Notes
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[1]
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, Lettre 148 (Danceny à Mme de Merteuil).
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[2]
Montesquieu à [mademoiselle de Clermont], début mai 1725 : Correspondance, I, Oxford, Voltaire Foundation, 1998, p. 140-141 (n° 121). J’ai modernisé la ponctuation et l’orthographe.
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[3]
Rigoureusement contemporain (1725) de la lettre précédemment citée, et peut-être inspiré par mademoiselle de Clermont. Un exemple de dialogue (Aristée et Camille) : « Elle me dit : ‘‘Ne vous suffit-il pas que je vous aime ? Que pouvez-vous désirer après mon cœur ?’’ ‘‘Je désire, lui dis-je, que tu fasses pour moi une faute que l’amour fait faire et que le grand amour justifie’’. » (Montesquieu, Œuvres et écrits divers, I, Oxford, Voltaire Foundation, t. viii, 2003, chant VI, p. 412). Voir aussi, du même auteur, Arsace et Isménie : « Au nom des dieux, ne me quittez plus ; que peut-il te manquer ? » (ibid., p. 341). En l’occurrence, l’alternance du tu et du vous sert de marqueur au dialogue érotique.
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[4]
« Le tu est le langage de la vérité, et le vous le langage du compliment. » Voltaire, Correspondance, éd. Besterman, D653, à Jacob Vernet, du 14 septembre 1733. Remarquons tout de même que le Huron se garde bien d’user sans discernement du tutoiement, avec une mademoiselle de Saint-Yves qui risquerait d’en être choquée.
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[5]
Voltaire, Épître connue sous le nom des Vous et des Tu, éd. Moland, t. X, p. 269-271. On opposera cet emploi aux deux types d’apostrophe dans le Dictionnaire philosophique : celle qui recourt au tu est familière, voire condescendante, mais aussi particulièrement virulente, celle qui recourt au vous est moins brutale, même si elle se veut implacable : « […] monstre exécrable, tremble ! » (« Dogmes ») versus « vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! » (« Guerre » ; Dictionnaire philosophique, éd. R. Naves et O. Ferret, Classiques Garnier/Poche, 2008, respectivement p. 169 et p. 223).
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[6]
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. J. Ehrard, Gallimard, Folio Classique, 1984, p. 162 et 175.
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[7]
F. Brunot, Histoire de la langue française, Paris, 1966, t. VI, II (Alexis François), p. 1731. Voir notamment la citation d’Houdar de La Motte, qui s’adressant au prince d’Orléans, lui attribue cet impératif : « Taisez-vous, diras-tu. » Lourde et peu convaincante dissymétrie.
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[8]
1777, art. « Tutoiement », Éléments de littérature, éd. S. Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005, p. 1114-1117. Marmontel prétend alors s’opposer à l’avis de Fontenelle.
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[9]
Encyclopédie, t. XVI, 1765, art. « Tutoyment ».
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[10]
Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, respectivement Dialogue XVI, p. 324 et p. 327 (antérieurs à 1712).
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[11]
Voir notamment l’article « Tutoiement » de Marmontel, déjà cité, à propos de Zaïre et d’Andromaque.
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[12]
On lui doit, outre Plutarque, Horace (10 vol., 1681-1689), Marc-Aurèle (1691), la Poétique d’Aristote (1692), plusieurs dialogues de Platon (1699), la Vie de Pythagore (1706), Épictète (1715).
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[13]
Plutarque, Vie des hommes illustres, Amsterdam, R. et G. Wetstein, 1724 (1re édition 1694), p. XXXIX.
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[14]
Voir R. Zuber, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique, Albin Michel, 1995 (1re éd. 1968), p. 340.
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[15]
Graham Gargett, Jacob Vernet, Geneva and the philosophes, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1994, p. 73-87 ; cette réputation était largement usurpée : voir C. Volpihac-Auger, « Jacob Vernet éditeur ou auteur de L’esprit des lois », à paraître.
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[16]
Voir ci-dessus ma note 4.
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[17]
La Haye, Daniel Aillaud, 1752. Cet ouvrage peu répandu est accessible à la BPU de Genève, cote Bb 1750, et à la Bibliothèque municipale de Bordeaux (fonds Marchand). À noter que la lettre de Montesquieu (du 26 juin 1750) n’est connue que par cet ouvrage, ce qui la rend quelque peu suspecte : Vernet, arguant de l’expression de Voltaire que j’ai citée plus haut (note 4), la rend sous cette forme, assez éloignée de l’original : « Un jour que je demandais à Monsieur de Voltaire son sentiment sur ce point, il me répondit : le Vous est de compliment humain ; le Tu est de la belle nature. » Il a cependant fait paraître cette lettre du vivant de Montesquieu, et il est impensable qu’il ne lui ait pas envoyé son ouvrage (on n’en a aucune trace dans le catalogue de sa bibliothèque ; mais cet argument n’est pas décisif). La version qu’il en donne doit donc être grosso modo conforme à l’original. Celles de Fontenelle sont du 16 juillet et du 7 novembre 1750.
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[18]
Il s’agit bien sûr d’une généralisation, car dans Horace (qui est de 1640, comme Cinna…), Corneille manie fort bien le Vous (« Albe vous a nommé, je ne vous connais plus/ Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue. »). Mais le tu est absent de Cinna, alors qu’on en trouve maint exemple dans Horace (I, 3, v. 244 : « Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste. », etc.).
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[19]
Ce dernier ayant tout de même conservé le tutoiement des Dialogues de Lucien.
