Notes
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[1]
Françoise Douay et Jean-Paul Sermain, « Présentation », dans Une expérience rhétorique. L’éloquence de la Révolution, dir. Éric Négrel et Jean-Paul Sermain, Oxford, Voltaire Foundation (« Studies on Voltaire and the Eighteenth Century »), 2002, p. 1. Sur les conditions de l’énonciation de cette parole nouvelle, on se reportera à Patrick Brasart, Paroles de la Révolution. Les Assemblées parlementaires 1789-1794, Paris, Minerve, 1988.
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[2]
« Préface testamentaire », dans Mémoires d’outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Paris, « La Pochothèque », 2003-2004, t. I, p. 1541 ; abrégé par la suite en Mot.Sur cette image, voir Jean-Claude Bonnet, « Le Nageur entre deux rives : la traversée comme expérience révolutionnaire », Bulletin de la Société Chateaubriand, 32, 1989, pp. 55-60.
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[3]
Pour une lecture de ces deux textes dans la perspective de la mise en fiction de l’histoire, voir Jean-Marie Roulin, L’Epopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, Voltaire Foundation (« SVEC »), 2005, pp. 181-207. Sur Les Natchez et leur genèse complexe, voir l’introduction de Jean-Claude Berchet dans son édition (Paris, Le Livre de Poche, 1989).
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[4]
Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne, dans Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard « Pléiade », 1969, t. II, p. 355 ; abrégé par la suite en ORV.
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[5]
Marc Fumaroli envisage ce rapport en terme d’« allégorie » : dans Les Martyrs, Chateaubriand aurait fait « de la révolution chrétienne du IIIe siècle l’allégorie anticipatrice de la révolution française du XVIIIe siècle. » (Chateaubriand, poésie et terreur, Paris, De Fallois, 2003, p. 522) ; analogie toutefois qui se heurte au fait que, pour Chateaubriand, la première est porteuse de liberté, l’autre de tyrannie.
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[6]
Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Paris, Gallimard « Pléiade », 1978, p. 79 ; abrégé par la suite en EG. Chateaubriand formule explicitement le parallèle : « Qu’y a-t-il en effet de plus intéressant que de retrouver dans ce passage le plan original de cet étonnant édifice, sur lequel les Jacobins ont calqué la fatale copie qu’ils viennent de nous en donner ? » (p. 81).
-
[7]
« Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau Monde, me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. » (ORV, t. I, p. 160).
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[8]
Aurelio Principato a bien mis en lumière le rapport des Natchez à la révolution dans « L’Essai historique et l’épopée de sauvages en vis-à-vis », Bulletin de la société Chateaubriand, 46, 2003, pp. 33-45. Pour Pierre Barbéris, la coupure mise en scène dans Les Natchez entre 1715-1725 « dit 1789-1792 » et le personnage de René figure le désarroi du jeune noble dans la France révolutionnée (Chateaubriand. Une réaction au monde moderne, Paris, Larousse, 1976, pp. 51-98).
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[9]
Sur ce poème, voir Jean-Marie Roulin, « Réformes poétiques et révolution politique : La France républicaine (1793) de Pagès de Vixouze », Cahiers Roucher-Chénier, 15, 1995, pp. 105-114.
-
[10]
Essai sur la littérature anglaise et considérations sur le génie des hommes et des révolutions, Paris, Gosselin et Furne, 1836, t. II, p. 159 ; abrégé par la suite en ELA. Sur la place de Milton dans l’œuvre de Chateaubriand, voir Jean Gillet, Le « Paradis perdu » dans la littérature française de Voltaire à Chateaubriand, Paris, Klincksieck, 1975, pp. 557-629.
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[11]
De la Vendée, (texte daté de « septembre 1819 »), dans Mélanges historiques, OC, 1827, t. III, p. 311. Voir J.-C. Berchet, « Le Corps malade de la France : nosographie de la Révolution dans les Mémoires d’outre-tombe », Société Chateaubriand. Bulletin, 32, 1989, pp. 61-65.
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[12]
Paradis perdu, livre I, trad. de Chateaubriand, Paris, Gallimard « Poésie », 1995 p. 59 Milton est d’ailleurs explicitement nommé plus loin à propos du chaos.
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[13]
Le Paradis perdu (livre I), ouvr. cité, pp. 63-64.
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[14]
Dans Mot., t. I, p. 1541. Cette conception de l’écriture de soi a vraisemblablement été nourrie de la lecture des Essais de Palingénésie sociale (1827-1828, 2 vol.) de Pierre-Simon Ballanche, des Principes de la philosophie de l’histoire (1828), traduction par Jules Michelet de la Scienza Nuova de Vico, et Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1827-1828, 3 vol.), de Herder traduit et présenté par Edgar Quinet. Voir Jean-Claude Berchet, « Le Rameau d’or : les emblèmes du narrateur dans les Mémoires d’outre-tombe », CAI F, 40, 1988, pp. 79-95 et « Les Mémoires d’outre-tombe : une “autobiographie symbolique” », dans Le Moi, l’Histoire 1798-1848, éd D. Zanone, Grenoble, Ellug, 2005, pp. 39-69, Jean-Christophe Cavallin, Chateaubriand cryptique ou les confessions mal faites, Paris, Champion, 2003, pp. 25-29.
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[15]
« Chateaubriand, cet homme de style qui voulut féconder une langue mourante et qui essaya de la rajeunir en la retrempant dans ses sources », commente Barbey d’Aurevilly (« Chateaubriand » (1859), dans Portraits politiques et littéraires. Les Œuvres et les hommes XVI, Genève, Slatkine 1968 (réimpr. de l’éd. de 1898, p. 128). Barbey s’est limité, pour des raisons idéologiques au retour aux sources ; il convient d’ajouter le recours aux régionalismes et aux néologismes.
