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Article de revue

Incorporer la science : le cas d'Edward Gibbon

Pages 229 à 245

Notes

  • [1]
    Pour clore son deuxième chapitre, Gibbon résume ce qui deviendra l’idée générale de l’ouvrage : les barbares du nord « firent renaître les mâles sentimens de la liberté ; et après une révolution de dix siècles, la liberté enfanta le goût et la science ». Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, tr. François Guizot (1812 ; Paris, 1828), 13 tomes ; ici t. I, p. 167. Le texte original, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, sera cité d’après l’édition établie par David Womersley (Londres, 1994), 3 tomes. Dans mes renvois au titre français de l’ouvrage de Gibbon, je reviens sur le choix de Guizot, en remplaçant « Décadence » par « Déclin ».
  • [2]
    La deuxième définition du nom « science », dans le grand Dictionnaire de la langue anglaise (Londres, 1755) de Samuel Johnson est « certainty grounded on demonstration ». La première associe le savoir avec le divin. On notera également que dans le catalogue que Gibbon a fait dresser de sa bibliothèque en 1785, la partie « Sciences » comporte trois sous-rubriques : « I. Droit et politique ; II. Métaphysique, Morale, Beaux-Arts ; III. Histoire naturelle ». Montesquieu est scientifique au même titre que Buffon. Voir Geoffrey Keynes, The Library of Edward Gibbon (Londres, 1980, 2e éd.), p. 9-10.
  • [3]
    Edward Gibbon, Memoirs of My Life, éd. Georges Bonnard (1796 ; New York, 1969), p. 30-31 ; « as soon as I understood the principles, I relinquished the practice of mathematics ; nor can I lament that I desisted before my mind was hardened by the habit of rigid demonstration so destructive of the finer feelings of moral evidence » (p. 78).
  • [4]
    Memoirs, p. 159. Dans un billet au professeur d’anatomie, il regrette notamment en 1777 que ses activités « littéraires et parlementaires » ne lui permettent pas de suivre ce cours avec plus d’assiduité. The Letters of Edward Gibbon, éd. J.E. Norton (Londres, 1956), 3 tomes ; ii. 138. Vers la fin de sa vie, à Lausanne, il assistait encore à des conférences sur la botanique et la minéralogie.
  • [5]
    « Bones or guts from two to four ». Letters, ii. 140.
  • [6]
    L’étude de Jean-Pierre Schandeler « République des sciences ou fractures de la République des lettres », dans le présent recueil, montre jusqu’à quel point Paris était à la fois un centre influent et une caisse de résonance pour des problématiques venant du continent en général. Cette étude explore avec grande pertinence plusieurs des sujets abordés dans mon essai.
  • [7]
    Une dizaine de lettres aux savants J. J. Breitinger à Zurich et à Johann Matthias Gesner à Göttingen se trouvent dans Letters, t. i. Peut-être y en avait-il davantage. Le voyage en pleine guerre avait pour but de rendre visite à Louis de Beaufort, un historien de la république romaine. Quant à la revue, je l’ai étudiée dans « E. Gibbon et les Mémoires Littéraires de la Grande Bretagne :contextes d’un projet de périodique et raisons d’un échec ». Dix-Huitième Siècle, n° 36, 2004, pp. 469-490. Les Mémoires comportaient une rubrique sur l’actualité scientifique, écrite par une personne spécialisée.
  • [8]
    L’Essai sur l’étude de la littérature est rédigé en français bien que Gibbon l’ait publié à Londres en 1761, après son retour de Lausanne. J’achève actuellement une édition de cet ouvrage en collaboration avec Patricia Craddock ; toutes les citations proviennent de cette édition, avec l’orthographe d’origine.
  • [9]
    « The physics, both of the Academy and the Lycaeum, as they are built, not on observation, but on argument, have retarded the progress of real knowledge. » Decline, iii.350 ; tr. Guizot, t. 10, p. 391 (mes italiques). Il est curieux que Guizot mette « progrès » au pluriel.
