Notes
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[1]
Bruno Bernardi, La Fabrique des concepts, recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006 ; Anne C. Vila, Enlightenment and pathology. Sensibility in the literature and medicine of eighteenth-century France, Baltimore & Londres, Johns Hopkins University Press, 1998 ; Yves Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate. Critique littéraire de l’économie politique, Paris, L’Harmattan, 2000 et L’Envers de la liberté, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
-
[2]
Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971.
-
[3]
Sur cette question, voir aussi la contribution de Charles T. Wolfe à ce dossier.
-
[4]
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome XI, Paris, Briasson, 1765, p. 629.
-
[5]
Les Sciences de la vie dans la pensée française du 18e siècle, Paris, Armand Colin, 1963.
-
[6]
Buffon, Histoire naturelle, tome IV, « Discours sur la nature des animaux », Paris, Imprimerie royale, 1753, p. 98?99.
-
[7]
Buffon, Histoire naturelle, tome IV, « Discours sur la nature des animaux », Paris, Imprimerie royale, 1753, p. 69 & sq. Sur Buffon, on consultera la biographie de Jacques Roger, Buffon : un philosophe au Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989.
-
[8]
Charles Bonnet, Considérations sur les corps organisés, Paris, Fayard, 1985 [1762], p. 290-291. Sur ce débat, voir aussi Jean-Marc Douin, « L’image des sociétés d’insectes à l’époque de la Révolution », Revue de Synthèse, IVe série, n° 3-4, 1992, p. 333-345.
-
[9]
Charles Bonnet, Lettre du 26 février 1765 à Haller, dans Otto Sonntag (éd.), The Correspondence between Albrecht von Haller and Charles Bonnet, Berne/Stuttgart/Vienne, Hans Huber Publishing, 1983, p. 410.
-
[10]
Avec la publication de son Contrat social (1762), Rousseau brouille les cartes, puisqu’il introduit un troisième modèle de constitution du Tout social, grâce au concept de volonté générale. S’il ne souscrit pas au contractualisme lockien, il s’érige fermement contre les partisans d’une coalescence spontanée.
-
[11]
Charles Bonnet a publié le résultat de ses expérimentations menées en mai 1740 dans son Traité d’insectologie, ou Observations sur les pucerons, Paris, Durand, 1745.
-
[12]
Lettre à Haller du 14 février 1776, dans Charles Bonnet, Mémoires autobiographiques, Paris, Vrin, 1948, p. 65.
-
[13]
Charles Bonnet, Lettre du 8 mai 1777 à Haller, in Mémoires autobiographiques, Paris, Vrin, 1948, p. 92.
-
[14]
Charles Bonnet, Lettre du 17 octobre 1765 à Haller, in Otto Sonntag (éd.), op. cit, p. 440.
-
[15]
Charles Bonnet, Considérations…, op. cit., p. 278.
-
[16]
Charles Bonnet, Lettre du 27 janvier 1755 à Haller, in Otto Sonntag (éd.), op. cit., p. 60.
-
[17]
Albrecht von Haller, Lettre du 15 mars 1755 à Bonnet, id., p. 63.
-
[18]
Albrecht von Haller, Lettre du 17 août 1764 à Bonnet, id., p. 387.
-
[19]
Charles Bonnet, Lettre du 26 avril 1766 à Haller, id., p. 491 et Lettre du 26 mai 1767 au même, id., p. 612.
-
[20]
Albrecht von Haller, Lettre du 8 avril 1756 à Bonnet, id., p. 84.
-
[21]
Aram Vartanian, « Trembley’s Polyp, La Mettrie and Eighteenth-Century French Materialism », Journal of the History of Ideas, XI, n° 3, juin 1950, p. 259-286.
-
[22]
Théophile Bordeu, Recherches anatomiques sur la position des glandes, Paris, Quillau père, 1751, p. 381.
-
[23]
Observations sur l’instruction de S. M. I., in Œuvres, éd. L. Versini, tome III, « Politique », Paris, Laffont, p. 529.
-
[24]
Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, III, ch. I, Œuvres complètes, III, Paris, Pléiade, 1964, p. 399.
-
[25]
Jean-Jacques Rousseau, Émile, I, OC IV, p. 249.
-
[26]
Bruno Bernardi, La Fabrique des concepts, Paris, Champion, 2006.
-
[27]
Sur cette question, voir également ma thèse, L’homme dénaturé : l’anthropologie polémique de J.-J. Rousseau, Jean-François Perrin (dir.), Grenoble 3, 2007, p. 359-360.
-
[28]
Évoquons par exemple Thomas de Cantimpré, écrivain flamand du 18e siècle qui compara systématiquement la vie des bons ecclésiastiques à celle des abeilles : son Bonum universale de apibus (composé entre 1256 et 1263, publié en 1473) fut traduit anonymement en français sous le titre de Livre du bien universel des mouches à miel (ms. 9507 de la Bibliothèque Royale de Belgique, 1372).
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[29]
Les Fous politiques, n° 1, s.l., 1789, cité dans Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 131.
-
[30]
Sur l’émergence d’un paradigme éthologique au 18e siècle, voir Laurent Loty, « Métaphysique et science de la nature : Dupont de Nemours contre la théorie de l’instinct », in Nature, Histoire, Société, rassemblés et présentés par Claude Blanckaert, Jean-Louis Fischer, Roselyne Rey, Paris, Klincksieck, 1995, p. 327-340. Voir également Bonabeau E., Dorigo M. et Théraulaz G., Swarm Intelligence : from Natural to Artificial Systems, Oxford University Press, 1999. Cet ouvrage s’inspire notamment des analyses de l’éthologue Pierre-P. Grassé, qui avait expliqué la construction des termitières par la rétroaction environnementale ou « stigmergie », faisant ainsi l’économie d’une prétendue intelligence individuelle des insectes sociaux (« La reconstruction du nid et les coordinations inter-individuelles chez Bellicositermes Natalensis et Cubitermes. La théorie de la stigmergie : essai d’interprétation des termites constructeurs », Insectes Sociaux, vol. VI, n° 1, août 1959, p. 41-81).
