Notes
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[1]
Cité par Frank Barot, La Médecine d’urgence : évolution du concept de l’Antiquité au SAMU, thèse de Médecine, Amiens, 1998.
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[2]
Cité dans Catastrophe and Culture. The Anthropology of Disaster, éd. Susanna M. Hoffman and Anthony Oliver-Smith, School of American Research Press, Santa-Fe ? James Currey, Oxford, 2002, 316 p.
-
[3]
Voir Susana P. Vilanova, Catarina F. Nunes et João F. B. D. Fonseca, « Lisbon 1755 : A Case of Triggered Onshore Rupture ? », Bulletin of the Seismological Society of America, n° 93/5, 2003, p. 2056-2068.
-
[4]
Voir Ana Cristina Araújo, « Ruina e morte em Portugal no século XVIII » dans O Sagrado e o Profano, Revista de História das Ideias, n° 9, Coimbra, 1987, vol. 2, 519 p., p. 327-65.
-
[5]
La première approche en archéologie médico-légale a été menée par le paléontologue Miguel Telles Antunes et son équipe sur des centaines d’ossements trouvés dans un couvent de Lisbonne (« Vítimas do Terramoto de 1755 no Convento de Jesus (Academia das Ciências de Lisboa) » in Revista Electrónica de Ciências da Terra, volume 3, n° 1, 2006, consultable en ligne : hhttp:// e-terra. geopor. pt/ pt/ index_pt1. html). On consultera aussi le travail des chercheurs espagnols José Solares et Alfonso Arroyo, « O Terramoto de 1755 em Espanha » dans 1755. O Grande Terramoto de Lisboa, Lisboa, Fundação Luso-Americana-Público, 2005, volume 1, 417 p., p. 242-244.
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[6]
Joaquim José Moreira de Mendonça, História universal dos Terremotos, Lisboa, 1758, 272 p., très souvent repris, notamment dans l’ouvrage de référence de Francisco de Sousa, O Terremoto do 1er de Novembro de 1755 em Portugal e um estudo demográfico, Lisboa, Tipografia do Comércio, 1928, vol. 3, p. 558.
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[7]
Selon Wikipedia (2007). On a également deux hypothèses moyennes : João Barboza évalue prudemment leur nombre à 30 000 (João Sachetti Barboza, Considerações Medicas sobre o método de conhecer, curar, e prezervar as Epidemias, ou Febres Malinas Podres, Lisboa, Jozé da Costa Coimbra, 1758 (1er imprimatur du 21 septembre 1756), p. 44) ; R. Madariaga et G. Perrier (Les Tremblements de terre, Paris, Presses du CNRS, 1991, 260 p.) avancent le nombre de 60 000 morts.
-
[8]
Augusto Placanica, L’Iliada funesta. Storia del terremoto calabro-messinese del 1783, Roma, Casa del Libro Editrice, 1982, 206 p. ; appliquons à 1755 la formule de Sambuca : « un épouvantable désastre permanent » (notre traduction ; 22 avril 1783, p. 89).
-
[9]
Claudio da Conceição, Notícia do Terramoto, Lisboa, Frenesi, 2005 [18291], 107 p., p. 28-29.
-
[10]
José H. Saraiva, História concisa de Portugal, Lisboa, Edições Europa-América,1979, 359 p., p. 243. Toutes les citations extraites des ouvrages en portugais ont été traduites par nous.
-
[11]
Voir The Great Tangshan Earthquake of 1976. An Anatomy of Disaster, éd. Chen Yong et alii, Pergamon Press, 1976, 153 p.
-
[12]
Voir A. C. Araújo, A Cultura das Luzes em Portugal. Temas e Problemas, Lisboa, Livros Horizonte, 2003, 128 p., passim ; « L’ordre de la nature et la Ville promise ».
-
[13]
A. Ribeiro Sanches, Tratado da Conservaçam da saude dos povos. Com hum appendix : Consideraçoens sobre os terremotos com a noticia dos mais consideraveis de que faz menção a Historia e deste ultimo, que se sentio na Europa no I de Novembro de 1755, Lisboa, Joseph da Costa Coimbra, 1757, 568 p., p. 81 (l’appendice consacré au tremblement de terre se trouve aux pages 149 à 391).
-
[14]
Gustave-Nicolas Fischer, Le Ressort invisible, Paris, Seuil, 1994, 286 p., p. 62.
-
[15]
Rui Tavares, O Pequeno livro do grande terramoto, Lisboa, Tinta-da-China, 2005, 223 p., p. 110.
-
[16]
Isabel Braga, Assistência, Saúde Pública e Prática Médica em Portugal. Séc. XV-XIX, Lisboa, Universitária Editora, 2001, 163 p., p. 95 (rien sur le tremblement de terre de 1755, comme dans cette histoire de F. A. Gonçalves Ferreira, História da saúde e dos serviços de saúde em Portugal, Lisboa, Fundação Gulbenkian, 1990, 604 p.).
-
[17]
Lisboa, Joseph da Costa Coimbra, 1756, 28 p.
-
[18]
Voir la Providência 3 (en réalité, neuvième train de mesures).
-
[19]
Voir M. Carmona, O Hospital real de Todos-os-Santos da cidade de Lisboa, Lisboa, 1954, 444 p. En août 1750, où un incendie le consume, il abritait 723 malades.
-
[20]
« Missing Expertise, categorical Politics and Chronic Disater. The case of Bhopal » in Catastrophe and Culture, ouvr. cité, p. 246-247.
-
[21]
Antonio dos Remedios, Resposta à carta de Jozé de Oliveira Trovam e Sousa, Lisboa, Domingos Rodrigues, 1756, 15 p., p. 5-6 Ce témoignage, quoique plausible, est suspect vu la suite du récit (voir infra, n. 74).
-
[22]
Joam Vigier, Thesouro Apollineo, Coimbra, Luis Seco Ferreyra, 1745 [17141], 518 p.
-
[23]
A. H. de Oliveira Marques, História de Portugal, Lisboa, Palas Editores, 1984, vol. 2, p. 353. L’historien suit l’historiographie officielle. Voir, par exemple, Cl. de Conceição (p. 41) : « Cette mesure fut admirable : les blessés furent aussitôt assistés grâce aux remèdes disponibles, aux chirurgiens et médecins. »
-
[24]
Lisboa, 1758, 355 p.
-
[25]
Le diagnostic de la mort n’est pas bien maîtrisé au 18e siècle.
-
[26]
« Soigner les blessés et les malades qui étaient abandonnés dans les rues, au péril de leur vie » (Amador p. de Lisboa, ouvr. cité, p. 87).