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[20]
« Messieurs de Port-Royal, qui cherchaient à plaire au beau monde, et à donner un grand air de politesse à leurs ouvrages, sont, je pense, les premiers qui aient introduit le vouzeyement dans le Nouveau Testament » (J. Vernet, ouvr. cité, p. 75).
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[21]
Voir Françoise Douay-Soublin, « Le style oriental en France de 1675 à 1800 (géographie symbolique) », Orients, Détours d’écriture, 8, p. 185-201.
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[22]
Les mille et une nuits, Classiques Garnier, 1988, p. 97 (« Histoire du premier Calender) et 125 (« Histoire de l’envieux et de l’envié »).
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[23]
De même, dans les contes orientaux où Crébillon joue de l’exotisme du décor pour mieux s’intéresser à « l’anatomie du cœur », les personnages ne sauraient s’exprimer en un langage qui les ferait apparaître comme « étrangers » : « Ah, barbare, lui dit-elle tendrement, laissez-moi […] » (Tanzaï et Néadarné, dans Œuvres complètes de Crébillon, Classiques Garnier, 1999, IV, 15, p. 431).
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[24]
Ouvr. cité, Lettre IV, 6e objection, p. 64.
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[25]
Citations extraites de l’« introduction », qui ne porte ce titre qu’à partir de l’édition posthume des Lettres persanes (Œuvres, 1758, t. III : voir Lettres persanes, Oxford, Voltaire Foundation, 2004). C’est à cette dernière édition, conforme à l’édition originale de 1721, que renvoient les citations suivantes, le second chiffre entre parenthèses ou crochets renvoyant à la numérotation adoptée à partir de 1758, après l’adjonction de onze lettres.
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[26]
De même, la supplique d’Usbek au sage des sages, Méhémet-Ali (« Viens m’éclairer, source de lumière »), s’attire une réponse irritée : « Vous nous faites toujours des questions qu’on a faites mille fois à notre saint prophète. » (Lettres 17 et 18 [16 et 17]).
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[27]
Catherine Volpilhac-Auger, Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite, P. U. de Saint-Étienne, 1995 ; voir notamment les pages 265-300, qui permettent de comparer toutes les traductions évoquées ci-dessus.
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[28]
Barbier déclare ignorer s’il s’agit d’Antoine-Léonard Thomas (le célèbre auteur des Éloges) ou de son frère, mais lui attribue cette traduction anonyme, parue en deux tomes en 1778 (Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. II, p. 603).
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[29]
« O reine ! ouvrez l’oreille à nos cris douloureux » versus « Captif, on te pardonne » (Delille, trad. correspondant à I, 526 et II, 148 dans l’Énéide).
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[30]
Paris, Prault, 2 vol. pour la première, Paris, Nyon, 3 vol. pour la seconde. J’ai étudié cette traduction et ses variations dans « Bitaubé traducteur d’Homère, ou comment rendre Homère supportable », Homère en France après la Querelle, 1715-1900, Champion, 1999, p. 89-101.
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[31]
N’ayant pas fait d’enquête exhaustive parmi les traductions du 18e siècle, je ne puis assurer qu’il n’y a pas d’exemple antérieur à celui de Bitaubé : je ne donne cette référence que comme indicative.
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[32]
Vernet, p. 46-47. À la même époque, un autre Genevois, Rousseau, voit des colonels dans les legati militum, des lanciers dans les speculatores et des milices bourgeoises dans les cohortes urbanae.
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[33]
Vernet, p. 59-60.
1Quando usque, Catilina, patientia nostra abuteris ? Ici commence le désespoir du traducteur : Cicéron doit-il tutoyer Catilina en français comme en latin ? Mais si Cicéron avait parlé français, n’aurait-il pas vouvoyé son adversaire, dans ce mouvement oratoire qui le désigne à la vindicte ? Tel est le dilemme du traducteur au 18e siècle, tout prêt à s’affranchir des élégances des Belles Infidèles, mais hésitant à passer outre les règles de la bienséance, voire les principes essentiels de la politesse et de l’ordre social. Mais surtout il semble qu’il répugne à se priver de ce qui constitue à ses yeux une des ressources essentielles de la langue française : l’usage sélectif du tutoiement et du vouvoiement, selon ce qu’exigent les circonstances. Il s’agit là en fait d’un débat de première importance, moins par les réflexions théoriques qu’il a effectivement suscitées (même si elles ne sont pas négligeables), que par les choix auxquels il donne lieu : la traduction, on ne l’apprendra à personne, est un des lieux privilégiés où la langue s’observe elle-même et réfléchit sur son propre fonctionnement. De vous à toi, le choix est nécessaire, signifiant, voire surchargé de signification ; il mérite en tout cas d’être explicité.
2Mon ambition se restreindra, pour la France de la fin du 17e siècle et du 18e, au domaine des langues anciennes et des langues orientales, plus proches les unes des autres qu’on pourrait le croire : dans les deux cas, il s’agit d’affronter une forme d’altérité, radicale pour le monde turc ou persan, relative pour le monde gréco- romain, devenu familier grâce à des années d’études et à l’usage quotidien des images et des références mythologiques. Qu’on veuille la gommer ou au contraire la restituer dans toute sa vigueur, elle reste une donnée fondamentale, alors qu’elle est secondaire dans le cas d’adaptations d’œuvres écrites dans des langues européennes modernes, qui posent de tout autres problèmes, essentiellement liés à l’introduction du roman étranger en France.
Ô vous, qui avez commencé mon bonheur !ô toi, qui l’as comblé !
