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Article de revue

Le duel dans Jacques le fataliste de Diderot

Pages 359 à 394

Notes

  • [1]
    Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, préface d’Yvon Belaval, Paris, Folio Classique, p. 104.
  • [2]
    En apprenant la mort de son rival, Desglands déclare : « C’était un très brave homme, mais je ne saurais m’affliger de sa mort… » (JLF, p. 303).
  • [3]
    Rino Cortiana, Il viaggio, gli amori, e il duello : sistema del passato e sistema illuministico in « Jacques le fataliste » di Diderot, Venezia, Cafoscarina, 1983, p. 64.
  • [4]
    « Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu’ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho… » (JLF, p. 99).
  • [5]
    « Un après-dîner, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. […] Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. […] Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. », Le Neveu de Rameau, in Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1955, p. 395-396.
  • [6]
    Gousse passe du dévouement le plus total pour son ami Prémontval à la plus pendable escroquerie vis-à-vis du narrateur, ce qui fait dire à ce dernier que Gousse est un « original sans principes », qui agit sans la moindre notion de Bien ou de Mal.
  • [7]
    Henri Bergson, Le rire, « Quadrige », Paris, PUF, 1999. Le comique, selon Bergson, vient de ce que le corps vivant se raidit en machine : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. […] Voici par exemple, chez un orateur, le geste qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. […] Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit à me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que j’ai maintenant devant moi une mécanique qui fonctionne automatique ment. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique. » (p. 22-25).
  • [8]
    Lorsque Jacques raconte le châtiment qu’il a reçu après son acte de générosité envers Jeanne, le maître s’emporte et se voit l’épée à la main, vengeant son valet contre les voleurs (JLF, p. 118). Ce geste de recours imaginaire à la violence est d’ailleurs annoncé plus tôt dans le roman par la réaction similaire du capitaine devant l’insulte faite à M. Le Pelletier : il déclare alors que son évangile à lui « réside dans [son] fourreau (JLF, p. 92).
  • [9]
    Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et lettres méditation seconde, textes présentés par André Bridoux, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Galli mard, 1953, p. 281.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    On sait que le capitaine de Jacques est le sage spinoziste du roman ; c’est dans l’Éthique que se trouvent les théories dont il s’inspire : « Il n’y a dans l’esprit aucune volonté absolue ou libre ; mais l’esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui elle aussi est déterminée par une autre, celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. » (Spinoza, Éthique proposition XLVIII, 2e partie in Œuvres complètes, texte traduit, présenté et annoté par Roland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 402).
  • [12]
    À propos de l’illusion de vouloir librement : « C’est ainsi qu’un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir se venger, et un peureux s’enfuir. Un homme ivre aussi croit dire d’après un libre décret de l’esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et beaucoup de gens de même farine croient parler selon un libre décret de l’esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler. » (Spinoza, Éthique, scolie de la proposition II, 3e partie, op. cit., p. 418). Spinoza montre que c’est le désir (appetitus) qui pousse à agir, à parler ou à se taire, et non la volonté. Ainsi tous les hommes sont-ils déterminés. Il est, de plus, singulier que Spinoza prenne comme exemple celui des vengeances promptes, qui caractérise le maître, et celui du désir irrépressible de parler, qui caractérise Jacques, le « maudit bavard ».
  • [13]
    L’hôtesse, par pure provocation sans doute, déclare en ouvrant son récit : « Il faut se méfier des valets ; les maîtres n’ont point de pires ennemis… » (JLF, p. 140).
  • [14]
    L’analyse que fait Francis Pruner de ce passage rejoint ce que nous venons de dire : « La dispute entre Jacques et l’hôtesse illustre, elle aussi, sur le mode burlesque, la double idée du ressentiment et de l’antagonisme des forces. Jacques en veut à l’hôtesse de lui couper la parole, dans toute l’acception du terme. Incorrigible bavard, il se complaît, depuis le début du voyage, à satisfaire la curiosité de son maître par ses pittoresques récits. Le voilà dépossédé de son privilège par une femme plus bavarde encore que lui : il se venge dès les premiers mots qu’elle articule en la contredisant d’autant plus hardiment qu’il se sent visé dans sa dignité par la généralisation tendancieuse de l’hôtesse. Sa contradiction, au reste, ne fait que mieux prouver la vérité même qu’elle prétend dénoncer, à savoir que les rapports de maître à valet, comme les rapports d’homme à femme, traduisent un état de guerre permanent ». (L’unité secrète de « Jacques le fata liste », Paris, Minard, 1970, p. 107-108).
  • [15]
    Wim De Vos, « Le cheval comme métaphore de la narration dans Jacques le fataliste », Diderot Studies, 25, 1993, p. 41-48.
  • [16]
    Peter Brooks, « Storied bodies, or Nana at last unveiled », Critical inquiry, 16, 1989, p. 1 ; cité par Roy Chandler Caldwell : « Peter Brooks’s general claim that desire represents the subtending dynamic of narrative’ appears justified by the narrative praxis of Jacques le fataliste. » (« Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », Diderot studies, 26, 1995, p. 37).
  • [17]
    « The inscribed reader and the various other narrataires are impatient, and continually subvert discursive moves which delay action. Frustrated by interruptions and descriptions, the master demands not words but (erotic) action. » (Roy C. Caldwell, « Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », op. cit., p. 38).
  • [18]
    La curiosité du lecteur, qui concerne souvent la localisation du récit, même si elle est un véritable moteur du récit, n’en est pas moins importune aux yeux du narrateur : « …ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s’acheminer… — Où ? — Où ? lecteur, vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? Quand je vous aurai dit que c’est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé ? » (JLF, p. 56).
  • [19]
    « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable. » (JLF, p. 47) ; « Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu’on a volé au maître de Jacques : et vous vous tromperez. C’est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement ; mais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. » (JLF, p. 74).
  • [20]
    Roy C. Caldwell, « Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », op. cit., p. 36.
  • [21]
    « Et moi, je m’arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j’en sais. » (JLF, p. 325).
  • [22]
    Gérard Genette donne cette définition de l’hypertextualité : « J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. » (Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11-12).
  • [23]
    « By admitting his lack of access to the true text and by acknowledging the limits of his own hermeneutic powers, the narrator-editor has systematically subverted his own position within the text. Little wonder, then, that throughout Jacques le fataliste he has permitted his reader to participate in the dialogue, to challenge his authority, to contest unilateral domination of the text. » (Roy C. Caldwell, « Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », op. cit., p. 44, notre traduction).
English version

1Le présent article de Caroline Oriot est la synthèse du mémoire de Master, soutenu en 2004 à l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle et préparé sous la direction de Jacques Berchtold, auquel fut décernée la première édition du Prix Dix-Huitième Siècle, le 28 janvier 2006 au Museum d’Histoire Naturelle. Ce prix, institué par la Société française d’étude du Dix-Huitième Siècle, a l’ambition de récompenser tous les deux ans un travail de Master original et bien mené. Le jury du Prix 2005 fut séduit par l’ambition d’un mémoire qui, à partir d’une approche historique du duel, en analysait en profondeur le motif littéraire dans Jacques le fataliste, proposant ainsi une relecture neuve et pertinente de ce roman pourtant si étudié. Le Prix Dix-Huitième Siècle pour l’année 2007 a été remis à l’occasion de l’Assemblée Générale de la Société, en janvier 2008.

2Jean-Christophe Abramovici

3Dans Jacques le fataliste, un point que nous n’avions pas perçu à la première lecture a tout particulièrement retenu notre attention : l’omniprésence d’un même motif, celui du duel. C’est ce qui nous a amenée à affiner notre lecture du roman et à analyser plus en détail ce simple constat de départ. On peut en effet dégager quatre « scènes » de duel, dont deux se ressemblant fortement puisqu’il s’agit de la même passion pour la lutte armée, entre le capitaine de Jacques et son ami d’abord, puis entre cet ami (ou M. de Guerchy) et un joueur. Nous disons « passion » pour le duel car il ne s’agit pas d’une scène unique mais de duels à répétition qui opposent ces mêmes personnages à maintes reprises dans le roman ; ces derniers éprouvent en effet un réel plaisir à se rencontrer sur le pré et ne parviennent plus à s’en passer. La troisième « scène », qui se morcelle elle aussi en duels répétés, oppose Desglands et son rival à propos d’une femme, la « veuve charmante ». La dernière scène, unique parmi la série, voit le maître tuer le chevalier de Saint-Ouin, raison pour laquelle elle ne peut se répéter… C’est donc sur ces observations que nous nous sommes appuyée pour entreprendre une lecture cohérente du roman de Diderot sous l’angle du motif du duel.

4Nous nous sommes d’abord interrogée sur le sens de la répétition-obsession du duel dans la fiction, et nous avons tenté de voir comment Diderot offre ici un traitement original de ce thème romanesque, traditionnel dans la littérature depuis l’épopée homérique. La pratique du duel étant également fermement interdite au 18e siècle et condamnée par les penseurs des Lumières, on peut légitimement se demander si Diderot, en insérant ces scènes dans son roman, cherche à dénoncer une pratique considérée comme archaïque.

5Mais notre étude du motif du duel ne s’est pas limitée à ces seules quatre scènes bien circonscrites dans le roman. La fureur de ferrailler que nous observons dans Jacques le fataliste, bien qu’elle concerne en grande partie les hommes et en particulier une caste de nobles et de militaires, se retrouve pour ainsi dire dans tout le roman. En effet, nous avons l’impression, comme le dit le narrateur lui-même, que les « duels se répètent dans la société sous toutes sortes de formes » [1]. Il y a une violence des échanges qui pourrait nous faire dire que dans cet univers, la vie paraît être un affrontement permanent entre les personnages, leurs intérêts, leurs désirs. Tout est objet de concurrence et de compétition, les êtres comme les choses. Finalement, le roman de Diderot est caractérisé par un goût de la lutte généralisé. Comme dans un jeu ou dans un sport, dont le duel constituerait le parangon, les personnages évoluent selon des règles précises, les respectent ou les enfreignent dans une joute qui les opposent les uns aux autres. De même que le jeu et le sport sont des « réductions » de la société et des rapports de forces qui la travaillent, la figure du duel semble illustrer au mieux le type de relations qu’entretiennent les personnages dans Jacques le fataliste. Cette pratique peut donc en venir, de manière métaphorique, à dépasser le simple cadre d’une classe sociale déterminée et à s’étendre à de nombreuses situations du roman.

