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Article de revue

Des huîtres aux grands animaux

Diderot, animal matérialiste

Pages 99 à 118

Notes

  • [1]
    Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, éd. Barbara K.-Toumarkine, Paris, GF Flammarion, p. 115.
  • [2]
    Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, V. Lecoffre, 1894, ex. p. 78, 286, ad lib.
  • [3]
    Diderot, Le Rêve de d’Alembert, dans Œuvres philosophiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1963 [RA], p. 275.
  • [4]
    Pierre Bayle, « Rorarius », Dictionnaire historique et critique, Paris, Desoer, 1820, t. IV, p. 79.
  • [5]
    Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, tr. de l’italien J. Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 44.
  • [6]
    David Hume, L’Entendement. Traité de la nature humaine, L. I et appendice (1739), trad. fr., Paris, Flammarion (GF), 1995, III, section XVI, p. 254.
  • [7]
    François Dagognet, L’Animal selon Condillac. Étude sur le Traité des animaux, Paris, Vrin, 1987, p. 54.
  • [8]
    Diderot, Satire première, dans Le Neveu de Rameau et autres textes, éd. R. Chartier, Paris, Livre de Poche, 2002, p. 174.
  • [9]
    Cf. Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, DPV, t. XXIV [RH], p. 578; cf. Michel Pastoureau, « Ours, lion, aigle, enquête sur le roi des animaux », L’Histoire, 114, sept. 1988.
  • [10]
    Voir Wendy Doniger, « Zoomorphism in Ancient India. Humans More Bestial Than the Beasts », Thinking with Animals. New Perspectives on Anthropomorphism, éd. Lorraine Daston & Gregg Mitman, New York, Columbia UP, 2005, p. 17-36 ; L’Animalité. Hommes et animaux dans la littérature française, Tübingen, éd. Alain Niderst, Gunter Narr, 1994.
  • [11]
    Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
  • [12]
    Diderot, Le Neveu de Rameau, éd. J. Fabre, Genève, Droz, 1977 [NR], p. 105.
  • [13]
    Sur la fonction des ménageries, on renverra à Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos : histoire des jardins zoologiques en Occident, 16e-20e siècle, Paris, La Découverte, 1998.
  • [14]
    Buffon, « Lion », Histoire naturelle, t. 9, 1761, dans Buffon, Histoire naturelle, éd. J. Varloot, Paris, Gallimard (Folio), 1984 [HN], p. 204.
  • [15]
    « Contre la société des mouches », extrait du « Discours sur la nature des animaux », HN, t. 4, 1753, p. 146.
  • [16]
    « Les animaux domestiques », id., p. 51.
  • [17]
    Diderot, Satire première, éd. citée, p. 174.
  • [18]
    J.-P. Seguin, Diderot, le discours et les choses : essai de description du style d’un philosophe en 1750, Paris, Klincksieck, 1978, p. 51-52 ; sur un corpus composé de l’Interprétation de la nature, des Lettres sur les aveugles et sur les sourds et muets et du Rêve de d’Alembert.
  • [19]
    F. Dagognet, op. cit., p. 67.
  • [20]
    Diderot, article « Animal », Diderot. Choix d’articles de l’Encyclopédie, éd. M. Leca-Tsiomis, CTHS, 2001, p. 150.
  • [21]
    Jean-Luc Guichet, Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006, p. 101.
  • [22]
    Cité par J.-L. Guichet, ibid., p. 109.
  • [23]
    Diderot, Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé, L’Homme, DPV, t. XXIV [RH], p. 486.
  • [24]
    Ephraïm Chambers, Cyclopædia, or an Universal dictionary or arts and sciences, London, 1728, vol. 2, art. « Soul », p. 98.
  • [25]
    Diderot, « Animal », éd. citée, p. 149. Italiques de Diderot. « Il faut un événement bien moindre qu’une décrépitude subite pour ôter à l’homme la conscience de soi », RA, p. 343.
  • [26]
    Éléments de physiologie, éd. P. Quintili, Champion, 2004 [EP], ch. III, « Phénomènes du cerveau », p. 338.
  • [27]
    G. Agamben, L’Ouvert, op. cit., p. 78.
  • [28]
    On renverra sur ce point à Gerhardt Stenger, « Diderot lecteur de L’Homme », SVEC, 228, 1984, p. 267-289.
  • [29]
    C. Jacot Grapa, Dans le vif du sujet. Diderot corps et âme, Paris, Classiques Garnier, coll. L’Europe des Lumières, 2009.
  • [30]
    Voir Georges Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux 17e et 18e siècles, Paris, Vrin, 1977.
  • [31]
    Condillac, Traité des animaux, éd. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2004, p. 122.
  • [32]
    C. Jacot Grapa, « La vie en clair-obscur. Zones d’ombre au siècle des Lumières », Rue Descartes, 65 (Le clair-obscur, dir. Gisèle Berkman), Paris, Puf, 2009, p. 56-71.
  • [33]
    C’est Voltaire confessant être « aussi stupide que Locke » qui reconnaissait : « j’avoue qu’il m’est tombé en partage une de ces âmes grossières qui ne pensent pas toujours », Lettres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 90.
  • [34]
    S. Albertan-Coppola, « La faculté de penser serait-elle une propriété de la matière ? Débats autour de l’article ‘‘Animal’’ », La Matière et l’homme dans l’Encyclopédie, éd. S. Albertan-Coppola et A.-M. Chouillet, Paris, Klincksieck, 1997, p. 31-40 ; J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie [1963], Paris, A. Michel, 1995, p. 260.
  • [35]
    « Animal », éd. citée, p. 157.
  • [36]
    Je renvoie sur ce point aux indications de F. Dagognet, L’Animal selon Condillac, p. 84 et sv.
English version

1

Jacques. – Vivent les chiens ! Il n’y a rien de plus parfait sous le ciel.
L’hôtesse. – S’il y a quelque chose de plus parfait, du moins ce n’est pas l’homme.
Diderot, Jacques le fataliste

2

S’il n’existait point d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible.
Buffon