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[31]
Voir Hélène Landemore, « Democratic Reason and Distributed Intelligence : Lessons from the Cognitive Sciences », Convention annuelle de l’American Political Science Association, 31 août 2007, Chicago.
1La philosophie politique est souvent conçue comme une discipline isolée, notamment lorsqu’il s’agissait de repérer au sein des Lumières les sources de la démocratie moderne. Les critiques se sont concentrés sur les « grands » textes fondateurs, comme l’Esprit des Lois, le Discours sur l’origine de l’inégalité et le Contrat social. On s’est ainsi interdit de sonder les rapports féconds entre la philosophie politique et des disciplines qui lui paraissaient étrangères, comme l’histoire naturelle et la physiologie. Par illusion rétrospective, ces disciplines ont été traitées comme des entités autonomes, et la diffusion des concepts, des analogies et des métaphores comme accessoires. Certes, les études de Bruno Bernardi sur la conception « chimique » de la volonté générale chez Rousseau, d’Anne C. Vila sur les fondements médicaux de la sensibilité au 18e siècle, d’Yves Citton sur le modèle circulatoire des Physiocrates ou sur l’« imaginaire spinoziste [1] », ont esquissé une histoire de l’imagination intellectuelle qui brise le carcan des disciplines et dépasse l’horizon limité de l’histoire des idées. Notre enquête sur les liens unissant physiologie et politique des Lumières entend contribuer à ce projet général.
2Les philosophes des Lumières n’ont pas « appliqué » de modèle biologique au domaine politique, à la manière de certains théoriciens du 19e siècle. Comme nous y engage Judith Schlanger dans Les métaphores de l’organisme [2], il faut éviter de voir les théories politiques des Lumières au prisme de l’organicisme romantique. À l’inverse, on ne peut réduire ces théories au simple surgissement de l’individualisme libéral. À la lecture des textes du 18e siècle, les liens entre individus et communautés paraissent bien plus complexes et subtils qu’on aurait pu l’imaginer. Comment saisir cette complexité ? Plutôt que de penser en termes de transfert de modèle d’un champ disciplinaire à l’autre, il faudrait parler, selon l’expression de Simondon, de « transductions », c’est-à-dire de propagations insensibles d’un domaine à l’autre : comme le germe cristallin qui suscite fortuitement l’émergence d’une structure, un mot, une expérimentation, ou une image suffisent parfois à déclencher une réorganisation de la pensée, souvent à l’insu même du penseur. Être sensible à ces propagations suppose que l’on pratique une double lecture, se situant à la fois au niveau des assertions théoriques, pleinement assumées par l’auteur, mais aussi à celui des modèles analogiques, qui structurent le texte de façon parfois implicite. Cette méthode interprétative rend visible le mouvement de va-et-vient entre histoire naturelle et économie politique. En effet, les analogies et métaphores à visée heuristique circulent dans les deux sens : si l’histoire naturelle est le lieu d’une invention conceptuelle qui nous permet de mieux saisir certains concepts politiques, c’est qu’elle s’élabore déjà en termes politiques.
3Au fil de cette évolution des modèles d’interprétation du vivant se distinguent trois enjeux majeurs : tout d’abord se font jour deux façons de penser l’organisation sociale, respectivement guidées par les théories concurrentes de la préexistence des germes et de l’épigénèse. La ruche, conçue comme société animale, est l’un des lieux de ce débat. Mais la découverte du polype en redessine le cadre intellectuel, en y introduisant le questionnement sur l’identité individuelle. Enfin, le polype constitue moins un exemple de société animale qu’un nouveau modèle de corps politique.
4Pourquoi parler d’organisation plutôt que d’organisme [3] ? Il s’agit d’éviter l’anachronisme : au 18e siècle, la biologie, c’est-à-dire la science de la vie, n’est pas constituée en tant que telle. Comme l’a montré Judith Schlanger, on ne peut projeter sur la physiologie des Lumières la distinction ultérieure entre organicisme et mécanisme. La plupart des naturalistes se situent encore dans le sillage de Descartes, aux yeux duquel les êtres vivants apparaissaient comme des mécanismes sophistiqués. L’article « Organisation » de l’Encyclopédie en témoigne : « arrangement des parties qui constituent les corps animés. Le premier principe de l’organisation se trouve dans les semences. […] L’organisation des parties solides s’exécute par des mouvemens mécaniques [4] ». L’organisation semble donc synonyme de « composition ». On parle non d’organisme, mais de « corps organisé ». Tracer une frontière séparant l’organicisme du mécanisme relèverait donc de l’anachronisme.
5Pourtant, les médecins, physiologues et naturalistes, se divisent bel et bien, mais selon un autre enjeu : le critère permettant de distinguer un être vivant d’un corps inerte. Les polémiques sur l’âme des bêtes en témoignent : est-il nécessaire de recourir à l’âme ou à un principe vital expliquant que ces mécanismes vivants soient – au sens étymologique du terme – « automates », qu’ils se meuvent et se conservent d’eux-mêmes ? Cette polémique en cache une autre : comment expliquer non pas l’organisation, mais sa genèse ? L’organisation naît-elle spontanément, ou n’est-elle que le développement d’une organisation préétablie de toute éternité ? On reconnaît l’opposition classique entre la préexistence des germes – ou la « préformation organique » (comme le dit Bonnet) – et l’épigénèse. Cet antagonisme ayant été abondamment traité par Jacques Roger [5], nous n’en retraçons que les grandes lignes. Ces deux explications générales se subdivisent elles-mêmes : du côté préformationniste, on a affaire à deux traditions issues respectivement de Leibniz et de Malebranche, avec la théorie de la dissémination des germes et celle de l’emboîtement des germes. De l’autre, l’affirmation que la matière a la faculté de s’auto-organiser spontanément suppose que l’on distingue la matière vivante de la matière inerte – théorie des molécules organiques (Buffon et Maupertuis) – ou, au contraire, que la matière dans son ensemble dispose de la sensibilité – sourde quand elle est inerte, mais active chez l’être vivant (Diderot).
