. L’ouvrage luxueux d’Audebert reçoit la caution intellectuelle de Lamarck et Lacépède et a été réalisé à partir des collections du Museum. Le discours préliminaire joue avec une rhétorique parfaitement maitrisée : il s’agit de déniaiser le lecteur quant à la proximité de l’homme et du singe ; mais dans le même temps, il rappelle, avec une complaisance non feinte, tout le trouble de la similitude entre les deux êtres [8].
[…] l’homme, étonné à l’aspect inattendu de ces animaux, et pour ainsi dire, honteux de reconnaître le plus grand nombre de ses rapports dans un être qui offre les traits de l’humanité dégradée, supposa aux singes une nature et un entendement supérieur au reste des bêtes. De là ces histoires merveilleuses, ces rêveries, fruits d’une imagination mensongère que ses prédécesseurs ont accumulés en parlant de ces animaux. L’orang outang surtout a été longtemps considéré comme une espèce demi-humaine.
6L’auteur manifestement n’y croit pas mais l’écrit tout de même, rapporte avec délectation ces histoires d’enlèvement de « négresses » et remarque que des variétés de l’espèce humaine, les Chacrelas, ont été prises pour cet animal. Évidemment, le philosophe ennemi des préjugés ne peut admettre l’existence d’une « espèce mitoyenne entre l’homme et les animaux ». En revanche, il expose sa méthode pour signifier la différence entre les deux êtres : le calcul de l’angle facial,
Le lecteur saisit le besoin de classification fondé sur l’exclusivisme humain qui émane d’une plume autorisée. Le texte s’inscrit dans un champ profondément renouvelé, non encore clos, où les postures se rigidifiant, avec la structure consulaire d’une organisation qui pèse sur toutes « les représentations du monde », le débat commence à se clore sur une vision racialiste des différentes espèces humaines [10]. Un autre débat qui n’eut pas lieu, silencieux, peut être reconstruit autour de ces questions essentielles au sortir du 18e siècle et de la Révolution.… En passant par degrés de l’Européen à des peuples moins connus, tels que les Kalmouks et les nègres de Guinée, cette ligne s’éloigne de la perpendiculaire. Et si l’on descend de l’homme aux oiseaux dont la ligne faciale est presque horizontale, on verra qu’en considérant les animaux sous ce point de vue, l’Orang outang, après l’homme occupe le premier rang [9].
Delamétherie ou le vieux singe conservateur
8Matérialisme n’induit pas forcément radicalité politique de « gauche ». Loin s’en faut et le cas suivant le démontre. Lamétherie (1743-1817), au moment où débute la Révolution, possède le statut d’un personnage reconnu en Europe pour ses publications scientifiques, devenu éditeur en 1785, puis-copropriétaire, du Journal de Physique [11]. Membre du Club de 89, il accepte la monarchie constitutionnelle, mais, plus critique vis-à-vis de la république, il doit fuir la capitale durant l’épisode de la Terreur et ne peut reprendre la publication de son journal qu’en 1797. Chaque année, il y publie des rapports sur l’état des sciences. Critique vis-à-vis des institutions scientifiques de l’Ancien Régime, telle l’Académie des Sciences dont il fustige le mode de recrutement, il ne parvient pourtant pas à s’insérer dans les nouvelles structures républicaines. Il n’est pas membre de l’Institut et malgré une œuvre abondante et lue, il ne peut être que le remplaçant du jeune professeur Cuvier sur la chaire de géologie du collège de France en 1800. Précurseur des leçons sur le terrain, il est un spécialiste de l’histoire du bassin parisien. Surtout son influence sera déterminante sur le transformisme de Lamarck jusqu’en 1802. Delamétherie ne s’intéresse pas seulement à l’histoire de la terre, son autre centre d’intérêt le porte vers l’étude de la nature de l’homme et de sa place dans le règne animal. Son matérialisme s’est affirmé très tôt en 1780 lorsqu’il compare les animaux et les végétaux à de superbes machines hydrauliques, animées par différentes « puissances motrices » agencées dans de complexes « mécanismes [12] ».