  • [10]
    Essai XL etEssay on the Study of Literature (Londres, 1764), idem. Cependant, le traducteur se montre plutôt connaisseur de la scène intellectuelle en Europe telle qu’elle est dépeinte dans l’Essai. Il semble improbable que le traducteur ait rechigné à l’idée d’associer Buffon à « la physique », ou qu’il ait tiré ses conclusions à partir d’un pluriel de nom propre.
  • [11]
    Adam Smith, « Letter to the Edinburgh Review » in Essays on Philosophical Subjects (Indianapolis, 1982), p. 245-246. Dans The Theory of Moral Sentiments (1759 ; Indianapolis, 1984), III.2.20-22, Smith dessine la tension entre république des sciences, factions et opinion publique.
  • [12]
    Autobiography of Joseph Priestley (1806 ; Teaneck, New Jersey, 1970), p. 90 (ma traduction).
  • [13]
    En ce qui concerne la Royal Society, Joseph Addison avait déjà qualifié en 1711 ses membres de badauds plutôt que d’esprits portés à l’observation méthodique. C’est à ce titre qu’il leur recommande son journal dont les relations seront basées sur une meilleure qualité d’observation. Voir Joseph Addison et Richard Steele, The Spectator, 12 mars 1711, No. 10. Gibbon s’inscrit dans cette lignée révisionniste et moralisatrice.
  • [14]
    Le voyageur français Jean Chardin traite de l’importance historique de l’astronomie persane, en notant que les astronomes perses ne disposaient ni de cartes ni de télescopes. S’agissant de leurs calculs, Chardin observe : « en la supputation qu’ils font ils ne s’alambiquent pas le cerveau, comme font les astronomes européens, dans le calcul de tant de petits arcs parallactiques de longitude et latitude ». Le passage est tiré de son journal de voyage (Londres, 1686) ; voir un recueil moderne, Jean Chardin, Voyages en Perse, éd. Claude Gaudon (Paris, 1965), p. 220-221. Gibbon, quant à lui, reconnaissait l’intérêt, et les dérives possibles, du fait de « s’alambiquer » le cerveau.
  • [15]
    Il est intéressant de comparer cet exemple, qui se rapporte implicitement au premier tome de l’Histoire naturelle (1749) de Buffon, au paragraphe XIII de l’Essai où Gibbon reproche au poète Milton son recours maladroit à une image scientifique, celle du compas, pour décrire la création de la terre par Dieu.
  • [16]
    Je passe sous silence la dimension religieuse de cette réflexion, qu’on entrevoit avec l’opposition entre matière et esprit.
  • [17]
    Les citations tirées de Guizot (celle-ci de X.386) présentent l’orthographe des noms courant au 19e siècle. Le texte anglais (Decline, iii.347-8) est reproduit ci-dessous.
  • [18]
    Le titre marginal « Introduction of Learning among the Arabians » (Decline, iii.347) est rendu « Introduction de la littérature parmi des Arabes, A.D. 754, etc., 813, etc. » (tr. X.385).
  • [19]
    Nous savons par ailleurs combien le Déclin participe à l’invention pour toute la modernité d’un système de notes en bas de page, et de dialogues pour les yeux et pour l’esprit. Voir Anthony Grafton, The Footnote. A Curious History (Cambridge, USA, 1997).
  • [20]
    Dans le contexte que nous avons étudié, cette réflexion sur la science arabe et sur la ruche se doit de passer par le beau livre de 1917 de D’Arcy Wentworth Thompson, On Growth and Form (rééd. Cambridge, 1971), notamment le chapitre sur la cellule de l’abeille et un passage kantien sur l’animal entier (the whole animal), p. 107-119, 262-264.
  • [21]
    C’est une ironie de plus que la correspondance des deux hommes soit reproduite, avec une note d’excuse en bas de page, dans les Miscellaneous Works of Edward Gibbon (1796 ; Londres, 1837), p. 309-313, ouvrage édité par l’ami proche de Gibbon, Lord Sheffield. Les italiques sont de Priestley.
English version