6Au lieu de nous enfoncer dans le labyrinthe des subdivisions, essayons de dénouer le lien entre la polémique physiologique et un antagonisme politique, qui s’applique non plus à la genèse de l’individu, mais à l’organisation de la communauté. Dans le tumulte des polémiques entre adeptes de l’épigénèse et partisans de la préexistence des germes, entre défenseurs de la thèse des « animaux- machines » et chantres de l’âme des bêtes, c’est une théorie de l’organisation sociale qui s’élabore par tâtonnements. Le débat sur l’organisation dépasse en effet le cadre des hypothèses sur la génération. L’étude d’un exemple comme la société des abeilles s’avère instructive à cet égard.
7Buffon, épigéniste notoire, s’attache à expliquer par un simple mécanisme physique la formation des cellules hexagonales des abeilles, dont s’émerveillait Réaumur, son grand rival. Selon ce dernier, l’organisation de la ruche atteste, au niveau individuel, l’intelligence des abeilles et, d’un point de vue général, la perfection de la création divine jusque dans ses œuvres les plus infimes, selon les termes d’une théologie des insectes. L’intention individuelle et le finalisme théologique vont ainsi de pair. Or, dans un passage de son Histoire naturelle, Buffon entreprend de désenchanter la ruche :
Qu’on mette ensemble dans le même lieu, dix mille automates animés d’une force vive et tous déterminés, par la ressemblance parfaite de leur forme extérieure et intérieure, et par la conformité de leurs mouvements, à faire chacun la même chose dans ce même lieu ; il en résultera nécessairement un ouvrage régulier […] ; et si nous accordons à ces automates le plus petit degré de sentiment, celui seulement qui est nécessaire pour sentir son existence, tendre à sa propre conservation, éviter les choses nuisibles, appéter les choses convenables, etc., l’ouvrage sera, non seulement régulier, proportionné, situé, semblable, égal, mais il aura encore l’air de la symétrie, de la solidité, de la commodité, etc. au plus haut point de perfection, parce qu’en le formant, chacun de ces dix mille individus a cherché à s’arranger de la manière la plus commode pour lui, et qu’il a en même temps été forcé d’agir et de se placer de la manière la moins incommode aux autres. […] ces cellules des abeilles, ces hexagones, tant vantés, tant admirés, me fournissent une preuve de plus contre l’enthousiasme et l’admiration : cette figure […] n’est ici qu’un résultat mécanique et assez imparfait qui se trouve souvent dans la Nature, et que l’on remarque même dans ses productions les plus brutes ; les cristaux et plusieurs autres pierres, quelques sels, etc. prennent constamment cette figure dans leur formation [6].
9Comment se construit la société des abeilles ? Ces dix mille êtres doués d’une similitude d’organisation (« ressemblance parfaite de leur forme extérieure et intérieure ») et d’un hypothétique principe de sensibilité (le couple « éviter »/« appéter » se conforme à la dualité du plaisir et de la douleur caractérisant la sensibilité bipolaire définie par Locke) forment nécessairement une structure, qui n’a que l’apparence d’un ouvrage intelligemment conçu. Cette structure n’est pas le reflet d’une création intelligente, mais l’effet mécanique de la conjonction des forces, de la combinaison des conatus (« tendre à sa propre conservation »). Mais Buffon ne va pas jusqu’à expliquer la ruche, signe extérieur de l’organisation des abeilles, par un mécanisme réductionniste, qui consisterait à nier absolument leur sensibilité. Il en justifie l’harmonie par la composition spontanée des sensibilités individuelles : il réfute Réaumur, tout en prenant ses distances avec Descartes. Si la ruche se forme de façon mécanique, c’est dans la mesure où son harmonie résulte de manière automatique et nécessaire de la collusion des principes de sensibilité.
10Cette description de la société des abeilles par Buffon évoque immanquablement Mandeville. Dans sa Fable des Abeilles, ou les Fripons devenus Honnêtes Gens (1705), ce dernier étayait sa théorie de la composition des vices privés en bonheur général sur l’analogie entre la société humaine et la société des abeilles. Cette théorie, qui préfigure la thèse libérale de la convergence naturelle et spontanée des intérêts privés dans l’intérêt général (de la « main invisible » de Smith à la « catallaxie » de Hayek), est le reflet inversé de l’analyse de Buffon, qui envisage la société des abeilles en termes politiques. De la molécule organique à l’abeille, l’épigénèse glisse d’une théorie de l’auto-organisation physiologique à une théorie de l’auto-organisation sociale.