1La Révolution, par l’ouverture de nouveaux espaces, l’émergence d’enjeux inédits et le surgissement d’acteurs politiques neufs, est un moment singulier dans l’histoire de la parole publique. Au cœur de la geste révolutionnaire, une « orgie d’éloquence contradictoire va laisser chez tous les observateurs, transportés, horrifiés ou partagés, des traces profondes [1] ». Cette trace, l’œuvre de Chateaubriand la porte de manière singulière, non seulement dans les pages des Mémoires d’outre-tombe où il évoque la Révolution, mais aussi dans son œuvre romanesque. C’est qu’il fait partie de cette génération qui a eu vingt ans en 89, et dont la vie a été traversée par cet événement climatérique. Dans une image récurrente, il évoque ces années comme la traversée d’un fleuve, coupant littéralement en deux son histoire personnelle : « Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles [2]. » À l’idée de frontière à franchir entre ancien et nouveau régime se surimprime celle du mélange et du brassage social, donnant d’emblée à voir la complexité de l’événement à appréhender. Ce passage est lié à un mythe dont Rousseau venait de donner une version qui a obsédé l’époque, celui du départ du paradis de l’enfance : les douze premiers livres des Mémoires d’outre-tombe opposent l’idylle, certes non dénuée de faces sombres, d’une enfance passée dans les bocages de Bretagne à la violence d’un monde où surgit le politique, à commencer par les États de Bretagne où son camarade de collège Saint-Riveul est tué ; le spectacle qu’offre Paris en 1789, avec les têtes de Foullon et Berthier portées au bout d’une pique, conforte pour lui ce lien entre politique et violence. De sa première œuvre en prose, l’Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la Révolution française de nos jours (1797), aux Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand n’aura de cesse de s’affronter à la Révolution, dans une forme de hantise, qu’incarne le goût d’un certain macabre lié à la violence politique, mais aussi dans un désir de comprendre ce qui semble échapper à la raison, d’assigner une place dans l’Histoire à ce qui tient d’une embardée hors du cours des choses.
2Les romans de l’émigration, dont le plus célèbre est L’Emigré de Sénac de Meilhan, ont tôt fait place à des scènes révolutionnaires, et, sous la Restauration, Balzac a publié un roman sur un moment spécifique de la Révolution, avec Les Chouans (1829-1834). Or, quoiqu’il ait assisté aux événements en 1789 et en 1792, Chateaubriand n’y a, de son côté, consacré aucune fiction, du moins pas frontalement. Il a préféré le dépaysement de l’exotisme indien et de l’histoire romaine : l’intrigue des Natchez, rédigés en grande partie entre 1789-1790 et 1799 et publiés en 1826, et celle des Martyrs, parus en 1809, est située, pour la première, dans une Amérique envahie par les colons, pour la seconde à la fin de l’Empire romain, au moment de l’avènement du christianisme [3]. Dans des cadres géographiques et historiques lointains, ces deux textes accordent une place spécifique aux assemblées, de manière étonnante puisque la première intrigue se déroule chez des Indiens représentant, d’après le Voyage en Amérique, le despotisme dans l’état de nature, et la seconde à la fin de l’Empire romain. Dans l’un et l’autre cas, l’intrigue aurait pu faire l’économie des épisodes de délibérations publiques. La reprise de ce motif narratif dans la fiction relève d’abord de la tradition épique, — rappelons, par exemple, que l’Iliade débute par une assemblée convoquée par Achille. Mais ce motif a été ravivé et revivifié par les assemblées révolutionnaires, elles-mêmes d’ailleurs hantées par le modèle de la rhétorique antique. À travers la représentation de la parole révolutionnaire se dessine chez Chateaubriand une vision de la Révolution et du rôle du discours politique et historique. Ce que développent ces deux textes narratifs trouvera des prolongements dans les Mémoires d’outre-tombe.
3Les Martyrs, de manière analogue à La Jérusalem délivrée, épopée de la reconquête catholique, pour le dire schématiquement, narre le moment de la promulgation de l’édit de Constantin : le christianisme se situe dans l’héritage de l’Antiquité ; il est le fondement sur lequel repose la liberté moderne. Le seizième livre met en scène un débat au sénat en présence de l’Empereur Dioclétien. La question qui est posée est celle du sort à réserver aux chrétiens, avec un enjeu historique, quel va être le destin de l’Empire romain et quel est l’avenir temporel du christianisme ?, et un enjeu politique, comment l’état doit-il régler le rapport entre les diverses religions ? Dans cette scène, on retrouve une formule typique de l’historiographie antique, la reconstruction des discours ; Chateaubriand affirme d’ailleurs l’authenticité historique dans ses observations sur Les Martyrs. Trois personnages vont prendre la parole : Symmaque, le prêtre de Jupiter ; Hiéroclès, qui, amoureux de Cymodocée, veut perdre Eudore, son rival, et Eudore lui-même, Grec chrétien. Dans ces trois discours, reproduits en style direct et qui occupent pratiquement tout le livre, chacun des orateurs représente un type d’éloquence.
4Symmaque incarne l’Antiquité classique, effet redoublé par la comparaison homérisante qui le caractérise : « nourri dans les grandes traditions de l’éloquence latine, ces paroles sortent de sa bouche comme on voit les flots majestueux rouler lentement dans une campagne qu’ils embellissent de leur cours » [4]. Le discours qu’il prononce est un pastiche de Cicéron : exorde sous forme de questions, arguments très construits, prosopopée (« Dioclétien, je suppose que Rome chargée d’années apparaisse tout à coup à vos yeux » (ORV, t. II, p. 358), dignité de l’actio. Son avis résulte de la sagesse antique : laissons les chrétiens pratiquer leur culte en paix, pour autant qu’ils ne mettent pas en danger les dieux de la patrie.