-
[27]
Francisco F. Drummond, Anais da Ilha Terceira, 1856, fac-similé, Governo Autonomo dos Açores, vol. 2, 368 p., p. 265 : « ao mesmo tempo se conjuraram os 4 elementos ».
-
[28]
Sur le lien feu/tremblements de terre, voir Gabriel Gohau, Les Sciences de la Terre aux 17e et 18e siècles. Naissance de la géologie, Paris, Albin Michel, 1990, 420 p., p. 48, 170-1, 267.
-
[29]
Montaigne, Essais, III, 12, Paris, PUF, 1977, p. 1048. Sur ces problèmes, voir Claudie Herzlich, Jeanine Pierret, Malades d’hier, malades d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1984, 295 p.
-
[30]
Francisco da Fonseca Henriques, Medicina Lusitana, Porto, Manuel Pedroso Coimbra, 1750, in-folio, 689 p., p. 303.
-
[31]
Insuffisance rénale liée à la décharge de toxines et état de choc (Sandrine Poirson-Sicre, La Médecine d’urgence pré-hospitalière à travers l’histoire, Paris, Glyphe et Biotem éd., 2001, 211 p., p. 184).
-
[32]
À titre de comparaison, le séisme de Tangshan a provoqué les blessures suivantes : 50 % de fractures graves, 30 % de contusions, 20 % de crush syndrom.
-
[33]
Feliciano de Almeyda, Cirurgia reformada, Lisboa, Antonio Pedroza Galram, 1738, 530 p., p. 32, 44.
-
[34]
Santos de Torres, Promptuario pharmaco, e cirurgico, Lisboa, Antonio Pedroza Galram, 1741, 160 p., p. 52.
-
[35]
João Lopes Correia, Castello forte contra todo o genero de feridas, chagas, deslocaçoens, e fracturas, Lisboa, Pedro Ferreyra, 1726, t. 2, p. 61.
-
[36]
En 1743, le roi Dom José I avait été placé dans un bœuf mort, remède accompagné de formules et de prières.
-
[37]
A. Paré, ouvr. cité, II, p. 195-7.
-
[38]
Algebrista perfeito ou Methodo de praticar exactamente todas as operaçoens da Algebra, tocantes à cura das Deslocaçoens, e Fracturas do corpo humano, simples, e complicadas, Lisboa, Manuel Coelho Amado, 1764, 215 p. (autorisations de réimpression datées de 1760 ; Maximiano Lemos, História da medicina em Portugal, Lisboa, Don Quixote/Ordem dos Médicos, rééd. 1991, t. 2, p. 109, n. 2, semble confondre ce traité avec l’Exposição de huma ferida de peito que l’auteur (p. IV V°) dit avoir perdu dans l’incendie). En 1763 et 1766 paraissent deux autres traités d’ostéologie.
-
[39]
Joseph F. de Sá, Epithome cirurgico, medicinal, Lisboa, Officina Ferreyriana, 1723, 390 p., p. 219.
-
[40]
Cf. Ribeiro Sanches, ouvr. cité, p. 81.
-
[41]
Voir Frédéric Lecoq, Essai d’historique de la médicalisation des secours, Thèse de Médecine, Paris, 1996.
-
[42]
S. Poirson-Sicre, ouvr. cité, p. 74.
-
[43]
Un auteur raconte comment, prisonniers des décombres, des gens ont été brûlés vifs (D. J. F., Theatro lamentavel scena funesta : relaçam verdadeira do terremoto do primeiro de Novembro de 1755, Coimbra, Francisco de Oliveira, 1756, 21 p., p. 9).
-
[44]
Sur les remèdes « chymiques » au Portugal, voir notre « Alchimie, distillation et paracelsisme au Portugal au 17e siècle », Cronos, Instituto de Estudios Documentales e Históricos sobre la Ciencia, Valencia, vol. 2, n° 2, déc. 1999.
-
[45]
Francisco Suarez de Ribera, Cirugia Methodica Chymica Reformada, Madrid, 1722, p. 245-260, p. 100 ; p. 83, le « Balsamo Proprietatis », remède paracelsique contre les blessures, se prépare en deux phases, douze heures, puis trois jours.
-
[46]
Voir aussi p. 61 sur la terreur ambiante.
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[47]
http:// ncptsd. va. gov/
-
[48]
A. Araújo, art. cité, p. 336 et 356.
-
[49]
A. P. de Lisboa, ouvr. cité, p. 15 ; Providência 5, 28/10/1756 et p. 107-9.
-
[50]
L. Crocq, « Les comportements collectifs de catastrophe » dans Convergences médicales, 1984, 3/4, p. 337.
-
[51]
Ibid., p. 110-111. En janvier et en juin 1756, il sera décidé de chasser prostituées, concubines et mendiants et de mettre les gitans au travail pour déblayer la capitale (p. 105-106). Agressions, voire meurtre : quelques cas ont été découverts parmi les ossements du couvent de Jesus (voir M. T. Antunes, art. cité, p. 13-14).
-
[52]
Arquivo Nacional da Torre do Tombo, Ms 1229, repris dans F. de Sousa, ouvr. cité.
-
[53]
A. dos Remedios, ouvr. cité, p. 6.
-
[54]
L. Crocq, ouvr. cité, p. 337.
-
[55]
Mais aussi d’où se détacherait celle du futur marquis de Pombal (voir R. Tavares, ouvr. cité, p. 45-49). La répression, sinon fonde, du moins souligne cette ascension.
Un secours utile est un secours donné à temps.
Les grandes catastrophes sont toujours un aliment pour la pensée.
1Lors des inondations de la Nouvelle-Orléans, en août 2005, un infirmier a déclaré : « D’abord nous devons sauver les vivants, ensuite nous nous occuperons des morts. » En 1755, après le tremblement de terre qui a ravagé Lisbonne [3], mais aussi une partie de la péninsule ibérique et de l’Afrique du Nord, l’homme fort du moment, le futur marquis de Pombal, aurait ainsi formulé les priorités au roi Dom José I : « Enterrer les morts et s’occuper des vivants. » Il y a entre ces deux phrases toute la distance qui sépare la réalité du mythe. Alors que le caractère édifiant des témoignages, souvent de seconde main, a été bien établi [4], le présent travail se propose d’étudier du point de vue de la médecine quelles réponses les contemporains étaient en mesure d’apporter à la situation catastrophique.