6Enfin, dans ce roman, les vies individuelles des personnages se recoupent et les temps se chevauchent, ce qui aboutit, au niveau formel, à un éclatement des récits et à une concurrence des niveaux narratifs. C’est pourquoi ce goût de la lutte dont nous parlions plus haut nous semble également s’appliquer à la structure formelle du roman. Autrement dit, le duel n’est pas seulement un thème récurrent dans Jacques le fataliste, ou une métaphore pour expliquer le monde dans lequel évoluent les personnages (et les hommes du 18e siècle ?), c’est aussi une figure stylistique. En effet, l’emploi de la figure du duel semble s’imposer au niveau formel pour penser le style de Diderot dans ce roman, lorsqu’on sait la vivacité de son caractère et de ses idées. C’est comme si sa pensée alerte informait le texte et était à l’origine de ses choix formels et esthétiques. Nous constatons ainsi à quel point la prise de parole dans ce roman est enjeu de pouvoir et de domination, en même temps que terrible plaisir, pour les personnages comme pour le narrateur principal. De même que les duellistes croisent le fer, nos personnages se battent à coups de mots, échangent leurs histoires comme autant de coups d’épée, rivalisent pour monopoliser le discours.

7Nous mettrons donc en avant l’originalité du traitement que réserve Diderot au motif du duel qui parcourt son roman et dégagerons par là-même les traits significatifs de cet univers de duellistes récidivistes, comme autant de caractéristiques d’un certain nombre de personnages diderotiens. Le motif du duel nous semble aussi renvoyer à quelques thèmes connexes, à différents types d’affrontements et par conséquent toucher aux thèmes du jeu, de la tricherie, de la tromperie et bien sûr de la mort. Nous analyserons enfin ce que nous avons appelé la « poétique du duel » de ce roman, en rendant compte des figures qui, au niveau formel, font de Jacques le fataliste un immense duel, notamment à travers l’utilisation du dialogue comme forme privilégiée du face-à-face.

8Notre constat de départ est la répétition et l’amplification des scènes de duel dans Jacques le fataliste. Il s’agit en effet d’un motif récurrent, d’une sorte d’obsession thématique, d’autant plus que les personnages qui se battent en duel se provoquent à de très nombreuses reprises, ne se contentant pas d’un seul affrontement. Pour ce qui est du capitaine de Jacques et de son ami, le narrateur évoque la « satisfaction [qu’ils avaient] de se battre au moins une fois par semaine » (p. 83) ; de plus, c’est l’emploi de l’imparfait de répétition qui nous permet de parler d’une réitération de ces combats :

9

[…] ils s’adressaient des mots durs, ils mettaient l’épée à la main et se battaient.
(p. 95).

10En ce qui concerne l’ami du capitaine et l’ « officier cloueur » :

11

Ils se battent une seconde, une troisième, jusqu’à huit ou dix fois, et toujours le cloueur reste sur place.
(p. 156).

12Et entre Desglands et son rival :

13

Second duel où la victoire resta à Desglands : ainsi cinq à six fois de suite […].
(p. 303).

14Nous relevons donc trois scènes de duel majeures dans le roman : entre le capitaine de Jacques et son ami, entre l’ami du capitaine (ou M. de Guerchy) et le joueur « cloué », entre Desglands et son rival (c’est l’histoire de l’emplâtre de Desglands). Il est à noter que ces trois scènes ne se terminent jamais par la mort d’un des duellistes à l’issue du combat. C’est peut-être là un des aspects originaux du traitement de ce thème par Diderot et, pratiquement, ce qui permet la réitération des duels entre mêmes personnes. Ce motif du duel nous semble ainsi à associer aux thèmes du jeu et du sport car il existe chez nos bretteurs un vrai goût voire une vraie passion de la lutte, de la provocation et de la compétition : leurs affrontements se répètent comme des matches. Il y a, dans les deux premiers cas, un réel plaisir éprouvé à se battre, et même une recherche excessive de ce plaisir : pour le capitaine et son ami, c’est l’amitié qui les pousse à cet étrange, à ce « bizarre » comportement (p. 99), comme le souligne le narrateur ; quant au cloueur et au cloué, de l’offense, ils passent au plaisir de se retrouver et de se provoquer en duel. Mais pour ce qui est de Desglands et de son rival, les deux hommes se battent, à proprement parler, pour une femme (la « veuve charmante ») et, bien qu’ils s’estiment, c’est le ressentiment qui les anime, sans jamais faire place à un quelconque attachement l’un pour l’autre [2].

15Il existe une quatrième scène de duel dans Jacques le fataliste, différente des autres à bien des égards. En effet, le seul duel qui ne se répète pas est celui qui oppose le maître et le chevalier de Saint-Ouin à la fin du roman, tout simplement parce que, de manière extrêmement rapide (quelques lignes d’un style sec et haché), le chevalier « est étendu mort sur la place » :

16

À l’instant la porte du nourricier s’ouvre, un homme se montre ; le maître de Jacques pousse un cri et porte la main à son épée ; l’homme en question en fait autant. Les deux chevaux s’effraient du cliquetis des armes, celui de Jacques casse sa bride et s’échappe, et dans le même instant, le cavalier contre lequel son maître se bat est étendu mort sur la place. Les paysans du village accourent. Le maître de Jacques se remet prestement en selle et s’éloigne à toutes jambes. On s’empare de Jacques, on lui lie les mains derrière le dos, et on le conduit devant le juge du lieu, qui l’envoie en prison. L’homme tué était le chevalier de Saint-Ouin, que le hasard avait conduit précisément ce jour-là avec Agathe chez la nourrice de leur enfant. Agathe s’arrache les cheveux sur le cadavre de son amant. Le maître de Jacques est déjà si loin qu’on l’a perdu de vue. Jacques, en allant de la maison du juge à la prison, disait : « Il fallait que cela fût, cela était écrit là-haut… »
(p. 325).

17C’est donc le seul duel qui se termine avec la mort effective d’un des duellistes à l’issue du combat proprement dit. En fait, nous ignorons si, dans le cas du rival de Desglands, celui-ci meurt à la suite de blessures dues aux duels répétés, ou s’il meurt d’une mort « naturelle » ; dans le doute, nous préférons considérer que le seul meurtre à la suite d’un duel est celui du chevalier de Saint-Ouin par le maître. Il s’agit de plus d’un duel assez atypique, d’un duel à trois pourrait-on dire, puisqu’en lieu et place du maître qui s’est enfui après avoir tué Saint-Ouin, c’est Jacques qui est considéré comme le meurtrier et partant, envoyé en prison. Nous observons donc une gradation de la haine et de la violence au cours du roman, qui culminent avec la mise à mort de Saint-Ouin.

18Nos scènes sont donc assez courtes et disséminées dans tout le roman ; cependant nous pouvons identifier quelques traits saillants dans le portrait que dresse Diderot de ces duellistes. L’étude du contexte de chacun des épisodes, éclairant à beaucoup d’égards sur les liens stylistiques et thématiques qui unissent entre elles les différentes scènes, permet également de rattacher ces scènes au reste du roman et de voir qu’elles forment un tout signifiant.

19Les deux premiers épisodes de duels que nous avons définis se distinguent des autres par un trait commun : c’est l’amitié qui sert de cadre aux affrontements des personnages. Il s’agit en effet, dans le premier cas, du capitaine de Jacques et de son « ami » (le terme est employé à plusieurs reprises). Ils sont présentés par Jacques, qui raconte leur histoire, comme deux hommes « à peu près égaux d’âge, de naissance, de service et de mérite » (p. 94), uniquement séparés par la différence de fortune personnelle. Comme le dit Rino Cortiana, la première présentation de ces deux personnages se caractérise par une « structure spéculaire » [3] qui fait apparaître une ressemblance certaine :

20

JACQUES. C’est que mon capitaine, bon homme, galant homme, homme de mérite, un des meilleurs officiers du corps, mais homme un peu hétéroclite, avait rencontré et fait amitié avec un autre officier du même corps, bon homme aussi, galant homme aussi, homme de mérite aussi, aussi bon officier que lui, mais homme aussi hétéroclite que lui.
(p. 87-88)

21Leur amitié semble donc découler naturellement de cette « conformité ». Seulement, cette affection est placée dès le début sous le signe de l’ambivalence la plus curieuse entre amitié et inimitié, ambivalence que personne par la suite ne parvient à expliquer :

22

Cette conformité devait produire ou la sympathie, ou l’antipathie la plus forte : elle produisit l’une et l’autre… […]
Il y avait des jours où ils étaient les meilleurs amis du monde, et d’autres où ils étaient ennemis mortels. Les jours d’amitié ils se cherchaient, ils se fêtaient, ils s’embrassaient, ils se communiquaient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins ; ils se consultaient sur leurs affaires les plus secrètes, sur leurs intérêts domestiques, sur leurs espérances, sur leurs craintes, sur leurs projets d’avancement. Le lendemain, se rencontraient-ils ? ils passaient l’un à côté de l’autre sans se regarder, ou ils se regardaient fièrement, ils s’appelaient Monsieur, ils s’adressaient des mots durs, ils mettaient l’épée à la main et se battaient.
(p. 94)

23Les expressions ne manquent pas qui qualifient l’attachement de « nos deux amis, nos deux ennemis, comme il vous plaira de les appeler » (p. 98). Ceux-ci se battent comme des enfants, se pleurent comme des amants. Il est difficile de ne pas penser à Achille pleurant sur le cadavre de Patrocle lorsque Diderot met dans la bouche de Jacques cette description de leur singulière attitude :

24

S’il arrivait que l’un des deux fût blessé, l’autre se précipitait sur son camarade, pleurait, se désespérait, l’accompagnait chez lui et s’établissait à côté de son lit jusqu’à ce qu’il fût guéri
(p. 95)

25Ou encore :

26

[…] moi-même, à qui mon capitaine avait permis de parler, je lui disais : « Mais, monsieur, s’il vous arrivait de le tuer ? » À ces mots, il se mettait à pleurer et se couvrait les yeux de ses mains ; il courait dans son appartement comme un fou
(p. 95).