5Contrastant avec Symmaque, Hiéroclès se distingue d’abord par une actio théâtrale, outrée : « Hièroclès se lève : il s’enveloppe dans son manteau, et garde quelque temps un air sévère et pensif. […] Celui-ci, après un moment de silence, déploie tout à coup ses bras ; rejette son manteau en arrière, pose les deux mains sur son cœur, s’incline jusqu’au pavé du Capitole, en saluant Auguste et César et prononce ce discours. » (ORV, t. II, p. 360). L’argumentation de Hiéroclès apparaît comme un pastiche du discours philosophique des Lumières, engageant une double référence, d’une part au moment de l’intrigue, le passé raconté, d’autre part, aux débats des années de la révolution et de l’Empire, présent de l’énonciation. Hiéroclès remonte aux origines de l’humanité, explique la genèse des religions pour en montrer la fausseté, et affirme une croyance au progrès, dans un lexique contemporain de Chateaubriand : « accroissement des lumières », « le genre humain se perfectionne chaque jour », « bonheur du genre humain » (ORV, t. II, pp. 362-363). On notera que, dans le manuscrit, Chateaubriand avait écrit « son manteau de philosophe », et le terme de « philosophe » ou de « philosophie » a été rayé deux ou trois fois. Son éloquence pratique le « blasphème » (ORV, t. II, p. 360) et l’insulte, pastiche du discours voltairien : « Un certain fourbe appelé Moïse par une suite de crimes et de prestiges grossiers » (ORV, t. II, p. 361) ; les juifs, puis les chrétiens sont accusés de pratiquer l’adultère, l’inceste ou les sacrifices humains, d’être débauchés, meurtriers, etc. Cette éloquence véhémente est ainsi décrite par le narrateur : « Initié à toutes les ruses de l’éloquence athénienne ; armé de tous les sophismes ; souple, adroit railleur, hypocrite, affectant une élocution concise et sentencieuse ; méprisant les leçons du temps et de l’expérience, voulant à travers mille maux conduire le monde au bonheur par des systèmes ; esprit faux, s’applaudissant de sa justesse. » (ORV, t. II, p. 360). Hiéroclès apparaît comme le personnage qui offre la synthèse de la pensée des Lumières, et Chateaubriand rejoint ici Rousseau pour critiquer les dérives de la civilisation athénienne. Il est la personnification romanesque d’un argument du Génie du christianisme développé dans le chapitre intitulé « Que l’incrédulité est la principale cause de la décadence du Goût et du Génie » : l’incrédulité aurait introduit un esprit raisonneur, un style scientifique, plein de néologismes (Hiéroclès appelle Dioclétien un « vérissime philosophe ») ; la philosophie a conduit à la perte de la pureté du langage. La duplicité d’Hiéroclès, parlant d’humanité en demandant le sang de l’innocent, fait écho à celle des révolutionnaires, tels qu’ils sont décrits dans les Mémoires d’outre-tombe : « Ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l’espèce humaine » (Mot IX, 2, t. I, p. 441).
6Eudore est le troisième à prendre la parole, en chrétien accusé qui doit se défendre. Il est désigné par la périphrase le « cygne de l’Alphée » (ORV, t. II, p. 365), qui renvoie au « cygne de Cambrai » : Eudore est ainsi posé en équivalent oratoire et politique de Fénelon. Son actio est digne : « noble figure », « simple tristesse » (ORV, t. II, p. 365). Reprenant une phrase à Tertullien, et une comparaison à Virgile et Tibulle, son éloquence figure l’éloquence chrétienne, celle des Pères de l’église, nourrie de références aux auteurs classiques.
7Dans ce livre, Chateaubriand donne une illustration romanesque de la conception qu’il a des différents types d’éloquence. Le fait que la parole publique se développe non en chaire, mais dans une assemblée politique marque qu’avec la Révolution, celle-ci est devenue le lieu par excellence du discours. En mettant en scène dans la Rome de la fin de l’Empire trois figures d’orateurs présentant de fortes analogies avec ceux du présent, Chateaubriand a mis en place une double référence [5], qui illustre, en retour, l’idée de la permanence des attitudes, notamment de la pratique de la parole. C’est sur cette idée qu’est bâti l’Essai sur les Révolutions qui proposait un parallèle entre le monde ancien et le monde moderne, dans la lignée de l’historiographie du dix-huitième siècle : l’Histoire peut être comprise par des comparaisons, des parallèles ; les révolutions anciennes donnent les clés des modernes : « Le bouleversement total que les Français, et surtout les Jacobins, ont voulu opérer dans les mœurs de leur nation, en assassinant les propriétaires, transportant les fortunes, changeant les costumes, les usages et le Dieu même, n’a été qu’une imitation de ce que Lycurgue fit dans sa patrie. » [6] Or, dans ces parallèles, c’est moins la nature de l’éloquence qui est en jeu que le contexte de la parole, son espace d’énonciation. L’impuissance du discours face aux armes y est dénoncée ; la démocratie parlementaire n’est qu’une comédie.
8S’inspirant assez librement de l’Histoire grecque de Xénophon, Chateaubriand adapte les discours de Critias et de Théramène devant le Sénat d’Athènes « subjugué par la Terreur » (EG, p. 282). Ces deux discours sont librement adaptés du texte de Xénophon ; la réponse de Théramène à Critias sonne comme un réquisitoire contre certains dirigeants de la Révolution : « Ennemi du peuple dans la démocratie, ennemi des hommes vertueux dans le gouvernement du petit nombre, il ne veut de la constitution populaire qu’avec la canaille, de la constitution aristocratique qu’avec la tyrannie » (EG, p. 283). Critias, offensé, appelle ses « satellites » qui, armés arrêtent Théramène, et le conduisent à la mort : « le Sénat, sous le coup du poignard est obligé de garder le silence » (EG, p. 284). Dans cette assemblée, la parole, surtout juste, est vaine, car les armes ont le dernier mot.
9Et Chateaubriand de tirer le parallèle : « N’est-ce pas là la Convention ? N’est-ce pas ainsi que ses membres se sont tant de fois traînés dans la boue, qu’ils se sont couverts d’accusations infâmes, tandis que l’opinion était enchaînée par des tribunes pleines d’assassins ? » (EG, p. 284). Pour illustrer ce propos, un mot historique est cité, une phrase que Tallien aurait prononcée au moment de la chute de Robespierre : « Voici, dit-il un poignard pour enfoncer dans le sein du tyran, si le décret d’accusation est rejeté. » (EG, p. 285). Ce mot dont on n’a pas trouvé la source dépeint une attitude : le débat n’est qu’un leurre.