11L’opposition entre épigénèse et préexistence est marquée par la controverse entre matérialistes et dévots. Buffon, suspect de matérialisme, avait donné des gages aux autorités, comme l’atteste, entre autres, son célèbre passage de l’homo duplex [7], où il sacrifie au dualisme. Dans un tel contexte d’auto-censure, il s’agit moins de sonder les intentions profondes et d’examiner l’énoncé des dogmes, que d’analyser le travail de la métaphore. Autrement dit, il paraît plus fructueux d’opposer deux conceptions de l’organisation (l’auto-organisation spontanée contre la création téléologique) plutôt que deux thèses philosophiques (matérialisme et spiritualisme ou mécanisme et vitalisme). L’attaque de Buffon contre l’émerveillement apicole ne resta pas sans réponse. La réplique ne vint pas directement de Réaumur, mais de son disciple et émule, Charles Bonnet, naturaliste suisse partisan de la préexistence des germes et de l’âme des abeilles. Bonnet défend ainsi son maître dans ses Considérations sur les corps organisés, où il tente de ré-enchanter la ruche :
Je sais gré à l’éloquent auteur de l’Histoire Naturelle, de s’être tenu en garde contre l’admiration que les abeilles inspirent, et d’avoir cherché à se faire des idées philosophiques de leur travail. Mais s’il l’eût plus étudié, il ne l’eût pas comparé à ce qui se passe dans des pois qu’on fait bouillir dans un vase fermé exactement, et qui prennent naturellement une forme hexagone. […] Les six pans de cellules ne sont pas égaux ; il y en a deux opposés qui sont constamment plus petits que les autres. Les dimensions des cellules varient dans un rapport déterminé à la taille des vers qui doivent y croître : ce sont pourtant les mêmes mouches qui construisent les unes et les autres […]. Cet ouvrage est souvent interrompu et ils le reprennent ; les uns l’ébauchent, les autres le dégrossissent, d’autres le finissent. […] Tout cela démontre suffisamment que la construction des gâteaux des abeilles, n’est point le simple résultat d’une mécanique aussi grossière que l’a pensé M. de Buffon [8].
13La force vive des individus, la recherche du « plaisir attaché à certain exercice de [leurs] organes » ne peuvent rendre compte d’un ouvrage différencié (la taille des cellules varie selon les « vers qui doivent y croître »), « souvent interrompu » et repris, et qui résulte in fine d’une véritable collaboration : « les uns l’ébauchent, les autres le dégrossissent, d’autres le finissent ».
14Afin de prouver que l’organisation sociale des abeilles témoigne de leur intelligence, et donc de leur âme, Bonnet définit trois critères : l’adaptation de l’œuvre à sa fin propre, la permanence de l’intention créatrice malgré les interruptions, et la collaboration différenciée, c’est-à-dire le « travail d’équipe » avec répartition fonctionnelle des tâches. Chaque abeille est un architecte qui tient compte de la fonction ultime de son ouvrage au sein de la ruche et qui s’intègre intelligemment dans le tout. L’organisation surgit non de la conjonction nécessaire de principes de sensibilité, mais de la coordination intelligente des âmes individuelles. Autrement dit, dans un « Tout organique », les parties ne peuvent avoir été « formées les unes après les autres par apposition [9] ». La ruche est à la fois une construction collaborative et une preuve de la perfection divine.
15Quelle conclusion tirer de cette confrontation entre Buffon et Bonnet ? L’opposition dogmatique entre épigénèse et préexistence implique un antagonisme métaphorique entre deux modèles d’organisation, l’un par apposition nécessaire, agrégation automatique ou « totalisation » progressive des individus, l’autre par intégration intelligente au Tout. La controverse sur l’intelligence des abeilles est donc moins limitée qu’il n’y paraît : dans la mesure où elle s’attache à définir ce qui constitue une société animale, elle met en jeu des modèles politiques antagonistes. Au fil de cette dispute, ce sont deux types de rapports entre individu et communauté qui se font face : Buffon pense en termes de composition spontanée, alors que Bonnet évoque une collaboration volontaire. Dans le sillon du premier, Maupertuis et Diderot privilégient non plus la ruche, structure sociale fondée sur la contiguïté, mais l’essaim, conforme à leur théorie de la continuité organique. Quant à Bonnet, sa société des abeilles se rapproche de l’association contractuelle entre sujets de droits, telle que l’avait théorisée Locke [10].
16A priori, la conception que Bonnet se fait de l’organisation semble très claire : sa défense de la préexistence paraît sans faille. Pourtant, cette assurance est factice : bien avant sa défense de Réaumur, une simple expérience de « laboratoire » l’avait ébranlé. La découverte des étonnantes facultés du polype (ou hydre d’eau douce) ne cessait de hanter ses écrits. Avant d’en préciser les implications, résumons le parcours de Bonnet. Avec l’enthousiasme du novice, il suivit d’abord les pas de Réaumur : ce dernier, dont la confiance dans les lois générales de la Création ne connaissait pas de borne, élucidait les anomalies naturelles en recourant au principe universel de la préexistence des germes. Ainsi, l’énigmatique régénération des pattes d’écrevisse s’expliquait par la présence de germes réveillés par la mutilation. Dans son Histoire des insectes (1734-1742), il incitait les expérimentateurs à percer l’énigme du mode de reproduction des pucerons. Suivant ce conseil, Bonnet prouva – au terme d’épuisantes observations qui altérèrent définitivement sa vue – la parthénogénèse du puceron, c’est-à-dire sa reproduction sans accouplement (1740 [11]). Cette anomalie troublait apparemment l’ordre de la nature, mais la doctrine de la préexistence des germes pouvait, une fois de plus, en rendre compte sans trop de difficulté.
17En revanche, l’observation du polype d’eau douce (1741) par son cousin, Abraham Trembley, le plongea dans les abîmes de la réflexion et lui mit le « cerveau en combustion [12] ». Le but des expérimentations de Trembley était simple : il s’agissait de déterminer si le polype appartenait au règne animal ou végétal. La mobilité et la capture des proies l’inclinaient à considérer comme un animal cet être qui ressemblait plutôt à une algue. Pour en avoir le cœur net, Trembley coupa le polype en deux : seul un végétal était censé pouvoir se multiplier par scission. Or, le polype une fois scindé reforma deux individus distincts et complets. L’expérience du retournement du polype visait le même but : selon Bœrhaave, l’animal se distinguait du végétal en ce que ses racines nutritives étaient intérieures. La survie du polype retourné épaississait donc le mystère.