1L’historien Edward Gibbon (1737-1794) fut sans doute un des hommes les plus savants du 18e siècle britannique, et comme il se doit pour la période, son savoir était loin d’être cantonné dans un domaine particulier. Si son grand ouvrage The History of the Decline and Fall ofthe Roman Empire (1776-1788) rend compte de l’histoire ancienne et médiévale, le résultat visé et la procédure employée sont modernes : par le biais du passé il s’agit de mieux comprendre les choix du présent. S’appuyant sur la lecture critique de documents originaux, la tâche est essentiellement scientifique, et dès le deuxième chapitre de l’ouvrage, Gibbon salue la modernité européenne comme un moment de liberté, de goût et de science [1].

2Le terme « science » a une portée large en 1776, et comprend une tournure d’esprit et une conscience de méthodes que nous associons encore avec les sciences [2] et que Gibbon savait mettre en pratique. Jeune, il était si doué en mathématiques qu’il aurait pu y acquérir « une certaine notoriété ». S’il trouve bon de préciser ce détail dans ses mémoires, ce n’est pas de la vantardise, mais un signe de l’importance qu’il attache au fait d’avoir cessé d’étudier les mathématiques plus tard, en rejetant la primauté de la démonstration [3]. Les mémoires font aussi état de cours d’anatomie et de chimie qu’il suivait volontiers au Collège Royal des Chirurgiens à Londres en 1777 [4]. Gibbon a beau tourner en dérision ces cours quotidiens dans une lettre où il expose son emploi du temps — des lectures le matin, et « des os ou des viscères, entre quatorze et seize » [5] —, il y a fort à parier que ces après-midi ne furent pas un simple divertissement. Tout au long de sa carrière, Gibbon s’informa des connaissances scientifiques par une grande variété de lectures, allant d’ouvrages systématiques aux récits de voyageurs avertis. Ces lectures ont nourri sa réflexion sur la place que pouvaient prendre les connaissances scientifiques dans ses récits. Sur le plan théorique, il lui fallait comprendre comment conceptualiser l’histoire de la pensée, que ce soit en termes de facultés de l’esprit, ou d’écoles ou de mouvements philosophiques ; sur le plan de la représentation, comment intégrer des connaissances du monde naturel dans un récit général. En d’autres termes, par bien des côtés, et à sa manière, l’historien était amene à penser la science.

3« À sa manière » : pour commencer, la question d’une République des sciences ne se pose dans l’œuvre de Gibbon qu’à travers celle d’une République des lettres. Cet intérêt remonte très loin dans son histoire personnelle. Grâce à deux expériences importantes de sa jeunesse, Gibbon connaissait fort bien la situation de la République des lettres et ses réseaux savants. D’une part, l’enfant précoce qu’il était se passionnait pour l’histoire de l’Orient, sans ignorer jusqu’à quel point les sources de celle-ci étaient relayées par un curieux mélange d’ecclésiastiques et de savants dispersés. D’autre part, à l’âge de quinze ans lors d’études médiocres à Oxford, Gibbon, lecteur de Bossuet, se convertissait au catholicisme. Le geste fut inadmissible pour un fils de la gentry, et le père de Gibbon ne trouva qu’une réponse possible : l’expédier à Lausanne retrouver la foi. Ce qui nous importe tout autant que ses retrouvailles discrètes avec le protestantisme, ce sont les cinq ans passés à Lausanne, où le jeune Anglais a vécu en Français et achevé sa « rééducation » dans les conditions géographiques et intellectuelles offertes par le pays de Vaud. En d’autres termes, Gibbon prit conscience d’une carte de l’Europe savante constituée de centres importants et d’individus éparpillés sur plusieurs zones linguistiques [6].

4Manifestement le jeune homme assimila l’esprit et les impératifs de la République des lettres. On le voit correspondre, le plus souvent en latin, avec des grands savants germanophones par exemple, sur des détails textuels de l’histoire grecque ou romaine. Pendant la Guerre de Sept Ans, cherchant à regagner l’Angleterre, on le voit traverser la France déguisé en militaire suisse, pour soudainement oublier la guerre, décider de faire un détour et rendre visite à un savant en Hollande — oubliant ainsi le danger politique au profit de ce que l’historiographie humaniste nous a appris à appeler « le voyage littéraire ». A son retour en Angleterre, on le voit fonder et animer une revue francophone sur l’actualité culturelle de la Grande-Bretagne, à l’usage des lecteurs du continent [7]. Le jeune lettré que fut Gibbon savait donc manier les codes et procédures de la République des lettres pour réduire l’isolement et faire circuler les idées. Mais il déchante progressivement et prend ses distances avec ces comportements typés. À croire que Gibbon pensait être né à la fin de cette grande histoire. Dans sa première publication, l’Essai sur l’étude de la littérature (1761), il évoque le prestige immense de la physique et des mathématiques, puis pointe la crise des Belles-Lettres en France, le rôle contesté des érudits dans la pensée européenne, et un texte de d’Alembert où celui-ci appelle à la sauvegarde périodique de tous les « faits » contenus dans les textes, avec destruction des supports inutiles [8]. Pourtant, ce n’est pas annoncer le triomphe définitif des sciences. Leur place dans le monde du savoir n’est pas non plus assurée : « La Physique et les Mathématiques sont à-présent sur le trône. Elles voyent toutes leurs sœurs prosternées devant elles, enchainées à leur char, ou tout-au-plus occupées à orner leur triomphe. Peut-être leur chûte n’est pas éloignée » (Essai I). Si le monde des savoirs est devenu instable, envahi par le langage du pouvoir politique, on ne sera pas surpris que du point de vue institutionnel, la République des lettres lui semble chanceler, et que la rééducation vaudoise de Gibbon échoue. La science (au sens large) de Gibbon sera celle d’un brillant autodidacte.