4La laborieuse rhétorique amoureuse du petit chevalier Danceny [1], dans une lettre savamment balancée où il a grand soin de faire jouer de manière complémentaire le tu et le vous, n’est là que pour exhiber la naïveté avec laquelle il use d’un procédé banal. Lequel n’en garde pas moins sa fraîcheur dans l’intimité de la correspondance privée, ou supposée l’être : « Mon cher cœur, si tu ne m’aimes plus, cache-le moi encore pour quelque temps. Je n’ai pas encore la force qu’il faut pour pouvoir l’apprendre. Ayez pitié d’un homme que vous avez aimé, si vous n’avez pas de pitié du plus malheureux de tous les hommes [2]. » L’alternance du tu et du vous désigne-t-elle le trouble, ou au contraire la recherche de l’expression raffinée ? On en trouverait aussi maint exemple sous la plume du même Montesquieu, dans le registre galant qui est celui du Temple de Gnide [3], fiction prétendument traduite d’un vieux manuscrit grec…
5Mais le tu en littérature n’est évidemment pas seulement celui de l’audace amoureuse, autorisée ou non par la référence antique : il est en général le mode d’expression privilégié de la « nature [4] », quand la distance sociale n’existe pas, comme l’affirme avec insistance et un grand souci de choquer son monde le Quaker des Lettres philosophiques de Voltaire (1734). Quand Philis, cœur à prendre et « sein d’albâtre », était mademoiselle de Livry, on pouvait avec elle user du tu ; devenue marquise et fermant sa porte à son ancien amant, elle se protège par des vous [5]. Et à mille lieues de là, Virginie dit à Paul, « tout émue » : « Mon frère […], tu m’as donné la seule chose que tu possédes au monde » ; bientôt, une fois brisée l’unité du Paradis originel, « Paul lui dit : ‘‘Mademoiselle, vous partez [6].’’ » Admirable simplicité des premiers temps à laquelle renvoie aussi le tu antique, souvenir d’un état primitif et idéal, encore libre des conventions que la société impose. Le recours complémentaire au pluriel de politesse et à ce singulier « de nature » participe d’un jeu à la fois littéraire et social, dont la complexité apparaît en poésie : car le vers autorise, voire exige l’emploi du tutoiement avec Dieu et le Roi [7]. C’est là, paradoxalement, que l’on trouvera le plus souvent, et comme la forme d’expression la plus solennelle, le tutoiement qui ailleurs traduit le mépris pour celui auquel il s’adresse, ou qui procède d’une familiarité conférée par une supériorité sociale incontestée.
6Encore faut-il compter avec bien des nuances, car si familiarité il y a dans le tutoiement, celle-ci « sera toujours décente », « soit dans le tragique, soit dans le comique », « lorsque l’innocence, la simplicité, la franchise des mœurs, l’autorisera, comme dans le langage des villageois, des peuples agrestes ou sauvages, ou même civilisés, et dont les mœurs sont âpres et austères » : c’est ainsi que Marmontel prétend revenir, dans le Supplément de l’Encyclopédie [8], sur la condamnation que Jaucourt, citant Voltaire, prononçait quelques années plus tôt contre cet usage [9]. Mais son aimable condescendance persuade surtout que, au 18e siècle comme au 17e, le tutoiement pourrait bien être affaire de (bons) sauvages. Heureusement, le dialogue littéraire, qui parfois le retient pour la simple raison qu’il permet d’alléger la phrase, de la rendre plus rapide, lui assigne d’autres fonctions, comme le montrent chez Fénelon ces deux « dialogues des morts » entre les mêmes personnages, Socrate et Alcibiade : héros de l’histoire antique, ils peuvent user sans choquer d’un tu « à l’ancienne », que la familiarité de leur relation autorise également. Le premier commence ainsi :
Socrate. Te voilà toujours agréable. Qui charmeras-tu dans les Enfers ?
Alcibiade. Et toi, te voilà toujours moqueur. Qui persuaderas-tu ici, toi qui veux toujours persuader quelqu’un ?
8alors que le second s’ouvre par cet échange :
Socrate. Vous voilà devenu bien sage à vos dépens, et aux dépens de tous ceux que vous avez trompés. Vous pourriez être le digne héros d’une seconde Odyssée […].
Alcibiade. Ce n’est pas l’expérience qui me manque, mais la sagesse. […] Laissez-moi là je vous prie ; le fleuve d’oubli doit effacer toutes mes fautes [10].
10Raillerie contre un « jeune fou » d’un côté, de l’autre critique sociale et politique teintée d’amertume, les deux dialogues doivent être juxtaposés ; tutoiement et vouvoiement ne font pas sens chacun par eux-mêmes, mais relèvent d’un système d’oppositions autrement plus large ; ils ne font que l’enrichir insensiblement, puisqu’on peut légitimer aussi bien l’un que l’autre sans s’apercevoir qu’aucun d’eux ne s’impose absolument. En l’occurrence le tutoiement n’est pas ressenti comme nécessaire, mais il n’a pas besoin d’être justifié en raison d’un souvenir diffus de son origine antique : élément discret, secondaire, du « costume », il ne choque pas, car il s’intègre à des pratiques complexes.