18Ces observations sur le polype, tout en enterrant définitivement le réductionnisme mécaniste (une montre coupée en deux ne produit pas deux montres), favorisaient les partisans de l’épigénèse qui disposaient d’explications variées – de l’agglomération des « molécules organiques » définies par Buffon et Maupertuis à la « force végétatrice » de Needham. Prouvant la toute-puissance de la nature, elles satisfaisaient également un matérialiste comme La Mettrie (L’Homme-machine, 1747), comme elles enthousiasmeraient plus tard Diderot (Le Rêve de D’Alembert, 1769). En revanche, elles troublèrent profondément Bonnet. Sa seule satisfaction provenait de la conviction d’avoir mis la main sur le maillon manquant de la « grande chaîne des êtres », puisque ce zoophyte aux facultés hybrides réunissait enfin le règne végétal au règne animal. Mais c’était peu face au bouleversement provoqué chez ce ferme partisan de l’âme animale et de la préexistence.
19Contrairement à la reformation des pattes d’écrevisse ou à la parthénogénèse du puceron, la régénération intégrale du polype constituait une triple énigme apparemment irréductible. En effet, ce mystère était à la fois métaphysique (où réside l’âme du polype tranché en deux ?), psychologique (quelle est l’identité d’un animal doté d’une telle faculté régénératrice ?) et enfin politique : si l’on conçoit la façon dont l’abeille s’intègre dans la ruche, quelle relation l’individu- polype peut-il bien nouer avec d’autres individus auxquels il peut se greffer et avec lesquels il peut ainsi former une sorte de communauté organique ? Dès lors que les « enfants » du polype ne sont que les membres morcelés de la « mère », doit-on les compter comme plusieurs corps séparés ou comme un corps multiplié ?
20Pour trancher le nœud gordien de la première énigme, une solution de facilité s’offrait évidemment au naturaliste : il suffisait de retirer l’âme au polype, de souscrire à la thèse de l’animal-machine. Mais Bonnet, hostile à cette théorie suspecte de matérialisme, préféra admettre « une âme dans le polype et dans tous les insectes qui multiplient de bouture ; et parce qu[’il] admettai[t] pareillement que [ces] merveilleuses reproductions […] étaient dues originairement à des germes préexistants, [il supposait] […] qu’une âme préexistait aussi dans le germe ». Cette crispation sur le dogme de la « préformation organique [13] », sauvée in extremis par l’hypothèse d’une dissémination des germes dans le corps même du polype, ne met pourtant pas un terme à sa perplexité. Au contraire, Bonnet connaît une sorte de « vertige du polype » face à ces nouveaux horizons, « sur les Frontières d’un Nouveau Monde, dont il ne faut pas précipiter les Descriptions & les Cartes [14] ».
21Se contentant un peu vite de ce bricolage métaphysique, Bonnet, pionnier de la psychologie, se sert des expérimentations sur le polype pour élaborer une nouvelle conception du Moi. Les considérations psychologiques de Bonnet sont marquées par la controverse sur l’identité personnelle inaugurée par Locke. Dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690, traduit par Coste et publié en France en 1755), ce dernier avait discerné (a) la substance matérielle ou spirituelle, capable de permanence, mais incapable de fonder l’identité, (b) l’organisation vitale, déterminant l’identité de « l’Homme » (nous dirions l’espèce humaine), et, enfin, (c) la conscience, source de l’identité de la « Personne », de la propriété et de la responsabilité morale. Leibniz avait répliqué à la théorie lockienne dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain : à ses yeux, seule l’identité de substance fonde la personne. Pour étayer cette thèse, le philosophe allemand s’appuyait sur sa propre théorie des perceptions inconscientes. Outre cette polémique entre Locke et Leibniz, la solution spinoziste, fondée sur la seule identité d’organisation, continuait à apparaître comme un modèle philosophique plausible. Or, Charles Bonnet ne tenta pas le moins du monde d’accorder ses observations et ses expérimentations sur le polype avec l’une de ces théories générales de l’identité.
22Le caractère insondable de l’identité du polype paraît évident lorsqu’on se penche sur le mode de reproduction du polype : « Une mère polype, chargée de sa nombreuse postérité, compose bien avec elle un seul tout physique, mais non une seule personne. Chaque rejetton a son moi, puisqu’il a son cerveau propre […]. L’union étroite de la mère et de ses petits, et des petits entre eux, établit dans ce tout singulier une sorte de communauté de sentiments et de besoins [15] ». Dans ce passage, Bonnet s’écarte du modèle leibnizien : l’intégration des perceptions ne peut rendre compte d’une totalité organique décentralisée. Le modèle spinoziste paraît lui aussi inadéquat : que signifierait un conatus pluriel, ou la persévérance dans autrui ? Mais le principal interlocuteur – et donc la cible majeure – de Bonnet semble être Locke. De tels phénomènes remettent en effet en cause la définition lockienne de l’identité : la totalité physique est bien de nature organique, toutefois la personne individuelle n’est pas constituée par la conscience, mais par la présence d’un cerveau, conçu comme centre de sensibilité. En contestant la solution lockienne, Bonnet sape implicitement les fondements de l’individualisme libéral : les citoyens ne pourraient-ils se concevoir comme les rejetons personnalisés d’une république polypeuse ? Ne sont-ils pas unis par une « communauté de sentiments et de besoins », qui n’est le résultat ni d’une convergence naturelle des intérêts privés (Mandeville), ni d’une association volontaire (Locke), mais qui constitue au contraire une condition préalable de l’intérêt personnel ?
23La résolution de l’énigme psychologique passe ainsi par une rénovation du modèle politique. La communauté de sentiments et de besoins – cette fusion de l’individu dans l’organisation totale – suppose l’absence de hiérarchie sociale. La communauté organique des polypes contredit la société structurée des abeilles. Un autre indice suggère qu’il ne s’agissait pas aux yeux de Bonnet d’une idée fortuite, promise aux oubliettes de la spéculation : s’il évoque les polypes en termes d’économie politique, à l’inverse, il analyse la situation politique de sa patrie – Genève – en se référant au modèle physiologique du polype. Examinons la façon singulière dont il oppose ses vues républicaines – mais non démocratiques – à l’aristocratie bernoise, dont son correspondant et ami Haller, admirant son rôle stabilisateur, s’était déclaré fervent partisan :
C’est en effet une terrible chose que les mouvements des républiques ; mais ces mouvements mêmes indiquent qu’il y a beaucoup de vie dans cette sorte de gouvernement. Il y a certainement bien moins de vie dans la monarchie ; et dans le despotisme il n’est qu’un homme qui respire. Il est vrai que le trop grand mouvement des républiques y conduit quelquefois à la destruction des membres. Mais ces sortes de corps reviennent de boutures, et les plaies qu’on leur fait et qu’ils réparent si facilement ne servent souvent qu’à les rendre plus sains et plus vigoureux [16].