10L’Essai abonde dans cette idée que la parole est refusée à quiconque voudrait se défendre : « Louis [XVI], descendu de la voiture, voulut au moins protester de son innocence : « Vous n’êtes pas ici pour parler, mais pour mourir », lui dit un barbare. » (EG, p. 331). Le mot historique est reproduit pour signifier l’impuissance ou l’interdiction de toute parole. Que les conditions d’énonciation ont autant d’importance, si ce n’est plus, que la parole même, que l’éloquence, c’est ce que montre, entre autres, la représentation des assemblées dans Les Natchez.
11Comme avec Les Martyrs, Chateaubriand a hésité pour Les Natchez entre roman et épopée, sans véritablement décider ; en 1826, il a publié ce texte, sans Atala et René — qui en avaient été retranchés pour être insérés dans le Génie du Christianisme —, dans le cadre des Œuvres complètes, en le divisant, pour moitié, en livres comme une épopée, et, laissant la seconde moitié, romanesque, sans division. Cette hybridité résulte de la genèse d’un texte, conçu d’abord comme une « épopée de l’homme de la nature » [7], et qui a évolué vers ce que l’on peut considérer comme l’un des premiers romans historiques sur la Révolution. Des allusions du narrateur à la journée du 10 Août et aux guerres de Vendée (ORV, t. I, pp. 178 et 324) désignent la période post-révolutionnaire comme moment de l’énonciation [8]. Or, un des grands traits de l’épopée est la mise en récit du duel, non seulement dans les combats, mais aussi dans les délibérations, comme celles des guerriers de l’Iliade ou les assemblées de démons dans le Paradis perdu de Milton. C’est cette veine qu’exploite La France républicaine de Pagès de Vixouze. En 1793, ce poète qui avait publié sous l’Ancien Régime un poème épique « pacifiste », critiquant les guerres de conquêtes (Louis XIV, ou la guerre de 1701, 1778), fait l’épopée de la Révolution, qui libère la nation d’un roi « plébéïcide » [9]. Conformément aux suggestions de Marmontel, Pagès de Vixouze a introduit des parties dialoguées dans son poème. Ainsi, il reproduit les débats de la Constituante sous forme de dialogue théâtral où les répliques sont parfois accompagnées d’indications scéniques. La harangue de Mirabeau au deuxième chant est entrecoupée de didascalies indiquant les effets de son discours : « plusieurs députés, se rangeant du côté de Mirabeau ». Les nombreux débats de l’Assemblée sont rendus sous cette forme énonciative, mettant en scène des duels oratoires entre Grégoire et Barnave, Mirabeau et Mauri, etc. Cette théâtralisation permet de donner une dimension spectaculaire à l’éloquence révolutionnaire. Le poème épique se voit assigner la fonction à la fois de lieu de mémoire et de scène où représenter l’affrontement politique. Les moments forts sont représentés par des stichomythies qui font du duel oratoire une véritable passe d’armes :
MAURI
C’est un peuple égaré qui s’érige en tyran.
MIRABEAU
C’est un peuple opprimé qui brise un joug sanglant.
MAURI
Craignez qu’il ne devienne un peuple anthropophage.
MIRABEAU
C’est par l’oppression qu’on allume sa rage.
13Ces parties dramatiques chez Pagès illustrent que le lieu de l’événement révolutionnaire n’est pas seulement le champ de bataille, mais aussi, et peut-être en premier lieu, l’assemblée : le discours politique devient le haut fait épique à raconter au public pour qu’il s’en souvienne à l’égal de la prise de Troie ou de la victoire de Henri IV, célébrée par Voltaire.
14Les Natchez sont aussi scandés par des assemblées, plus de vingt chez les Indiens, auxquels il faut ajouter les conseils à Fort Rosalie et le conseil des démons en enfer ; ce sont autant de moments agonistiques. Comme pour Les Martyrs, la récurrence de ces conseils engage un dispositif à double détente : d’une part, dans la reconstruction par la fiction d’un moment historique, l’épopée reprend une pratique de l’historiographie antique ; d’autre part, la distorsion par l’anachronisme de cette représentation historique permet de référer à l’actualité. Les Natchez sont à la fois le roman épique (ou l’épopée romanesque) d’une révolte des Indiens contre les colons, événement qui s’est déroulé au début du dix-huitième siècle et attesté par des sources, et un roman sur la révolution. La parole reproduite est donc une reconstruction fictive du discours libertaire des Indiens, nourrie de l’expérience de la Révolution, telle que l’a vécue Chateaubriand.
15Dans Les Natchez, la délibération en assemblée illustre l’un des multiples renvois au modèle épique. Ainsi, vers la fin du roman, un grand conseil réunit près d’un lieu dit la Roche-Isolée l’ensemble des nations indiennes. Dans cet épisode, Chateaubriand développe une indication de Charlevoix évoquant l’organisation d’un soulèvement par les tribus indiennes. Le récit de l’assemblée commence par la description des différentes nations qui arrivent l’une après l’autre. Ce « catalogue » renvoie clairement au dénombrement des troupes achéennes, puis troyennes à la fin du deuxième chant de l’Iliade. Or, ce qui chez Homère est le prélude au récit de batailles est dans Les Natchez, ce qui précède le conseil : c’est que l’assemblée est devenue le champ de bataille. Dans ce conseil des Indiens, cette dimension guerrière est présente dans la figure même des assistants. Les Iroquois « portaient une carabine en bandoulière, un poignard à la ceinture, un casse-tête à la main. […] Ils entrèrent dans la salle du conseil en exécutant une danse guerrière » (ORV, t. I, p. 482). Certes, les autres nations n’arrivent pas toutes de manière aussi chorégraphique et martiale, mais la référence à la bataille revient régulièrement dans le déroulement de l’assemblée : « les Sauvages frappent leurs casse-tête en signe d’applaudissements » ; « on levait les massues » ; « Toutes ces nations se divisant, semblaient prêtes à se charger sur la pointe du roc, à se précipiter dans le lac avec l’eau du torrent et les débris du bûcher » (ORV, t. I, pp. 484-487). Le conseil devient un des lieux du duel épique. Lorsque Pagès fait, métaphoriquement, de l’assemblée l’arène d’un tournoi héroïque, Chateaubriand stigmatise la dimension guerrière, au sens littéral, de ces assemblées. Le recours à l’inter-texte épique, mis à un premier niveau au service de la représentation de l’intrigue, jette, à un deuxième niveau, un éclairage particulier sur les événements de la révolution.