27Le rapprochement avec le couple d’amants antiques nous incite à voir une tendance homosexuelle dans cette relation d’amitié dominée par la passion. Le thème de l’amitié, entre hommes en particulier, est d’ailleurs omniprésent dans Jacques le fataliste, ne serait-ce qu’entre Jacques et son maître. Ainsi, pour nos deux duellistes, le « besoin qu’ils [ont] l’un de l’autre » (p. 96) les rend dépendants de leurs rencontres armées, dont la fréquence révèle l’intensité du sentiment qu’ils éprouvent. Ils ne parviennent plus à se passer de cette pratique, et partant, de la présence de l’autre. En effet, tous les efforts sont déployés pour tenter de les séparer (le ministre de la Guerre les envoie dans des régiments différents), mais dès qu’ils se trouvent loin l’un de l’autre, « ils [tombent] dans une mélancolie profonde » (p. 96). Malgré le subterfuge qu’ils inventent pour se revoir (l’un se déguise en paysan pour passer inaperçu), ils sont découverts et on les empêche une nouvelle fois de se battre. L’épisode se termine, selon Jacques, par la mort de son capitaine, qui n’aurait pas supporté l’absence de son ami. Finalement, la scène relève plutôt d’une esthétique tragique, contrairement à la première lecture que nous en avions faite. En effet, sous l’influence sans doute du deuxième épisode, nous avions surtout retenu le côté comique de la répétition des duels, due au plaisir que semblaient éprouver nos personnages à se rencontrer sur le pré. Ici, ce plaisir n’est que très peu évoqué ; tout se passe comme s’ils persévéraient, malgré eux, dans cette habitude qui les aliènent.

28En revanche, l’amitié que viennent à partager l’ami du capitaine et l’ « officier cloué » se présente différemment. Elle est placée sous le signe de la bonne humeur et de l’entente plaisante entre deux joueurs/bretteurs qui aiment à se retrouver. Comme pour le premier couple d’amis, leur présentation met en avant de nombreuses similitudes et renvoie à la même figure spéculaire que celle qui caractérise la présentation du capitaine et de son ami. À partir de là se dégage, selon nous, une structure en miroir complexe, « au carré » pour ainsi dire, qui réside dans le fait de raconter une histoire presque semblable à la première, dont les acteurs se ressemblent eux aussi, et ainsi de redoubler les doubles de manière vertigineuse.

29Pourtant, loin de la bonne humeur qui caractérise la fin de leur histoire, l’aventure de l’ami du capitaine et du « cloué » commence de manière très violente et les deux officiers se provoquent d’abord en duel pour venger une offense faite à ce dernier. En effet, le camarade du capitaine de Jacques accepte une partie de passe-dix contre un officier qui, par un miraculeux hasard, ne cesse de gagner. Or on lui laisse entendre que cet adversaire triche…

30

Sur ce propos, qui n’était qu’une plaisanterie, le camarade de mon capitaine, ou M. de Guerchy, crut qu’il avait affaire à un filou ; il mit subitement la main à sa poche, en tira un couteau bien pointu, et lorsque son antagoniste porta la main sur les dés pour les placer dans le cornet, il lui plante le couteau dans la main, et la lui cloue sur la table, en lui disant : « Si les dés sont pipés, vous êtes un fripon ; s’ils sont bons, j’ai tort… » Les dés se trouvèrent bons
(p. 96).

31Devant cette méprise, le camarade du capitaine reconnaît son erreur mais souligne aussi la satisfaction que lui donne cette agressivité retrouvée, qui débouchera sur la provocation en duel. Ainsi l’amitié qui lie ces personnages se forge-t-elle à mesure des nombreux combats qui les opposent par la suite. Comme dans la première manifestation d’affection analysée plus haut, le duel est un plaisir dont ils ne peuvent, dès lors, plus se passer, au point qu’on doive les séparer eux aussi. Ces deux premières scènes de duel se caractérisent donc par un plaisir trouble éprouvé par les bretteurs à se retrouver sur le pré, qui mêle singulièrement violence et amitié amoureuse et fait l’originalité du traitement de ce thème dans le roman. Les autres duels, entre Desglands et son rival, et entre le maître et le chevalier de Saint-Ouin, sont, eux, provoqués par un motif plus traditionnel, la rivalité amoureuse. Et si les duels se répètent par la suite entre Desglands et son rival en amour, c’est la haine qui est le point de départ et la donnée constante de leurs rencontres armées. La violence de ces échanges armés reste ainsi toujours soulignée par Diderot, violence qui culmine avec la mise à mort de Saint-Ouin à la fin du roman, à l’issue d’un duel expéditif.

32D’autre part, le cadre duel de ces rencontres fait écho, selon nous, au thème de la complémentarité, si présent dans Jacques le fataliste. Il faut être deux pour s’affronter en duel et la recherche effrénée d’un partenaire-rival se rattache à ce que nous nommerons le duel-duo. Les personnages vont en effet généralement par deux et nos duellistes n’échappent pas à cette règle. Au contraire, ils illustrent de manière frappante ce besoin de rivalité amicale qui caractérise les personnages du roman. La fable de la Gaine et du Coutelet (p. 152) pourrait, à cet égard, constituer un modèle ; et il est intéressant de noter qu’elle précède de très peu le deuxième épisode de duel. La complémentarité entre la Gaine et le Coutelet, comme entre mari et femme, ou entre deux amis, est ici présentée comme un sentiment naturel mais qui ne doit pas contraindre les deux parties. Ainsi le thème de la paire trouve-t-il de nombreux exemples, mais doit être envisagé dans un sens non-exclusif. Avant d’appartenir à son maître actuel, Jacques est passé entre les mains de plusieurs maîtres, dont il dresse la liste plus tard dans le roman. Et en ce qui concerne nos duellistes, la passion du duel semble se transmettre : une fois séparé du capitaine, son camarade trouve dans la personne de l’officier « cloué » un nouvel adversaire avec qui ferrailler. Le couple et les questions qu’engendrent cette vision de la relation à deux, entre homme et femme ou entre personnes du même sexe, constituent un thème privilégié de Jacques le fataliste. À lui seul, le couple que forment Jacques et son maître suscite des mises au point : à plusieurs reprises, Jacques réaffirme la complémentarité qui les unit. Il aime à parler tandis que son maître aime à écouter, il a « tout juste le vice qui [lui] convenait » (p. 152). Bien plus, il semble pour Jacques, lors de leur célèbre dispute, qu’ils soient inséparables :

33

LE MAÎTRE. Je te dis que tu descendras.
JACQUES. Je suis sûr que vous ne dîtes pas vrai. Comment, monsieur, après m’avoir accoutumé pendant dix ans à vivre de pair à compagnon…
LE MAÎTRE. Il me plaît que cela cesse.
JACQUES. Après avoir souffert toutes mes impertinences…
LE MAÎTRE. Je n’en veux plus souffrir.
JACQUES. Après m’avoir fait asseoir à table à côté de vous, m’avoir appelé votre ami…
LE MAÎTRE. Vous ne savez pas ce que c’est que le nom d’ami donné par un supérieur à son subalterne.
JACQUES. Quand on sait que tous vos ordres ne sont que des clous à soufflet, s’ils n’ont été ratifiés par Jacques ; après avoir si bien accolé votre nom au mien, que l’un ne va jamais sans l’autre, et que tout le monde dit Jacques et son maître ; tout à coup il vous plaira de les séparer ! Non, monsieur, cela ne sera pas. Il est écrit là-haut que tant que Jacques vivra, que tant que son maître vivra, et même après qu’ils seront morts tous deux, on dira Jacques et son maître
(p. 207-208).

34Le modèle hypotextuel du couple Don Quichotte-Sancho Pança, auxquels ils sont explicitement comparés quelques lignes après le premier récit de duel entre le capitaine et son ami [4], renforce cette image du couple indissoluble. C’est dire combien sont étroits les liens qui unissent les thèmes de l’amitié, de la complémentarité et de la paire, à la mesure de ceux qui unissent nos personnages.

35Cependant ces relations, on l’a vu, relèvent bien plus de la passion que de l’amitié paisible. Le narrateur, après le récit que vient de faire Jacques, revient sur le comportement du capitaine et de son camarade pour fournir au lecteur quelque explication :

36

Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d’une jalousie violente et secrète : c’est un sentiment que l’amitié n’éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N’appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux ? Sans s’en douter, ils cherchaient d’avance à se délivrer d’un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l’occasion à venir. […] Et qu’est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d’obtenir la supériorité sur lui ?
(p. 103-104).

37Cette interprétation psychologique de l’attitude de nos deux amis met en avant un point important : ces hommes font partie d’un certain monde, dans lequel la fierté, l’honneur et la rivalité ont les premiers rôles, même dans les relations d’amitié. Il s’agit du monde militaire, lequel influe sur la classe aristocratique en général. Car les duellistes du roman de Diderot sont bien tous des militaires, des hommes d’honneur qui ont une réaction de caste et qui obéissent à des codes stricts, à un certain « esprit de chevalerie » (p. 103) dont le narrateur souligne, dans un style épique, l’archaïsme et la bizzarerie :

38

Mais laissons tout cela, et disons que c’était leur coin de folie. Est-ce que chacun n’a pas le sien ? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l’Europe ; on l’appelait l’esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorées de diverses livrées d’amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l’œil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l’espace d’un vaste tournoi des éclats d’armes brisées, n’étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l’extrêmité de la carrière, et qu’ils avaient pressé de l’aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis ; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu’ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien ! nos officiers n’étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les mœurs des anciens. […] Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard ; ils sont d’un autre siècle
(p. 104).

39Si l’on peut sans doute lire dans ces quelques lignes la dénonciation par l’homme des Lumières d’un idéal et de mœurs d’un autre temps, apparaît également, nous semble-t-il, dans la mise en scène de ces duellistes, le goût voire la fascination de Diderot pour les personnages atypiques, qui ont leur « grain de folie ». De nombreuses occurrences du terme « bizarre » se retrouvent pour qualifier l’attitude de nos personnages, aussi bien pour leurs étranges démonstrations d’amitié que pour leur pratique du duel tout court. Ainsi Desglands, avec son rond de taffetas noir collé sur la joue et qu’il rétrécit à chaque combat avec son rival, et ces amis-ennemis qui ne peuvent s’empêcher de croiser le fer, viennent-ils rejoindre les autres personnages au comportement insolite présents dans l’œuvre de Diderot. Nous pensons bien sûr en premier lieu au Neveu de Rameau et au portrait « moral » du Neveu que le narrateur dresse au début du roman [5]. Mais il y a aussi Gousse [6], un être amoral proche du Neveu et dont l’histoire prend place juste après celle du capitaine de Jacques et de son ami, en guise de comparaison éclairante au sujet de la bizarrerie des comportements que l’on trouve dans la nature. Et si Diderot s’attache tant à peindre des « originaux », ce n’est pas pour leur pittoresque, mais parce qu’ils sont plus naturels, plus instinctifs : il s’agit là de faire voir l’homme de la Nature, tantôt bon, tantôt mauvais, souvent amoral. C’est à propos de Jacques, rangé dans cette même catégorie de personnages, que se lisent, à travers une remarque du narrateur, les idées de Diderot sur ce point :

40

Mais tandis que le marquis des Arcis causait avec le maître de Jacques, Jacques de son côté n’était pas muet avec monsieur le secrétaire Richard, qui le trouvait un franc original, ce qui arriverait plus souvent parmi les hommes, si l’éducation d’abord, ensuite le grand usage du monde, ne les usaient comme ces pièces d’argent qui, à force de circuler, perdent leur empreinte
(p. 232).