25Les républiques sont des corps politiques, où l’organisation prime l’ordre, et dont les facultés de régénération, dignes des polypes, compensent les risques d’anarchie. Autrement dit, la république se caractériserait par une plasticité, une activité et une faculté régénératrice supérieures à la monarchie, que son organisation plus sophistiquée, hiérarchisée et centralisée condamnerait à une perpétuelle langueur.
26Contrairement à Bonnet, Albrecht von Haller, éminent physiologiste et commentateur de Boerhaave, en reste à une conception mécaniste du corps politique et ne peut saisir l’intérêt de la république polypeuse : « Je ne pense pas tout à fait si bien des républiques. Elles manquent de centre. Il y a de l’action, mais toutes ces actions fuient en divers sens et ne se réunissent point. Il s’y fait peu, avec beaucoup de mouvement, parce que les chefs se contrecarrent, et que les membres exécutent mal [17] ». Les membres d’une république ont le désavantage de ne pas se contenter de leur rôle d’organes, au sens originel d’« instruments » : le corps politique n’est qu’une machine automate plus ou moins perfectionnée, dont l’âme doit résider dans l’aristocratie. Haller conçoit d’ailleurs son propre rôle de sujet – et non de citoyen – comme l’application d’une force. La relation de la partie au tout n’est pas organique, c’est-à-dire réciproque, c’est un lien « à sens unique ». Ainsi, lorsque son cœur balance entre Berne, sa patrie, et Göttingen, qui sollicite ses services, il se livre à un véritable calcul physique : « Je puis servir Gottingue de toutes mes forces ; elles s’appliquent perpendiculairement. À Berne, anatomie, botanique, tout est inutile, et je ne supporte la patrie que sous un angle désavantageux, avec une petite partie de mes forces […]. Or la patrie estime et récompense la seule partie qui sert [18] ».
27Pourtant, l’enthousiasme républicain de Bonnet est de courte durée et il finit par se rapprocher des positions de Haller. En effet, les troubles consécutifs à la parution du Contrat social lui révèlent le danger de la dissolution démagogique. Le peuple, avec ses « 24 têtes qui répondent de lui », se transforme en « une hydre dévorante [19] » et conduit le corps politique à une autodestruction étrangement similaire à celle que naturaliste Rösel avait observée chez le polype, selon le compte rendu de Haller : « Il a vu des têtes de polypes fendus et devenus hydres se faire la guerre, et une tête du même animal dévorer une autre tête, qui avait fait partie d’elle-même quelques jours auparavant. Ce phénomène fait de la peine. Fendre des volontés ! En faire deux d’une seule avec des ciseaux [20] ! » Si le langage de la physiologie déteint sur les conceptions politiques, la réciproque est tout aussi vraie. L’émergence d’une conception organique de la communauté politique s’accompagne très tôt d’une fascination pour ses promesses de régénération et de la crainte d’une prolifération des factions.
28Le modèle du polype met ainsi en péril les conceptions classiques de l’âme, de l’identité et du corps politique. Ce vertige ne se confine pas aux seuls tenants de la préexistence, ni aux seuls naturalistes. Il oblige à la fois les matérialistes (comme l’a montré Aram Vartanian [21]) et les spiritualistes à renouveler leurs concepts. Mais ce renouvellement est asymétrique : enthousiaste pour les premiers, il est douloureux pour les seconds.
29Bonnet entrevoit comme malgré lui un modèle de corps politique assimilé au corps organisé (vivant) en général, et non plus au paradigme classique du corps humain, qui permettait de répartir les citoyens selon des fonctions différenciées (Platon). Ce passage d’un modèle anatomique à une conception physiologique du corps politique favorise le régime républicain. Mais Bonnet n’est pas le seul à témoigner de cette évolution du modèle politique : selon des perspectives divergentes, Diderot et Rousseau en attestent également. Pour Diderot, épigéniste convaincu, la figure de l’essaim, empruntée à son ami médecin Théophile de Bordeu, illustre à la perfection la formation d’un tout organique par simple agrégation, c’est-à-dire le passage insensible de la contiguïté à la continuité (Le Rêve de D’Alembert). S’il y a chez Bonnet une opposition frontale entre la société des abeilles et la communauté polypeuse, chez Diderot, la figure de l’essaim d’abeilles permet d’effacer la distinction entre les deux modèles au profit du second. À la limite, cette figure de continuité vaut aussi pour l’homme, dont la sensibilité contagieuse lui permet de s’intégrer spontanément dans la société du genre humain. Mais pour Diderot, le polype n’est pas le germe cristallisant qui reconfigure sa théorie politique, il s’agit d’une simple image-relais, dont tout l’intérêt est de s’accorder parfaitement avec la physiologie de Bordeu.