2En règle générale, les approches médicales du tremblement de terre de 1755 se limitent à l’évaluation du nombre des victimes [5]. La consultation d’une quinzaine de documents (1756-2005) fait varier le nombre des morts de 10 000, soit 4 % de la population de la capitale [6], à 90 000, sans qu’il soit toujours précisé s’il s’agit de la ville ou du pays tout entier [7]. À titre de comparaison, le tremblement de terre de la Calabre en 1783 aurait fait 30 000 morts, soit 10 % de la population [8]. L’évaluation la plus basse, avancée par Mendonça (1758), légèrement supérieure aux chiffres officiels avancés en 1755-1756 (6 000 ou 7 000), fréquemment reprise et comme confirmée par Sousa, fait en revanche état d’une distinction décisive : sur les 10 000 morts avancés, 5 000 seraient décédés sur le coup, les autres des suites de leurs blessures. Quel que soit le chiffre véritable, retenons qu’il y eut un nombre très élevé de blessés graves appelés à mourir dans les heures et les jours suivants (dans les soixante-douze heures). En outre, un tableau des survivants ferait apparaître un nombre impressionnant de malades, estropiés, mendiants, dans une Lisbonne en grande partie ruinée.
3Les Disaster studies (DS), discipline née dans les années 1980, invitent à distinguer le hazard, phénomène naturel, et le disaster, où l’on prend en compte les facteurs naturels, sociétaux et culturels ; le premier est un fait, le second un processus. Autre notion-clé, la vulnérabilité, qui recouvre des facteurs comme les inégalités socio-économiques susceptibles de faire comprendre un disaster. De nos jours encore, les DS mettent en évidence les différences, parfois énormes, entre les conséquences d’un même hazard dans un pays développé et un pays sous-développé ? à fortiori dans les cas anciens où les vulnérabilités sont de tout ordre, et principalement médical.
4D’après un chroniqueur du 19e siècle, Claudio da Conceição, le nombre des victimes mortelles aurait été ainsi réparti : 13 dans la noblesse (il les identifie), 204 dans le clergé, plusieurs milliers dans le reste de la population [9]. Dans les deux premières classes, les femmes auraient plus souffert que les hommes, respectivement 8 contre 5, 122 contre 82. La disparité par sexe ne s’explique-t-elle que par les capacités de résistance ? Le tragique événement de Bagdad (31/08/2005) a mis en évidence la mobilité réduite des femmes à cause de leurs vêtements et de la présence d’enfants à leur côté : ne peut-on poser la question pour celles de 1755, dont le vêtement aurait été le linceul ?
5D’après un historien portugais, pas toujours très sûr, « la noblesse a été épargnée parce qu’elle avait coutume d’aller à la messe plus tard [10] ». C’est là ne concevoir qu’une cause réduite de la mortalité [11]. Comme la cour, la noblesse pouvait résider hors de Lisbonne en cette période de Toussaint ; et elle assistait souvent aux offices dans ses propres murs, dans une petite chapelle privée ou devant un autel particulier. L’aide put être immédiate en milieu privilégié, noble et clérical en particulier, du fait des relations de dépendance (esclaves, domesticité). L’ambassadeur d’Espagne est mort en même temps que neuf domestiques : son cadavre fait l’objet de la première mesure prise par les autorités (Providência 1 ; voir le tableau infra, 1.2). Un autre aspect de la vulnérabilité relativement moindre de la noblesse se justifie par les conditions sociologiques de l’exercice de la médecine (suivi, hygiène, régime et repos). Sauf pour les pathologies les plus graves, ces conditions étaient réservées aux classes fortunées. Et, reflet de cet état de choses, la plupart des traités de médecine et de chirurgie sont rédigés par des hommes attachés à la cour, à la noblesse ou à l’armée.
6La vulnérabilité socio-économique a été pressentie par un médecin célèbre, António Ribeiro Sanches [12]. Pour lui, l’insalubrité des logements, caractéristique principale des milieux pauvres dans un urbanisme dense et malsain, expose la population à ce fléau qu’il combat en premier, la « peste » par contagion épidémiologique [13]. En revanche l’ampleur de la catastrophe a dû être limitée grâce au maintien du ravitaillement en eau pure puisque l’aqueduc dit das Agoas Livres, achevé en 1748, a fait partie des grands édifices demeurés intacts.
7Aux capacités techno-scientifiques limitées, comme facteur de grande vulnérabilité, il faut joindre l’état des consciences. Le cadre mental de réception et de compréhension du phénomène joua en effet un rôle important. La catastrophe a exacerbé la religiosité des populations. La maladie, comme tout châtiment, était de source divine (Deutéronome, VII, 16 et XXVIII, 27 ; Exode, IX, 4 et suiv.) ; nombreux furent ceux qui pensèrent vivre le jour du Jugement Dernier. Dans ces circonstances, le « coping », c’est-à-dire les réponses comportementales apportées à une situation extrême [14], est avant tout d’ordre idéologique. L’homme de l’art intervient très en retrait de celui de Dieu. Le médecin s’affaire dans les armées alors que la souffrance consécutive à la catastrophe constitue un signe du divin. Il faut donc considérer la résignation comme l’une des causes de la mortalité post-sismique.
8Médecins, chirurgiens, personnel hospitalier, secouristes, et quel était leur nombre, à supposer que tous n’aient pas fui, tel le chirurgien Scrafton [15] ? Isabel Braga qualifie d’« assez noir » le tableau de la médecine au Portugal [16]. Les ouvrages de médecine rédigés à propos de l’événement sont au nombre de trois : à Ribeiro Sanches et Barboza, il faut joindre le traité de Joseph Alvarez da Silva, Precauções medicas contra algumas remotas consequencias, que se podem excitar do Terremoto de 1755 [17]. Barboza, beaucoup moins connu que les deux autres, visite la capitale les 17 et 23 novembre. Il ne semble pas être intervenu auprès des victimes. Mais, médecin des armées, il a pu soigner des soldats [18].
9Lisbonne comptait, outre des hospices, six hôpitaux, dont le principal, l’hôpital royal de Todos-os-Santos, étalait sa belle façade sur tout un côté de la place du Rossio [19]. Il faut sans doute lui appliquer la description que Sanches fait de ces établissements : « Nous entrons dans un hôpital, aussitôt une odeur ingrate nous offense, aussitôt une légère nausée, une légère douleur, ou la tête lourde » (p. 137).