41Jacques est ainsi qualifié à plusieurs reprises d’ « original », d’homme « peu ordinaire » et finit par être comparé à Socrate par son maître. Mais c’est précisément la reconnaissance d’une certaine « philosophie » qui distingue, selon nous, les originaux dont nous avons parlé, des duellistes, et du capitaine en particulier. Pourtant, son capitaine pouvait apparaître, aux dires de Jacques, comme un sage spinoziste. Mais son obéissance au code du point d’honneur, c’est-à-dire à un usage archaïque, à un préjugé hérité des grands, annihile en lui un sens moral qui, sur tous les autres points, reste infaillible. Ainsi, son « coin de folie », il le tire de ses origines aristocratiques, en contrevenant par sa pratique criminelle à la pensée philosophique qui, précisément, fait de Gousse le révélateur de la vérité des êtres sous le masque et fait de Jacques un être singulier et un serviteur étonnant.

42Le duel constitue, dans les scènes que nous avons décrites, une sorte de rituel monomaniaque, une « étrange manie » (p. 97) qui reprend le capitaine et son camarade sans qu’ils puissent s’en empêcher. La réitération obstinée de ce même comportement trouve apparemment son prétexte dans ce qui survient sous l’aspect du hasard les mettant face à face, produisant ainsi des modèles automatiques d’action et de réaction (…) L’ami du capitaine et le « cloué », lorsqu’ils se retrouvent par hasard une nuit, reprennent automatiquement leur vieille habitude :

43

[…] à l’instant ils passent derrière une grange, mettent l’épée à la main…
(p. 157).

44Quant à Desglands, sa réaction brutale, le « mouvement compulsif » (p. 301) qui le saisit et lui fait écraser l’œuf qu’il a dans la main sur le visage de son rival, ne font que témoigner d’un mécanisme du duel selon la modalité automatique. Il nous semble, comme on l’a vu plus haut, qu’il s’agisse d’un automatisme dû à leur origine aristocratique qui leur fait « mettre l’épée à la main » pour un oui ou pour un non.

45Par ailleurs, la manie de nos duellistes ne se lit pas seulement au niveau linguistique, mais aussi au niveau narratif : c’est un mode itératif de narration qui fait de cette répétition de duels quelque chose de mécanique. Mais le contexte général du roman nous amène à élargir notre analyse, notamment en rapprochant le caractère automatique de leurs réactions des gestes répétitifs du maître. Celui-ci, en effet, regarde sa montre et sort sa tabatière, tel un véritable chien de Pavlov, à chaque fois que Jacques annonce qu’il va reprendre ses histoires. Ce geste, qui rythme les récits de Jacques, devient l’attitude par laquelle on reconnaît le maître dans une position d’écoute, qu’il occupe pratiquement dans tout le roman. Ce ne pourrait être qu’un détail cocasse s’il ne renvoyait à un thème largement développé dans Jacques le fataliste, selon lequel les hommes sont comme des automates dans le monde. C’est d’ailleurs à propos du maître que la première occurrence de ce terme apparaît dans le texte :

46

Si, l’abandonnant seul [Jacques] à la quête de la bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli mais très ennuyé ; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d’idées dans la tête ; s’il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c’est de réminiscence ou d’inspiration. Il a des yeux comme vous et moi ; mais on ne sait la plupart du temps s’il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus ; il se laisse exister : c’est sa fonction habituelle. L’automate allait devant lui, se retournant de temps en temps pourvoir si Jacques ne revenait pas […]. Puis il cherchait sa montre, à son gousset, où elle n’était pas, et il achevait de se désoler, car il ne savait que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques : c’était les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l’heure qu’il était, à questionner Jacques et cela dans toutes les combinaisons. Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu’il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m’ennuie
(p. 59-60).

47Ici, la description de l’automatisme vise vraisemblablement à obtenir un effet esthétique. Molière est, parmi les auteurs du 17e siècle, celui que Diderot admire peut-être le plus, et il en retient deux des effets les plus sûrs du comique, que le maître semble illustrer à merveille : la répétition et la mécanisation des personnages. C’est d’ailleurs sur ces deux principes que Bergson a fondé sa théorie du Rire [7]. Le maître est ridicule et comique, à la fois parce qu’il ne cesse de répéter : « Eh bien, Jacques ! et tes amours ? », et parce qu’il se comporte comme un automate, notamment avec ses petites manies ou ses réactions vives d’aristocrate [8]. Mais le maître n’est pas le seul à recevoir ce qualificatif.

48Même le narrateur s’indigne de ce que le lecteur le prenne pour un automate :

49

Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n’est pas poli ; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques ; … je veux que vous me parliez de l’histoire de Gousse ; j’en ai assez…
(p. 103).

50Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce reproche se trouve peu après l’histoire du capitaine et de son ami, ce qui nous pousse, une nouvelle fois, à étudier plus précisément le contexte de nos épisodes de duel. Une importante réflexion sur le thème du : « nous agissons la plupart du temps sans vouloir » poursuit ainsi l’histoire de Desglands et de son rival. La mise en situation de personnages agissant comme des automates semble donc illustrer la thèse déterministe défendue dans le roman. En effet, après l’épisode de Desglands, nous retrouvons Jacques et son maître en train de se reposer à l’ombre :

51

LE MAÎTRE. À quoi penses-tu ?
JACQUES. Je pense que, tandis que vous me parliez et que je vous répondais, vous me parliez sans le vouloir, et que je vous répondais sans le vouloir.
LE MAÎTRE. Après ?
JACQUES. Après ? Et que nous étions deux vraies machines vivantes et pensantes
(p. 305-306).

52La mention de la machine, de l’être humain automate, ne peut que nous rappeler Descartes et sa fameuse question :

53

… que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? [9]

54Ici, contrairement à Descartes qui reconnaît, dans les formes qu’il aperçoit à l’extérieur, d’autres êtres humains dotés de conscience, grâce à sa « seule puissance de juger » [10], Jacques défend la thèse déterministe selon laquelle la volonté, et partant, le libre-arbitre, sont des illusions. La suite du texte ne fait que confirmer ce point de vue : c’est là que Jacques, après avoir exposé la théorie des causes et des effets selon son capitaine et avoir battu en brèche l’idée d’une quelconque liberté [11], défie son maître de jamais agir comme il lui plaît :

55

JACQUES. […] Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire.
LE MAÎTRE. Il est vrai.
JACQUES. Et à faire sans vouloir.
LE MAÎTRE. Tu me démontreras celui-ci ?
JACQUES. Si vous y consentez.
LE MAÎTRE. J’y consens.
JACQUES. Cela se fera, et parlons d’autre chose…
(p. 137).

56Quelques pages plus loin se situe la démonstration, sous la forme d’un canular dont le maître est la victime. Jacques le fait en effet tomber de cheval, pour lui prouver qu’il n’est pas maître de décider de ce qui lui arrive. Mais, par l’intermédiaire de la reconnaissance qu’il n’existe pas de volonté libre — il s’agit du déterminisme immanent de Spinoza —, s’opère un glissement entre le thème de l’automatisme et celui de la manipulation par l’autre :

57

Ils commençaient à reprendre haleine, lorsque Jacques dit à son maître : Monsieur mon maître en conviendra-t-il à présent ?
LE MAÎTRE. Et de quoi veux-tu que je convienne, chien, coquin, infâme, sinon que tu es le plus méchant de tous les valets, et que je suis le plus malheureux de tous les maîtres ?
JACQUES. N’est-il pas évidemment démontré que nous agissons la plupart du temps sans vouloir ? Là, mettez la main sur la conscience : de tout ce que vous avez dit ou fait depuis une demi-heure, en avezvous rien voulu ? N’avez-vous pas été ma marionnette, et n’auriez-vous pas continué d’être mon polichinelle pendant un mois, si je me l’étais proposé ?
LE MAÎTRE. Quoi ! C’était un jeu ?
JACQUES. Un jeu.
LE MAÎTRE. Et tu t’attendais à la rupture des courroies ?
JACQUES. Je l’avais préparée.
LE MAÎTRE. Et c’était le fil d’archal que tu attachais au-dessus de ma tête pour me démener à ta fantaisie ?
JACQUES. À merveille !
LE MAÎTRE. Et ta réponse impertinente était préméditée ?
JACQUES. Préméditée.
LE MAÎTRE. Tu es un dangereux vaurien.
JACQUES. Dites, grâce à mon capitaine qui se fit un jour un pareil passe-temps à mes dépens que je suis un subtil raisonneur
(p. 323-324, c’est nous qui soulignons).

58Jacques, après avoir démontré théoriquement au maître que l’on n’est pas libre de vouloir, lui prouve, dans les faits, qu’il peut à partir de là devenir un pantin dont on se joue. Or, à peine quelques lignes plus loin, malgré cette « leçon » ou plutôt, pour venir l’appuyer, le maître donne à nouveau un exemple du fait que la plupart de ses actes sont déterminés. Ce constat déterministe, qui vient de lui être démontré par Jacques, se voit en effet prolongé par l’épisode final où le maître se retrouve face à Saint-Ouin et le met à mort [12]. Ce passage est marqué par la résurgence brutale et incontrôlée d’un automatisme héréditaire qui, en l’occurrence, est un réflexe de classe. Il s’agit ici de l’aboutissement d’une trame cohérente, composée du même genre de réactions automatiques observées chez le maître. Mais les duellistes ne sont pas les seuls à être moqués comme autant d’hommes déterminés, par leur origine et leur condition sociales, à répéter les mêmes gestes sans s’en apercevoir. Jacques lui-même agit par automatisme : sa manière de parler sans s’arrêter relève du pathologique mais « s’explique » a posteriori par le fait qu’il ait été baillonné étant enfant. « Posez une cause, un effet s’ensuit » (p. 306). Jacques est aussi un « jouet » du destin, mais sa philosophie déterministe lui permet d’en prendre conscience même s’il ne peut rien faire pour s’y opposer. Finalement, l’automatisme est une caractéristique qui touche tous les personnages et qu’illustre de manière frappante l’exemple des duellistes, et en particulier le maître. Par là-même se révèlent les connivences thématiques qui unissent les différents récits que renferme le roman.