11La langue de l’âge classique, tout en reflétant des usages sociaux très stricts et en se conformant avec précision aux règles de la mondanité, fait donc finalement preuve d’une très grande souplesse en la matière, juxtaposant brutalement tutoiement et vouvoiement pour traduire des rapports hiérarchiques, ou au contraire assurant de l’un à l’autre de subtiles transitions, que les commentateurs se plaisent à analyser longuement, car elles illustrent idéalement la fonction psychologique de la littérature [11] tout en justifiant leur intervention, tant le tu est polysémique : la voix de la nature est aussi celle de la convention la plus artificielle. C’est dire que l’usage complémentaire du vous et du tu est ressenti, et cela sans grand changement jusqu’à l’époque révolutionnaire, comme une des ressources les plus fécondes du français, ou plutôt que le tutoiement, ressenti comme exceptionnel, ressortit à un mode toujours particulier d’expression, et toujours digne d’intérêt.
12Tout cela est évidemment étranger aux langues anciennes, qui ignorent le pluriel de politesse (sauf quelquefois à la première personne) et n’attachent donc aucune valeur particulière au tutoiement. Or comment rendre celui-ci compatible avec des usages si com-plexes ? André Dacier, infatigable traducteur [12], s’y arrête longuement, dans sa préface aux Vies des hommes illustres de Plutarque :
Nous ne nous en servons aujourd’hui qu’en poésie, ou quelquefois dans le style soutenu, ou en faisant parler des barbares. Quelques gens trouvent que ce singulier avait plus de grâce dans la bouche de ces anciens, que le pluriel vous, que la politesse a introduit, et qu’ils n’ont jamais connu. Enfin, après avoir vu par expérience qu’il y avait des endroits où tu choquait beaucoup de personnes, et qu’en d’autres il faisait un meilleur effet que vous, j’ai trouvé qu’en cela même notre langue nous fournissait une richesse dont les anciens étaient privés, car étant toujours forcés de se servir de ce singulier tu, ils ne pouvaient bien faire sentir ni les mœurs ni les passions ni les caractères ; au lieu que c’est un avantage que nous fournissent ce singulier et ce pluriel employés à propos, avec discernement et lorsque les occasions demandent l’un préférablement à l’autre [13].
14L’embarras du traducteur, confronté à des jugements de goût parfaitement subjectifs (faire un meilleur effet, choquer, avoir plus de grâce), se résout donc aisément, non par le recours à une analyse proprement historique ou linguistique qui clarifierait les présupposés de l’activité de traduction, mais par l’arme bien connue du traducteur français : il est admis en effet que la langue de Descartes étant plus claire que le latin, la traduction modifie nécessairement l’œuvre en profondeur, et a même tendance à l’améliorer [14]. La difficulté (la nécessité de compter avec un usage inconnu de l’Antiquité) devient un « avantage », et le défaut n’est pas du côté que l’on croit : les auteurs anciens apparaissent en fait comme singulièrement dépourvus de moyens. D’où le parti suivant :
Dans tous les endroits où il faut faire sentir de la fierté, de l’audace, du mépris, de la colère, ou un caractère étranger, j’ai employé le tu. Et dans tous les autres, comme lorsqu’un inférieur parle à son supérieur, un sujet à son roi, je me suis servi du mot vous pour m’accommoder à notre politesse qui le demande nécessairement, et qui est toujours blessée de ce singulier tu, comme d’une familiarité trop grande.
16Certes, il est remarquable que Dacier s’interroge sur un aspect qui chez d’autres semble aller de soi : dans la première partie de son fameux Traité des études (1726-1728) qui fut un des ouvrages les plus lus du 18e siècle, Rollin a beau étudier en détail plusieurs traductions des lettres les plus familières de Pline ou de Cicéron, dont il commente chaque détail, il ne lui vient pas à l’esprit de contester l’emploi du vous entre amis intimes, alors même qu’il souligne le « tour aisé, simple, naturel » de ces lettres. Mais il faut bien constater que chez Dacier, seule la langue-cible est prise en compte, à travers la « politesse » et la hiérarchie sociale modernes dont elle n’est pas dissociable. Le tu latin et grec étant perçu comme une expression « neutre », une quasi-absence de détermination, la comparaison désigne la langue française comme infiniment plus riche et nuancée, sans que le traducteur ressente la moindre gêne à l’idée d’ajouter au texte : cela fait partie d’un processus d’acclimatation du texte originel qui constitue l’objet même de l’activité de traduction.
17La question paraît plus complexe au pasteur genevois Jacob Vernet. Membre fort actif de la République des Lettres, celui-ci s’est fait connaître, entre autres, comme l’éditeur de L’Esprit des lois [15]. Quelques années plus tard, en 1750, il lance une sorte d’enquête auprès de certaines de ses relations littéraires (dont Montesquieu et Fontenelle), pour répondre à la question suivante : « Doit-on bannir le tuteyement [sic] de nos versions, particulièrement de celles de la Bible ? », qui devait le tarauder depuis assez longtemps puisqu’il l’avait posée à Voltaire dès 1733 [16]. En 1752 il publie un volume intitulé Lettres sur la coutume moderne d’employer le Vous au lieu du Tu, et sur la question : doit-on bannir le tuteyement […], qui reprend plusieurs des réponses qu’il a reçues [17] pour conclure d’une manière que le titre laisse deviner : en effet, il juge que le « vouzeyement », issu de la « basse latinité », ne s’est répandu dans les langues européennes qu’au fur et à mesure que « la barbarie gagna le dessus » (p. 8). Mais cet usage frelaté avait épargné les grands genres littéraires. Adoptant une perspective historique, Vernet accuse les romans d’avoir perverti l’expression française : jusque vers 1650, le tutoiement était de mise, dans les traductions de l’antique comme dans les tragédies, ainsi qu’en témoigne Horace où il subsiste encore ; puis une fausse élégance le fit disparaître, et ce fut le temps de Cinna [18]. Depuis, c’est le goût moderne du « beau monde » qui règne, au détriment du « vrai style des anciens », dans la traduction comme dans l’histoire et la tragédie, qui en sont fort proches puisqu’on y « fait parler les anciens » (p. 19). Il désigne Vaugelas et d’Ablancourt comme ayant répandu cette mauvaise habitude [19], à laquelle ont aussi contribué André et Anne Dacier. Tourreil, interprète de Démosthène (1691), est-il gêné par l’ambiguïté d’un vous qui pourrait s’adresser aussi bien à son adversaire Eschine qu’aux juges ? Il ne l’en garde pas moins, quitte à ajouter quelques mots qui lèvent toute équivoque (p. 29). Quant à Desfontaines, il n’use du tutoiement que dans les Bucoliques, qui seules de toutes les œuvres de Virgile peuvent autoriser un langage aussi rustique (ibid.). Tous les traducteurs se sont donc écartés de la liberté du plus grand traducteur de Plutarque, Amyot (toujours cité en exemple jusqu’au 19e siècle), qui, au nom d’une noble simplicité, avait conservé le tutoiement antique.