3« Pauvre Nicole », insultée, battue par « des brutaux, des gens sans pitié, sans humanité, sans aucun sentiment » ; mais soignée, emmaillotée, maternée par l’hôtesse du Grand-Cerf. Ce sera une servante, maltraitée par des butors. La méprise ne tient qu’un instant : « Jacques part d’un éclat de rire et s’écrie : ‘‘C’est une chienne !’’ [1] ». On l’apprend quatre-vingt pages plus loin : « Cette chienne affamée et malpropre venait sans cesse s’essuyer à ses bas […] », exaspérant le marquis des Arcis, qui finit par lui détacher « un assez violent coup de pied » (p. 201). L’histoire de Nicole, vrai personnage, encadre, ponctue et commente sur un mode comique celle du marquis des Arcis et de Madame de La Pommeraye. À l’attachement de l’hôtesse correspond dans l’ordre animal la passion courtoise de son amoureux transi, exemple sans pareil de fidélité (p. 130). Non, « ce n’est pas l’homme » qui en peut autant, la trahison du marquis en témoigne. On conclut sans peine à la supériorité morale de l’animal, harcelé comme un autre (« Il y a un sort pour les bêtes comme pour les gens », p. 129), mais aimé comme pas une. La vérité de l’apologue peut être dans ce contrepoint carnavalesque qu’il offre à l’histoire humaine, faite, elle, d’infidélités, de méprises et de vengeances : « Vivent les chiens », donc, « cela vaut mieux […] que père, mère, frères, sœurs, enfants, valets, époux… » (p. 129). « Brutaux », « sans humanité », voilà pour les hommes. Mais en réalité, ce qui fait question, c’est la relation de l’homme à l’animal, miroir métaphysique, fait d’abord à sa ressemblance. Diderot joue avec le cliché d’un anthropomorphisme de source populaire et archaïque, qui projette sur l’animal des qualités humaines, pour en faire un emblème, ou en exploiter les ressources satiriques.

4Les observations, sans doute rudimentaires, du monde animal, inspirées des Écritures, de l’Ecclésiaste ou du Cantique des cantiques, ou bien encore des livres de relations, parsemaient la littérature religieuse et morale. Dans l’Introduction à la vie dévote (1609), mouches, abeilles et araignées « corporelles » et « spirituelles », renardeaux et perdrix de Paphlagonie [2] pullulent, et dans les pages destinées à Philothée, cerfs et éléphants symbolisent la prudence ou l’honnêteté. Petites bêtes et grands animaux donnent ainsi corps aux péchés véniels et aux vertus, vignettes métaphoriques qui recourent à l’étrange comme au familier pour dispenser leur leçon. De leur côté, les philosophes ont mobilisé très tôt des observations sur les animaux domestiques, notamment le chien de chasse, pour contrer l’image cartésienne de l’animal qui ne sent ni ne pense, et ces observations fondent un argument généralement reçu au milieu du 18e siècle. Quand Diderot ironise sur la naïveté de l’anthropomorphisme populaire dans Jacques, il entre en même temps dans les débats contemporains sur la différence entre l’homme et l’animal, où se dessine une nette tendance anthropomorphique.

5« Comme cela parle », s’extasie l’hôtesse du Grand-Cerf : l’animal est un homme comme un autre. Son admiration ne fait qu’exprimer une affinité de nature à laquelle savants et philosophes sont sensibles. L’animal souffre, s’exprime, a des sentiments, bien loin d’être une machine. Le poussin du Rêve de d’Alembert, qui n’a rien d’une serinette, pastiche le sujet cartésien des Méditations, Diderot contribuant sur le mode de la dérision, à l’extension de ce bestiaire anti-mécaniste : au sortir de l’œuf, « il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit [3] ». On demande s’il pense, et s’il imagine aussi, mais c’est à tout le moins un être sensible. La compassion de l’hôtesse pour une chienne, dans Jacques le fataliste, révèle ironiquement le fantôme d’un argumentaire qui n’a cessé de s’enrichir dans la première moitié du 18e siècle, étant donné la doctrine admise d’une ressemblance entre l’homme et la bête, spirituelle et anatomique, sensible et intellectuelle. Quelques jalons significatifs : du cœur des débats sur l’âme des bêtes, Pierre Bayle pouvait déjà remarquer que « Les Philosophes de l’École sont hors d’état de prouver que l’âme de l’homme, et l’âme des bêtes soient de différente nature [4]. » En 1735, Carl von Linné inscrit d’un « geste souverain » l’homme dans l’ordre des Anthropomorpha, soit parmi les animaux qui ont figure humaine ; ils deviendront les Primates dans l’édition de 1758 [5]. Il souligne par là la difficulté qu’il y a à identifier la spécificité morphologique de l’homme par rapport au singe. En 1739, David Hume entérine la « doctrine » pour lui incontestable d’une ressemblance intellectuelle entre l’homme et la bête : « Aucune vérité ne me paraît plus évidente que de dire que les bêtes sont douées de pensée et de raison tout comme les hommes [6]. » Et Réaumur s’attache à prouver par ses travaux sur le monde des insectes les compétences rationnelles et pratiques des abeilles et des fourmis. Ce qu’on peut bien appeler un anthropomorphisme (qu’il s’agisse de voir dans l’animal des qualités ordinairement réservées à l’homme, ou de voir dans l’homme un animal « semblable à l’homme », sans identité générique) profite à l’image des animaux, et doit nuire à une certaine image de l’homme, dont d’aucuns voudraient soutenir la différence essentielle et la supériorité. La tentation est grande d’« humaniser l’animal [7] », pour ne pas s’exposer à un matérialisme radical qui tend à « animaliser l’homme », en lui déniant toute spécificité.

6Or, si Diderot n’est pas étranger à l’emploi d’images anthropomorphiques, sa prédilection pour les images animales paraît évidente. La question que je voudrais examiner tient à la présence peu commune de ces figures dans son œuvre. Il ne cesse de penser l’homme en termes d’animalité, et construit de textes en textes un récit sur l’homme zoomorphique, traversé par un bestiaire qui va du polype et de l’huître au tigre et à l’éléphant. Échantillon : « Il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau […] L’homme brochet, qui dévore tout […] l’homme ours, qui ne me déplaît pas [8]. » Cet « homme ours », c’est Fougeret de Montbron, l’homme au cœur velu, tout droit sorti du bestiaire médiéval [9].