30Bordeu avait révolutionné la conception du corps humain en attribuant à chaque glande, puis à chaque organe une sensibilité particulière. L’organisme humain se caractérisait ainsi par la sensibilité réciproque entre les organes. Bordeu douait chaque organe d’une sorte de vie polypeuse, ces « végétaux-animalisés » faisant « enfin ce qu’on pourrait dire que font les racines des vaisseaux sécrétoires qui flottent, pour ainsi dire, dans les follécules des glandes [22] ». Les expérimentations sur le polype et ces théories médicales inventaient un nouveau mode d’organisation non hiérarchisée, qui concordait parfaitement avec l’anthropologie politique de Diderot : les hommes se caractérisent par une « similitude d’organisation », le critère moral qui doit guider leur action n’est pas transcendant, il surgit naturellement du concert des volontés dans la volonté générale (voir l’article « Droit Naturel » de l’Encyclopédie, 1755). La coexistence chez Diderot de la rêverie vitaliste et d’une modélisation politique mécaniste (« L’État démocratique peut être représenté par une grande multitude de boules à peu près égales posées sur un même plan et pressées les unes contre les autres [23] ») n’est paradoxale qu’en apparence : il s’agit toujours de substituer une théorie de l’auto-organisation spatiale, horizontale, non-hiérarchisée à une théorie de l’ordre « vertical » et autoritaire.
31Le débat classique entre Diderot, disciple de Lucrèce, et Rousseau sur la formation aléatoire du monde – que le premier avalise grâce à la comparaison des jets de dés, tandis que le second la réfute en arguant de l’impossibilité que l’Énéide se forme par une agrégation fortuite de lettres – peut être relu à la lumière du conflit entre épigénèse et développement de germes préformés. Rousseau oppose à l’épigénèse sociale de Diderot une théorie du développement politique. Le corps politique selon Rousseau est un corps artificiel, mais qui doit être doté d’un principe de vie à la façon d’un corps naturel. Le modèle physiologique n’est donc pas absent de la théorie politique de Rousseau, comme l’attestent par exemple l’expression énigmatique de « sensibilité commune » appliquée au « corps du Gouvernement [24] », ou encore l’éloge de la dénaturation politique de l’homme qui vise à ce qu’il « ne soit plus sensible que dans le tout [25] ». Mais Rousseau s’en tient au paradigme chimique stahlien du mixte, comme l’a montré Bruno Bernardi [26]. L’usage du modèle physiologique est donc doublement circonscrit, par une limite interne ou de méthode – le Contrat social précisant que l’assimilation du corps politique à un corps organisé vivant est une simple analogie, au reste imparfaite – et par une limite externe, puisqu’il cohabite avec d’autres analogies, notamment mécanistes. Enfin, Rousseau subordonne le modèle physiologique à l’art politique, conçu sur le modèle de l’art du chimiste : il envisage la sensibilité selon sa perspective de la dénaturation politique [27]. En ce sens, il s’agit de la première réplique vigoureuse à la biopolitique, si l’on considère que cette dernière ne réside pas uniquement dans la façon de traiter les peuples comme des populations, mais aussi dans l’usage de métaphores organicistes ou « proto-organicistes ».
32Alors que la ruche apparaissait depuis fort longtemps comme un modèle de société bien ordonnée [28], le polype, conçu par Diderot comme l’être-prototype et par Bonnet comme une affligeante énigme, contribue à renouveler l’idée de corps politique. Au risque d’essentialiser le polype, essayons de discerner les caractères principaux susceptibles d’être transférés de façon explicite ou implicite dans l’imaginaire politique. Il favorise l’émergence d’un espace politique neutre, asexué, sans intérieur ni extérieur (car réversible, comme l’a montré le retournement du polype par Trembley), sans différenciation fixe des fonctions (la forme du polype s’adaptant à ses fonctions de nutrition, locomotion, reproduction, etc.), doué d’une étonnante faculté de conservation, mais aussi de régénération, qui peut se révéler proliférante. Cette dernière qualité marquera le discours politique révolutionnaire, comme en témoigne un texte rapporté par Antoine de Baecque : « Le peuple est un polype qui renaît de ses blessures mêmes ; et c’est alors que la nation, après avoir exposé la misère de sa plaie, déployera les moyens et les ressources de sa régénération [29] ». En ce sens, la découverte du polype est avant tout politique : elle introduit – en contrebande – le degré zéro de l’organisme dans le domaine spéculatif et dote le corps politique de valeurs absolument nouvelles (neutralité, plasticité, vitalité). Ce nouveau modèle superpose à la composition des forces la coalescence organique et contribue à déplacer l’intérêt théorique de la ruche (ordre et harmonie) à l’essaim (auto-organisation et continuité).
33C’est donc sous la plume des philosophes et des naturalistes des Lumières que l’on voit apparaître, de façon concomitante, une théorie de l’auto-organisation. Cette perspective continue à modeler nos représentations : les récents progrès de l’éthologie des insectes ont ainsi permis de forger l’idée d’une « intelligence de l’essaim » (swarm intelligence), c’est-à-dire d’une intelligence du tout fondée sur la coopération d’agents individuels guidés par des automatismes biologiques, qu’ils soient directs (relations « sociales » dépendant du code gestuel, chimique, et in fine génétique) ou indirects (grâce aux signaux, notamment chimiques, inscrits dans l’environnement [30]). Ce modèle connaît des applications dans l’analyse des données, la logistique, la robotique et l’on peut en saisir les résonances jusqu’en philosophie politique, où le concept d’intelligence distributive (distributed intelligence) semble à même de concurrencer la rationalité délibérative naguère conçue par Habermas [31]. Ce paradigme d’allure nouvelle, mais dont les prémices remontent aux Lumières, a l’immense avantage de favoriser une vision décentralisée de la démocratie. Mais il comporte le risque, jadis perçu par Rousseau, de naturaliser les rapports humains et de substituer à l’art politique l’idéal nébuleux du « laisser-communiquer ».
34Voyez Communion (républicaine), Divorce, Essaim, Métempsycose, public.
Notes
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[1]
Bruno Bernardi, La Fabrique des concepts, recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006 ; Anne C. Vila, Enlightenment and pathology. Sensibility in the literature and medicine of eighteenth-century France, Baltimore & Londres, Johns Hopkins University Press, 1998 ; Yves Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate. Critique littéraire de l’économie politique, Paris, L’Harmattan, 2000 et L’Envers de la liberté, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
-
[2]
Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971.