18Il va de soi que tous les témoignages convoqués par Vernet vont dans le même sens : restaurer cette pratique si conforme à l’esprit de l’Antiquité. En l’occurrence, Montesquieu et Fontenelle n’ont guère traité que de la Bible, ce qui risquerait de nous entraîner fort loin car l’affaire devient quasiment théologique (la littéralité y est tout particulièrement nécessaire), voire polémique [20], et demande au moins référence à une double tradition protestante, celle qui use constamment du tu et celle qui, à l’instar de « MM. de Genève », Leclerc, Lenfant et Beausobre, réserve le tu à Dieu. Mais la traduction de la Bible n’est pas tout à fait étrangère à notre sujet, puisque l’Écriture participe à la fois de « l’air antique » et du « style oriental » qui relève de principes particuliers. En effet il est admis que la parole des Orientaux et des « autres nations que l’on regarde comme étrangères » (Vernet, p. 29) implique en français l’usage du tu : c’est pourquoi Vaugelas traduisant Quinte-Curce ne fait pas tenir le même langage aux ambassadeurs scythes qu’aux Grecs d’Alexandre. Si Montesquieu est consulté, c’est donc aussi en tant qu’auteur des Lettres persanes (1721), qui deviennent le modèle de la Sainte Écriture… De fait, celles-ci sont régulièrement citées en exemple de ce « style oriental » qui ose employer systématiquement le tu, ce qui ne nous étonnera pas puisqu’elles se donnent comme traduites du persan : pour respecter la vraisemblance, elles doivent se conformer aux lois du genre. De plus, on entend là un écho à Dacier, qui admettait le tutoiement « en faisant parler des barbares », ou pour faire ressortir un « caractère étranger ». Étranger, et étrange, le tutoiement autorise les nuances, mais se présente aussi comme l’exception chez la plupart des traducteurs, alors que Vernet veut en faire la règle.
19La belle assurance de Vernet mérite cependant d’être examinée de plus près : on peut en effet se demander si le tu est vraiment ressenti comme caractéristique du « style oriental » (expression que nous conserverons par commodité mais aussi pour en faire sentir le caractère résolument approximatif [21]), ou s’il s’applique si rigoureusement dans les textes qui en relèvent. En effet, dans le véritable modèle du genre, Les mille et une nuits (1704), le traducteur, Galland, se garde bien d’y avoir recours : « Mon cousin, nous n’avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener avec vous cette dame […] » est le langage ordinaire parmi le commun des sultans, alors que le tutoiement est l’expression tout aussi ordinaire de la colère et du mépris : « Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter [22] ? » Car les sultans, avant d’être des Orientaux, sont d’abord des princes [23]. Ce que d’ailleurs admet aussi Vernet, puisqu’il pose la question : « Un truchement, chargé de traduire le compliment d’un ambassadeur turc au roi de France, lui fera-t-il dire Tu ? Oui, s’il veut traduire exactement. Mais dans ces occasions de parade, on se contente pour l’ordinaire de conserver le fond des choses, en y donnant un tour qui se rapproche un peu du goût français. L’on parle autant en courtisan qu’en interprète. Ce n’est donc pas un modèle à proposer [24]. » Avant d’être turc, l’ambassadeur est un diplomate.