7Mais au fond, que dire de cette thématisation analogique, partagée avec la pédagogie chrétienne, les moralistes classiques et la mythologie indienne (transmise par Esope aux Européens [10]) ? Certes, on peut considérer en suivant Claude Lévi-Strauss que « ces expressions totémiques sont la forme culturelle de fantasmes traditionnels : l’homme à tête d’animal, l’animal à visage d’homme [11] ». Elles permettraient d’interpréter l’humain à partir d’un modèle animal, ressort éprouvé d’une certaine physiognomonie que rencontre Diderot ; mais il va au-delà d’une lecture emblématique des visages, marque extérieure d’un caractère, qui ressortit à la psychologie, ou à la satire ; il lui préfère l’idée d’une physionomie intérieure (RH, p. 556). La question générale qui se pose pourrait être celle-ci : où opère exactement le code matérialiste, et quel rapport entre les usages traditionnels du modèle animal (analogiques, métaphoriques, allégoriques – pensons au cheval dans Jacques le fataliste) et sa conception de l’animal ? Tradition, quand le philosophe du Neveu de Rameau confesse que grâce à ce fou et à Rabelais, il s’est pourvu de « masques ridicules », qui lui font voir un « pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis [12] ». Il prolonge bien sûr l’évocation cynique de la « ménagerie » de Bertin, infâme miroir du prince [13], où le menu fretin, plus féroce que tigres et loups, s’applique au « sacrifice des grands animaux », Voltaire et Montesquieu ; avatar de la loi de la jungle, formulée plus loin à travers la description de la société régie par le « pacte tacite ». Rien ici de typiquement matérialiste, pensera-t-on. On se tourne vers l’emploi absolu de la notion d’animal, sans référence à une espèce particulière, et dont l’article que Diderot donne à l’Encyclopédie souligne l’abstraction, la généralité. « Et l’animal, que disait-il ? ». Il dit, et fait, dans Le Rêve de d’Alembert, quelque chose de sous-jacent à la maîtrise de soi, à la pensée, à la conscience, qui engage une définition de l’homme pétrie de cette animalité qui détermine sa volonté, ses mouvements. Et c’est de ce côté, certainement, que s’oriente la réflexion de Diderot sur l’animal, qui demeure toutefois au plus près des images animales. Mon propos n’est pas ici de mettre à plat tous les emplois de noms d’animaux dans les textes de Diderot, mais de m’interroger sur leur sens.

8L’analogie animale suggère quelque chose, au delà des « fantasmes traditionnels », qui n’est pas de l’ordre de la ressemblance, ou même de l’appartenance à une espèce ou un règne commun. Une fois posée l’analogie, la vraie question qui se pose est celle de la différence de l’animal et de l’humain ; à celle répétée par Diderot non sans perplexité dans l’article « Animal », « qu’est-ce que l’animal ? », doit correspondre « qu’est-ce que l’humain ? », dont on ne se sort pas si facilement à admettre qu’il est « une espèce d’animal », point acquis, mais qui mérite d’être explicité. Qu’est-ce donc que cet animal dans l’homme ? « Animal est un terme générique qui convient à tous les êtres organisés vivants ; l’animal, vit, agit, se meut de lui-même, etc. Si on considère l’animal comme pensant, voulant, agissant, réfléchissant, etc. on restreint sa signification à l’espèce humaine. » (Diderot, article « *Bête, animal, brute, (gramm.) »). Si la différence est de l’ordre de la pensée, comme le pose Buffon, comment ne pas reconduire les schémas de la métaphysique classique, du spiritualisme, du dualisme ? La réponse de la philosophie sensualiste, avec son équivoque, qui consiste à travailler l’idée que les idées viennent des sens (« Sentir, c’est juger », écrit Helvétius), sans pour autant faire de la pensée une caractéristique de cet être organisé vivant qu’est l’homme, est révoquée comme insuffisante par Diderot dans la Réfutation d’Helvétius. Demander « qu’est-ce que l’homme ? » implique de demander « qu’est-ce que penser étant un animal », la pensée ne pouvant être qu’au prix d’une simplification majeure ramenée à la sensibilité, aux sens tels qu’on les conçoit ordinairement. Les « expressions totémiques » que l’on trouve à foison dans les textes de Diderot invitent à réfléchir à l’animalité de la pensée. La pensée ne saurait bien sûr être considérée comme une substance distincte de la matière, Diderot y revient inlassablement jusque dans les Éléments de physiologie. Elle n’est pas non plus une simple qualité donnée en plus aux seuls hommes, qui les distinguerait dans le règne animal : Diderot écrit curieusement dans l’article « Animal » que la pensée restreint l’extension de l’espèce animale à l’homme considéré comme animal pensant.

9L’avantage de l’humain sur l’animal est un fait incontestable pour Buffon, qui fait du pouvoir de l’esprit le trait qui différencie absolument l’homme de l’animal – l’espèce humaine se distinguant de plus par son homogénéité biologique (« l’être le plus noble de la création, l’espèce en est unique, puisque les hommes de toutes les races […] peuvent se mêler et produire ensemble [14] »). Dans Jacques le fataliste, Diderot ironise sur l’admiration de l’hôtesse pour les qualités humaines de sa bâtarde, comme Buffon s’était moqué de la candeur de Réaumur s’extasiant sur le sens géométrique des abeilles, lui-même ne cédant rien à la prétendue intelligence animale, suivant en cela une attitude nettement anti-anthropomorphique [15]. La relation avec l’animal tient essentiellement à un rapport de domination, ce qui est précisément le fil directeur de l’histoire naturelle de Buffon. Alors même qu’il pense l’homme sur le fond d’un continuum animal (en cela, non cartésien), Buffon identifie un saut qualitatif déterminant, qui distingue absolument l’homme des animaux, et établit un rapport hiérarchisé entre les espèces. On domine le monde animal par le dressage : ce que montre l’histoire « géniale », selon le neveu de Rameau, du chien de Bouret, dressé pour plaire à un garde des sceaux (NR, p. 52). Même si Buffon marque bien la différence entre l’animal domestique, « esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse », et l’animal sauvage, tous sont ramenés sous la férule du maître : « L’empire de l’homme sur les animaux est un empire légitime qu’aucune révolution ne peut détruire, c’est l’empire de l’esprit sur la matière [16]… »