9En 1802, après plus de vingt années de réflexions et au sortir d’une saison d’intenses échanges avec Cuvier, le rédacteur du Journal de Physique, il fait paraître De l’homme considéré moralement, de ses mœurs et de celles des animaux [13]. Delamétherie s’avance sur le terrain des théories politiques, armé de son savoir de naturaliste. Une série de remarques marquées du sceau de ses convictions d’homme de sciences étayent sa posture d’apprenti politique, ne faisant que mettre davantage à jour les préjugés du personnage et son conservatisme politique. Le fondement des certitudes de Delaméthérie est résumé dans un long préambule, qui présente une synthèse de ses travaux. Pour l’auteur, il existerait deux catégories de vivants, les hommes sociaux d’un côté et les animaux avec les hommes de nature d’un autre. L’inquiétude, l’ennui, la recherche permanente du plaisir, caractérisent le premier groupe, là où seul le jeu occupe la seconde entité. Ces derniers vivent dans le contentement du présent lorsque les premiers, du fait de la réunion en société, ont développé la perfectibilité qui constitue le marqueur le plus sûr de l’humanité, et son corollaire, l’inquiétude et la soif inextinguible de posséder [14]. Pour Delamétherie, cette proximité entre les hommes et les animaux est due à la cause mécanique de l’organisation similaire de leurs corps, « véritable machine dont le principe moteur se trouve dans le système nerveux », mue par le mouvement d’un fluide subtil dont les savants ne connaissent pas encore la nature. Ce constat en induit un autre plus explicite : « l’homme appartenant à la famille des singes, était primitivement couvert de poils comme eux, il habitait les pays chauds, et ne se nourrissait que de fruits, de semences, et quelquefois d’herbes [15]… ». Ainsi « l’homme qui est la première espèce de singe, doit être placé au sommet de l’échelle des animaux ». Par le concours des circonstances historiques, il est devenu le maître absolu de la surface de la terre, conservant son naturel d’animal. L’auteur distingue six stades d’évolution, de la réunion du mâle et de la femelle jusqu’à la réunion des hommes policés en sociétés construisant des villes et communiquant par les arts et les sciences, immédiatement au dessus du peuple des singes mais liés à ces derniers par la chaîne d’une évolution historique. Comme dans le cas d’Audebert, l’angle facial est mis en avant tel un indicateur certain de la perfection de l’homme et d’une mesure de hiérarchie des êtres vivants.
10Dès lors, à différents moments du texte, la similitude entre l’homme de nature et l’animal, et plus particulièrement le singe, est soulignée au moment d’évoquer leur désirs, leur survie par l’organisation d’un territoire, leur courage partagé dans les situations de conflits. Ils vivent ensemble au sein d’une liberté naturelle tant que l’homme n’y a pas renoncé dans la vue de s’associer à d’autres. La fin du texte revient une ultime fois sur cette identité commune : « tous les animaux manifestent à l’extérieur leurs sentiments ; l’homme ne cache pas davantage les siens lorsqu’il n’est pas retenu par des considérations sociales [16] ». Dans ces conditions, comment comprendre cette transformation de l’homme à ce point changé qu’il en a oublié son être animal, le refusant parfois avec vigueur ? Au fil des indices, le lecteur peut reconstruire un raisonnement qui parcourt le texte. Il a existé un temps indéterminé où, pour des raisons de survie, les hommes ont abandonné leur statut de frugivore pour devenir carnivores, contre leur nature. Cette époque transforma les mœurs des humains qui ont, à partir de ce moment, égorgé sans scrupule les autres animaux. La violence de sang froid, la guerre, provoquèrent cette altération qui, en leur conférant toujours plus d’intelligence, les plongea dans l’agression permanente [17]. L’humain prend alors, selon l’auteur, le caractère des animaux carnivores, ses désirs s’exaltent, il se réunit à d’autres pour faire la guerre. Certes, son niveau de technicité ne cesse de se perfectionner mais une pointe de pessimisme apparaît dans la prose de l’auteur au moment de constater le lien entre niveaux de civilisation et de violence des nations entre elles, au moment de décrire dans un autre passage le fait de tuer dans le combat, exalté par la puissance du sentiment, par « l’impression d’un plaisir plus considérable, celui de défendre sa patrie [18] ». L’héritier d’une pensée du siècle précédent espère tout de même que l’éducation fasse son œuvre, que le fonds « frugivore » de l’homme ne soit pas totalement perdu.