16Aux côtés de cette référence épique, les grandes joutes de l’Assemblée nationale imprègnent la description de ces conseils. Les Indiens qui délibèrent sont appelés « les députés » (ORV, t. I, p. 481) ; le terme existe en France avant 1789, mais plutôt au sens d’envoyé, de délégué ; l’emploi qui en est fait ici renvoie au sens moderne. Dans le premier conseil qui se déroule au Fort-Rosalie, chez les colons français, Fébriano, insinue que René pourrait « n’être que l’envoyé de quelque puissance ennemie » (ORV, t. I, p. 208). De même on peut entendre dans le discours de Chépar un écho de l’éloquence révolutionnaire dans son recours aux références historiques (Villars, Malborough, Turenne). L’élément, cependant le plus marquant de ces assemblées, est le désordre qui y règne et qui fait que la décision est prise moins sous l’effet de la persuasion que par des ruses ou des effets liés au contexte de l’assemblée.
17Les assemblées décrites dans Les Natchez sont marquées par de constants incidents. On notera que l’assemblée la plus importante, celle de toutes les nations indiennes qui décident du soulèvement commence au coucher du soleil ; or, dans les Mémoires d’outre-tombe les séances nocturnes de la Constituante ont un caractère plus désordonné : « les séances du soir l’emportaient en scandale sur les séances du matin » (ORV, t. I, p. 322). Dans ce conseil des nations indiennes, l’ordre de la parole n’est pas respecté : « Un Chicassaws prenant impétueusement la parole, rompit l’ordre de la délibération » (ORV, t. I, p. 487), mais aussi dans le camp des colons français où Fébriano viole l’ordre et la discipline en parlant avant son supérieur qui le lui reproche (ORV, t. I, p. 209). La confusion règne et ceux qui doivent rétablir l’ordre n’y parviennent pas : « les jongleurs […] ne faisaient qu’augmenter le désordre » (ORV, t. I, p. 485). Et les assistants perdent leur sang-froid : le jongleur a les « yeux hagards » (ORV, t. I, p. 482). Ajoutons que pour le vieux Chactas, la présence de femmes trouble la sérénité du conseil : « Qu’auraient dit nos pères, s’ils avaient découvert dans une matrone les signes qui viennent de troubler le conseil ? Femme, portez ailleurs l’égarement de vos esprits ; ne venez point au milieu des Sachems, avec le souffle de vos passions, tirer des plaintes du feuillage flétri des vieux chênes. » (ORV, t. I, p. 192).
18Dans le débat des Martyrs, l’effet du discours d’Hiéroclès est décrit dans le détail, illustrant l’atmosphère peu propice à une délibération sereine. La réception est orientée, les applaudissements commandités : « Hiéroclès achevait à peine son discours, que Galérius donna le signal des applaudissements. » (ORV, t. II, p. 364). Ce ne sont pas les arguments les plus justes qui portent, mais ceux qui frappent l’imagination par leur outrance même : « le peuple redisait avec effroi les incestes nocturnes et les repas de chair humaine. » (ORV, t. II, p. 364). Peu importe que l’argument soit juste ou faux, légitime ou non, car ce qui l’emporte c’est l’impression du moment sur l’assemblée. Non seulement on pratique l’insulte — les Iroquois, traités de « lierres rampants », rétorquent par « daim fugitif » et « furets cruels » (ORV, t. I, p. 487) —, mais la calomnie sur la vie personnelle : « Entrant dans la vie privée de son rival, le chef [Ondouré] parla de la prétendue infidélité de René envers Céluta » (ORV, t. I, p. 439). L’insinuation fausse convainc : « Le Conseil fut convaincu : comment ne l’aurait-il pas été ? Quelle liaison dans les faits ! quelle vraisemblance dans les accusations. Tout se transforme en crime : pas un sourire qui ne soit interprété, pas une démarche qui n’ait un but ! » (ORV, t. I, p. 440). Toutes les actions sont inversées : « Des rapports d’estime avec d’Artaguette sont une trahison ; un acte religieux est un infanticide ; un noble dévouement pour un Sachem est une basse délation » (ORV, t. I, p. 440). À cela s’ajoutent les manœuvres parlementaires : Ondouré fait croire aux autres tribus indiennes qu’elles ont été convoquées par Chactas, alors qu’il les a rassemblées lui-même pour perdre René. Dans la même assemblée Ondouré fait prêter un serment de silence aux députés qui va empêcher Outougamiz d’agir librement.
19La corruption est également donnée comme un facteur déterminant dans l’élection du tuteur du jeune Soleil, et la parole est sans force contre elle : « Akansie désigna à son tour Ondouré : ce nom fit rougir les hommes qui conservaient encore quelque pudeur. Chactas repoussa de toute la dignité de son éloquence un guerrier dont il osa peindre les vices. […] Mais les présents de Fébriano avaient produit leur effet : les matrones enchantées par des parures, les jeunes guerriers séduits par les armes, un assez grand nombre de Sachems, à qui l’ambition ôtait la prudence, soutinrent le candidat de la femme-chef. » (ORV, t. I, p. 373). Dans l’assemblée des nations indiennes, Outougamiz s’oppose à la proposition d’Ondouré, mais il s’évanouit pendant son discours : « impatientes de partir, les nations se levèrent et l’on oublia le frère de Céluta. » (ORV, t. I, p. 489). La hâte du retour conduit à entériner une décision, avant qu’elle n’ait été complètement débattue.
20La parole prend place dans un espace spécifique qui influe sur la nature du discours, sa réception et son effet. Ce que Chateaubriand montre en portant une si grande attention à l’espace de l’énonciation, c’est que la parole est impuissante. L’éloquence construite et argumentée ne pèse rien face à la manœuvre, à la corruption ou au poids des armes. C’est aussi que, dans Les Natchez, comme dans la vision que donnent les Mémoires d’outre-tombe des assemblées révolutionnaires, règne Satan. Après Milton, le poème épique est plus qu’un autre le genre où il peut se déployer le plus à son aise, donnant prise à une lecture métaphysique d’un événement historique.