5C’est dans ce contexte de crise institutionnelle et personnelle que je propose de voir en Gibbon le cas-limite d’un acteur dans les réseaux intellectuels, et d’associer son appréhension de la science à l’idée d’incorporation. À la différence de la notion de réseaux qui évoque des structures multiples, plutôt ouvertes, et étendues dans l’espace, le concept d’incorporation implique le rapprochement, voire la constitution d’une structure unitaire. La démarche de Gibbon est sans doute conservatrice, mais il ne s’agit pas tant d’une fermeture que d’une tentative d’intégration des réseaux littéraires et scientifiques dans un cadre plus général. Pour lui, les moyens de la République des lettres sont en grande partie aussi ceux de la science, et ils sont présents dans les pages de livres qui dispensent d’aller voir les auteurs en chair et en os, sinon de leur écrire des lettres. Il suffit de prendre leurs ouvrages sur les étagères d’une bibliothèque. Aucune nécessité, en outre, de tourner le dos aux savoirs anciens même si, pour Gibbon aussi, la supériorité de la science moderne va de soi. Il faut juste tirer la leçon de la modernité. La science moderne ne favorise-t-elle pas « les progrès des véritables connaissances », sur la base de l’observation plutôt que de l’argumentation [9] ? On pourrait dire que Gibbon radicalise cette dernière proposition. Tout comme les vérités littéraires, les vérités scientifiques doivent être recherchées dans la nature, certes, mais également dans la discussion des contemporains et dans les textes, anciens et modernes. La faculté d’observation n’est pas moins nécessaire dans le monde discursif que dans le monde naturel, car les faits et les mauvaises argumentations existent partout. Ainsi, dans le texte qui suit, je parcourrai quelques passages où Gibbon plaide en faveur non seulement d’une plus grande prise en compte de l’observation et des observateurs, mais d’une fusion des savoirs au cœur des textes. Mon propos apportera trois corollaires à cette fusion : l’affirmation de la non-spécialisation scientifique, où l’expert vaut en tant que témoin ; le lien primordial mais insuffisant entre science et institutions ad hoc ; et enfin la culture générale et généralisable du savoir, fondée sur l’imprimé.

6Sans doute Gibbon a-t-il été trop convaincant dans sa plaidoirie pour une approche générale d’une réalité discursive autant que matérielle. Quand en 1761 l’Essai fut publié à Londres, son allusion à une communauté scientifique plus vaste fut mal comprise par son traducteur. Gibbon écrivait « Si la physique a ses Buffons, elle a aussi, (pour parler le langage du tems,) ses érudits », mais en 1764 le traducteur anglais entendit : « If Physics hath its buffoons [bouffons !], it hath also (to speak the language of the times) its erudits, its pedants » [10]. Cette méprise grossière laisserait entendre qu’en 1764 l’idée d’une République européenne des Sciences était tombée en désuétude, au moins dans les milieux londoniens, au profit d’un petit monde dérisoire de personnages convenus. Bien sûr, il n’en était rien — même s’il est un peu troublant qu’en 1755 Adam Smith ait pu tirer une conclusion similaire [11]. Ce qui nous importe ici, c’est qu’on perd de vue chez Gibbon les moments d’un fonctionnement plus classique, comme dans le cas suivant du scientifique anglais Joseph Priestley (1733-1804). Dans son autobiographie, Priestley, contemporain et interlocuteur momentané de Gibbon, n’hésite pas à afficher l’étendue de ses contacts dans la société britannique, en partie pour monter la vraisemblance de ses idées ou la bonne réception qui leur était réservée. Pour l’année 1761, Priestley évoque des souvenirs concernant son livre sur l’histoire de l’électricité et les travaux qu’il menait à la campagne dans le Lancashire : « Au cours de mes expériences sur l’électricité pendant cette année, j’ai entretenu une correspondance constante avec le Docteur Franklin, et avec le reste de mes amis philosophiques à Londres ; mes lettres ont circulé parmi eux, tout comme les parties de mon histoire dès que celles-ci furent transcrites. Cette correspondance aurait donné lieu à un tome considérable, et elle m’a pris beaucoup de temps ; mais elle m’a été d’une grande utilité quant à la précision de mes expériences et à la perfection de mon ouvrage » [12]. La République des sciences est non seulement reconnaissable dans ce texte, mais elle est généreuse, familière, et s’agissant de la propriété intellectuelle, presque un peu trouble : car la distinction opérée par Priestley entre « mes amis » et « mes idées » est totale, même quand les premiers contribuent aux secondes. L’expérience de Gibbon fut différente. S’il écrivait beaucoup de lettres, il est toutefois impossible de les confondre avec son ouvrage. Par ailleurs, l’historien de Rome appréciait la vie londonienne où il comptait également de nombreux « amis philosophiques », notamment dans quelques clubs célèbres. Ces amis lui ouvraient probablement des horizons scientifiques aussi bien que politiques, littéraires et plus strictement philosophiques. Pourtant, ni ses relations épistolaires ni ses fréquentations sociales ne semblent avoir été, comme le dit Priestley, d’une « grande utilité » pour ses projets — au moins directement. Aucune démonstration de sa pensée ne découlait de ses interactions avec le monde autour de lui, même si la socialisation de la pensée reste capitale.