10Trop heureux si ce n’avait été qu’affaire de nez ! Outre les 5/6e des hospices et infirmeries conventuelles, tous les hôpitaux de Lisbonne furent partiellement ou totalement détruits par le feu (pour se faire une idée d’un service hospitalier en ruines, renvoyons à la description de S. Ravi Rajan à propos de la tragédie du Bhopal [20]) Quant au tableau de la ville, il apparaît dans une pléthore de récits et d’illustrations : les baraques de fortune y sont une constante, comme dans la Calabre de 1783. Traumatisé, le roi ne vivra plus que sous la tente ou dans des palais en bois.
11De nos jours, la désorganisation, ou l’absence d’organisation des secours, est la règle dans un premier temps ; puis un système se met peu à peu en place où comptent, pour les secours médicaux, les notions clefs de triage, d’heure opératoire, etc. Rien de tel en 1755, bien sûr. Pour mieux se représenter les modalités d’interventions possibles auprès des rescapés, on distinguera quatre niveaux de secours : 1) l’automédication ; 2) la médecine domestique ou populaire ; 3) l’assistance redoublée (la « charité ») ; 4) l’assistance renforcée (pour les privilégiés) permettant un accompagnement médico-chirurgical.
12Le premier niveau, où chacun est le médecin de soi-même, est attesté : « Il y en eut qui, à peine blessés, et même avec les bras ou les jambes brisés, se sont soignés aussitôt sans l’aide de chirurgiens ni application de médicaments [21]. » Souvent les récits font moins état d’interventions spécifiquement chirurgico-médicales que de l’esprit de charité, notamment de la noblesse envers le peuple. C’est une vertu cardinale mais elle est aussi médiatrice dans la verticalité des relations d’Ancien Régime. Jean Vigier écrit ainsi son traité par « charité envers les pauvres [22] ». Claudio de Conceição (p. 16) précise : « Quelques nobles accompagnés de chirurgiens, animés par une charité louable, allèrent pendant plusieurs jours à travers les champs (de ruines) soignant les blessés abandonnés. Par ordre du souverain furent installés des hôpitaux aux environs des couvents de São Bento et de São Roque. Innombrables furent les blessés qu’on y conduisit, où ils furent nombreux à être guéris. Une grande partie d’entre eux furent amputés des jambes et des bras ; beaucoup moururent à cause de la gangrène. »
13D’après un historien contemporain, « la catastrophe a accru le prestige de Carvalho e Melo, grâce aux mesures rigoureuses adoptées immédiatement afin de rétablir l’ordre, éloigner les morts et les vivants, et reconstruire la ville [23] ». Immédiatement ? On sait aujourd’hui qu’en matière de secours humains tout se joue dans les soixante-douze heures. Conceição puise lui aussi ses informations dans Amador Patrício de Lisboa, Memórias das principaes providencias, que se derão no terremoto, que padeceo a Corte de Lisboa no anno de 1755, ordenadas, e offerecidas à Majestade Fidelissima de Elrey D. Joseph [24], monument politique apologétique de la gestion de la crise par Sebastião José de Carvalho e Melo, futur marquis de Pombal (1770) et Premier ministre de D. José. Cet ouvrage est moins tendancieux par le contenu que par sa composition. Il est instructif de confronter le plan des mesures prises (200 entre le 1er novembre 1755 et fin 1756) et leur chronologie : ils ne correspondent pas.
14En effet, à y regarder de plus près, les mesures officielles prises par le gouvernement en matière de secours trahissent la réaction à la terreur provoquée par les exhalaisons réputées fatales. Dès le lendemain du tremblement de terre (Providência 1), il est prescrit de lancer à la mer les corps apparemment morts [25] lestés d’un poids ou à bord d’embarcations incendiées au large. Il s’agit avant tout d’éviter la « peste ». Quant aux blessés [26], les mesures prises le 23 novembre ne touchent que les soldats. Le premier décret d’assistance médicale civile, daté du 28 février 1756, concerne l’envoi des « malades frappés de fièvres et autres maladies semblables » et des blessés vers les quelques lieux d’accueil opérationnels. Mais faut-il croire M. Carmona lorsqu’il affirme que les 3 et 4 novembre tous les médecins et chirurgiens de la cour se sont vu répartir leurs tâches ? Ce n’est pas Conceição qui nous y pousse. En réalité, la réponse de l’État fut avant tout de type sanitaire : santé des corps, hygiène publique, nourriture, et santé des âmes. Le 3 novembre 1755, le cardinal patriarche de Lisbonne est appelé à organiser des processions publiques dans ses juridictions. C’est tout un peuple qui se mettra en chemin, durant des années, même là où le tremblement de terre n’a pas fait de dégâts. Comme le dit Amador de Lisboa (p. 5) les processions ne sont-elles pas « un exercice pieux pour les morts et utile pour les vivants » ?
15Rappelons que « le tremblement de terre de Lisbonne » recouvre trois phénomènes distincts : les séismes, un tsunami, puis des incendies qui durèrent quatre jours. Lequel de ces trois maux fit le plus grand nombre de victimes ? Chacun a blessé et tué différemment. La catastrophe a été vécue comme une conjuration des quatre éléments constitutifs de l’univers selon Aristote (terre, eau, air, feu [27]).
16L’une des constantes des textes médicaux relatifs au tremblement de terre, c’est la prévention contre la « pestilence », que véhicule l’air. De nombreux récits du séisme reflètent en quelque sorte une terreur chimique (la « grande peur » dont parle Foucault). Rapprochons deux témoignages : « La lumière du soleil s’obscurcit, sans aucun doute à cause de la multiplication des vapeurs lancées par la terre et dont beaucoup sentirent les exhalaisons sulfureuses » (Conceição, p. 29) ; « Aussitôt les vapeurs et exhalaisons qui avaient surgi de ces substances, mélangées, seront plus puissantes, comme celles qui sont sorties de la limaille de fer mêlée à l’eau et au soufre » (Sanches, p. 351 [28]).