59Les scènes de duel viennent ainsi renforcer, comme autant d’images éclairantes, plusieurs thèmes centraux dans Jacques le fataliste. On peut aussi mettre la figure du duel en relation métaphorique avec des épisodes récurrents dans le roman comme le jeu, la rivalité amoureuse ou encore la mort. On observe en particulier que le récit des amours malheureuses du maître, trompé par son soi-disant ami le chevalier de Saint-Ouin et la belle Agathe, et qui trouve seulement son dénouement dans le duel final, est annoncé en quelque sorte par le récit enchâssé des duels répétés qui opposent Desglands et son rival en amour. Sous son apparence de digression gratuite, cette histoire emboîtée dans celle, plus complexe, de rivalité pour une femme, annonce en fait le duel final. L’évocation du fils naturel né de l’union de Desglands et de la belle veuve a la même fonction : annoncer la suite du récit et la présence d’un enfant, fruit des amours d’Agathe et du chevalier de Saint-Ouin, que le maître sera contraint (mais le lecteur ne le sait pas encore) de prendre en charge financièrement. Une progression inéluctable, marquée par les allusions répétées au duel, semble donc conduire le maître à l’affrontement direct : le désir inassouvi, la jalousie trop longtemps contenue, ne peuvent en effet produire qu’une réaction d’une telle violence. L’ombre de la mort plane donc sur le roman, annoncée elle aussi par des épisodes inquiétants tout au long du récit.

60Mais la figure du duel nous semble également illustrer de manière frappante la façon dont fonctionne formellement le roman dans son entier. Le goût des histoires et des contes qui caractérise Jacques le fataliste, de la part des personnages comme du narrateur principal, aboutit à une rivalité généralisée entre les différents narrateurs. On se dispute les histoires, on se coupe sans arrêt la parole ; les narrateurs se bousculent, se croisent et se multiplient… Le plaisir et le pouvoir qu’ils trouvent dans le fait de raconter explique cette prolifération et surtout le fait que personne n’est sûr d’arriver au terme de son récit en une seule fois, tant les chances d’être interrompu par un plus grand bavard que soi sont importantes. Cependant les histoires, bien que coupées (par le coup d’épée d’un « rival » en parole), sont suivies, continuées, reprises, enfilées, pour employer une métaphore empruntée à la couture. Autrement dit, le texte de Jacques le fataliste n’est pas une « boucherie » de récits entrecoupés et saccagés. En fait, Diderot concentre une intrigue pendant seulement quelques pages puis en dénoue les fils par la suite sans les couper. Nous sommes ainsi confrontés à une figure du duel paradoxale puisque il s’agit, entre mêmes personnages, d’affrontements à répétition, comme s’ils étaient eux aussi suivis, repris, enfilés… Nous pouvons donc mettre en parallèle ce procédé narratif et le principe de réitération des duels, si particulier à Jacques le fataliste : il n’y a ni mise à mort de l’homme ni mise à mort de l’histoire, le but étant de continuer le « jeu », de ne pas supprimer les possibilités. C’est à ce titre que l’on peut parler de véritable passion pour le duel, et plus généralement pour la lutte, illustrée à tous les niveaux du roman, et témoignant d’une volonté de pousser à bout les limites, non de supprimer qui ou quoi que ce soit.

61Tout le roman de Diderot semble être un immense affrontement, entre les différents personnages, entre le lecteur fictif et le narrateur principal, pour prendre la parole et pour se faire entendre. Ces « luttes », commandées par le désir irrépressible de parler — nos duellistes, eux, ne peuvent s’empêcher de combattre —, illustrent, selon nous, le fonctionnement agonistique qui caractérise les échanges verbaux dans Jacques le fataliste.

62Les personnages ne sont pas caractérisés par la description que peut faire d’eux le narrateur principal, mais bien par le discours qu’ils sont amenés à tenir à un moment du roman. Ainsi se transforment-ils, chacun à leur tour, en narrateurs, ce qui rend la matière du texte de Diderot essentiellement discursive. Mais parmi ces narrateurs potentiels, certains sont plus « bavards » que d’autres, en particulier Jacques et l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, dont la passion de parler les amène à s’opposer. Jacques, « le plus effrené bavard qui ait encore existé » (p. 154), trouve non seulement un vif plaisir à parler et à être écouté mais aussi le moyen d’une revanche sociale dans cet acte de parole : s’il se hisse au-desssu de son statut de serviteur, c’est qu’il maîtrise parfaitement la parole et sait placer son maître en position de dépendance. Il donne lui-même l’explication de cette passion avec l’histoire de son bâillon : il a en effet, pendant son enfance, été bâillonné pendant douze années chez ses grands-parents, et c’est à « ce maudit bâillon » qu’il doit « la rage de parler » (p. 153) :

63

Jacques prétendit que le silence lui était malsain ; qu’il était un animal jaseur ; et que le principal avantage de sa condition, celui qui le touchait le plus, c’était la liberté de se dédommager des douze années de bâillon qu’il avait passées chez son grand-père, à qui Dieu fasse miséricorde
(p. 202).

64C’est donc autour du récit de ses amours que s’organise le voyage à cheval de Jacques et de son maître, récit central et en même temps éclaté, tant les possibilités qu’il soit interrompu sont importantes. En effet, ce peuvent être les circonstances dues au voyage qui viennent couper Jacques dans son élan (la rencontre de brigands dans la première auberge ; le vol de la montre et de la bourse du maître, que Jacques doit aller récupérer ; le passage du convoi funèbre, qui le fait parler de son capitaine qu’il croit mort etc.). Son mal de gorge l’empêche également de parler autant qu’il le voudrait. Mais le principal obstacle à la continuation de son récit est bien la rencontre avec la « maudite bavarde » (p. 135) qu’est l’hôtesse et le séjour prolongé, à cause du mauvais temps, à l’auberge du Grand-Cerf. Jacques se trouve ainsi face à une rivale en parole, qui semble contenter le maître autant que le faisait Jacques : elle a, elle aussi, « tout juste le vice qui [lui] convenait » (p. 206) :

65

La passion de l’hôtesse pour les bêtes n’était pourtant pas sa passion dominante, comme on pourrait l’imaginer ; c’était celle de parler. Plus on avait de plaisir et de patience à l’écouter, plus on avait de mérite ; aussi ne se fit-elle pas prier pour reprendre l’histoire interrompue du mariage singulier ; elle y mit seulement pour condition que Jacques se tairait. Le maître promit du silence pour Jacques. Jacques s’étala nonchalamment dans un coin, les yeux fermés, son bonnet renfoncé sur ses oreilles et le dos à demi tourné à l’hôtesse. Le maître toussa, cracha, se moucha, tira sa montre, vit l’heure qu’il était, tira sa tabatière, frappa sur le couvercle, prit sa prise de tabac ; et l’hôtesse se mit en devoir de goûter le plaisir délicieux de pérorer
(p. 143).

66C’est elle qui raconte en effet l’histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis, privant Jacques, pendant une bonne partie du roman, du droit de continuer l’histoire de ses amours. L’hôtesse lui coupe la parole, pour ainsi dire, et le supplante dans son rôle de narrateur. De même que la conformité de leurs caractères et de leur situation sociale pousse le capitaine de Jacques et son ami à se battre, Jacques rencontrant son « double » dans la personne de l’hôtesse, sent la nécessité de lutter pour conserver sa place. D’où la querelle qui l’oppose d’abord à l’hôtesse : Jacques réagit violemment car il est à la fois attaqué sur son statut de serviteur [13] et remplacé auprès du maître dans son rôle original de conteur, car celui-ci choisit d’écouter le récit de l’hôtesse plutôt que le sien [14]. Il constate avec dépit que l’hôtesse a gagné la partie et qu’il doit se résoudre au silence pendant un moment. Mais, comme on l’a vu pour Jacques, il ne suffit pas d’être un grand bavard pour ne pas être interrompu. Ainsi le récit de l’hôtesse est-il entrecoupé d’interventions de la part des gens de l’hôtesse concernant le fonctionnement de l’auberge, mais également de remarques de la part de Jacques, de son maître et du narrateur.

67On le voit, la prise de parole est un véritable enjeu de pouvoir : il faut lutter pour garder la parole, contre des rivaux prêts à s’en emparer. Mais le monopole de la parole est impossible à conserver et le fait d’être interrompu tient à la nature de l’échange verbal entre interlocuteurs qu’est le dialogue, forme essentielle de la narration dans Jacques le fataliste. Bien plus, ces interruptions, loin de « gâcher » chaque récit, en augmentent l’intérêt par l’attente qu’elles provoquent chez le lecteur ou l’auditeur. Mais même dans le cadre amical, le dialogue reste un affrontement, au cours duquel les personnages se piquent, se provoquent et se querellent. On peut ainsi noter que dès l’incipit du roman se dégage une structure duelle caractéristique, d’une part à travers le jeu de provocations-ripostes, de questions-réponses, d’autre part avec la mention de la paire « Jacques et son maître » et avec les deux voix du narrateur et du lecteur. Il faut au moins être deux pour créer un échange : le type de relation que privilégie le roman est, dès le départ, le duo. Mais ce début de roman pose également la forme discursive comme essentielle, précédant même la narration : la seule interrogation du lecteur qui reçoive une réponse est en effet celle qui porte sur la parole (« Que disaient-ils ? »). Se substitue alors immédiatement à l’échange entre le lecteur fictif et le narrateur le dialogue entre Jacques et son maître. De plus, ce dialogue, omniprésent et propice à l’échange fougueux, témoigne d’une esthétique proche du théâtre, que souligne en particulier l’organisation du texte en répliques successives plus que par développements proprement narratifs. Le dialogue, figure privilégiée du face-à-face, s’impose comme véritable mécanisme agonistique, dont l’exemple le plus frappant est l’épisode du « Tu descendras. Je ne descendrai pas » qui oppose Jacques et son maître. Le motif de leur dispute porte sur la place du valet par rapport à son maître : Jacques prétend qu’un « Jacques […] est un homme comme un autre » ; le maître exige alors de son serviteur qu’il « descende » de la chambre où ils se trouvent, mais surtout de cette condition privilégiée à laquelle il s’est habitué, pour retourner à sa place de subalterne.