7Nous reviendrons à la question des relations épistolaires. Il convient maintenant d’examiner comment Gibbon se positionne par rapport à la science dans l’ Essai sur l’étude de la littérature. Remarquons d’abord que le terme « littérature » garde un sens extrêmement riche. Ce terme désigne des ouvrages d’imagination mais aussi des ouvrages d’argumentation ou de raisonnement, de la même façon que l’on parle encore aujourd’hui de littérature médicale. Comme nous l’avons vu, il en est de même pour le terme « science », qui comprend aussi bien la philosophie, la géographie ou le droit naturel que l’histoire naturelle ou la physique. Il s’ensuit que du point de vue terminologique, la division entre sciences et lettres n’était nullement consommée. Prenant les deux termes au sens large, Gibbon s’efforce dans l’Essai de cartographier les différents domaines dans lesquels les hommes de lettres peuvent orienter leurs études. « Plus on a approfondi les sciences », écrit-il en pensant à la chronologie, l’historiographie, la politique, la médecine et la biologie, « plus on a vu qu’elles étoient toutes liées » (Essai XXXIX). La science, ou les sciences, ne sont pas une affaire de spécialisation, si elles communiquent de cette façon. Ainsi, il entend par « hommes de lettres » ou par « littérateurs » des personnes cultivées, qui pensent et réfléchissent à l’aide de textes, ce qui veut dire encore à cette époque l’ensemble de la société éduquée. Ces personnes se trouvent indifféremment parmi les membres de la République des lettres ou parmi les Académiciens en France qui travaillaient dans les sciences ou dans les belles-lettres (Essai VII). Entre ces différentes académies, Gibbon reconnaissait des différences de procédure plutôt que des distinctions de fond dans leurs objets. Un savant comme Nicolas Fréret, par exemple, travaillait sur l’astronomie antique et la chronologie historique, sur la géographie, le langage… essentiellement dans le cadre de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres. Ce fut dans ce cadre « littéraire » qu’il engagea une controverse sur la chronologie de l’histoire humaine avec un membre de la Royal Society de Londres qui travaillait sur l’astronomie, l’optique et la chronologie. Le deuxième savant s’appelait Isaac Newton (Essai XXXVIII).

8Plus que les structures formelles où la science se déploie, c’est une attitude intellectuelle qui prime dans sa démarche scientifique. Quand Gibbon vient à parler des « sciences naturelles » dans l’Essai, il commence par préconiser des prises de contact aussi nombreuses que possible. « Il n’y a point d’étude, pas même la plus chétive, et la moins connue, qui n’offre quelquefois des faits, des ouvertures, des objections à la plus sublime et à la plus éloignée des connoissances. J’aime à peser sur cette considération. Il faut faire voir aux nations et aux professions différentes leurs besoins réciproques. Montrez à l’Anglois les avantages du François ; faites connoitre au physicien les secours que la littérature lui présente… » (Essai XXXIX). Malgré l’exemple donné à la fin de cette citation, ce n’est pas un simple appel à ce que la République des sciences s’ouvre à la République des lettres.