11Afin de mieux saisir la cohérence de la pensée de l’auteur, il faut se reporter à un texte de 1787, paru anonymement à Genève, dont la radicalité matérialiste s’exprime à chaque page, vibrant plaidoyer en faveur d’une reconsidération totale de l’organisation du vivant et des rapports humains/animaux [19]. L’homme « n’est qu’un animal comme un autre », jouissant simplement d’une organisation plus recherchée grâce à sa plus grande perfectibilité. Il doit comprendre que chaque animal doué de sensibilité est son égal et jouit en principe des mêmes droits de nature que l’humain. Ces droits sont subdivisés en deux catégories, « le droit d’animalité » qui concerne tous les animaux, et un autre qui ne regarde que chaque espèce d’animal. Celui-ci prend le nom d’humanité, lorsqu’il s’agit de l’homme [20]. Fort de cette première audace, Delamétherie peut développer l’idée d’un nécessaire amour, estime bienveillante que l’homme doit porter à chaque animal, et précise dans quelles conditions il vaut mieux porter secours à une bête qu’à un être humain, selon une loi d’équité entre chaque vivant. Logique, l’auteur critique les personnes qui ont à ce point oublié leurs devoirs qu’elles asservissent les bêtes pour des travaux trop durs, qu’elles les tuent pour les consommer, qu’elles les chassent ou les martyrisent pour le plaisir, en Espagne par exemple lors des courses de taureaux. Dans cette démonstration, ce sont encore une fois les animaux carnivores qui posent problème. L’homme les a-t-il imités ? Par quelles dispositions est-il devenu le maître de la terre, réduisant en esclavage les animaux domestiques, repoussant le plus loin les animaux sauvages, créant les conditions « d’un état continuel de guerre avec les autres animaux [21] » ? Il faut encore aller plus loin pour l’auteur et soutenir que l’homme n’a aucun droit moral de tuer un animal ni de le manger. Les hommes étaient frugivores et doivent le redevenir, ils n’ont aucune vocation à demeurer carnassiers, et il suffit de constater que les végétaux suffisent à leur santé pour qu’ils cessent d’utiliser leurs dents comme les animaux carnassiers [22]. De même, les relations de travail doivent être régulées selon une stricte justice de réciprocité :
L’animal n’a point à se plaindre, mais on doit consulter ses forces, et ne point exiger un travail auquel elles ne sauraient suffire. L’homme doit le traiter comme un autre lui-même… Il pourra aussi user du laitage des uns et manger les œufs des autres, puisque par là il ne nuit, ni à leurs plaisirs, ni à leur existence, ce ne sera point non plus faire tort à la brebis que de tondre sa toison ; encore moins au ver à soie de prendre son cocon. Enfin ces soins s’étendront sur les animaux, jusqu’à ce qu’ils périssent naturellement. Dans aucun temps il ne peut lui être permis de terminer leurs jours, ni de se nourrir de leur chair [23].
13Avec rigueur, la pensée de Lamétherie ne peut s’arrêter à la seule révolution des rapports homme/bêtes mais trace les nouvelles conditions d’un ordre écologique et politique à repenser de façon résolument moderne. L’homme européen étendant toujours plus loin son emprise sur le sol, il ne cesse d’usurper des territoires qui finissent par manquer. Il faut cesser l’aventure coloniale sinon « les autres espèces d’animaux seront sacrifiées de plus en plus à celle des hommes, et un grand nombre pourra disparaître de dessus la surface de la terre [24] ». Viendra un temps donc où les hommes devenus trop nombreux manqueront du nécessaire, viendra un autre temps où l’Amérique déjà libérée par sa révolution sera suivie de l’Asie et de l’Inde où pointe déjà le présage de la Révolution. Il faut donc prévenir ces dangers écologiques et politiques dont la conséquence pour l’auteur consiste en une surpopulation qui romprait inévitablement le rapport entre population et subsistances. Ainsi comme l’homme le fait avec ses animaux domestiques il doit contrôler sa reproduction afin de conserver un équilibre entre nature et société humaine [25].
14L’ordre social, finit-il par conclure, exige que les enfants soient élevés de façon végétarienne, sans être exposés aux tueries d’animaux, exige que l’homme respecte le droit d’animalité. À ces seules conditions l’ordre social sera respecté, la réforme possible et la révolution évitée, du moins en 1787.