21Lors de la délibération au sénat, Hiéroclès est inspiré par Satan : « Satan poussait au mal l’ennemi des Fidèles » (Les Martyrs, ORV, t. II, p. 360) ; et, plus loin : « Le Démon de la fausse sagesse, sous la figure d’un chef de l’École se place auprès de Hiéroclès ». Il en va de même dans Les Natchez où les personnages du mal sont aux ordres de Satan. À cet égard, il est significatif que la première assemblée du roman est celle des démons, convoquée par Satan lui-même. Brièvement décrite, elle consiste essentiellement en un discours du chef rebelle, dont seule la conclusion est en discours direct, péroraison faite de trois phrases construites sur des impératifs (« allez défendre », « répandez » « soufflez », « mêlez-vous »), et d’une dernière qui résume le contenu du conseil : « je vous donnerai mes ordres : soyez attentifs à les exécuter. » (Les Natchez, ORV, t. I, p. 183). Pas de délibération, pas de vote, mais une volonté qui dicte ses ordres. C’est le portrait même de Hiéroclès, tel que le décrivait une notation du manuscrit non conservée : « parlant d’indépendance en servant la tyrannie ».
22La source ici est clairement le poème épique qui convoque le merveilleux, Le Tasse, mais surtout Milton, dont Chateaubriand a découvert le Paradis perdu lors de son exil en Angleterre. Satan, dans ses passions perverses, incarne la violence révolutionnaire :
Nous sommes frappés dans ce moment d’une idée que nous ne pouvons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l’histoire, pourra reconnaître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les perversités des hommes qui, vers le commencement du dix-septième siècle, couvrirent l’Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d’indépendance ; on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de la religion de leur pays, avaient secoué le joug de tout gouvernement légitime, et s’étaient révoltés à la fois contre Dieu et contre les hommes.
24Chateaubriand reprendra cette analyse en l’affinant dans l’Essai sur la littérature anglaise : « Le républicanisme se retrouve à chaque vers du Paradis perdu : les discours de Satan respirent la haine de la dépendance. » [10] L’assemblée républicaine relève du règne de Satan. Cette analyse rejoint celle du Génie du christianisme qui, dans une perspective esthétique, voyait dans l’irréligion la cause de la chute de l’éloquence. La fin du livre VIII des Martyrs décrit l’assemblée des démons, dans des termes qui renvoient à un vocabulaire politique : « les affreux spectateurs d’un affreux sénat prennent leurs rangs dans les tribunes brûlantes. » (ELA, p. 241). Trois personnages prennent la parole. L’argument de terreur est avancé par le « Démon de l’homicide » qui prône un « immense et dernier massacre » (ELA, p. 239) ; le discours de la philosophie comme corruptrice de l’humanité est prononcé par le « Démon de la fausse sagesse » qui déclare : « J’ai toujours été opposé à la violence. Nous n’obtiendrons la victoire que par le raisonnement, la douceur et la persuasion. […] Je livrerai les hommes à leur propre raison » (ELA, p. 241). Et le « Démon de la volupté » propose de vaincre par les passions. Ces allégories satanisent l’argumentaire et la délibération politique.
25L’épopée construit une fiction du discours historique et offre, à un deuxième niveau, une stylisation de la parole révolutionnaire. Usant des ressources du genre, Chateaubriand a souligné le leurre du débat, constamment troublé par le contexte et, surtout, placé sous la menace des armes, et a fait de cet espace démocratique le haut lieu de Satan, par opposition au ciel, où Dieu décide en souverain, par une seule parole (Les Martyrs, livre III). Les Mémoires d’outre-tombe ont développé et amplifié dans l’espace autobiographique ce que la fiction épique avait mis en place. La révolution y est décrite à deux moments, clairement distingués : 1789 est dépeint au livre V, et la période qui précède la Terreur, de janvier et juillet 1792, au livre IX. Le mouvement qui s’engage est celui d’un dérèglement de la parole, qui débute par une libération observée en 1789 : « À Paris, les rues étaient encombrées d’une foule qui stationnait à la porte des boulangers ; les passants discouraient au coin des bornes ; les marchands, sortis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes. » (Mot, V, 8, t. I, pp. 286-287). Et, dans un premier temps, l’assemblée Constituante s’avère une instance efficace de décision et de réformes : « Il n’y a si haute question politique qu’elle n’ait touchée et convenablement résolue. » (Mot V, 11, I, p. 295). Mais très vite, cette parole libérée se dérègle, en deux excès contraires, mais stériles l’un et l’autre. D’un côté le « rapport » dévitalisé : « À la fin d’une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux ; on ne l’écouta pas ; je demandai son nom : c’était Robespierre » (Mot, V, 14, t. I, p. 301-302).
26Ce discours, qui n’est pas écouté, préfigure la tyrannie de l’idéologue de la « volonté générale », que Chateaubriand évoquera au neuvième livre. De l’autre côté, la parole anarchique : « On parlait pour ou contre ; tout le monde improvisait bien ou mal. » (Mot, V, 13, t. I, pp. 300-301). Surgie dans le feu de l’instant, la parole de l’assemblée ne peut être que de l’ordre du fragment ou du slogan hurlé dans le désordre :
Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l’entendirent, se levèrent et crièrent, toutes à la fois, leurs chausses à la main, l’écume à la bouche : « À la lanterne ! ». Le vicomte de Mirabeau, Lautrec et quelques jeunes nobles voulaient donner l’assaut aux tribunes.
Bientôt ce fracas était étouffé par un autre : des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre : « Le peuple meurt de faim, disaient-ils ; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s’élever à la hauteur des circonstances. »
28La parole se brise en mille éclats, illustration d’une idée formulée dans le Génie du christianisme : « Les membres de la Convention, au contraire, n’ont offert que des talents tronqués et des lambeaux d’éloquence. » (EG, p. 852). Aussi Chateaubriand ne cite-t-il que des mots, de Danton par exemple : « “Venez brailler avec nous”, conseillait-il à un jeune homme ; “quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez.” » (Mot, IX, 4, t. I, p. 450). L’assemblée quitte le monde de l’humanité pour celui de l’animalité, comme le montre cette métaphore appliquée à la figure dominante de la Constituante, Mirabeau : « Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. » (Mot, IX, 4, t. I, p. 297). Le discours n’est plus le développement d’une pensée et d’arguments, mais une gestuelle animale ou mécanique, associée à la « machine à meurtre ».