10Comme en écho, on prélèvera ce propos de Diderot, écrivant que la raison est une « prérogative qui nous est propre [17] ». On se demande, comment être matérialiste, soutenir que la matière dont nous sommes pétris sent et pense, et préserver la spécificité de ce nous ? Est-ce ironie, ou vérité ? Ce qui chez Buffon est une marque aristocratique qui distingue l’homme de l’animal (on observe plus de réticences à élever de même l’animal), est interprété tout autrement dans Jacques, où cette « prérogative » apparaît d’abord comme une revanche sociale : « […] quelle que fût la misère des petites gens, n’ayant pas de pain pour eux, ils avaient tous des chiens […] ces chiens, étant tous instruits à faire des tours, à marcher à deux pattes, à danser, à rapporter, à sauter pour le roi, pour la reine, à faire le mort, cette éducation les avait rendus les plus malheureuses bêtes du monde » (p. 201). Les chiens sont une métaphore de l’aliénation sociale, qui a son pendant dans les « positions » mimées par le neveu de Rameau : « Chacun a son chien », comme « chacun a sa petite Hus et son Bertin » (NR, p. 105). Jacques souligne les ressorts pervers de la subversion des sentiments humains que l’on voit dans ces « grandes dames entourées d’une meute de chiens, sans compter les chats, les perroquets, les oiseaux » : elles « n’aiment personne ; personne ne les aime : et elles jettent aux chiens un sentiment dont elles ne savent que faire ». La confusion des sentiments révèle un état de société. Comment préserver la dignité de l’homme, sa prérogative, dans le monde tel qu’il va ? Le philosophe du Neveu de Rameau tente bien de le dire, par l’art, l’exercice de la pensée, l’écriture, le génie, ou par la morale, la vertu. Inaudible. C’est que ce n’est pas en reconduisant les voies de l’idéalisme, mais en réfléchissant à ce que signifie l’animalité de l’homme, irréductible à sa bestialité, à sa sensualité « abjecte », à une morale réduite à un « propos de la Halle » (RH, p. 529), qu’on peut sortir de l’opposition entre les chiens et les gueux d’un côté, les « grands animaux » de l’autre.

11Diderot est contemporain de ce mouvement sensible dans les sciences de la vie, chez Réaumur, Charles Bonnet, ou l’abbé Pluche, qui vise, dans les termes de François Dagognet, à « sauver l’homme », en s’appuyant sur la critique de la mécanisation, qui de l’animal était passée à l’homme-machine. Il s’agit de répondre à l’effet d’un matérialisme radical, qui effacerait la différence de nature entre l’homme et la bête, et au fond au réductionnisme imputé à La Mettrie. C’est moins en rétablissant la différence supposée entre l’homme et la bête qu’en soulignant ce que les bêtes ont d’humain, qu’on cherche à sauver l’homme d’une animalité dégradante : « On n’animalise plus l’homme mais on tend à humaniser l’animal. » Diderot lui, animalise, pour lui aussi, à sa manière, sauver l’homme, plus proche de Buffon que de Réaumur ou d’Helvétius. Pas en humaniste.

12Or, si l’on en croit l’analyse de Jean-Pierre Seguin, Diderot maintient clairement l’idée d’une différence irréductible entre l’homme et l’animal. On rappellera que tous les dictionnaires de l’époque incluent l’homme dans cette catégorie du vivant qu’est l’animal, mais qu’il s’agit là d’un usage « philosophique », à contre-courant du langage qui désigne par là « ordinairement une bête à quatre pieds vivant sur terre seulement », selon Furetière ou le Dictionnaire de l’Académie (1694). À rigoureusement parler, on concède que Diderot demeure « l’homme du ‘‘discours ordinaire [18]’’ » en distinguant l’homme des bêtes à quatre pieds. Autre chose est sa lecture de l’Histoire naturelle, de la conception qu’a Buffon d’une rupture radicale en faveur de l’espèce humaine [19], qui a nécessairement des conséquences métaphysiques, puisqu’elle opère apparemment selon un mode de pensée dualiste, qui oppose l’esprit à la matière. Or Diderot entend lui aussi maintenir cette opposition, contre la vision métaphysique classique, et c’est en ce sens qu’il lit Buffon, tout en interrogeant les formulations équivoques qui semblent la reconduire.

13« L’homme du ‘‘discours ordinaire’’ » écrit l’article « Animal » de la main de Buffon, en infléchissant certaines propositions. La faculté de penser n’est pas ici présentée comme la marque de la spiritualité de l’homme, « toujours un animal », et de sa supériorité indéniable. Diderot reconduit systématiquement la réflexion sur l’obscurcissement des limites entre des règnes qui ne sont pas établis en nature, mais des constructions de « l’historien de la nature ». Il souligne à plaisir ce qui est au cœur de la vision de Buffon (et constitue certainement un paradigme métaphorique caractéristique de l’outillage mental de l’époque, que symbolise le fameux ruban du Père Castel), les degrés insensibles, les nuances qui font passer d’une espèce à l’autre, d’un règne à l’autre, les nuances que l’on peut observer dans l’accomplissement même de l’animalité (« il y en a qui n’ont ni chair ni sang, et qui paroissent n’être qu’une glaire congelée »). On est plus ou moins animal : « Un insecte, dans ce sens, est quelque chose de moins animal qu’un chien ; une huître est encore moins animal qu’un insecte ; une ortie de mer, ou un polype d’eau douce, l’est encore moins qu’une huître [20]. » Que de degrés, de l’huître à ceux que les commensaux du neveu de Rameau appellent irrespectueusement les « grands animaux », de la stupidité (qui n’est pas l’apanage des bêtes) au génie. Diderot déplace radicalement la vieille question de l’âme des bêtes au profit de celle de l’animalité en soi, sur laquelle se construit le modèle de la spécificité de l’homme [21], qui risque aussi de s’effacer aux confins d’une espèce qui comprend le léthargique et l’homme d’esprit, et couvre tous les degrés de l’animal à la bête et à la brute. Il étend l’idée du nuancier au fameux esprit humain. « Quelle est l’opération intellectuelle que vous fassiez et que l’animal ne fasse pas ? Il n’y a que du plus ou du moins » note Diderot dans ses Observations sur Hemsterhuis[22]. Il parle d’échelon dans la Réfutation d’Helvétius[23], récusant toute idée d’égalité naturelle. À supposer que la pensée et la conscience soient une prérogative humaine, elles ne sont pas « mieux partagées » que l’animalité dans l’ortie, l’huître et le chien. Diderot met en évidence les modes d’être intermédiaire, ou de ce qu’on pourrait appeler de conscience alternative, qui atténuent la conception glorieuse de l’esprit humain. Il opère aux deux extrêmes de ce qu’on appelait anciennement l’âme, distinguant l’âme « rationnelle » ou immortelle, l’âme sensitive (qui nous apparente aux animaux), et l’âme végétative [24]. L’article « Animal » met en place un objet intellectuel qu’il explorera du Rêve de d’Alembert aux Éléments de physiologie. Au bas de l’échelle sont ces états quasi végétatifs où s’abîme la conscience de soi : « D’ailleurs, l’homme lui-même ne perd-t-il pas quelquefois le sentiment, sans cesser de vivre ou d’être un animal ? Alors le pouls bat, la circulation du sang s’exécute, toutes les fonctions animales se font ; mais l’homme ne sent ni lui-même, ni les autres êtres : qu’est-ce alors que l’homme ? Si dans cet état, il est toujours un animal [25] […]. » A minima, l’animal désigne les fonctions vitales, qui s’exercent en deçà de toute conscience, au quotidien, ou de manière accidentelle.