Quinze ans plus tard, en 1802, l’écologiste est resté constant dans son approche matérialiste de l’homme mais son regard sur l’organisation sociale a considérablement évolué. Le matérialisme scientifique qui pousse Lamétherie à revendiquer encore une condition d’animal nullement infamante pour l’homme, réduit à une nature de meilleur singe en quelque sorte, laisse entrevoir une perspective nouvelle à partir de ses observations sur le monde des immédiatement inférieurs à l’homme et leur application idéologique. L’auteur exprime un conservatisme proche d’une forme de « racisme social » conférant à son propos général une dimension inquiète et sécuritaire quant à l’ordre des hommes en société et leur classement, sûrement à l’ordre du jour au moment où le Consulat durcit son autorité en cette année 1802. L’épuration du Tribunat et la fin de tout espoir de démocratisation de la société, le rétablissement de l’esclavage et la fin de toute politique d’égalité entre les citoyens, et le pouvoir confié à vie, scellant davantage le sort de la république que le coup d’État précédent, constituent un contexte bien prégnant dans les milieux scientifiques parisiens. Le savant se laisse aller à des considérations politiques, passant de la question animale à celle de la construction d’un ordre social rigide et policier. Ainsi Laméthérie opère un rapprochement spatio-socio-temporel entre le groupe indifférencié des singes et des hommes de nature par rapport aux hommes civilisés, et à l’intérieur de ce groupe entre les classes laborieuses et les groupes dominants.
Convaincu que les caractères se transmettent de façon héréditaire de génération en génération, créant une classification hiérarchique entre les hommes, l’auteur refuse implicitement l’idée d’égalité entre les humains revenant plusieurs fois sur les distances telles entre les individus qu’on pourrait les croire de différentes espèces, ainsi entre « un papou et un Homère » entre « une dégoutante Hottentote et une Laïs [26] ». De fait, ces considérations sur le mode de fonctionnement des hommes en société, tout au long de son œuvre, reconnaît-il plus loin, ne concernent que l’homme riche de la société dont la fortune pourvoit abondamment à ce qu’il peut désirer : « c’est de lui dont nous nous occuperons principalement dans cet ouvrage, alors que l’homme journellement attaché la glèbe, ou à son atelier… est condamné au travail, […] si ses occupations lui laissent le temps de cultiver un peu son esprit, il acquerra une connaissance abrégée du grand système des êtres existants […] [27] ».
La conclusion de ces premières constatations pousse l’auteur à soutenir la moins grande sensibilité, moins grande bienveillance, moins grande prévoyance des classes inférieures. « On peut appliquer aux peuples barbares et peu civilisés ce que nous disons des dernières classes des peuples civilisés », sortes d’animaux sociaux à peine dégrossis. Cette remarque de la prévoyance et du souci du futur comme trait marquant d’une humanité supérieure revient à plusieurs moments du texte afin de stigmatiser les classes modestes et comparer leur existence à un parcours proche des bêtes. Tout rapproche les pauvres des animaux cruels. « Les basses classes sont plus féroces que les autres, elles se plaisent volontiers à faire souffrir un animal. Ce qu’on appelle éducation chez les classes aisées adoucit un peu leur caractère [28]. »
Comme dans le classement général des singes, il existe des gradations entre supérieurs et inférieurs. Dans « l’état social, il existe aussi deux classes d’hommes absolument distinctes. Les uns sont des manuels dont le corps est dégradé par le travail et incapable de s’élever moralement, les autres possèdent assez de fortune pour embellir leur esprit et perfectionner leur cœur et fortifier leur corps, comme dans le monde des animaux [29]… ». Certes, chacun peut s’élever par ses talents, les riches ne sont pas exempts de défauts, et le bon sens populaire débarrassé de « la bassesse des classes inférieures » devient convenable. Lamétherie livre ainsi la traduction socio-politique de ses observations matérialistes sur l’être animal de l’homme et les conséquences qu’il en tire au moment de proposer au lecteur sa représentation du social, expriment clairement sa peur pour les groupes défavorisés clairement identifiés comme des brutes dans la cité, aux instincts bestiaux, à surveiller, à dresser.
L’homme de science et zélé conservateur, va trouver un détracteur peu connu mais perspicace en la personne de Salaville.