17À l’explication chimico-naturaliste des « météores » (tremblements de terre, volcans, éclairs, etc.) se joint la peur des émanations mortelles provoquées par la putréfaction. Pour les auteurs, le péril de la contagion et les effets épidémiologiques de la pestilence (phénomènes invisibles) constituent le problème numéro un. Peste : « Toutes maladies sont prises pour peste ; on ne se donne pas loisir de les reconnoistre », avait écrit Montaigne [29]. Les mesures de prévention préconisées impliquent une politique d’hygiène publique. Le médecin des Lumières est avec l’architecte l’une des têtes pensantes de la Res Publica. Pour Sanches, ce qui est arrivé en 1755 se passe tous les jours dans les logements, les rues insalubres, l’eau contaminée, etc. Da Silva (p. 12 et suiv.), qui n’envisage pas exclusivement les effets de la peste parmi le peuple, insiste longuement sur divers moyens préventifs : gymnastique, musique, contrôle des passions de l’âme, vêtements souvent changés, antiseptiques tels que ginseng, ambre, pierres précieuses. Pour Ribeiro Sanches, le séisme a mis en évidence les retards du pays. Relayant la fameuse dénonciation des tares nationales du Verdadeiro Método de ensinar de Joseph Verney, en 1746, il répète que seule une politique éclairée, nourrie par les progrès venus notamment d’Angleterre, permettra d’enrayer le mal. Du point de vue qui nous occupe, cela signifie que le problème des secours médicaux demeure au second voire au troisième plan. La présence massive de la mort, du pourrissement, obnubile les contemporains.
18En ce qui concerne les dangers propres à la terre, on peut mentionner la suffocation : « La poussière qu’a causée la ruine des édifices a envahi toute la ville d’une fumée si épaisse qu’elle semblait vouloir suffoquer tous les vivants. » (Conceiçaõ, p. 12.) Comme en 1976 en Chine, ce phénomène a pu provoquer nombre d’étouffements. Contre la suffocation, cause de sidération ou d’apoplexie (dans les champs, les mines, les pièces d’habitation, etc.), Francisco Henriques préconise la fuite vers un lieu aéré et le bouillon de poule [30]. Et combien d’ensevelis périrent victimes de ce qu’on appelle le crush syndrome [31] ?
19Le tremblement de terre a provoqué un très grand nombre de blessures plus ou moins profondes : fractures, luxations, plaies (par lacération, piqûre), lésions, etc. [32] Les médecins et chirurgiens les abordent en fonction de la partie du corps, étant entendu que les atteintes à la tête sont les plus graves et que, chez Ambroise Paré comme en 1750, elle est le membre le plus noble. Almeyda recommande des remèdes secs avant de recoudre les blessures de la tête tandis que Santos de Torres préconise des remèdes froids et humides : chez le premier, par exemple, un mélange d’œuf et de lait maternel [33] ; chez l’autre, une préparation à base de violettes, de mauves et de « lingua cervina [34] ».
20Le chirurgien Lopes Correia considère la douleur comme le principal symptôme dans les blessures et préconise donc pour une blessure à la tête une saignée au pied [35]. Santos de Torres fait preuve d’un sens assez rare de l’urgence opératoire : dans le cas des blessures dites par incision à la tête, il convient, écrit-il, de « désaltérer » la plaie avec de l’eau-de-vie chaude ou du vin (blanc ou rouge), préparation dans laquelle seront bouillies des feuilles de romarin ; pourtant ceci n’est pas obligatoire car il faut agir avec celui des remèdes indiqués « qui s’offre le plus vite au chirurgien » (p. 60). Suit l’opération proprement dite de fermeture de la plaie puis diverses prescriptions post-opératoires. En cas de complication, on parle de « fièvres », ce qui peut correspondre à la septicémie, ou au tétanos, classé parmi les convulsions. Torres précise qu’on évalue la profondeur d’une plaie en y introduisant le doigt (p. 82).
21Dans les cas de contusion, avec grand afflux de sang dans le corps par suite, notamment, d’éboulements, Paré préconisait divers traitements longs et compliqués afin d’évacuer le sang en faisant transpirer le blessé, dont celui de l’envelopper dans une peau de mouton récemment écorché [36] ; s’agissant de soldats pauvres, l’excrément animal faisait l’affaire [37]. Almeyda (p. 245) explique comment remettre en place les entrailles en cas de blessure au ventre : allonger le blessé sur le dos, genoux levés, replacer les entrailles avec le doigt recouvert d’un chiffon de lin rugueux en commençant par ce qui est sorti en dernier, c’est-à-dire ce qui est le plus chaud et le plus onctueux ; à la fin, secouer le blessé afin que les organes reprennent leur place, puis recoudre le ventre.
22Un autre exemple peut être tiré des traités consacrés aux fractures et luxations. L’ancêtre des ostéologues et orthopédistes s’appelait l’algebrista ou le ferrador. Après 1755, Antonio da Costa publie son Algebrista perfeito [38] : ce traité, qui explique comment réduire une fracture ou une luxation, venait à point. L’ouvrage, composé sur le mode des questions/réponses, est facile à consulter mais n’envisage pas les interventions du point de vue des simples rebouteux. Son auteur est un médecin qui a lu le Traité des maladies des os de Petit. Da Costa (p. 133) précise que les fractures de la cuisse sont rarement multiples sauf si le coup est très violent « comme par arme à feu, ou par un objet très lourd comme une grosse pierre ».
23Aux blessures, plaies, fractures, etc., doivent être jointes des pathologies secondaires telles qu’infections, hémorragies, fièvres, gangrène. Contre les innombrables complications, vomissements, diarrhées, là encore, il existe toutes sortes de prescriptions qu’on ne saurait résumer par le « purgare, saignare, clysterisare » des médecins de Molière. On se rappelle le récit (supra) de Claudio da Conceição. La gangrène est une conséquence fréquente de l’amputation d’un membre ou de blessures mal soignées. La gangrène gazeuse, suite des complications précoces des plaies souillées, tue en quelques jours. Les chirurgiens de jadis avaient conscience de l’urgence. Dans le cas de la plaie sordide (« chaga sordida »), Joseph de Sá enjoint au praticien de soigner avant qu’elle ne pourrisse (« antes que passe a podre [39] »). Les gangrènes (premier stade du mal ; on dit estiomène pour notre « gangrène ») sont de pronostic sombre. Leur traitement est long et compliqué. Almeyda (p. 392) préconise au départ scarification, purification à l’eau-de-vie puis un cataplasme chaud à base de mie de pain, de végétaux et de malvoisie.
24Contre l’hémorragie externe dans les blessures, le même auteur (p. 341) fait appliquer une pommade (« betume ») sur la blessure suturée préparé avec du vert-de-gris, de l’encens, un blanc d’œuf et des poils de lièvre. Vigier (p. 407), dans le même cas, explique comment préparer son eau stiptique, à base, notamment, de divers minéraux, de sucre candi et d’urine de garçon en bonne santé. On trouve aussi chez lui la manière d’enlever les objets étrangers entrés dans le corps : la graisse de lièvre ou une préparation faite avec la langue d’un renard coupée au moment de sa mort, ouverte et plongée dans le vin (p. 409). On peut aussi appliquer sur les blessures récentes des préparations simples. Sá (p. 331) prescrit le bulbe de la sille écrasé avec du sel en application sur le sang de la blessure. Vigier (p. 426) préconise un emplâtre de vers de terre écrasés mêlés à de l’eau-de-vie.