68

Ici, le maître de Jacques se leva, le prit à la boutonnière et lui dit gravement :
« Descendez. »
Jacques lui répondit froidement :
« Je ne descends pas. »
Le maître le secoua fortement, lui dit :
« Descendez, maroufle ! obéissez-moi. »
Jacques lui répliqua froidement encore :
« Maroufle, tant qu’il vous plaira ; mais le maroufle ne descendra pas. Tenez, monsieur, ce que j’ai à la tête, comme on dit, je ne l’ai pas au talon. Vous vous échauffez inutilement, Jacques restera où il est, et ne descendra pas. »
Et puis Jacques et son maître, après s’être modérés jusqu’à ce moment, s’échappent tous les deux à la fois, et se mettent à crier à tue-tête : « Tu descendras.
— Je ne descendrai pas.
— Tu descendras.
— Je ne descendrai pas. »
(p. 208).

69Les dernières répliques, en forme de stichomythie, qui est la forme de dialogue utilisée dans le théâtre antique pour son efficacité dans les scènes de confrontation, équivalent à des coups alternés que se porteraient Jacques et son maître, tels deux adversaires dans un combat singulier. La querelle, encore une fois, a lieu à propos d’une analogie entre les statuts : Jacques, en affirmant qu’il n’est pas un serviteur comme les autres, remet en question le rôle et la place de son maître. Lorsque les rapports hiérarchiques ne sont plus respectés et qu’une concurrence s’installe, la ressemblance crée le conflit. Le dialogue offre ainsi, d’une manière très efficace, la possibilité du face-à-face. Par ailleurs, il est important de noter que les interruptions, que permet l’utilisation du dialogue, sont en fait les véritables moteurs de la narration et de la lecture ; c’est ce qui permet au récit de se prolonger tout en maintenant l’attention des auditeurs et du lecteur en éveil. La figure du duel n’est pas ici une technique narrative signe de mort et de fin, elle permet le renouvellement perpétuel de la parole et sa continuation.

70Ce sont en particulier les relations entre Jacques et son maître qui sont marquées, comme celles du narrateur et du lecteur fictif, par des échanges verbaux conflictuels. La conversation entre Jacques et son maître, avec les interruptions qu’elle suppose, agit comme moteur de la narration en faisant s’opposer les deux personnages sur la manière de raconter. Wim De Vos voit d’ailleurs dans la marche de leurs montures respectives (l’une a une allure mesurée, l’autre fait des écarts ou part au galop sans prévenir) une métaphore de leurs styles narratifs : le maître opte pour un type de narration classique tandis que Jacques peut serrer la bride de sa narration ou la laisser aller à sa fantaisie [15]. Ce sont précisément ces visions différentes de la narration qui provoquent le conflit entre eux. Jacques se plaint en effet tout au long du roman de ne pouvoir poursuivre son récit sans être interrompu, soit par les circonstances, soit par le maître lui-même. Le maître ralentit à plusieurs reprises la narration afin d’obtenir des précisions ou des explications : au moment de l’épisode des fourches patibulaires, son air distrait et inquiet fait s’arrêter Jacques, qui est obligé de le rassurer sur le fait qu’il n’est pas un criminel et que les « présages » ne sont peut-être pas pour lui. Un peu plus loin, le maître est préoccupé par un détail qui sera ensuite à l’origine de la digression sur l’histoire du capitaine et de son ami :

71

JACQUES. […] Mais, monsieur, je crois que vous ne m’écoutez pas.
LE MAÎTRE. Non, Jacques, il était écrit là-haut que tu parlerais cette fois, qui ne sera peut-être pas la dernière, sans être écouté.
JACQUES. Quand on n’écoute pas celui qui parle, c’est qu’on ne pense à rien, ou qu’on pense à autre chose que ce qu’il dit : lequel des deux faisiez-vous ?
LE MAÎTRE. Le dernier. Je rêvais à ce qu’un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait, que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris quelque chose à cela ?
JACQUES. Assurément.
LE MAÎTRE. C’est pour moi une énigme que tu m’obligerais de m’expliquer.
JACQUES. Et que diable cela vous fait-il ?
LE MAÎTRE. Peu de chose ; mais quand tu parleras, tu veux apparemment être écouté ?
JACQUES. Cela va sans dire.
LE MAÎTRE. Eh bien ! en conscience, je ne saurais t’en répondre, tant que cet inintelligible propos me chiffonnera la cervelle. Tire-moi de là, je t’en prie.
JACQUES. À la bonne heure ! mais jurez-moi, du moins, que vous ne m’interromprez plus.
LE MAÎTRE. À tout hasard, je te le jure
(p. 87).

72L’interruption est bien au fondement du développement de la narration puisque c’est suite à cette demande du maître que Jacques commence l’histoire de son capitaine. Pourtant, la plupart du temps, c’est pour raccourcir le récit de Jacques que le maître l’arrête. Il veut en effet que son serviteur aille directement au but, c’est-à-dire au récit de ses amours avec Denise à proprement parler. Il faut dire que Jacques, dès le début du roman, choisit un thème qui retient l’intérêt de son maître, et du lecteur, en promettant de révéler le lien incongru entre sa blessure au genou et ses amours. Il semble avoir calculé juste car le maître attend impatiemment la révélation de l’énigme, qui sera à la fois narrative et érotique : comment sa blessure au genou a-t-elle conduit Jacques à une femme ? et, ses amours ont-elles eu un heureux dénouement, autrement dit, ont-elles été consommées ? La remarque de Peter Brooks selon laquelle le désir représente la « dynamique qui sous-tend la narration » [16] s’applique ici parfaitement à la technique narrative de Jacques le fataliste. Le plaisir narratif et le plaisir érotique concordent. C’est d’ailleurs le sens que nous assignons aux demandes réitérées du maître, caractérisées par un « Eh bien ! Jacques, et tes amours ? » : ce refrain agaçant revient pour relancer Jacques dans son récit, mais apparaît également comme la marque du désir du maître, frustré par le report permanent du dénouement érotique. Il faut d’ailleurs noter que les querelles à propos des choix narratifs deviennent particulièrement vives lorsque le contenu érotique des histoires est important. Comme le dit Roy Chandler Caldwell, le maître est impatient (de même que le lecteur) et subvertit continuellement les mouvements discursifs qui retardent l’action : frustré par les interruptions et les descriptions, le maître demande, non des paroles, mais de l’action, érotique [17] :

73

Fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l’humeur de la doctoresse, et des progrès de ta guérison ; saute, saute par-dessus tout cela. Au fait ! allons au fait ! Voilà ton genou à peu près guéri, te voilà assez bien portant, et tu aimes
(p. 114).

74Le maître réclame d’aller « au fait », c’est-à-dire à l’organe sexuel féminin qui apparaît comme le but de toutes les histoires du roman. Ailleurs, au moment où Jacques raconte comment il attache les jarretières qu’il a achetées à Denise, le maître prononce une formule qui établit clairement la correspondance entre parcours narratif et parcours érotique :

75

Quand on est arrivé au genou, il y a peu de chemin à faire
(p. 322).

76Mais Jacques insiste pour dire toutes les circonstances ; cette réplique du maître, même en fin de roman, ne correspond pas à la narration que Jacques entend mener :

77

Mon maître, Denise avait la cuisse plus longue qu’une autre
(p. 322).

78Pourtant, lorsque Jacques se trouve à son tour en position d’auditeur, il ne peut s’empêcher d’interrompre son maître. Estce une forme de vengeance, face au fait que le récit des amours du maître, contrairement au sien, « va tout de suite » (p. 384) ? En tout cas, ce dernier lui fait bien remarquer que les commentaires qu’il formule et qui viennent couper ou anticiper le récit sont en contradiction avec les principes qu’il énonçait plus tôt. La rivalité qui s’installe entre nos deux personnages porte sur l’art de raconter mais, encore une fois, révèle que Jacques, supplanté par le maître dans son rôle de conteur, à cause de son mal de gorge, ne supporte pas que l’on prenne sa place. Et le maître souligne combien il est frustrant pour lui d’avoir un auditeur qui ponctue le récit de ses commentaires sur la suite et sur le dénouement :

79

LE MAÎTRE. Tu vas anticipant sur le raconteur, et tu lui ôtes le plaisir qu’il s’est promis de ta surprise ; en sorte qu’ayant, par une ostentation de sagacité très déplacée, deviné ce qu’il avait à te dire, il ne lui reste plus qu’ à se taire, et je me tais
(p. 384).

80Dans toutes les situations, qu’il soit auditeur, conteur ou acteur, le maître est toujours celui à qui on « ôte le plaisir », soit d’entendre la fin d’un récit érotique (celui des amours de Jacques et de Denise), soit de raconter l’histoire de ses amours (avec Agathe), soit de profiter d’une nuit d’amour jusqu’au bout (lorsqu’il croit enfin posséder Agathe, les parents de la belle font irruption dans la chambre). La violence dont il fait preuve à l’occasion du duel final est sans doute à la hauteur de la frustration qu’il ressent tout au long du roman. Mais il sait aussi se venger en faisant à Jacques, au lieu de raconter tout de suite l’histoire de l’emplâtre de Desglands, un long portrait de la belle veuve. Avec ce ralentissement de la narration, cette attente qu’il fait subir à Jacques, le maître, pour la première (et la dernière) fois, prouve qu’il a pris conscience du pouvoir que détient le locuteur et qu’il en joue. Les interruptions intempestives font ainsi partie du jeu qui oppose Jacques et son maître et révèlent combien le dialogue, dans Jacques le fataliste, se rapproche de la pratique du duel. Mais l’autre niveau de la diégèse, celui du narrateur et du lecteur fictif, met aussi en avant ce motif agonistique : les deux paires (Jacques/son maître et narrateur/lecteur) présentent à la fois rivalité et complicité ; ils se heurtent par moments, alors qu’ à d’autres ils s’associent pour faire avancer le roman.