Salaville, le républicain défenseur de l’homme, contre les animaux
15C’est un texte « étrange » que celui de Salaville, mi-composition de concours académique, mi-réfutation systématique des thèses de Delaméthérie. De l’homme et des animaux constitue le résultat d’une réflexion à partir d’une question posée par l’Institut, selon une habitude bien connue des contemporains [30]. Le thème du concours demandait aux candidats de réfléchir à la question suivante : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique, conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? ». Dés l’avant-propos, Salaville affirme que la question a été retirée du concours, et s’interroge sur cette initiative qu’il juge intempestive, car il la soupçonne d’être directement dirigée contre son travail. Parce que c’était le seul concurrent ? Parce qu’il allait contre des positions dominantes des idéologues typiquement condillaciens de l’Institut et leur accord tacite sur la nature « animale » de l’homme ? Rien n’a pu le déterminer avec certitude [31]. Le personnage est bien connu des milieux républicains depuis le début de la Révolution. Secrétaire de Mirabeau, traducteur de textes des penseurs radicaux anglais du 17e siècle, connu pour son engagement, son érudition, il semble être un touche-à-tout de la littérature, plumitif secondaire, alors qu’une étude précise de ses titres montre une attention particulière au thème des mœurs républicaines, de leurs formations, de leur régénération et de leur maintien, comme condition de survie du régime qu’il défend jusqu’à la veille du coup d’État de Bonaparte [32].
16L’auteur commence par constater que tous les pays européens n’en sont pas au même point de la réflexion. Une nette différence est établie entre la maturité louable du débat en Angleterre comme le prouvent les discussions devant le Parlement et la naturalité cruelle des spectacles de combats de taureaux en Espagne. Salaville prend soin ensuite de se distinguer de deux positions antagonistes qu’il juge erronées et nuisibles à une juste pensée sur le statut de l’homme. L’être humain n’est ni le résultat de la dichotomie divine séparant nettement l’âme du corps, créant la certitude d’une souillure néfaste. Il n’est pas non plus le composé de matière qui ferait de lui « un animal mieux avisé que les autres, mais du reste n’en différant point du tout ». L’homme de lettres critique fermement le point du vue développé dans l’œuvre de Laméthérie. Certes, Salaville n’est pas un scientifique, et le lecteur se trouve bien en peine de se voir proposer une définition alternative de l’humain, claire et précise, capable de contrecarrer efficacement l’avis du médecin et savant pluridisciplinaire qu’est Lamétherie. Il faut se contenter du fait que la dignité morale de l’homme suffit en soi à le distinguer irrévocablement du peuple des singes. C’est court et cela n’a sans doute pas suffi à supprimer le concours. En revanche, un autre type d’argumentation se révèle plus efficace lorsque Salaville réfléchit en termes de droits dans toutes leurs conséquences.
17Le premier élément de la démonstration repose sur l’inconséquence partagée de la plupart des sympathisants de la thèse précédente sur la proximité de l’homme et de l’animal. Si elle est fondée, absolument rien ne peut légitimer un tant soit peu le fait de manger des animaux. Sinon, il faut en conclure à l’effectivité d’un crime permanent, à une sorte de meurtre continuel des animaux, signifiant un destin obligatoirement tragique de l’homme contraint de devenir assassin pour vivre [33]. Soit la parenté est réelle, et l’on doit stopper de suite de se nourrir d’animaux, soit les animaux sont de nature différente et l’homme a raison de continuer à s’en nourrir. Le raisonnement jusque là paradoxal se voit un peu mieux étayé au moment d’aborder la radicale différence entre les animaux et les hommes à propos de leurs droits. Les premiers en ont-ils ? Peuvent-ils en avoir ? La question du droit positif est d’abord évoquée. Ce dernier résultant d’une convention, portant sur un engagement librement et clairement exprimé entre deux parties, il devient évident que jamais un tel accord ne pourra être conclu et de fait, les animaux ne pouvant prétendre à ce genre de droit, l’homme ne peut se rendre coupable d’une quelconque violation d’un droit qu’ils n’ont pas [34]. Salaville s’en prend ici précisément à une quelconque sensibilité, à une forme d’intelligence animale telle que la réédition des Lettres sur les animaux de Charles-Georges Leroy, entreprise en 1802 par Roux-Fazillac, l’a proposée en débat dans l’opinion publique, soutenant la perfectibilité des animaux prouvée par les longues observations des animaux traqués durant la chasse et leurs facultés d’adaptation face aux dangers [35].