14À l’autre extrême, la faculté rationnelle elle-même est susceptible de s’exercer dans des conditions somnambuliques : « Je ne connais rien d’aussi machinal que l’homme absorbé dans une méditation profonde, si ce n’est l’homme plongé dans un profond sommeil », il est à peine besoin de renvoyer l’article « Animal », sur ce point, au Rêve de d’Alembert. Comme il le fera dans la Réfutation d’Helvétius, il s’intéresse au découplage de l’exercice de la pensée, de la conscience et de l’activité sensorielle. Il ne s’agit pas seulement de degrés de conscience, d’échelons de l’intelligence, mais du fait que l’on soit à la fois et en même temps animal et homme. C’est le musicien dissocié des Éléments de physiologie, homme, causant avec son voisin, et animal, tout à sa partition, jouée sans y penser [26]. C’est Leibniz, passant sa vie coupé du monde, « enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique […] C’est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage » (RH, p. 538). On remarquera que c’est la machine qui prend le relais pour ainsi dire des fonctions animales, pour désigner la neutralisation de la sensibilité, des organes des sens, des rapports avec soi-même et avec le monde extérieur. C’est la machine, ou l’automate, dans l’animal, qui est coupée du monde, et peut à bon droit être dite « pauvre en monde », pour reprendre une expression heideggerienne [27]. Cette pauvreté concerne la relation à autrui : l’image de la machine efface la dimension sexuée de l’individu, précisément du plaisir, qui est la figure de l’intérêt selon Helvétius – et Diderot s’insurge contre la tyrannie du sexe dans L’Homme, elle lui paraît à lui pauvre en signification, à côté de la notion de désir. Mais pauvre est aussi la relation purement abstraite aux objets, relation mathématique, coupée de l’expérience. La figure du géomètre, exerçant une activité intense de l’esprit en mettant la vie en veilleuse, en fait les frais. Cette coupure du monde dit quelque chose de ce qui peut être dit du monde par de tels êtres : « Quelle est la fonction du géomètre ? De combiner des espaces, abstraction faite des qualités essentielles à la matière ; point d’images, point de couleurs, grande contention de tête, nulle émotion de l’âme. » D’où le choix de d’Alembert, invité au rêve, à une méditation sur l’animal, vécue dans son corps.
Dans le cas de Leibniz, l’animal est sidéré : la Réfutation d’Helvétius oppose le mécanique à l’animal, au sens particulier du désir et du plaisir sexuel. « De toute cette métaphysique de l’auteur, il résulte que les jugements […] suppose[nt] quelque intérêt à les comparer ; or cet intérêt émane nécessairement du désir d’être heureux, désir qui prend sa source dans la sensibilité physique. Voilà une conclusion tirée de bien loin ; elle convient plutôt à l’animal en général qu’à l’homme. […] Quelle utilité retirerai-je d’une enfilade de conséquences qui conviennent également au chien, à la belette, à l’huître, au dromadaire ? » L’homme est certes un animal, l’homme n’est pas un chien, ou une belette. Helvétius, c’est la pensée mise à la portée des huîtres. Or, la sensibilité physique, celle des organes des sens, n’explique pas l’exercice du jugement, ramené à une activité orientée par l’intérêt et finalement le plaisir. C’est si facile : « Si vous allongez les oreilles d’un docteur de Sorbonne, que vous le couvriez de poil et que vous tapissez sa narine d’une grande membrane pituitaire, au lieu d’éventer un hérétique, il poursuivra un lièvre, ce sera un chien » (RH, p. 573), et inversement. Demeure la question de la vocation, de l’application exclusive, qui excède le schéma fonctionnel, organique, sensible, rudimentaire, qui détermine le chien, ou le docteur de Sorbonne, qui excède aussi la théorie d’Helvétius qui mise tout sur ce qu’il appelle une « bonne organisation » – au sens du bon fonctionnement de la « sensibilité physique » et au fond de « l’impulsion d’un sexe vers l’autre » (p. 579) –, et surtout sur l’éducation et le hasard, qui fit par exemple de Vaucanson le « machiniste » que l’on sait. Je ne discute pas ici la pertinence de la lecture que Diderot fait de Helvétius [28], ne m’intéressant qu’à la manière dont il l’utilise pour repréciser sa propre pensée de l’organisation, du physique, de l’animal enfin. L’enjeu est de redéfinir l’extension du physique et la nature de l’impulsion qui détermine les actions humaines, qui individualise certains êtres jusqu’à l’exception, mais qui est au fond du même ordre d’un bout à l’autre de l’échelle : « L’homme de génie et la bête se touchent ; parce qu’il y a dans l’un et l’autre un organe prédominant qui les entraîne invinciblement à une seule sorte d’occupation, qu’ils exécutent parfaitement. » (p. 557). Or les notions « de matière, d’organisation, de mouvement, de chaleur, de chair, de sensibilité et de vie » sont « encore bien incomplètes » (p. 524), en instance de définition, un objet de recherches. Elles ne constituent plus aux yeux de Diderot, sous l’espèce de « la sensibilité », une cause qui permettrait de rendre compte de l’exercice du jugement et exemplairement de ses manifestations les plus originales – sont rapprochés dans un même élan génial l’enthousiasme du philosophe et « l’héroïsme insensé de quelques hommes religieux » (p. 545) –, œuvres d’un processus de différenciation de l’esprit lui-même, qui « constitue les hommes spirituels ou stupides », qui sépare les « âmes tendres » et les « cœurs durs » (p. 578). Diderot affronte la question de la spiritualité humaine et celle du caractère inné des facultés, que des décennies de sensualisme, pour le dire en bref, de Locke à Helvétius, ont cherché à contourner. Il est tenté de les penser en termes de « fonction » animale ou mécanique (« la fonction du géomètre… »), le neveu de Rameau proposait la « fibre » (id. RH, p. 494) ou la « molécule paternelle » qui mettait l’accent sur l’idée d’une transmission qu’on dira génétique.
Diderot reproche à Helvétius de n’avoir pas assez médité la signification de la notion d’organisation, de l’avoir rabattue sommairement sur celle de sensibilité physique, caractéristique de l’animal, promue cause et motif de l’action animale et donc humaine. Or, la notion s’ancre pour lui dans l’anatomie et la physiologie qu’on ne peut court-circuiter de cette manière. Tout au long de ses textes, il revient sur l’interconnexion des organes, de tout ce qui compose le corps, toute modification entraînant des effets non seulement sur le fonctionnement du cerveau mais sur l’ensemble (RH, p. 621). Ce qui fait que de l’organisation animale à la pensée, et surtout à la morale, à laquelle Helvétius renonce de fait, à lire Diderot, les choses ne sont pas simples, dira-t-on par euphémisme. Toutes les « opérations de l’esprit » sont conditionnées par la « conformation de la boîte osseuse et du fromage mou qu’elle renferme, et des nerfs qui y sont implantés » (p. 614) ; « L’état sain ou malsain des organes, durable ou passager […] est le thermomètre de l’esprit. » (p. 679). De la Lettre sur les aveugles aux Éléments de physiologie, il revient sur le rapport entre morale et « organes ».