20L’oracle, Montesquieu lui-même, fait-il parler autrement ses personnages ? Le traducteur prétend avoir mis « l’ouvrage à nos mœurs », ce qui ne signifie pas qu’il lui a ôté toute couleur exotique : il s’est contenté de « soulager » le lecteur du « langage asiatique », notamment « d’une infinité d’expressions sublimes » et de « longs compliments [25] ». Et il a gardé le tutoiement. Mais en fait, dans les Lettres persanes il use d’un système beaucoup plus complexe que Vernet veut le croire : le tutoiement y est d’autant plus remarquable qu’il apparaît souvent lié à l’expression de la plus grande soumission, et constitue donc un renversement du rapport habituel. Ainsi le Premier eunuque noir ou Pharan, le dernier des esclaves, n’en usent pas sans le contrepoids d’une déférence poussée jusqu’à la servilité qu’ils sont censés incarner : « J’embrasse tes pieds, sublime seigneur » (Lettre 40 [42]) ; il en est de même des femmes d’Usbek, avec un raffinement supplémentaire : le tutoiement justifié par l’exotisme renforce l’évocation de l’intimité érotique, et donne à chaque lettre le ton d’une confidence amoureuse. Comment Usbek y répond-il ? S’il n’ignore pas l’usage du tutoiement, qui peut en effet apparaître comme « normal » (« Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse », Lettre 2, au Premier eunuque noir ; « Je dépose en ton cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir », Lettre 6), il use beaucoup plus souvent du vouvoiement, car s’il écrit à ses femmes ou à ses eunuques, c’est généralement pour sévir : « Je leur défends de rien entreprendre contre vous », répond-il à Pharan (Lettre 41 [43]), qui l’avait supplié en le tutoyant ; « Vous m’avez offensé, Zachi […] » dit-il à l’épouse soupçonnée d’adultère (Lettre 19 [20]). S’agit-il d’une inversion des signes, le tu étant propre à exprimer la colère ? On pourrait tout aussi bien dire que l’introduction brutale du vous restaure la distance nécessaire : la foudre ne frappe que de loin [26]. En fait, l’usage généralisé du tu, auquel le vous apporte un contrepoint, autorise des nuances encore plus subtiles que l’inverse : également frappées du châtiment infamant qu’est la fessée, l’une des femmes écrit : « Reviens pour m’aimer » (Zachi, [157]), l’autre : « Mon cœur est tranquille depuis qu’il ne peut plus vous aimer. » (Zélis, [158]). Tandis qu’entre Usbek et Roxane s’est noué un dialogue de sourds : « Je ne saurais, Roxane, douter de votre amour […] » (Lettre 24 [26]), ce à quoi répond (ou ne répond pas) : « Oui, je t’ai trompé […] » (Lettre 150 [161] et dernière).
21On est donc loin de ce que Vernet présentait si clairement. Il est cependant un point sur lequel il semble bien avoir vu juste : l’appauvrissement incontestable des traductions du grec et du latin depuis le milieu du 17e siècle, en raison de la disparition du tu – disparition, et non simple régression qui aurait permis de lui conférer ses valeurs habituelles en français. C’est pourquoi Dacier était obligé de se justifier longuement, alors qu’il se contentait de tirer parti des usages habituels du français, tout en refusant avec indignation l’idée de généraliser le tutoiement antique. Durant un siècle, il en va de même, et les protestations de Vernet ne semblent guère avoir fait d’émule en dehors de la Bible : après Perrot d’Ablancourt (1651), il faudra attendre 1790 et la traduction de Dureau de Lamalle pour que, de nouveau, dans les Histoires de Tacite, Galba tutoie son successeur Pison (I, 15-16). Entretemps, Amelot de La Houssaie (1735), Guérin (1742), Rousseau (circa 1754), D’Alembert (ante 1783), ne s’affranchiront pas des impératifs qui leur semblent attachés au genre noble qu’est l’histoire – alors même que Rousseau fait preuve dans cet exercice d’une originalité et d’une indépendance de plume tout à fait remarquables [27]. On peut accumuler les exemples, empruntés à tel ou tel auteur, depuis Salluste traduit par Beauzée (1770), les Harangues des historiens latins par Léonard (1778 [28]), jusqu’à l’Énéide par Delille (1804), on ne peut que constater l’usage parcimonieux d’un tu réservé à des cas très exceptionnels, conformément aux principes énoncés par Dacier [29], et le refus de revenir à la pratique d’un Amyot.
22Faut-il voir dans cette nouveauté de 1790 une quelconque influence du tu des sans-culotte ? C’est évidemment fort peu probable. Il s’agit plus vraisemblablement d’un mouvement de fond dans l’art de traduire, perceptible dans l’évolution d’un Bitaubé, traducteur d’Homère, qui passe du vous au tu entre 1764 et 1780, ou plutôt entre deux versions de l’Iliade [30]. Certes il ne sera guère suivi, puisque ses successeurs immédiats (Rochefort, Lebrun, etc.) se garderont bien d’user d’une telle liberté, qui leur apparaît en fait comme une contrainte – Leconte de Lisle saura au contraire en tirer magnifiquement parti. Mais il est intéressant de noter que l’Iliade est un des textes qui permet cette évolution [31] : car si le souffle de l’épopée empêche d’assimiler tutoiement et familiarité, n’a-t-on pas justement reproché à Homère de faire cuisiner ses héros, ou de leur prêter des disputes fort peu convenables entre princes ?
23Sans doute fallait-il attendre le dernier quart du 18e siècle pour que soient entendues les suggestions d’un « M. Tr., avocat », cité par Vernet (Lettre du 2 janvier 1751, p. 162) : « La question proposée se réduit à savoir si un peintre doit donner à ses personnages les habillements de leur temps, ou si le bon goût exige qu’on mette César en bas blancs, et Alexandre en point de Hongrie, ou en broderies de Saxe. » Les textes antiques n’ont alors plus forcément besoin d’être acclimatés, adaptés, poudrés : il est des mots intraduisibles, notamment des termes techniques, qui doivent être transcrits tels quels, comme questeurs, édiles, quelquefois rendus chez des traducteurs zélés par trésorier, contrôleur des bâtiments ; or, ne dit-on pas Ville Hanséatique, Diète de l’Empire, Chambre haute et Chambre basse pour des réalités contemporaines inconnues en France ? Pourquoi ne pas faire le même effort avec les Grecs et les Romains [32] ? Le lecteur est supposé assez mûr, assez actif, pour pouvoir affronter un monde culturel qui n’est pas le sien – ou plutôt, l’intérêt qui le pousse vers l’Antiquité ne doit pas être d’assimiler l’inconnu au connu, mais de trouver du nouveau. La Rome si familière à l’écolier élevé dans le culte des grands hommes, ceux de Tite-Live ou ceux que l’abbé Lhomond propose dans le De viris illustribus (circa 1774), est précisément celle à laquelle la traduction doit rendre son caractère profondément irréductible.