25Francisco Henriques tenait la « fièvre » pour la principale cause de mortalité. Cette pathologie générique (il en recense dix types) a particulièrement frappé les populations pauvres, encore confinées dans des baraques de fortune huit mois après le tremblement de terre, apprend-on dans Barboza (p. 129 [40]). Selon cet élève de Boerhaave, ami de Ribeiro Sanches et héritier de la tradition iatrochimique remontant à Paracelse, les meilleurs médicaments sont le quina et le mercure ; le régime alimentaire et hygiénique est aussi fondamental. Il insiste ainsi sur les laits (femme, chèvre, vache, ânesse) et, produit nouveau, le « sucre de lait » fabriqué à Berne et en vente à 180 reis l’once chez un marchand de Lisbonne (p. 320). Très sensible, lui aussi, aux dangers du pourrissement des cadavres, accru par les pluies, il sait que ces remèdes sont chers.
26La mer, qui a tué en masse, a ensuite accueilli les corps jetés sur ordre du gouvernement. Les récits de l’époque parlent peu des blessés. Parmi eux, peut-être, des rescapés des flots. Par les travaux des médecins d’Edimbourg, Ribeiro Sanches (p. 49) connaît le bouche-à-bouche, inventé en 1732 [41] ; toutefois il n’en parle pas dans la partie consacrée à la catastrophe. Mais les méthodes de réanimation posaient le problème de la dimension sacrilège de la ressuscitation [42]. Nul doute que, à la suite du tsunami, des « apparemment morts » ont fini par l’être réellement en l’absence de ces secours immédiats et efficaces.
27Quant au feu, le gigantesque incendie dura quatre jours. Peu de représentations de la catastrophe omettent les langues de feu qui dévorent la cité. Les traités de médecine mentionnent rarement les moyens de soigner les brûlures [43] (en ce pays d’Inquisition, le feu n’est pas uniquement un mal). J. Vigier préconise une recette pour les secours immédiats (« para curar logo ») à base de chaux et d’huile de rosat ; une autre, selon lui prodigieuse, mêle la graisse de porc sans sel à des feuilles de lauriers broyées, mais elle demande plusieurs jours ; les plus simples s’obtiennent avec de la farine d’orge battue avec un œuf et un peu de sel ou encore de simples olives écrasées (p. 414, 416-417). Paré préconisait l’oignon. De telles préparations semblent aussi indiquées en cas d’urgence. Le dernier remède mentionné figure encore de nos jours dans l’arsenal de la médecine domestique.
28En conclusion, les cas mentionnés reflètent une infime part de la réalité médicale tant pour les pathologies que les thérapeutiques. Quelles épidémies sévirent alors (choléra, fièvre typhoïde, gastro-entérites, etc.) ? Le décret du 28 février 1756 relatif aux « malades frappés de fièvres et autres maladies semblables » ne faisait certainement pas référence aux seules affections hivernales. On peut aussi se demander s’il existait des moyens d’atténuer la douleur. Paracelse figure parmi les découvreurs de l’éther et du laudanum [44]. On trouve chez un auteur espagnol beaucoup lu au Portugal la recette du « laudano opiato » dont les ingrédients ne l’indiquaient ni pour toutes les bourses ni dans des situations d’urgence [45]. Pas plus que le galénisme, la nouvelle médecine n’a dû aider à sauver quantité de vies en 1755.
29Restent les maladies de l’âme. Barboza (p. 58), frappé par le grand nombre d’« hystériques » et de « convulsives » à la cour et dans les couvents, parle d’une « épidémie de l’esprit [46] ». Selon Antonio de Remedios (p. 8), il y a eu des cas de suicides, en particulier chez les réfugiés sanitaires. Cette dimension, tardivement reconnue dans l’histoire des souffrances humaines, porte le nom de stress post-traumatique. C’est un phénomène capital dans les tremblements de terre. Ainsi, à la suite du séisme du 21 septembre 1999, à Taïwan, de 32 à 60 % des adultes survivants et de 26 à 95 % des enfants ont été touchés par des troubles psychologiques allant des symptômes dépressifs au suicide [47]. Les atteintes peuvent être d’autant plus fortes que, comme l’écrit Gustave-Nicolas Fischer (p. 43), « l’homme se trouve tout d’un coup pris en tenaille par des forces cosmiques qui l’écrasent littéralement et le dépouillent ». À notre avis, aussi bien les traités médicaux s’attardant, des années après le séisme, sur le danger de la contagion que la ferveur culpabilisante des cérémonies collectives traduisent cet effet de sidération à long terme.
30L’« explosion éditoriale » des récits de la catastrophe reflète la forte présence du trauma et, pour ceux qui ne racontent que de seconde main comme ces plumitifs de l’université de Coimbra [48], totalement épargnée, on sent le besoin de se joindre au chœur des traumatisés, de vivre avec eux une tragédie nationale. Tous semblent accomplir un rite d’exorcisme que redoublent processions et autres intercessions envers les puissances politiques et célestes. Tout cela prolonge la procession originelle dite « procession fantôme », cet autre syndrome consécutif à un traumatisme psychique par lequel les populations errent loin du lieu de la catastrophe.
31On sait encore qu’avant le 1er novembre 1756 les rumeurs de nouveaux malheurs furent si fortes que le pouvoir réprima leurs propagateurs, jugés « esprits séditieux [49] ». Au sujet de la quatrième phase dans les comportements de catastrophe, la phase des complications, Louis Crocq écrit : « Manifestées par des conduites de deuil (culpabilité des survivants) et des attitudes de dépendance (population assistées) et de revendications, elles peuvent intéresser toute la population d’une ville ou d’une région et se perpétuer des dizaines d’années, renforcées à chaque anniversaire de la catastrophe [50]. »
32Dans le détail, les mesures prises contre les indésirables et pour le contrôle de la mer révèlent aussi bien une réponse policière qu’une volonté de désigner des boucs émissaires, les asociaux qui, niant la seule réponse concrète à laquelle se raccrocher, la charité, incarnent la ruine de l’unité et de l’harmonie. L’analyse du déroulement des faits est d’autant plus frappante que nous avons choisi la perspective médicale que notre sensibilité met au premier plan. Or, on l’a vu, ce que valorisent le monument politique et la phrase mythique du début correspond à un ensemble de mesures tardives et limitées. La réponse alimentaire du 2 novembre est suivie, les 3 et 4, de trains de mesures répressifs : contrôler la mer où aurait rôdé le barbaresque, exécuter les pillards [51]. D’après Sousa, trente-quatre hommes, pour la plupart des étrangers, ont été pendus [52]. Surveiller et punir. Même si ce nombre reste à vérifier, c’est l’ampleur du phénomène qu’il suppose qui est ici en cause. À cet égard, on ne prendra pas à témoin tel auteur selon qui des hommes coupent les membres des « tendres demoiselles » à demi-enterrées pour leur voler leurs bijoux [53]. Or, les symptômes du stress post-traumatique « peuvent être du vandalisme, du pillage, voire des agressions contre les personnes [54] ». Ainsi à notre tableau des malheurs de 1755 et à la liste en blanc des victimes ajouterons-nous ceux qui ont pu plonger dans la déraison et se faire happer par la mécanique d’un pouvoir terrifié [55]. Victimes « collatérales » de toute grande peur.