29Dès lors, comme dans les romans, Chateaubriand porte son attention sur l’espace de l’assemblée marqué par le désordre, dès la première réunion à laquelle il assiste à Rennes, « diète » de nobles protestant contre l’établissement de la Cour plénière : « On montait sur les tables et sur les fauteuils ; on gesticulait, on parlait tous à la fois. […] Les huchées et les trépignements redoublaient. » (Mot, V, 3, t. I, p. 276). Et Paris ne sera que l’amplification de ce désordre : « Les débats devenaient orageux ; les tribuns se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette ; les députés s’apostrophaient d’un banc à l’autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur. Mirabeau l’aîné criait : « Silence aux trente voix ! […] Bientôt ce fracas était étouffé par un autre […] Là-dessus, nouveau vacarme » (Mot, V, 13, t. I, p. 301).
30Ce dérèglement de la parole exprime une certaine vision de la Révolution. Dans la conception qu’en s’en est faite Chateaubriand, la Révolution n’est que la résultante d’un long processus historique qui a trouvé son origine sous le règne de Louis XI : « La révolution était achevée lorsqu’elle éclata : c’est une erreur de croire qu’elle a renversé la monarchie ; elle n’a fait qu’en disperser les ruines [11] ». Idée reprise dans les premières pages du cinquième livre des Mémoires, dans lesquelles Chateaubriand affirme qu’elle a été l’aboutissement d’une lente transformation. La Révolution a donc pratiqué une violence inutile sur un corps moribond, la France étant parvenue sous Louis XV au dernier stade de la corruption. Si les assemblées révolutionnaires font entendre une « cacophonie des sifflets et des hurlements » ou un « argot sauvage » (Mot, IX, 3, t. I, p. 447), c’est que, comme la France dans ces années, la parole est frappée de maladie, et la rhétorique déréglée, comme celle de Camille Desmoulins, qualifié de « Cicéron bègue » (Mot, IX, 3, t. I, p. 448).
31Ce réseau métaphorique qui appréhende la France comme un corps se double d’une association de la Révolution à la lutte métaphysique du Bien et du Mal. Chateaubriand reprend dans les mémoires la présence de ce deuxième registre de l’épopée : le combat des hommes n’est que la scène visible de la lutte du ciel et de l’enfer. Les années révolutionnaires marquent la victoire temporaire de Satan. Le portrait de Mirabeau illustre ce glissement de la physiologie à la métaphysique : « Les sillons creusés par la petite vérole sur le visage de l’orateur, avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. […] Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. » (Mot, V, 12, t. I, p. 296-297). Cette figure, en qui Chateaubriand voit aussi une dimension positive, porte sur son visage des traces qui résultent moins de la maladie que des feux de l’enfer, proche du Satan de Milton dont le « visage est labouré des profondes cicatrices de la foudre » [12]. Les hommes qui dominent la scène de 1792 sont, eux, entièrement la proie de Satan. Le club des Cordeliers apparaît comme un lieu où le « cadavre encore tout chaud de la monarchie » (IX, 4) est disséqué par des chirurgiens eux-mêmes exsangues, « larves » dévitalisées ou personnages infirmes « de l’âme et du corps ». Mais il est aussi un Pandémonium, c’est-à-dire, la « grande capitale de Satan et de ses pairs » [13], où se tient le conseil des démons. Danton, par exemple, y incarne le démon de la fausse sagesse : « Il disait aussi : “Ces prêtres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu’ils meurent parce qu’ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l’avenir.” Ces paroles, sous un semblant de profondeur, n’ont aucune étendue de génie : car elles supposent que l’innocence n’est rien, et que l’ordre moral peut être retranché de l’ordre politique sans le faire périr, ce qui est faux. (Mot, IX, 4, t. I, p. 450). Dès lors, l’assemblée devient une Babel, où personne n’entend, ni ne comprend personne :
Les orateurs, unis pour détruire, ne s’entendaient ni sur les chefs à choisir, ni sur les moyens à employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de filous, de voleurs, de massacreurs, à la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des objets les plus sales, de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, on ne démêlait que cela à travers l’argot sauvage dont les oreilles étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, avaient d’autres interrupteurs que leurs opposants : les petites chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches, s’éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d’abord à l’ordre par le tintamarre de l’impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence : elles tombaient, palpitantes, blessées et fatidiques, au milieu du Pandémonium.
33La double lutte, des hommes et des dieux, dérive en droit fil des narrations épiques des Natchez et des Martyrs, et vient nourrir la nouvelle conception que Chateaubriand s’est faite de ses Mémoires à la fin de la Restauration et qu’il a formulée en ces termes dans la « Préface testamentaire » : « Je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événement, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde [14]. »
34À cette Babel satanique, à la trivialité du discours révolutionnaire et au tumulte de l’assemblée le mémorialiste, Chateaubriand oppose, dans l’espace des Mémoires d’outre-tombe, sa propre parole. Ainsi, lorsqu’il cite son article du Mercure publié après l’exécution du Duc d’Enghien, il donne un exemple d’un discours argumenté et passionné, d’une prose inspirée des historiens latins, revitalisée dans son lexique [15] et dynamisée par la rhétorique de la Révolution : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. » (Mot, XVI, 10, t. I, p. 761).
35Tenant la gloire du puissant sous sa plume, le mémorialiste prend le rôle de l’historien, mais dans la posture du vengeur, du justicier et du moraliste, posture à opposer aux rugissements animaux et à la cacophonie satanique du club des Cordeliers. Ainsi, lorsque Chateaubriand fait le récit de son ultime discours à la chambre des Pairs le 7 août 1830, il relève le silence et les têtes se tournant vers la terre ; en quittant la tribune, il ôte son habit de pair, image du religieux qui se dépouille des insignes du monde : l’orateur s’est mué en prédicateur qui condamne erreurs et compromissions, et leur préfère le retrait, dont Rancé a été une des incarnations éclatantes dans son silence. C’est une autre voie cependant qu’a choisie Chateaubriand, celle de la parole d’un mémorialiste d’outre-tombe, faisant de l’écriture de soi le creuset d’un étonnant renouvellement du discours sur l’Histoire.