81Alors que de nombreux narrateurs ne font que s’adresser directement à leurs lecteurs, Jacques le fataliste est un des rares romans à donner une voix à son lecteur afin qu’il puisse répondre. La « conversation » qui en résulte forme le premier niveau diégé-tique et articule un problème général de théorie littéraire : quelles sont les règles pour organiser et interpréter la narration ? Tout au long du roman, le narrateur et le lecteur fictif se querellent pour savoir comment les histoires doivent être racontées et ce qu’elles signifient. Dès l’incipit, le caractère agonistique du dialogue entre le narrateur et le lecteur est sensible. Le narrateur semble posséder une information narrative à laquelle le lecteur demande, de manière agressive, un accès immédiat. C’est le contrôle de la narration qui est ici en jeu : qui, du narrateur ou du lecteur, déterminera la manière dont l’histoire sera menée ? Le tour énigmatique des réponses du narrateur (« par hasard », « comme tout le monde »), voire hostile (« que vous importe ? »), vise à démontrer que le jeu se jouera selon les règles qu’il met en place. Le lecteur semble avoir une expérience des romans et croit que celui-ci devrait commencer selon les règles établies du genre ; ses interventions répétées prennent le narrateur à partie sur le fait qu’il enfreint ces règles. Mais ce dernier insiste pour mener la narration à sa manière. Fort de la nouveauté du jeu qu’il instaure, le narrateur affirme sa toute-puissance sur la narration en cours :

82

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’ à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait
(p. 36-37).

83Ou bien :

84

Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie de vous désespérer !
(p. 38).

85Le lecteur, comme le maître, a été accroché par la promesse érotique du récit de Jacques et souhaite qu’il atteigne rapidement son paroxysme. Le narrateur, conscient de cette impatience, joue avec, retarde par ses interruptions et ses digressions la fin du récit, ou tente le lecteur au détour d’une allusion :

86

Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois ? pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival et même le rival préféré de son maître ? — Est-ce que le cas lui était déjà arrivé ? — Toujours des questions. Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le récit de ses amours ? Une bonne fois pour toutes, expliquez-vous ; cela vous fera-t-il, cela ne vous fera-t-il pas plaisir ?
(p. 39).

87Ce passage situe le rapport de force narrateur / lecteur à son juste niveau, celui de la frustration : le narrateur menace de le priver des amours de Jacques, c’est-à-dire à la fois du moteur même du récit et de cette jouissance de voyeur qui est celle de tout auditeur à l’écoute d’une histoire d’amour. Cette relation de domination s’exerce avec pour armes celles de la rhétorique : l’attente, l’exagération, le ralentissement, ou au contraire l’accélération, l’ellipse, sont autant de procédés narratifs voisins des coups qui règlent la pratique du duel, comme la feinte, la passe, l’esquive… Non seulement le narrateur peut retarder volontairement l’aboutissement du récit, en particulier amoureux, mais il lui arrive également de prétendre ignorer autant que le lecteur la suite des événements. Après l’agressivité dont il a fait preuve au début, face à la curiosité du lecteur [18], le narrateur commence à révéler les limites de son savoir ou à admettre son incapacité à contrôler les personnages, et par là-même la narration, travaillant ainsi à la subversion du texte. Le meilleur exemple se situe au moment où l’hôtesse remonte dans la chambre du maître et de Jacques et interrompt le récit de ce dernier :

88

La voilà remontée, et je vous préviens, lecteur, qu’il n’est plus en mon pouvoir de la renvoyer. — Pourquoi donc ? — C’est qu’elle se présente avec deux bouteilles de champagne, une dans chaque main, et qu’il est écrit là-haut que tout orateur qui s’adressera à Jacques avec cet exorde s’en fera nécessairement écouter
(p. 157-158).

89Le narrateur feint de ne pouvoir échapper au destin qui pèse sur le monde comme sur l’œuvre. Et voilà le lecteur ébranlé dans cette croyance naïve et confortable que le narrateur fait les romans qu’il veut. Car il a déjà été prévenu qu’il ne fallait pas s’attendre à trouver, dans ce roman-là, tous les stratagèmes romanesques traditionnels ; l’aventure, l’intrigue, l’idylle amoureuse etc. ne font pas partie de l’histoire qu’entend mener le narrateur, qui clame à plusieurs reprises la vérité de son récit [19]. Cependant le lecteur fictif n’est pas en reste et prend aussi la parole pour contester la domination du narrateur sur la narration.

90Leur discussion débute en effet sur une réplique du lecteur, qui remet en cause le mérite d’un jeu narratif fondé sur la vérité :

91

La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ? Rien
(p. 71).

92Plus loin, ce sont sur des questions de morale que le narrateur et le lecteur continuent de s’opposer, le lecteur accusant le narrateur d’obscénité et le reprenant sur quelques audaces, notamment au moment où ce dernier déclare que « Jacques se précipita sur la main de Denise… et la baisa » (p. 328). Le lecteur, tombé dans le piège de l’ambivalence du pronom « la », affirme de manière agressive son droit à terminer l’histoire autrement :

93

Tu te trompes, insigne calomniateur, je ne finirai point comme toi. Denise fut sage
(p. 328).

94Pourtant, le dialogue agonistique de Jacques le fataliste aboutit finalement à une « figure de collusion [20] » : au sens propre, le narrateur et le lecteur jouent ensemble (colludere) ; ils ne s’opposent pas au cours d’une querelle sanglante. Les interlocuteurs sont en fait du même bord, liés l’un à l’autre par un intérêt mutuel. Ils bataillent tous les deux pour faire advenir le sens, au cours d’un dialogue dont le modèle pourrait être le dialogue socratique. Et cette entreprise commune serait vraisemblablement impossible sans la tension qui caractérise leurs rapports. Ainsi apparaît leur connivence lorsqu’ils envisagent de réécrire la fin de la pièce de Goldoni :

95

Je vous entends, lecteur ; voilà, dites-vous, le vrai dénouement du Bourru bienfaisant. Je le pense
(p. 138).

96Tout le passage qui suit est particulièrement intéressant ; c’est la première fois que le lecteur et le narrateur se trouvent tous deux ensemble à la même place : nous pouvons en effet les considérer comme deux auteurs de la pièce, les questions et suggestions de l’un stimulant l’autre dans la réécriture. Mais nous pouvons également les considérer comme deux lecteurs de la pièce de Goldoni. C’est sur ce dernier point que nous voulons maintenant insister. En effet, la manœuvre textuelle qui fait dire au narrateur, à la fin du roman, qu’il n’est que l’éditeur de manuscrits, aboutit à une redéfinition des rapports narrateur / lecteur. Il s’arrête brutalement [21], prétendant que les « mémoires » (p. 326) qu’il a en sa possession sont sans doute suspects et qu’il peut difficilement combler les lacunes. Ainsi, le texte du narrateur, celui qu’a lu le lecteur, n’est pas originaire, il a été adapté d’un autre texte. En faisant apparaître ce nouveau texte (ce que Genette appelle un hypotexte [22] ), le narrateur élimine effectivement la différence de statut qui le séparait du lecteur. En tant qu’éditeur, il est lecteur, au même titre que son antagoniste. Nous pouvons ainsi considérer les remarques de l’un et de l’autre à propos de l’art de raconter comme également valides, puisqu’on n’aurait finalement entendu que la voix de deux lecteurs.

97

En admettant que son accès au vrai texte est restreint et en reconnaissant les limites de son propre pouvoir herméneutique, le narrateuréditeur a systématiquement subverti sa propre position à l’intérieur du texte. Il n’est pas étonnant, dès lors, que tout au long de Jacques le fataliste il ait permis au lecteur de participer au dialogue, de lui disputer son autorité, de contester la domination unilatérale du texte. [23]

98Le jeu agonistique qui les oppose prend alors une tout autre tournure : c’est de leur position d’égalité que naît le conflit et le désir de rivaliser. De même que nos « deux officiers à peu près égaux d’âge, de naissance, de service et de mérite » (p. 94) se provoquent en duel pour mettre en compétition leur mérite, le lecteur et le narrateur-éditeur, doubles l’un de l’autre, ne peuvent s’empêcher de se mesurer l’un à l’autre et de se disputer la domination de la narration.

99Comme nous venons de le voir, la parole dans Jacques le fataliste, image d’un jeu de langage et enjeu de pouvoir, passe d’un personnage à l’autre : Jacques, son maître, l’hôtesse, mais également le marquis des Arcis (en racontant l’histoire du père Hudson), sont à un moment narrateurs, sans compter les interventions du narrateur principal. Ainsi la transitivité de la parole estelle à l’origine de l’empilement des strates temporelles et narratives du roman. Mais ces strates ne se suivent pas dans un ordre chronologique ou hiérarchique ; elles semblent, en fait, rivaliser entre elles à l’image de la joute oratoire qui oppose les différents narrateurs. La structure du roman, dans son entier, accuse, par l’intermédiaire des personnages, une construction fondée sur cette lutte perpétuelle, à travers la concurrence des niveaux narratifs, mais également des suites ou fins d’une même histoire. Finalement, la concurrence se situe au niveau temporel — le récit des amours de Jacques est coupé par les aléas du voyage de nos deux personnages, par les rencontres qu’il font, et par les interruptions du narrateur principal — et au niveau thématique — le narrateur propose plusieurs fins à l’histoire de Jacques et de son maître. Ainsi le roman est-il lui-même, au niveau formel, une sorte de duel.

100Les différents niveaux narratifs ne cessent de s’entrecouper, de se couper la parole pour ainsi dire. Mais il est intéressant de remarquer que le chevauchement des séquences narratives est particulièrement sensible lorsqu’il s’agit d’histoires d’amour. Ainsi le récit de la nuit du maître avec Agathe est-il interrompu par une intervention du narrateur, qui constate le peu d’attention de Jacques :

101

J’ouvre les rideaux ; et à l’instant je sens deux bras nus se jeter autour de moi et m’attirer ; je me laisse aller, je me couche, je suis accablé de caresses, je les rends. Me voilà le mortel le plus heureux qu’il y ait au monde ; je le suis encore lorsque…
Lorsque le maître de Jacques s’aperçut que Jacques dormait, ou faisait semblant de dormir : « Tu dors, lui dit-il, tu dors, maroufle, au moment le plus intéressant de mon histoire !… »
(p. 296).

102Ce type d’interruption, « au moment le plus intéressant de [l]’histoire », est une manière d’entretenir le suspense et de maintenir l’attention du lecteur ou de l’agacer. En effet, tout au long du roman, l’acte narratif et l’acte amoureux sont continuellement perturbés, frustrant par là-même le désir du lecteur de connaître la suite et le désir sexuel du personnage qui ne peut « conclure » de manière satisfaisante. De même, nous n’apprendrons pas la fin de l’histoire du « cloueur » et du « cloué », à cause de l’arrivée de l’hôtesse :

103

Les uns se disposaient à suivre leur route, les autres à retourner dans la capitale, en masque et sur des chevaux de poste, lorsque l’hôtesse reparut et mit fin au récit de Jacques
(p. 157).