Donc, l’idée d’une organisation orientée vers une sorte de principe de plaisir (la « jouissance physique », « les plaisirs sensuels », RH, p. 529 et 544), convient au cerf qui brame au fond des bois, peut-être à un Helvétius « né voluptueux », complice « des personnels et des fripons » (p. 529) – il faut lire Le Neveu de Rameau entre les lignes de la Réfutation. Il ne peut expliquer seul la vocation scientifique et philosophique ou l’abnégation intellectuelle et morale, ou d’une manière générale la variété spirituelle de l’espèce humaine, puisqu’on est au delà de la biologie pensée en termes d’espèce (la reproduction, le plaisir) et de l’anthropologie. C’est l’espèce qui intéresse Buffon, ce sont les individus, l’accomplissement intellectuel et moral qui intéressent Diderot, compte tenu d’une animalité qui n’est pas cause mais condition : « Prendre des conditions pour des causes, c’est s’exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes. » (p. 525). La question de la spiritualité de l’homme doit être envisagée en termes organiques. Diderot creuse le sens des mots dans la Réfutation. Pour un peu, il pourrait affirmer comme Rousseau que « le physique n’explique pas tout ». Il critique l’emploi du terme : « N’y a-t-il que du plaisir physique à posséder une femme ? N’y a-t-il que de la peine physique à la perdre… » (p. 526). Pour un peu, il reconduirait le dualisme si combattu : « La distinction du physique et du moral n’est-elle pas aussi solide que celle d’animal qui sent et d’animal qui raisonne ? » (id.). Il distingue une « sensibilité physique », « commune à toutes les parties de l’animal », au bénéfice d’une autre sensibilité, « commune à tous les animaux et propre à un organe particulier ». On pressent un jeu subtil entre animal et organe, animal devant être réservé à l’unité composée (« L’animal est tout un, et c’est peut-être cette unité qui constitue l’âme, le soi, la conscience, à l’aide de la mémoire », EP, p. 153), alors que son emploi peut suggérer un support causal discret ; il se substitue par exemple dans cet emploi à sens ou organe des sens : « L’homme d’Helvétius se réduira à la réunion de cinq animaux très imparfaits » – cinq sens autonomes, facultés réceptrices nues, en somme, « imparfaites » parce que contiguës et soumises à une pure extériorité, et non pensées en termes de rapport et d’organisation intérieure. Comment penser leur synergie, la continuité de l’animal tout entier, la conscience, la pensée, d’un même mouvement ? C’est l’intériorité qui est ici revisitée [29].
La « distinction du physique et du moral » doit être pensée autrement, en toute hypothèse, sur un plan organique. Ce qui caractérise l’homme, ce n’est pas l’esprit, la pensée, c’est le cerveau : « La caractéristique de l’homme est dans son cerveau et non dans son organisation extérieure » (EP, p. 142) – il est logique que Linné ne puisse déterminer la caractéristique humaine en se fondant sur l’anatomie. Le « fromage mou » du Salon de 1767 se transforme en « organe de la raison », dominant chez l’homme, qui mérite « un examen particulier » (RH, p. 549). Le moral a ses organes, pensés sur un mode métaphorique, presque indéfini. La tête est un « livre vivant », dont les caractères « ne vous sont pas encore connus, peut-être ne vous le seront-ils jamais » (p. 576), siège d’« un organe sans lequel la condition des autres, plus ou moins parfaite, ne signifie rien, organe d’où émanent les étonnantes différences des hommes, relativement aux opérations intellectuelles ». Organe de l’intellect, « correspondant et juge commun de toutes les sensations », « organe commémoratif », organe de la conscience : voilà pour l’esprit. Le niveau des sensations, celui de la sensibilité physique n’est rien sans ce référent où s’inscrit toute l’expérience individuelle, instance de la conscience.
Outre cet organe spirituel, il faut supposer « un organe particulier » pour la sensibilité – ce sera le diaphragme, « cette membrane nerveuse et mince… » (p. 577). La tête « siège de la pensée » (EP, p. 143), le diaphragme « siège » du ton moral, se substituent aux hypothèses sur le siège de l’âme, révoquées par Diderot dans le supplément de l’article « Âme ». Il s’agit de repenser l’animalité à la fois comme l’autre de l’homme et comme une forme d’altérité qui se réfléchit à l’intérieur de lui-même, un fait d’organisation intérieure. Il joue un organe contre un autre, tous deux s’opposant aux autres, et qui est la condition ultime, inexpliquée, de leur fonctionnement non plus discret et contigu, mais consistant en une instance intellectuelle et morale dédoublée, délocalisée, et pourtant centre de la vie psychique.
Diderot procède donc à une critique d’une vision sommaire de l’animal, pensé en termes de fonction, voué à sa conservation mécanique, et à ce « désir d’être heureux » au seul sens où l’entend Helvétius qui n’explique ni les opérations intellectuelles, ni la volonté morale. Il écrira bien dans les Éléments de physiologie que « le désir est fils de l’organisation […] Il n’y a qu’une passion, celle d’être heureux », ajoutant : « Elle prend différents noms, selon les objets. » À d’autres de trouver un nom à ce désir, cette impulsion, qui se réalisent en des formes qui n’ont pas de lien immédiat avec un plaisir d’ordre sexuel. Je suis tentée d’y voir une interprétation implicite de la relation frustrée du philosophe et du neveu de Rameau, le philosophe ne parvenant pas à imposer la nécessité animale, organique, de l’intelligence et de la morale, qui ne sont pas des objets à laisser aux idéalistes, et qui sont irréductibles à la vision simpliste dont s’est dotée la philosophie d’une sensibilité limitée à cinq sens discrets, dont l’articulation serait la seule difficulté (cf. RH, p. 589).