Notes
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[1]
Françoise Douay et Jean-Paul Sermain, « Présentation », dans Une expérience rhétorique. L’éloquence de la Révolution, dir. Éric Négrel et Jean-Paul Sermain, Oxford, Voltaire Foundation (« Studies on Voltaire and the Eighteenth Century »), 2002, p. 1. Sur les conditions de l’énonciation de cette parole nouvelle, on se reportera à Patrick Brasart, Paroles de la Révolution. Les Assemblées parlementaires 1789-1794, Paris, Minerve, 1988.
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[2]
« Préface testamentaire », dans Mémoires d’outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Paris, « La Pochothèque », 2003-2004, t. I, p. 1541 ; abrégé par la suite en Mot.Sur cette image, voir Jean-Claude Bonnet, « Le Nageur entre deux rives : la traversée comme expérience révolutionnaire », Bulletin de la Société Chateaubriand, 32, 1989, pp. 55-60.
-
[3]
Pour une lecture de ces deux textes dans la perspective de la mise en fiction de l’histoire, voir Jean-Marie Roulin, L’Epopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, Voltaire Foundation (« SVEC »), 2005, pp. 181-207. Sur Les Natchez et leur genèse complexe, voir l’introduction de Jean-Claude Berchet dans son édition (Paris, Le Livre de Poche, 1989).
-
[4]
Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne, dans Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard « Pléiade », 1969, t. II, p. 355 ; abrégé par la suite en ORV.
-
[5]
Marc Fumaroli envisage ce rapport en terme d’« allégorie » : dans Les Martyrs, Chateaubriand aurait fait « de la révolution chrétienne du IIIe siècle l’allégorie anticipatrice de la révolution française du XVIIIe siècle. » (Chateaubriand, poésie et terreur, Paris, De Fallois, 2003, p. 522) ; analogie toutefois qui se heurte au fait que, pour Chateaubriand, la première est porteuse de liberté, l’autre de tyrannie.
-
[6]
Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Paris, Gallimard « Pléiade », 1978, p. 79 ; abrégé par la suite en EG. Chateaubriand formule explicitement le parallèle : « Qu’y a-t-il en effet de plus intéressant que de retrouver dans ce passage le plan original de cet étonnant édifice, sur lequel les Jacobins ont calqué la fatale copie qu’ils viennent de nous en donner ? » (p. 81).
-
[7]
« Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau Monde, me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. » (ORV, t. I, p. 160).
-
[8]
Aurelio Principato a bien mis en lumière le rapport des Natchez à la révolution dans « L’Essai historique et l’épopée de sauvages en vis-à-vis », Bulletin de la société Chateaubriand, 46, 2003, pp. 33-45. Pour Pierre Barbéris, la coupure mise en scène dans Les Natchez entre 1715-1725 « dit 1789-1792 » et le personnage de René figure le désarroi du jeune noble dans la France révolutionnée (Chateaubriand. Une réaction au monde moderne, Paris, Larousse, 1976, pp. 51-98).
-
[9]
Sur ce poème, voir Jean-Marie Roulin, « Réformes poétiques et révolution politique : La France républicaine (1793) de Pagès de Vixouze », Cahiers Roucher-Chénier, 15, 1995, pp. 105-114.
-
[10]
Essai sur la littérature anglaise et considérations sur le génie des hommes et des révolutions, Paris, Gosselin et Furne, 1836, t. II, p. 159 ; abrégé par la suite en ELA. Sur la place de Milton dans l’œuvre de Chateaubriand, voir Jean Gillet, Le « Paradis perdu » dans la littérature française de Voltaire à Chateaubriand, Paris, Klincksieck, 1975, pp. 557-629.
-
[11]
De la Vendée, (texte daté de « septembre 1819 »), dans Mélanges historiques, OC, 1827, t. III, p. 311. Voir J.-C. Berchet, « Le Corps malade de la France : nosographie de la Révolution dans les Mémoires d’outre-tombe », Société Chateaubriand. Bulletin, 32, 1989, pp. 61-65.
-
[12]
Paradis perdu, livre I, trad. de Chateaubriand, Paris, Gallimard « Poésie », 1995 p. 59 Milton est d’ailleurs explicitement nommé plus loin à propos du chaos.
-
[13]
Le Paradis perdu (livre I), ouvr. cité, pp. 63-64.
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[14]
Dans Mot., t. I, p. 1541. Cette conception de l’écriture de soi a vraisemblablement été nourrie de la lecture des Essais de Palingénésie sociale (1827-1828, 2 vol.) de Pierre-Simon Ballanche, des Principes de la philosophie de l’histoire (1828), traduction par Jules Michelet de la Scienza Nuova de Vico, et Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1827-1828, 3 vol.), de Herder traduit et présenté par Edgar Quinet. Voir Jean-Claude Berchet, « Le Rameau d’or : les emblèmes du narrateur dans les Mémoires d’outre-tombe », CAI F, 40, 1988, pp. 79-95 et « Les Mémoires d’outre-tombe : une “autobiographie symbolique” », dans Le Moi, l’Histoire 1798-1848, éd D. Zanone, Grenoble, Ellug, 2005, pp. 39-69, Jean-Christophe Cavallin, Chateaubriand cryptique ou les confessions mal faites, Paris, Champion, 2003, pp. 25-29.
-
[15]
« Chateaubriand, cet homme de style qui voulut féconder une langue mourante et qui essaya de la rajeunir en la retrempant dans ses sources », commente Barbey d’Aurevilly (« Chateaubriand » (1859), dans Portraits politiques et littéraires. Les Œuvres et les hommes XVI, Genève, Slatkine 1968 (réimpr. de l’éd. de 1898, p. 128). Barbey s’est limité, pour des raisons idéologiques au retour aux sources ; il convient d’ajouter le recours aux régionalismes et aux néologismes.