18Salaville s’interroge dans un second temps pour savoir si les animaux possèdent des droits naturels. L’auteur constate l’incapacité des animaux à pouvoir traduire ces droits dans leur nature même. Dans ces conditions, « les animaux n’ayant aucun droit à avoir des droits, puisqu’ils ne peuvent en donner ni en établir d’aucune espèce, n’ont rien dans leur nature qui puisse commander le respect pour eux [36] ». Salaville poursuit son questionnement sur les mauvais traitements infligés aux animaux, refusant de voir un état de dégradation de la civilisation mesuré dans son rapport aux animaux, évoquant la non-pertinence selon lui du lien entre compassion pour les animaux et philanthropie. Après avoir évoqué les systèmes de Buffon et de Condillac, il semble privilégier l’interprétation de Descartes, preuve de la persistance de la représentation de l’animal pensé comme une machine animée en ce tout début du 19e siècle et à ce titre ne pouvant être dotée d’une sensibilité comparable à celle de l’homme, comme incapable de saisir la douleur et donc inconscient du traitement qu’il subit. La bête ne peut concevoir l’injustice ou la maltraitance dont elle serait la victime. Salaville, citant plusieurs fois Descartes, soutient dans ce cas que seule la pitié et la sensiblerie humaines opèrent une projection sur l’animal sans la moindre intelligence, tout en reconnaissant son aversion pour le spectacle de la maltraitance ou de l’exécution des animaux [37].
C’est ailleurs que Salaville avance une idée authentiquement originale, politique et autrement plus subversive que celles de Laméthérie en 1805. Prenant les thèses qu’il ne partage pas, il les développe en toute logique. Ainsi, « si les animaux sont ce que nous sommes, il n’y a d’eux à nous d’autres différences que du plus au moins, s’il est encore vrai que cette différence nous autorise à les traiter comme nous les traitons, pourquoi n’en serait il pas de même dans notre espèce ? N’y a-t-il pas du plus et du moins parmi les hommes [38] ? ». Salaville qui n’avait point forcément brillé depuis le début de sa dissertation vient de livrer une intuition importante que les préjugés socio-politiques de Lamétherie avaient en partie dévoilés. L’acceptation d’un lien de nature entre les animaux et les hommes est le premier degré qui permet de penser, dans ce cas précis, dans ce contexte particulier, une lente gradation du singe à l’homme et d’accepter l’idée d’une inégalité constitutive entre les hommes, et à terme de justifier l’injustifiable, résumée pour le républicain Salaville, dans la mise en servitude de certains humains, illustrée par le rétablissement de l’esclavage depuis 1802 [39].
Certes, Laméthérie nulle part ne défend l’esclavage mais il n’a nullement caché son aversion pour les Hottentots, Papous, à la limite de l’humanité et pour les classes « nouvelles », les plus pauvres de son monde, plus proches de l’animalité que de l’homme civilisé. En établissant de façon peut-être maladroite et peu argumentée mais autorisée par la pensée de Descartes, une frontière hermétique entre animaux et humains, Salaville établit politiquement une égalité de droit entre tous les hommes leur épargnant toute forme de servitude entre eux, toute forme de domination sous le prétexte du « plus fort », du plus savant. La réflexion de Salaville remet en cause l’ensemble du système de légitimité de domination sociale en train de s’effectuer dans la société française qui vient de basculer dans l’Empire.
Ce n’est pas un des moindres mérites de ce petit opuscule que d’avoir su inventer de façon paradoxale une posture à front renversé. Le moins savant des deux, et de loin, en soutenant une position que manifestement l’ensemble des scientifiques rejette, soit la différence absolue entre l’homme et l’animal, en vient à soutenir une position politique bien plus audacieuse car cette différence même, discutable d’un point de vue scientifique, permet d’un point de vue politique de remettre en cause l’organisation sociale fondée sur la certitude de la faiblesse quasi-naturelle des classes défavorisées et sur la naturelle mise en servitude des peuples africains. Salaville n’avait peut-être point conscience de pointer les racines d’un racisme savant mais en toute lucidité, à mots couverts, en ce début de régime liberticide, suggérait la défense de l’intégrité de tout un chacun, en se faisant l’avocat de l’égalité de tous… au risque de laisser sans réponse, et pour longtemps, la question du droit des animaux.