Notes
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[1]
Cité par Frank Barot, La Médecine d’urgence : évolution du concept de l’Antiquité au SAMU, thèse de Médecine, Amiens, 1998.
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[2]
Cité dans Catastrophe and Culture. The Anthropology of Disaster, éd. Susanna M. Hoffman and Anthony Oliver-Smith, School of American Research Press, Santa-Fe ? James Currey, Oxford, 2002, 316 p.
-
[3]
Voir Susana P. Vilanova, Catarina F. Nunes et João F. B. D. Fonseca, « Lisbon 1755 : A Case of Triggered Onshore Rupture ? », Bulletin of the Seismological Society of America, n° 93/5, 2003, p. 2056-2068.
-
[4]
Voir Ana Cristina Araújo, « Ruina e morte em Portugal no século XVIII » dans O Sagrado e o Profano, Revista de História das Ideias, n° 9, Coimbra, 1987, vol. 2, 519 p., p. 327-65.
-
[5]
La première approche en archéologie médico-légale a été menée par le paléontologue Miguel Telles Antunes et son équipe sur des centaines d’ossements trouvés dans un couvent de Lisbonne (« Vítimas do Terramoto de 1755 no Convento de Jesus (Academia das Ciências de Lisboa) » in Revista Electrónica de Ciências da Terra, volume 3, n° 1, 2006, consultable en ligne : hhttp:// e-terra. geopor. pt/ pt/ index_pt1. html). On consultera aussi le travail des chercheurs espagnols José Solares et Alfonso Arroyo, « O Terramoto de 1755 em Espanha » dans 1755. O Grande Terramoto de Lisboa, Lisboa, Fundação Luso-Americana-Público, 2005, volume 1, 417 p., p. 242-244.
-
[6]
Joaquim José Moreira de Mendonça, História universal dos Terremotos, Lisboa, 1758, 272 p., très souvent repris, notamment dans l’ouvrage de référence de Francisco de Sousa, O Terremoto do 1er de Novembro de 1755 em Portugal e um estudo demográfico, Lisboa, Tipografia do Comércio, 1928, vol. 3, p. 558.
-
[7]
Selon Wikipedia (2007). On a également deux hypothèses moyennes : João Barboza évalue prudemment leur nombre à 30 000 (João Sachetti Barboza, Considerações Medicas sobre o método de conhecer, curar, e prezervar as Epidemias, ou Febres Malinas Podres, Lisboa, Jozé da Costa Coimbra, 1758 (1er imprimatur du 21 septembre 1756), p. 44) ; R. Madariaga et G. Perrier (Les Tremblements de terre, Paris, Presses du CNRS, 1991, 260 p.) avancent le nombre de 60 000 morts.
-
[8]
Augusto Placanica, L’Iliada funesta. Storia del terremoto calabro-messinese del 1783, Roma, Casa del Libro Editrice, 1982, 206 p. ; appliquons à 1755 la formule de Sambuca : « un épouvantable désastre permanent » (notre traduction ; 22 avril 1783, p. 89).
-
[9]
Claudio da Conceição, Notícia do Terramoto, Lisboa, Frenesi, 2005 [18291], 107 p., p. 28-29.
-
[10]
José H. Saraiva, História concisa de Portugal, Lisboa, Edições Europa-América,1979, 359 p., p. 243. Toutes les citations extraites des ouvrages en portugais ont été traduites par nous.
-
[11]
Voir The Great Tangshan Earthquake of 1976. An Anatomy of Disaster, éd. Chen Yong et alii, Pergamon Press, 1976, 153 p.
-
[12]
Voir A. C. Araújo, A Cultura das Luzes em Portugal. Temas e Problemas, Lisboa, Livros Horizonte, 2003, 128 p., passim ; « L’ordre de la nature et la Ville promise ».
-
[13]
A. Ribeiro Sanches, Tratado da Conservaçam da saude dos povos. Com hum appendix : Consideraçoens sobre os terremotos com a noticia dos mais consideraveis de que faz menção a Historia e deste ultimo, que se sentio na Europa no I de Novembro de 1755, Lisboa, Joseph da Costa Coimbra, 1757, 568 p., p. 81 (l’appendice consacré au tremblement de terre se trouve aux pages 149 à 391).
-
[14]
Gustave-Nicolas Fischer, Le Ressort invisible, Paris, Seuil, 1994, 286 p., p. 62.
-
[15]
Rui Tavares, O Pequeno livro do grande terramoto, Lisboa, Tinta-da-China, 2005, 223 p., p. 110.
-
[16]
Isabel Braga, Assistência, Saúde Pública e Prática Médica em Portugal. Séc. XV-XIX, Lisboa, Universitária Editora, 2001, 163 p., p. 95 (rien sur le tremblement de terre de 1755, comme dans cette histoire de F. A. Gonçalves Ferreira, História da saúde e dos serviços de saúde em Portugal, Lisboa, Fundação Gulbenkian, 1990, 604 p.).
-
[17]
Lisboa, Joseph da Costa Coimbra, 1756, 28 p.
-
[18]
Voir la Providência 3 (en réalité, neuvième train de mesures).
-
[19]
Voir M. Carmona, O Hospital real de Todos-os-Santos da cidade de Lisboa, Lisboa, 1954, 444 p. En août 1750, où un incendie le consume, il abritait 723 malades.
-
[20]
« Missing Expertise, categorical Politics and Chronic Disater. The case of Bhopal » in Catastrophe and Culture, ouvr. cité, p. 246-247.