24Cette attitude repose aussi sur une autre conception de la fidélité, voire de la fonction de la traduction littéraire : rendre « l’esprit » d’un auteur (notion commode qui permet en général de tout justifier), serait désormais non plus s’efforcer grâce aux ressources du français d’en faire entendre le sens explicite et implicite, mais utiliser des moyens qui soient, sinon identiques, du moins comparables, en latin (ou en grec) et en français. Le français n’a pas à embellir le latin, le préciser ou l’enrichir ; on ne cherche plus à inventer « ce que Tacite aurait dit en français », selon la formule de Rousseau : cela pourrait désormais être perçu comme une tentative de dénaturation de l’original. L’accent est donc mis sur les moyens, qui sont censés entraîner la fin. C’est en cela que la traduction, œuvre de langage avant d’être œuvre littéraire, prend un intérêt nouveau. Ainsi le tutoiement, qui « n’était chez [les anciens] qu’une expression simple, sans aucune idée accessoire », ne doit pas être traduit par le tutoiement français, utilisé de manière sélective, qui suppose précisément toute une gamme d’idées « accessoires [33] », mais par un tutoiement constant, choisi comme un parti pris, comme signe de reconnaissance de l’Antiquité :
[…] si nous ne rions point, quand on nous parle de gens qui portaient la barbe ou qui prenaient des ânes pour monture, quoique celui qui ferait la même chose parmi nous parût bizarre et grossier, si nous souffrons que l’on comptât autrefois par dragmes et sesterces, quoiqu’il fût ridicule de le faire à présent, rien n’empêche que nous n’approuvions aussi le tuteyement dans la bouche des anciens pour les mêmes cas où il serait désapprouvé chez nous. […] Nous exigeons bien de nos compatriotes qu’ils suivent nos coutumes, mais nous permettons aux autres de ne les pas suivre.
26Ainsi d’un même pas, au siècle des Lumières, seront allées tolérance et traduction… De vous à toi, le chemin passait par l’Autre.
Notes
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[1]
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, Lettre 148 (Danceny à Mme de Merteuil).
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[2]
Montesquieu à [mademoiselle de Clermont], début mai 1725 : Correspondance, I, Oxford, Voltaire Foundation, 1998, p. 140-141 (n° 121). J’ai modernisé la ponctuation et l’orthographe.
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[3]
Rigoureusement contemporain (1725) de la lettre précédemment citée, et peut-être inspiré par mademoiselle de Clermont. Un exemple de dialogue (Aristée et Camille) : « Elle me dit : ‘‘Ne vous suffit-il pas que je vous aime ? Que pouvez-vous désirer après mon cœur ?’’ ‘‘Je désire, lui dis-je, que tu fasses pour moi une faute que l’amour fait faire et que le grand amour justifie’’. » (Montesquieu, Œuvres et écrits divers, I, Oxford, Voltaire Foundation, t. viii, 2003, chant VI, p. 412). Voir aussi, du même auteur, Arsace et Isménie : « Au nom des dieux, ne me quittez plus ; que peut-il te manquer ? » (ibid., p. 341). En l’occurrence, l’alternance du tu et du vous sert de marqueur au dialogue érotique.
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[4]
« Le tu est le langage de la vérité, et le vous le langage du compliment. » Voltaire, Correspondance, éd. Besterman, D653, à Jacob Vernet, du 14 septembre 1733. Remarquons tout de même que le Huron se garde bien d’user sans discernement du tutoiement, avec une mademoiselle de Saint-Yves qui risquerait d’en être choquée.
-
[5]
Voltaire, Épître connue sous le nom des Vous et des Tu, éd. Moland, t. X, p. 269-271. On opposera cet emploi aux deux types d’apostrophe dans le Dictionnaire philosophique : celle qui recourt au tu est familière, voire condescendante, mais aussi particulièrement virulente, celle qui recourt au vous est moins brutale, même si elle se veut implacable : « […] monstre exécrable, tremble ! » (« Dogmes ») versus « vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! » (« Guerre » ; Dictionnaire philosophique, éd. R. Naves et O. Ferret, Classiques Garnier/Poche, 2008, respectivement p. 169 et p. 223).
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[6]
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. J. Ehrard, Gallimard, Folio Classique, 1984, p. 162 et 175.
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[7]
F. Brunot, Histoire de la langue française, Paris, 1966, t. VI, II (Alexis François), p. 1731. Voir notamment la citation d’Houdar de La Motte, qui s’adressant au prince d’Orléans, lui attribue cet impératif : « Taisez-vous, diras-tu. » Lourde et peu convaincante dissymétrie.
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[8]
1777, art. « Tutoiement », Éléments de littérature, éd. S. Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005, p. 1114-1117. Marmontel prétend alors s’opposer à l’avis de Fontenelle.
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[9]
Encyclopédie, t. XVI, 1765, art. « Tutoyment ».
-
[10]
Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, respectivement Dialogue XVI, p. 324 et p. 327 (antérieurs à 1712).
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[11]
Voir notamment l’article « Tutoiement » de Marmontel, déjà cité, à propos de Zaïre et d’Andromaque.
-
[12]
On lui doit, outre Plutarque, Horace (10 vol., 1681-1689), Marc-Aurèle (1691), la Poétique d’Aristote (1692), plusieurs dialogues de Platon (1699), la Vie de Pythagore (1706), Épictète (1715).