La réflexion sur l’animal conduit ainsi à réévaluer les conditions organiques dans lesquelles le psychisme opère, par hypothèse, dans la mesure où la notion d’organisation est loin d’être claire pour Diderot. De fait, ce n’est pas parce que les conditions sont physiques, qu’on doit renoncer à l’idée morale ; elle doit être dégagée de tout motif purement animal, ou bestial, mais elle demeure le fait de l’animal, à des degrés d’élaboration extrêmement différents d’un bout de l’échelle à l’autre. La notion d’organisation lui permet de penser le particulier, l’individuel non seulement en termes de compétence sensorielle mais de conscience, d’opérations intellectuelles, de sensibilité morale, d’imagination, de rationalité : tout ce qui est mis au compte de l’adaptation, de l’apprentissage, de l’éducation par d’autres, par Helvétius, par Condillac, Diderot l’inscrit dans l’organisation. « L’homme spirituel » l’est du fait de son organisation particulière, il n’est que secondairement le produit anthropologique de son éducation, des hasards de la vie. Son esprit manifeste cette singularité organique. Elle n’est pas seulement une sorte de programmation physiologique, animale, de l’individu, elle implique une biologie de la pensée qui sera formulée par Cabanis plus tard. Sans invalider la part de l’acquis (éducation ou hasard) dans la construction de l’individu, Diderot estime indispensable de reconnaître l’existence d’aptitudes innées, ou naturelles (p. 573) – sans lesquelles une Riccoboni doit demeurer une actrice médiocre, malgré la réunion de toutes les conditions favorables à l’éclosion de son génie. L’organisation recueille cette question de la détermination singulière du caractère en la soustrayant partiellement mais de manière déterminante aux conditions extérieures de son développement. « Il est bien difficile de faire de la bonne métaphysique et de la bonne morale, sans être anatomiste, naturaliste, physiologiste et médecin. » (p. 555). Le modèle animal réapparaît en force à ce point, parce qu’il est la forme de cette détermination innée inscrite dans l’organisation, qui se manifeste dans l’animal comme instinct, sa nature : on ne fera pas « du basset un braque, d’un braque, un lévrier, du lévrier un chien de plaine, du chien de plaine un chien courant, et du chien courant un barbet » (RH, p. 681). Sur ce point la Satire première et la Réfutation d’Helvétius sont l’empreinte l’une de l’autre. « N’avez-vous pas remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre et qu’on appelle raison, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux ? » (incipit de la Satire première), « […] que la raison de l’homme est un instrument qui corresponde à toute la variété de l’instinct animal. Que la race humaine rassemble les analogues de toutes les sortes d’animaux » (RH, p. 540) : « L’homme est aussi une espèce animale, sa raison n’est qu’un instinct […] ». Diderot reconduit ici le modèle animal – ce qui donne son vrai sens à son imagination totémique, qui n’est pas de pure extériorité.
La notion d’instinct est polémique. Dans le Traité des animaux, Condillac estime que c’est un mot du « langage philosophique », que Buffon allègue pour expliquer les « mouvements déterminés », c’est-à-dire non seulement les mouvements automatiques (la respiration, les réflexes musculaires [30]), mais aussi les besoins du corps, qui poussent à « agi[r] par instinct [31] » (se nourrir, se protéger), en deçà de toute réflexion ou instruction. Or Diderot introduit l’idée que c’est l’exercice de la raison même qui est d’ordre instinctif, pulsionnel. Il y a à ses yeux quelque chose comme un « penser par instinct », de la non-raison dans la raison. Condillac préfère parler d’habitude pour en rendre compte, plutôt que d’instinct ou d’impulsion – notons que dans la Réfutation, l’impulsion est soit explicitement d’ordre sexuel, soit « l’impulsion tyrannique du génie ». Pour Condillac, c’est l’habitude qui permet d’admettre des opérations « soustraites à la réflexion » (p. 151), ce qui oriente plutôt vers l’idée d’une économie de la réflexion et de la conscience, réservées aux opérations supérieures de l’esprit. « Il y a en quelque sorte deux moi dans chaque homme, le moi d’habitude et le moi de réflexion » : ce que l’exemple du géomètre illustre (p. 164-166). Diderot voit de son côté l’instinct et l’impulsion comme le contraire de l’habitude, reléguée à la machine. L’un et l’autre présentent ainsi les deux faces d’une problématique très moderne. Condillac introduit, pour contrer la notion d’instinct, la dimension de l’habitude comme puissance de désordre, de dérèglement, au cœur du comportement et de la pensée, analogue au préjugé, à une accoutumance destructrice (« il faut construire de nouveau le système de toutes ses habitudes », p. 193). Diderot, dans cette espèce de traité de l’animalité qu’est la Réfutation d’Helvétius, mise sur la notion « philosophique » d’instinct, pour expliquer ensemble l’« aptitude innée » et la pulsion intellectuelle hors des cadres de la rationalité cartésienne, qui font que l’on est soi, et pas un autre, déterminé par son organisation matérielle, animale, psychique enfin. Le recours au modèle animal demeure en contact avec les analogies animales dans les textes de Diderot. Il fait certes jouer les organes, la matière, les fibres et molécules, ce qu’il y a d’automatique ou de machinal dans le vivant. Mais surtout, il atteint l’idée que l’on peut se faire de l’esprit et de la raison, portés par une impulsion, un instinct, qui les soustrait dans leurs opérations les plus complexes à la réflexion, à la conscience, à la volonté, en reconnaissant le travail souterrain, nécessaire, inaperçu, des idées. Le modèle animal conduit ainsi à une représentation de l’activité de penser où l’accidentel, le fortuit, n’a pas sa part, son organisation propre demeurant obscure [32].
Dans cette optique, il apparaît que Diderot pousse plus loin que son maître Buffon l’idée du continuum et des nuances. Il suggère une combinatoire subversive, au terme de laquelle l’homme, « toujours un animal », peut sentir, ou ne pas sentir, peut penser, ou ne pas penser [33] : ce ne sont pas là, loin s’en faut, des caractéristiques irréductibles et supérieures, ce qui n’a pas échappé aux adversaires de l’Encyclopédie[34]. Ce qui ne veut pas dire que Diderot veuille rabaisser l’homme, et nous faire marcher à quatre pattes, comme un Voltaire avait cru devoir en faire le reproche à Rousseau. Mais assurément, cette vision conteste la hiérarchie établie par Buffon en ces termes : « Nous pouvons donc nous donner le premier rang dans la nature. Nous devons ensuite donner la seconde place aux animaux ; la troisième aux végétaux [35] […]. » L’humanité ne constitue sans doute pas une « classe à part », séparée de l’animal par une « distance infinie », la différence entre l’homme et l’animal n’étant que « du plus au moins [36] ». L’homme est un animal, une créature vivante animée, parfois rien qu’une machine, réduite aux fonctions les plus simples. Il partage avec l’animal « à quatre pattes », entre autres, momentanément, des fonctions que l’on considérait comme supérieures naguère, il peut même tenir, momentanément, de la bête ou de la brute – comme l’homme de la nature selon Rousseau, comme les espèces sans foi ni loi du Neveu de Rameau, mues par des besoins primaires. Mais c’est bien cet « organe de la raison » qui lui confère l’honneur de penser selon des voies impénétrables, infiniment différencié d’un homme à l’autre.