104L’effet est ici d’autant plus saisissant que la concurrence temporelle a lieu dans la même phrase. L’interférence se fait entre deux niveaux de récit, celui de l’histoire que fait Jacques à son maître et celui du narrateur commentant l’arrivée de l’hôtesse, qui normalement ne devraient pas pouvoir communiquer.

105D’autre part, ce sont aussi les différentes possibilités concernant la suite du récit qui se concurrencent dans le roman et qui viennent ainsi concurrencer le choix effectif. À de nombreuses reprises, des pistes inexploitées sont lancées par le narrateur, comme autant de possibles du roman, notamment au début, à propos du gîte choisi par Jacques et par son maître. Cette technique, qui fait coexister dans le texte une série de possibles, participe du jeu sur l’incertitude du récit, constante dans Jacques le fataliste : soit le narrateur propose une version, sur le mode hypothétique, qu’il déconstruit aussitôt, soit il laisse au lecteur le soin de décider lui-même la suite qu’il préfère. Mais l’exemple le plus frappant de cette concurrence au niveau thématique se situe à l’extrême fin du roman, lorsque le narrateur révèle qu’il n’est que l’éditeur du texte et qu’il propose, pour terminer, trois paragraphes distincts, dont on ne sait s’ils sont à considérer dans un ordre chronologique ou à prendre séparément. Leur apparition surdétermine, une nouvelle fois, l’arbitraire du texte en présentant plusieurs fins à l’histoire de Jacques et de son maître, parmi lesquelles le lecteur doit choisir ; et lorsque le narrateur stoppe son récit, le lecteur est mis en demeure d’enquêter auprès des personnages pour apprendre le fin mot de l’histoire, ou d’inventer lui-même la suite.

106La reprise infinie du même thème obsessionnel, les amours de Jacques, correspond à la répétition des duels, jamais terminés. Une fois le blessé guéri, le combat reprend entre les duellistes autant de fois qu’il est possible, pour ne s’achever jamais. Par exemple, nous ne connaissons pas la fin de l’histoire du « cloueur » et du « cloué », laissée en suspens et vraisemblablement vouée à la réitération. Les duels se répètent comme autant de blessures qui se réouvrent, à l’image de la blessure au genou de Jacques, qui ne cicatrise jamais tout à fait ; les amours de Jacques, commencées, ouvertes au sens narratif du terme, sont refermées, reprises, indéfiniment recousues… De même que la mort n’est pas atteinte au cours des affrontements armés, le soulagement sexuel avec Denise tarde à venir, se fait attendre, est, à chaque digression ou changement de narrateur, repoussé. Même la perte de son pucelage, en série, avec Justine, Marguerite, Suzanne, semble ne jamais avoir de fin. Or s’il existe bien une expérience unique, c’est celle-là… Mais Jacques, en feignant l’innocence et l’ignorance, connaît plusieurs fois la première fois.

107Les couples de duellistes, pris séparément, sont donc victimes de cette compulsion de répétition si particulière qui les amène à reprendre indéfiniment la lutte. Mais, comme on l’a vu, les scènes de duel elles-mêmes sont répétées dans le roman. Autrement dit, le texte se construit sur la reprise d’un épisode, dont le fonctionnement met précisément en scène la reprise monomaniaque d’un même comportement. Les quatre récits de duel se font ainsi écho, se concurrencent, se reprennent… au cours d’un roman sans commencement réel ni dénouement. Seule la mort de Saint-Ouin, après le duel qui l’oppose au maître, donne une illusion de fin. Mais selon nous, c’est le côté ludique qui prime, à travers cette poétique de la reprise et de l’incertitude (comment se terminent les amours de Jacques ? quelle fin assigner aux combats singuliers, puisqu’on ignore si les duellistes sont morts ou non ?) : il s’agit en effet de continuer le jeu, d’éviter la mise à mort, de ne rien trancher.

Notes

  • [1]
    Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, préface d’Yvon Belaval, Paris, Folio Classique, p. 104.
  • [2]
    En apprenant la mort de son rival, Desglands déclare : « C’était un très brave homme, mais je ne saurais m’affliger de sa mort… » (JLF, p. 303).
  • [3]
    Rino Cortiana, Il viaggio, gli amori, e il duello : sistema del passato e sistema illuministico in « Jacques le fataliste » di Diderot, Venezia, Cafoscarina, 1983, p. 64.
  • [4]
    « Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu’ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho… » (JLF, p. 99).
  • [5]
    « Un après-dîner, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. […] Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. […] Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. », Le Neveu de Rameau, in Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1955, p. 395-396.
  • [6]
    Gousse passe du dévouement le plus total pour son ami Prémontval à la plus pendable escroquerie vis-à-vis du narrateur, ce qui fait dire à ce dernier que Gousse est un « original sans principes », qui agit sans la moindre notion de Bien ou de Mal.
  • [7]
    Henri Bergson, Le rire, « Quadrige », Paris, PUF, 1999. Le comique, selon Bergson, vient de ce que le corps vivant se raidit en machine : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. […] Voici par exemple, chez un orateur, le geste qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. […] Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit à me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que j’ai maintenant devant moi une mécanique qui fonctionne automatique ment. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique. » (p. 22-25).
  • [8]
    Lorsque Jacques raconte le châtiment qu’il a reçu après son acte de générosité envers Jeanne, le maître s’emporte et se voit l’épée à la main, vengeant son valet contre les voleurs (JLF, p. 118). Ce geste de recours imaginaire à la violence est d’ailleurs annoncé plus tôt dans le roman par la réaction similaire du capitaine devant l’insulte faite à M. Le Pelletier : il déclare alors que son évangile à lui « réside dans [son] fourreau (JLF, p. 92).
  • [9]
    Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et lettres méditation seconde, textes présentés par André Bridoux, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Galli mard, 1953, p. 281.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    On sait que le capitaine de Jacques est le sage spinoziste du roman ; c’est dans l’Éthique que se trouvent les théories dont il s’inspire : « Il n’y a dans l’esprit aucune volonté absolue ou libre ; mais l’esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui elle aussi est déterminée par une autre, celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. » (Spinoza, Éthique proposition XLVIII, 2e partie in Œuvres complètes, texte traduit, présenté et annoté par Roland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 402).
  • [12]
    À propos de l’illusion de vouloir librement : « C’est ainsi qu’un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir se venger, et un peureux s’enfuir. Un homme ivre aussi croit dire d’après un libre décret de l’esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et beaucoup de gens de même farine croient parler selon un libre décret de l’esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler. » (Spinoza, Éthique, scolie de la proposition II, 3e partie, op. cit., p. 418). Spinoza montre que c’est le désir (appetitus) qui pousse à agir, à parler ou à se taire, et non la volonté. Ainsi tous les hommes sont-ils déterminés. Il est, de plus, singulier que Spinoza prenne comme exemple celui des vengeances promptes, qui caractérise le maître, et celui du désir irrépressible de parler, qui caractérise Jacques, le « maudit bavard ».
  • [13]
    L’hôtesse, par pure provocation sans doute, déclare en ouvrant son récit : « Il faut se méfier des valets ; les maîtres n’ont point de pires ennemis… » (JLF, p. 140).
  • [14]
    L’analyse que fait Francis Pruner de ce passage rejoint ce que nous venons de dire : « La dispute entre Jacques et l’hôtesse illustre, elle aussi, sur le mode burlesque, la double idée du ressentiment et de l’antagonisme des forces. Jacques en veut à l’hôtesse de lui couper la parole, dans toute l’acception du terme. Incorrigible bavard, il se complaît, depuis le début du voyage, à satisfaire la curiosité de son maître par ses pittoresques récits. Le voilà dépossédé de son privilège par une femme plus bavarde encore que lui : il se venge dès les premiers mots qu’elle articule en la contredisant d’autant plus hardiment qu’il se sent visé dans sa dignité par la généralisation tendancieuse de l’hôtesse. Sa contradiction, au reste, ne fait que mieux prouver la vérité même qu’elle prétend dénoncer, à savoir que les rapports de maître à valet, comme les rapports d’homme à femme, traduisent un état de guerre permanent ». (L’unité secrète de « Jacques le fata liste », Paris, Minard, 1970, p. 107-108).
  • [15]
    Wim De Vos, « Le cheval comme métaphore de la narration dans Jacques le fataliste », Diderot Studies, 25, 1993, p. 41-48.
  • [16]
    Peter Brooks, « Storied bodies, or Nana at last unveiled », Critical inquiry, 16, 1989, p. 1 ; cité par Roy Chandler Caldwell : « Peter Brooks’s general claim that desire represents the subtending dynamic of narrative’ appears justified by the narrative praxis of Jacques le fataliste. » (« Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », Diderot studies, 26, 1995, p. 37).
  • [17]
    « The inscribed reader and the various other narrataires are impatient, and continually subvert discursive moves which delay action. Frustrated by interruptions and descriptions, the master demands not words but (erotic) action. » (Roy C. Caldwell, « Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », op. cit., p. 38).
  • [18]
    La curiosité du lecteur, qui concerne souvent la localisation du récit, même si elle est un véritable moteur du récit, n’en est pas moins importune aux yeux du narrateur : « …ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s’acheminer… — Où ? — Où ? lecteur, vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? Quand je vous aurai dit que c’est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé ? » (JLF, p. 56).
  • [19]
    « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable. » (JLF, p. 47) ; « Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu’on a volé au maître de Jacques : et vous vous tromperez. C’est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement ; mais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. » (JLF, p. 74).
  • [20]
    Roy C. Caldwell, « Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », op. cit., p. 36.
  • [21]
    « Et moi, je m’arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j’en sais. » (JLF, p. 325).
  • [22]
    Gérard Genette donne cette définition de l’hypertextualité : « J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. » (Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11-12).
  • [23]
    « By admitting his lack of access to the true text and by acknowledging the limits of his own hermeneutic powers, the narrator-editor has systematically subverted his own position within the text. Little wonder, then, that throughout Jacques le fataliste he has permitted his reader to participate in the dialogue, to challenge his authority, to contest unilateral domination of the text. » (Roy C. Caldwell, « Backtalk : agonistic dialogue in Jacques le fataliste », op. cit., p. 44, notre traduction).
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