Notes
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[1]
Jean-Luc Guichet (éd.), Usages politiques de l’animalité, Paris, L’Harmattan, 2008.
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[2]
Pietro Corsi, Lamark. Genèse et enjeux du transformisme, 1770-1830, Paris, CNRS éditions, 2001.
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[3]
Voir La ménagerie du Muséum d’histoire naturelle ou description et histoire des animaux qui y vivent et qui y ont vécu par les Citoyens Lacépède, Cuvier et Geoffroy, à Paris, chez Miger et Renouard, an XII, 1804.
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[4]
Jean-Luc Chappey, La société des Observateurs de l’Homme (1799-1804) des anthropologues au temps de Bonaparte, Société des Études robespierristes, Paris, 2002.
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[5]
Voir Claude Blanckaert, « J.-J. Virey, Observateur de l’homme (1800-1825) », C. Benichou et C. Blanckaert (dir.), Julien Joseph Virey naturaliste et anthropologue, Paris, Vrin, 1998.
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[6]
Michael A. Osborne, « Applied natural History and Utilitarian ideals : ‘‘jacobin science’’ at the Museum d’Histoire Naturelle, 1789-1870 », in Re-creating Authority in revolutionary France, éd. Bryan T. Ragan et Elisabeth A. Williams, Rutgers UP, 2003, et Jean-Luc Chappey, « Usages et enjeux politiques d’une métaphorisation de l’espace savant en Révolution. ‘‘L’encyclopédie vivante’’ de la République thermidorienne à l’Empire », Politix, 48, 1999, p. 37-70.
-
[7]
Geoffroy Saint Hilaire, « Extrait d’un mémoire sur les orangs outangs lu à la société philomatique par le citoyen Geoffroy, professeur de zoologie au Muséum d’histoire naturelle », Magasin encyclopédique ou journal des sciences des lettres et des arts, rédigé par A. L. Millin, troisième année, tome premier, à Paris, l’an Cinquième, 1797, et Saint Hilaire et Cuvier, « Mémoire sur les orangs outangs », Journal de physique, 46, p. 185-191, an VI, 1798 ; voir aussi Giulio Barsanti, « L’orang-outang déclassé. Histoire du premier singe à hauteur d’homme (1780-1801) et ébauche d’une théorie de la circularité des sources », Bulletin et mémoires de la société d’anthropologie de Paris, t. I, n° 3-4, 1989, p. 67-104.
-
[8]
Audebert, membre de la Société naturelle de Paris, Histoire des singes et des makis, à Paris, chez Desray, an VIII.
-
[9]
Voir Audebert, op. cit., d’après Camper, Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes des différents climats et des différents âges, traduit du hollandais par J. Hansen.
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[10]
J.-J. Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, an IX.
-
[11]
Pietro Corsi, op. cit., 2001, p. 21-35.
-
[12]
Cité par Pietro Corsi, ibid., p. 92.
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[13]
Jean-Claude Delamétherie, De l’homme considéré moralement, de ses mœurs, et de celles des animaux, Paris, chez Maradan, libraire sur Pavée Saint André des Arts, 1802.
-
[14]
Franck Tinland, « Les limites de l’animalité et de l’humanité selon Buffon et leur pertinence pour l’anthropologie contemporaine », Buffon 88, Colloque international, Jean Gayon (dir.), Paris, Vrin, 1992.
-
[15]
J.-C. Delamétherie, op. cit., avant propos. Gall, Sommering, Lavater sont convoqués et cités avec gratitude dans leur apport à la connaissance humaine.
-
[16]
Delaméthérie, op. cit., p. 401.
-
[17]
Ibid., p. 5-13.
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[18]
Ibid., p. 65.
-
[19]
J.-C. Delaméthérie (écrit à la main sur l’exemplaire de la BNF), Principes de la philosophie naturelle dans lesquels on cherche à déterminer les degrés de certitude et de probabilité des connaissances humaines. Première partie, à Genève, 1787.
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[20]
Ibid., p. 204.