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Charles Le Brun, Trois têtes d’hommes en relation avec le loup, encre et gouache, Musée du Louvre, Paris, photographe © Madeleine Coursaget.

Date de mise en ligne : 30/07/2010.

https://doi.org/10.3917/dhs.042.0099

Notes

  • [1]
    Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, éd. Barbara K.-Toumarkine, Paris, GF Flammarion, p. 115.
  • [2]
    Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, V. Lecoffre, 1894, ex. p. 78, 286, ad lib.
  • [3]
    Diderot, Le Rêve de d’Alembert, dans Œuvres philosophiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1963 [RA], p. 275.
  • [4]
    Pierre Bayle, « Rorarius », Dictionnaire historique et critique, Paris, Desoer, 1820, t. IV, p. 79.
  • [5]
    Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, tr. de l’italien J. Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 44.
  • [6]
    David Hume, L’Entendement. Traité de la nature humaine, L. I et appendice (1739), trad. fr., Paris, Flammarion (GF), 1995, III, section XVI, p. 254.
  • [7]
    François Dagognet, L’Animal selon Condillac. Étude sur le Traité des animaux, Paris, Vrin, 1987, p. 54.
  • [8]
    Diderot, Satire première, dans Le Neveu de Rameau et autres textes, éd. R. Chartier, Paris, Livre de Poche, 2002, p. 174.
  • [9]
    Cf. Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, DPV, t. XXIV [RH], p. 578; cf. Michel Pastoureau, « Ours, lion, aigle, enquête sur le roi des animaux », L’Histoire, 114, sept. 1988.
  • [10]
    Voir Wendy Doniger, « Zoomorphism in Ancient India. Humans More Bestial Than the Beasts », Thinking with Animals. New Perspectives on Anthropomorphism, éd. Lorraine Daston & Gregg Mitman, New York, Columbia UP, 2005, p. 17-36 ; L’Animalité. Hommes et animaux dans la littérature française, Tübingen, éd. Alain Niderst, Gunter Narr, 1994.
  • [11]
    Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
  • [12]
    Diderot, Le Neveu de Rameau, éd. J. Fabre, Genève, Droz, 1977 [NR], p. 105.
  • [13]
    Sur la fonction des ménageries, on renverra à Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos : histoire des jardins zoologiques en Occident, 16e-20e siècle, Paris, La Découverte, 1998.
  • [14]
    Buffon, « Lion », Histoire naturelle, t. 9, 1761, dans Buffon, Histoire naturelle, éd. J. Varloot, Paris, Gallimard (Folio), 1984 [HN], p. 204.
  • [15]
    « Contre la société des mouches », extrait du « Discours sur la nature des animaux », HN, t. 4, 1753, p. 146.
  • [16]
    « Les animaux domestiques », id., p. 51.
  • [17]
    Diderot, Satire première, éd. citée, p. 174.
  • [18]
    J.-P. Seguin, Diderot, le discours et les choses : essai de description du style d’un philosophe en 1750, Paris, Klincksieck, 1978, p. 51-52 ; sur un corpus composé de l’Interprétation de la nature, des Lettres sur les aveugles et sur les sourds et muets et du Rêve de d’Alembert.
  • [19]
    F. Dagognet, op. cit., p. 67.
  • [20]
    Diderot, article « Animal », Diderot. Choix d’articles de l’Encyclopédie, éd. M. Leca-Tsiomis, CTHS, 2001, p. 150.
  • [21]
    Jean-Luc Guichet, Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006, p. 101.
  • [22]
    Cité par J.-L. Guichet, ibid., p. 109.
  • [23]
    Diderot, Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé, L’Homme, DPV, t. XXIV [RH], p. 486.
  • [24]
    Ephraïm Chambers, Cyclopædia, or an Universal dictionary or arts and sciences, London, 1728, vol. 2, art. « Soul », p. 98.
  • [25]
    Diderot, « Animal », éd. citée, p. 149. Italiques de Diderot. « Il faut un événement bien moindre qu’une décrépitude subite pour ôter à l’homme la conscience de soi », RA, p. 343.
  • [26]
    Éléments de physiologie, éd. P. Quintili, Champion, 2004 [EP], ch. III, « Phénomènes du cerveau », p. 338.
  • [27]
    G. Agamben, L’Ouvert, op. cit., p. 78.
  • [28]
    On renverra sur ce point à Gerhardt Stenger, « Diderot lecteur de L’Homme », SVEC, 228, 1984, p. 267-289.
  • [29]
    C. Jacot Grapa, Dans le vif du sujet. Diderot corps et âme, Paris, Classiques Garnier, coll. L’Europe des Lumières, 2009.
  • [30]
    Voir Georges Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux 17e et 18e siècles, Paris, Vrin, 1977.
  • [31]
    Condillac, Traité des animaux, éd. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2004, p. 122.
  • [32]
    C. Jacot Grapa, « La vie en clair-obscur. Zones d’ombre au siècle des Lumières », Rue Descartes, 65 (Le clair-obscur, dir. Gisèle Berkman), Paris, Puf, 2009, p. 56-71.
  • [33]
    C’est Voltaire confessant être « aussi stupide que Locke » qui reconnaissait : « j’avoue qu’il m’est tombé en partage une de ces âmes grossières qui ne pensent pas toujours », Lettres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 90.
  • [34]
    S. Albertan-Coppola, « La faculté de penser serait-elle une propriété de la matière ? Débats autour de l’article ‘‘Animal’’ », La Matière et l’homme dans l’Encyclopédie, éd. S. Albertan-Coppola et A.-M. Chouillet, Paris, Klincksieck, 1997, p. 31-40 ; J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie [1963], Paris, A. Michel, 1995, p. 260.
  • [35]
    « Animal », éd. citée, p. 157.
  • [36]
    Je renvoie sur ce point aux indications de F. Dagognet, L’Animal selon Condillac, p. 84 et sv.
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