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[13]
Plutarque, Vie des hommes illustres, Amsterdam, R. et G. Wetstein, 1724 (1re édition 1694), p. XXXIX.
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[14]
Voir R. Zuber, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique, Albin Michel, 1995 (1re éd. 1968), p. 340.
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[15]
Graham Gargett, Jacob Vernet, Geneva and the philosophes, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1994, p. 73-87 ; cette réputation était largement usurpée : voir C. Volpihac-Auger, « Jacob Vernet éditeur ou auteur de L’esprit des lois », à paraître.
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[16]
Voir ci-dessus ma note 4.
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[17]
La Haye, Daniel Aillaud, 1752. Cet ouvrage peu répandu est accessible à la BPU de Genève, cote Bb 1750, et à la Bibliothèque municipale de Bordeaux (fonds Marchand). À noter que la lettre de Montesquieu (du 26 juin 1750) n’est connue que par cet ouvrage, ce qui la rend quelque peu suspecte : Vernet, arguant de l’expression de Voltaire que j’ai citée plus haut (note 4), la rend sous cette forme, assez éloignée de l’original : « Un jour que je demandais à Monsieur de Voltaire son sentiment sur ce point, il me répondit : le Vous est de compliment humain ; le Tu est de la belle nature. » Il a cependant fait paraître cette lettre du vivant de Montesquieu, et il est impensable qu’il ne lui ait pas envoyé son ouvrage (on n’en a aucune trace dans le catalogue de sa bibliothèque ; mais cet argument n’est pas décisif). La version qu’il en donne doit donc être grosso modo conforme à l’original. Celles de Fontenelle sont du 16 juillet et du 7 novembre 1750.
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[18]
Il s’agit bien sûr d’une généralisation, car dans Horace (qui est de 1640, comme Cinna…), Corneille manie fort bien le Vous (« Albe vous a nommé, je ne vous connais plus/ Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue. »). Mais le tu est absent de Cinna, alors qu’on en trouve maint exemple dans Horace (I, 3, v. 244 : « Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste. », etc.).
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[19]
Ce dernier ayant tout de même conservé le tutoiement des Dialogues de Lucien.
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[20]
« Messieurs de Port-Royal, qui cherchaient à plaire au beau monde, et à donner un grand air de politesse à leurs ouvrages, sont, je pense, les premiers qui aient introduit le vouzeyement dans le Nouveau Testament » (J. Vernet, ouvr. cité, p. 75).
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[21]
Voir Françoise Douay-Soublin, « Le style oriental en France de 1675 à 1800 (géographie symbolique) », Orients, Détours d’écriture, 8, p. 185-201.
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[22]
Les mille et une nuits, Classiques Garnier, 1988, p. 97 (« Histoire du premier Calender) et 125 (« Histoire de l’envieux et de l’envié »).
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[23]
De même, dans les contes orientaux où Crébillon joue de l’exotisme du décor pour mieux s’intéresser à « l’anatomie du cœur », les personnages ne sauraient s’exprimer en un langage qui les ferait apparaître comme « étrangers » : « Ah, barbare, lui dit-elle tendrement, laissez-moi […] » (Tanzaï et Néadarné, dans Œuvres complètes de Crébillon, Classiques Garnier, 1999, IV, 15, p. 431).
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[24]
Ouvr. cité, Lettre IV, 6e objection, p. 64.
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[25]
Citations extraites de l’« introduction », qui ne porte ce titre qu’à partir de l’édition posthume des Lettres persanes (Œuvres, 1758, t. III : voir Lettres persanes, Oxford, Voltaire Foundation, 2004). C’est à cette dernière édition, conforme à l’édition originale de 1721, que renvoient les citations suivantes, le second chiffre entre parenthèses ou crochets renvoyant à la numérotation adoptée à partir de 1758, après l’adjonction de onze lettres.
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[26]
De même, la supplique d’Usbek au sage des sages, Méhémet-Ali (« Viens m’éclairer, source de lumière »), s’attire une réponse irritée : « Vous nous faites toujours des questions qu’on a faites mille fois à notre saint prophète. » (Lettres 17 et 18 [16 et 17]).
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[27]
Catherine Volpilhac-Auger, Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite, P. U. de Saint-Étienne, 1995 ; voir notamment les pages 265-300, qui permettent de comparer toutes les traductions évoquées ci-dessus.
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[28]
Barbier déclare ignorer s’il s’agit d’Antoine-Léonard Thomas (le célèbre auteur des Éloges) ou de son frère, mais lui attribue cette traduction anonyme, parue en deux tomes en 1778 (Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. II, p. 603).
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[29]
« O reine ! ouvrez l’oreille à nos cris douloureux » versus « Captif, on te pardonne » (Delille, trad. correspondant à I, 526 et II, 148 dans l’Énéide).
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[30]
Paris, Prault, 2 vol. pour la première, Paris, Nyon, 3 vol. pour la seconde. J’ai étudié cette traduction et ses variations dans « Bitaubé traducteur d’Homère, ou comment rendre Homère supportable », Homère en France après la Querelle, 1715-1900, Champion, 1999, p. 89-101.
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[31]
N’ayant pas fait d’enquête exhaustive parmi les traductions du 18e siècle, je ne puis assurer qu’il n’y a pas d’exemple antérieur à celui de Bitaubé : je ne donne cette référence que comme indicative.
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[32]
Vernet, p. 46-47. À la même époque, un autre Genevois, Rousseau, voit des colonels dans les legati militum, des lanciers dans les speculatores et des milices bourgeoises dans les cohortes urbanae.
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[33]
Vernet, p. 59-60.