-
[21]
Delaméthérie, ibid,. p. 234. De fait, l’auteur imagine (p. 235) un cas de fiction où une race d’animal pourrait devenir assez forte pour vaincre l’homme et le réduire à son tour en esclavage, peur récurrente dans l’imaginaire occidental du retournement des formes de domination, perceptibles dans les estampes du 16e siècle, jusqu’à La Planète des singes…
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[22]
Erica Mannucci, « ‘‘Malheur aux faibles !’’ Condamnation de l’oppression des animaux », dans Dix-huitième siècle, 28, 1996, p. 353-366.
-
[23]
Delaméthérie, Principes…, op. cit., p. 246.
-
[24]
Ibid., p. 263.
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[25]
Ibid., p. 250-257. Le cas de la Chine et de sa surpopulation inquiète plus particulièrement l’auteur qui ne voit que trois solutions : soit le prêt de portions de terres d’autres pays moins peuplés, soit la possibilité de peupler la Tartarie, soit des « bornes à la multiplication » de la population.
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[26]
Delaméthérie, De l’homme…, op. cit., Préambule non paginé. Ailleurs, l’Hottentot est comparé négativement à Newton, ou la société hottentote à la société du temps de Louis XIV ou du temps de Périclès, p. 253 et 260. Cf. François-Xavier Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot, histoire du regard occidental sur les Khoisan (15e-19e siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
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[27]
Ibid., p. 14.
-
[28]
Ibid., p. 92.
-
[29]
Ibid., p. 255.
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[30]
J.-B. Salaville, De l’homme et des animaux, à Paris, chez Derteville, libraire, an XIII, 1805.
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[31]
Malgré la diligence des bibliothécaires de l’Institut, il n’a pas été possible de trouver la moindre trace de ce concours, ni de son énoncé, ni d’une éventuelle participation d’un quelconque concurrent de Salaville.
-
[32]
Pierre Serna, « 1799, le retour du refoulé ou l’histoire de la Révolution anglaise à l’ordre du jour de la crise du Directoire », La Révolution 1789-1871. Écriture d’une histoire immédiate, P. Bourdin (dir.), Clermont-Ferrand, Presses de l’Université de Clermont-Ferrand, p. 241-258.
-
[33]
Salaville, op cit., p. 40. « Si les prétendus mauvais traitements exercés sur les animaux rendaient, en effet, l’homme atroce et barbare envers ses semblables, les chasseurs, les bouchers, et tous ceux qui, par état, maltraitent ou détruisent les bêtes, les chirurgiens qui les dissèquent vivantes, les physiologistes qui font sur elles les expériences qu’ils ne peuvent pas faire sur l’homme, pour tacher d’y découvrir le mécanisme et le secret du jeu de la vie, pourraient-ils conserver en eux la moindre trace d’humanité ? L’habitude de tourmenter et d’égorger les animaux, ne les dénaturerait-elle pas, au point qu’ils se feraient un jeu de tourmenter et d’assassiner les hommes ? C’est cependant ce qui n’arrive point. Tout le monde peut avoir connu des chasseurs et des bouchers aussi humains, aussi compatissants et quelque fois plus, que ceux qui les accusent de ne pas l’être… (ibid., p. 41). À propos des bouchers « a-t-on compulsé les greffes criminels de toutes les nations pour savoir si cette classe offre plus d’assassins, plus de malfaiteurs que les autres ? N’est-ce pas une de ces allégations qui ne sauraient supporter l’épreuve d’un examen rigoureux, mais qui subsistent parce que personne ne s’avise de les soumettre à cette épreuve ? »
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[34]
C’est encore la question du langage qui handicape les animaux et les rend à la merci des humains. Cf. Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998.
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[35]
Charles-Georges le Roy, Lettres sur les animaux, éd. Elisabeth Anderson, à partir de l’édition de 1802 publiée par Roux-Fazillac, commençant par les Lettres philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux, avec quelques lettres sur l’homme, Oxford, Voltaire Foundation, 1994.
-
[36]
Salaville, op. cit., p. 6.
-
[37]
Sur la persistance de la pensée de Descartes au 18e siècle, voir Véronique Le Ru, « La réception occasionaliste de Descartes : des malebranchistes à l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 38, 2005.
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[38]
Salaville, op. cit., p. 16-17.
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[39]
Voir aussi Elsa Dorlin, La matrice de la race, généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.