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[3]
Sur cette question, voir aussi la contribution de Charles T. Wolfe à ce dossier.
-
[4]
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome XI, Paris, Briasson, 1765, p. 629.
-
[5]
Les Sciences de la vie dans la pensée française du 18e siècle, Paris, Armand Colin, 1963.
-
[6]
Buffon, Histoire naturelle, tome IV, « Discours sur la nature des animaux », Paris, Imprimerie royale, 1753, p. 98?99.
-
[7]
Buffon, Histoire naturelle, tome IV, « Discours sur la nature des animaux », Paris, Imprimerie royale, 1753, p. 69 & sq. Sur Buffon, on consultera la biographie de Jacques Roger, Buffon : un philosophe au Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989.
-
[8]
Charles Bonnet, Considérations sur les corps organisés, Paris, Fayard, 1985 [1762], p. 290-291. Sur ce débat, voir aussi Jean-Marc Douin, « L’image des sociétés d’insectes à l’époque de la Révolution », Revue de Synthèse, IVe série, n° 3-4, 1992, p. 333-345.
-
[9]
Charles Bonnet, Lettre du 26 février 1765 à Haller, dans Otto Sonntag (éd.), The Correspondence between Albrecht von Haller and Charles Bonnet, Berne/Stuttgart/Vienne, Hans Huber Publishing, 1983, p. 410.
-
[10]
Avec la publication de son Contrat social (1762), Rousseau brouille les cartes, puisqu’il introduit un troisième modèle de constitution du Tout social, grâce au concept de volonté générale. S’il ne souscrit pas au contractualisme lockien, il s’érige fermement contre les partisans d’une coalescence spontanée.
-
[11]
Charles Bonnet a publié le résultat de ses expérimentations menées en mai 1740 dans son Traité d’insectologie, ou Observations sur les pucerons, Paris, Durand, 1745.
-
[12]
Lettre à Haller du 14 février 1776, dans Charles Bonnet, Mémoires autobiographiques, Paris, Vrin, 1948, p. 65.
-
[13]
Charles Bonnet, Lettre du 8 mai 1777 à Haller, in Mémoires autobiographiques, Paris, Vrin, 1948, p. 92.
-
[14]
Charles Bonnet, Lettre du 17 octobre 1765 à Haller, in Otto Sonntag (éd.), op. cit, p. 440.
-
[15]
Charles Bonnet, Considérations…, op. cit., p. 278.
-
[16]
Charles Bonnet, Lettre du 27 janvier 1755 à Haller, in Otto Sonntag (éd.), op. cit., p. 60.
-
[17]
Albrecht von Haller, Lettre du 15 mars 1755 à Bonnet, id., p. 63.
-
[18]
Albrecht von Haller, Lettre du 17 août 1764 à Bonnet, id., p. 387.
-
[19]
Charles Bonnet, Lettre du 26 avril 1766 à Haller, id., p. 491 et Lettre du 26 mai 1767 au même, id., p. 612.
-
[20]
Albrecht von Haller, Lettre du 8 avril 1756 à Bonnet, id., p. 84.
-
[21]
Aram Vartanian, « Trembley’s Polyp, La Mettrie and Eighteenth-Century French Materialism », Journal of the History of Ideas, XI, n° 3, juin 1950, p. 259-286.
-
[22]
Théophile Bordeu, Recherches anatomiques sur la position des glandes, Paris, Quillau père, 1751, p. 381.
-
[23]
Observations sur l’instruction de S. M. I., in Œuvres, éd. L. Versini, tome III, « Politique », Paris, Laffont, p. 529.
-
[24]
Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, III, ch. I, Œuvres complètes, III, Paris, Pléiade, 1964, p. 399.
-
[25]
Jean-Jacques Rousseau, Émile, I, OC IV, p. 249.
-
[26]
Bruno Bernardi, La Fabrique des concepts, Paris, Champion, 2006.
-
[27]
Sur cette question, voir également ma thèse, L’homme dénaturé : l’anthropologie polémique de J.-J. Rousseau, Jean-François Perrin (dir.), Grenoble 3, 2007, p. 359-360.
-
[28]
Évoquons par exemple Thomas de Cantimpré, écrivain flamand du 18e siècle qui compara systématiquement la vie des bons ecclésiastiques à celle des abeilles : son Bonum universale de apibus (composé entre 1256 et 1263, publié en 1473) fut traduit anonymement en français sous le titre de Livre du bien universel des mouches à miel (ms. 9507 de la Bibliothèque Royale de Belgique, 1372).
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[29]
Les Fous politiques, n° 1, s.l., 1789, cité dans Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 131.
-
[30]
Sur l’émergence d’un paradigme éthologique au 18e siècle, voir Laurent Loty, « Métaphysique et science de la nature : Dupont de Nemours contre la théorie de l’instinct », in Nature, Histoire, Société, rassemblés et présentés par Claude Blanckaert, Jean-Louis Fischer, Roselyne Rey, Paris, Klincksieck, 1995, p. 327-340. Voir également Bonabeau E., Dorigo M. et Théraulaz G., Swarm Intelligence : from Natural to Artificial Systems, Oxford University Press, 1999. Cet ouvrage s’inspire notamment des analyses de l’éthologue Pierre-P. Grassé, qui avait expliqué la construction des termitières par la rétroaction environnementale ou « stigmergie », faisant ainsi l’économie d’une prétendue intelligence individuelle des insectes sociaux (« La reconstruction du nid et les coordinations inter-individuelles chez Bellicositermes Natalensis et Cubitermes. La théorie de la stigmergie : essai d’interprétation des termites constructeurs », Insectes Sociaux, vol. VI, n° 1, août 1959, p. 41-81).
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[31]
Voir Hélène Landemore, « Democratic Reason and Distributed Intelligence : Lessons from the Cognitive Sciences », Convention annuelle de l’American Political Science Association, 31 août 2007, Chicago.