-
[21]
Antonio dos Remedios, Resposta à carta de Jozé de Oliveira Trovam e Sousa, Lisboa, Domingos Rodrigues, 1756, 15 p., p. 5-6 Ce témoignage, quoique plausible, est suspect vu la suite du récit (voir infra, n. 74).
-
[22]
Joam Vigier, Thesouro Apollineo, Coimbra, Luis Seco Ferreyra, 1745 [17141], 518 p.
-
[23]
A. H. de Oliveira Marques, História de Portugal, Lisboa, Palas Editores, 1984, vol. 2, p. 353. L’historien suit l’historiographie officielle. Voir, par exemple, Cl. de Conceição (p. 41) : « Cette mesure fut admirable : les blessés furent aussitôt assistés grâce aux remèdes disponibles, aux chirurgiens et médecins. »
-
[24]
Lisboa, 1758, 355 p.
-
[25]
Le diagnostic de la mort n’est pas bien maîtrisé au 18e siècle.
-
[26]
« Soigner les blessés et les malades qui étaient abandonnés dans les rues, au péril de leur vie » (Amador p. de Lisboa, ouvr. cité, p. 87).
-
[27]
Francisco F. Drummond, Anais da Ilha Terceira, 1856, fac-similé, Governo Autonomo dos Açores, vol. 2, 368 p., p. 265 : « ao mesmo tempo se conjuraram os 4 elementos ».
-
[28]
Sur le lien feu/tremblements de terre, voir Gabriel Gohau, Les Sciences de la Terre aux 17e et 18e siècles. Naissance de la géologie, Paris, Albin Michel, 1990, 420 p., p. 48, 170-1, 267.
-
[29]
Montaigne, Essais, III, 12, Paris, PUF, 1977, p. 1048. Sur ces problèmes, voir Claudie Herzlich, Jeanine Pierret, Malades d’hier, malades d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1984, 295 p.
-
[30]
Francisco da Fonseca Henriques, Medicina Lusitana, Porto, Manuel Pedroso Coimbra, 1750, in-folio, 689 p., p. 303.
-
[31]
Insuffisance rénale liée à la décharge de toxines et état de choc (Sandrine Poirson-Sicre, La Médecine d’urgence pré-hospitalière à travers l’histoire, Paris, Glyphe et Biotem éd., 2001, 211 p., p. 184).
-
[32]
À titre de comparaison, le séisme de Tangshan a provoqué les blessures suivantes : 50 % de fractures graves, 30 % de contusions, 20 % de crush syndrom.
-
[33]
Feliciano de Almeyda, Cirurgia reformada, Lisboa, Antonio Pedroza Galram, 1738, 530 p., p. 32, 44.
-
[34]
Santos de Torres, Promptuario pharmaco, e cirurgico, Lisboa, Antonio Pedroza Galram, 1741, 160 p., p. 52.
-
[35]
João Lopes Correia, Castello forte contra todo o genero de feridas, chagas, deslocaçoens, e fracturas, Lisboa, Pedro Ferreyra, 1726, t. 2, p. 61.
-
[36]
En 1743, le roi Dom José I avait été placé dans un bœuf mort, remède accompagné de formules et de prières.
-
[37]
A. Paré, ouvr. cité, II, p. 195-7.
-
[38]
Algebrista perfeito ou Methodo de praticar exactamente todas as operaçoens da Algebra, tocantes à cura das Deslocaçoens, e Fracturas do corpo humano, simples, e complicadas, Lisboa, Manuel Coelho Amado, 1764, 215 p. (autorisations de réimpression datées de 1760 ; Maximiano Lemos, História da medicina em Portugal, Lisboa, Don Quixote/Ordem dos Médicos, rééd. 1991, t. 2, p. 109, n. 2, semble confondre ce traité avec l’Exposição de huma ferida de peito que l’auteur (p. IV V°) dit avoir perdu dans l’incendie). En 1763 et 1766 paraissent deux autres traités d’ostéologie.
-
[39]
Joseph F. de Sá, Epithome cirurgico, medicinal, Lisboa, Officina Ferreyriana, 1723, 390 p., p. 219.
-
[40]
Cf. Ribeiro Sanches, ouvr. cité, p. 81.
-
[41]
Voir Frédéric Lecoq, Essai d’historique de la médicalisation des secours, Thèse de Médecine, Paris, 1996.
-
[42]
S. Poirson-Sicre, ouvr. cité, p. 74.
-
[43]
Un auteur raconte comment, prisonniers des décombres, des gens ont été brûlés vifs (D. J. F., Theatro lamentavel scena funesta : relaçam verdadeira do terremoto do primeiro de Novembro de 1755, Coimbra, Francisco de Oliveira, 1756, 21 p., p. 9).
-
[44]
Sur les remèdes « chymiques » au Portugal, voir notre « Alchimie, distillation et paracelsisme au Portugal au 17e siècle », Cronos, Instituto de Estudios Documentales e Históricos sobre la Ciencia, Valencia, vol. 2, n° 2, déc. 1999.
-
[45]
Francisco Suarez de Ribera, Cirugia Methodica Chymica Reformada, Madrid, 1722, p. 245-260, p. 100 ; p. 83, le « Balsamo Proprietatis », remède paracelsique contre les blessures, se prépare en deux phases, douze heures, puis trois jours.
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[46]
Voir aussi p. 61 sur la terreur ambiante.
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[47]
http:// ncptsd. va. gov/
-
[48]
A. Araújo, art. cité, p. 336 et 356.
-
[49]
A. P. de Lisboa, ouvr. cité, p. 15 ; Providência 5, 28/10/1756 et p. 107-9.
-
[50]
L. Crocq, « Les comportements collectifs de catastrophe » dans Convergences médicales, 1984, 3/4, p. 337.
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[51]
Ibid., p. 110-111. En janvier et en juin 1756, il sera décidé de chasser prostituées, concubines et mendiants et de mettre les gitans au travail pour déblayer la capitale (p. 105-106). Agressions, voire meurtre : quelques cas ont été découverts parmi les ossements du couvent de Jesus (voir M. T. Antunes, art. cité, p. 13-14).
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[52]
Arquivo Nacional da Torre do Tombo, Ms 1229, repris dans F. de Sousa, ouvr. cité.
-
[53]
A. dos Remedios, ouvr. cité, p. 6.
-
[54]
L. Crocq, ouvr. cité, p. 337.
-
[55]
Mais aussi d’où se détacherait celle du futur marquis de Pombal (voir R. Tavares, ouvr. cité, p. 45-49). La répression, sinon fonde, du moins souligne cette ascension.