9L’ouverture souhaitée par Gibbon va au-delà d’une séparation somme toute anecdotique : ouverture générale, mélangeant les nations et les langues nationales, brisant l’autarcie des spécialisations et relativisant les conditions culturelles qui varient d’un pays à l’autre. Selon cette logique, une Académie des Inscriptions vaut bien une Académie des Sciences, une Académie des Sciences une Royal Society, etc. Si aucune de ces structures n’est mise en question, on peut au moins conclure que leurs privilèges ne sont plus exclusifs [13].

10La science moderne ne peut pas non plus se permettre d’oublier la science antique. Gibbon ne fait pas l’éloge de cette dernière, mais plutôt son apologie, en reconnaissant le rôle important joué par la communication dans le progrès des sciences : « Je sais que les Anciens s’appliquoient peu aux sciences naturelles ; que destitués d’instrumens, et isolés dans leurs travaux, ils n’ont pû rassembler qu’un petit nombre d’observations mêlées d’incertitudes, diminuées par les injures du tems, et jettées au hazard dans un grand nombre de volumes : mais la pauvreté doit-elle inspirer la négligence ? » (ibid.). Du portrait négatif de la science antique, on déduit les éléments de ce qui en 1761 constitue la bonne science moderne : des instruments d’observation fine (et donc de mesure chiffrée), le contact et la communication, la publication ordonnée sur des supports spécifiques. Gibbon admet ces différences pour mieux rebondir : l’antiquité peut encore offrir aux scientifiques modernes des données nouvelles et conséquentes, enrichissant ainsi leur littérature [14]. Trois exemples sont proposés. Le premier, celui de la peste d’Athènes décrite par Thucydide, offre au médecin contemporain l’occasion de lire « dans les maux des Athéniens ceux de ses concitoyens » (Essai XL). Le témoignage de Thucydide a son intérêt médical, car la peste fut encore redoutée au 18e siècle, et le livre d’un bon observateur équivaut à un travail de laboratoire. Ensuite, par le biais de deux autres exemples, qui sont aussi suggestifs que farfelus, Gibbon aborde d’autres dimensions de la science. Le troisième exemple concerne l’évolution du niveau de la Mer du Nord, comme on peut le concevoir, sans chiffres, d’après les descriptions de Tacite dans Agricola[15]. Mais c’est le deuxième exemple qui doit retenir notre attention. Il s’agit des « spectacles sanglants des Romains », notamment dans les arènes. Si ces spectacles furent répréhensibles du point de vue moral, ils étaient tout différents du point de vue scientifique : « Cependant ces spectacles, si affreux aux yeux du philosophe, si frivoles à ceux de l’homme de goût, dévoient être bien précieux pour le naturaliste. Qu’on se représente le monde épuisé pour fournir à ces jeux, les trésors des riches et le pouvoir des grands mis en œuvre pour déterrer des créatures singulieres par leur figure, par leur force, ou par leur rareté, pour les amener dans l’amphitéatre de Rome, et pour mettre en jeu l’animal entier. Ce devoit étre une école admirable, surtout pour cette partie la plus noble de l’histoire naturelle, qui s’applique plûtôt à étudier la nature et les propriétés des animaux qu’à décrire leurs os et leurs cartilages » (Essai XLI).

11Tout en étant « destitués d’instruments », les Romains avaient à leur portée une institution — les jeux — qui rassemblait les richesses du monde entier et en donnait un spectacle de vie, de mort et de cruauté. Cette institution n’avait pas de finalité scientifique et ne prévoyait aucune forme de communication savante entre spectateurs. Mais à la différence des salles où l’on menait des expériences programmées, ou des amphithéâtres des cours d’anatomie où l’on étudiait sur les cadavres, il s’agissait d’une « école admirable » où on pouvait s’instruire sur « l’animal entier ». Cette dernière expression, qui renvoie à Montaigne dans une note, est difficile à cerner. De nos jours, et avec un autre regard sur le spectacle, on parlerait de l’animal non seulement vivant mais « en direct », live ; au 18e siècle, on aurait parlé de l’esprit ou de la fibre animale (v. l’anglais animal spirits). Deux remarques s’imposent. La science du vivant que Gibbon recommande ainsi à l’attention des modernes ne passe pas par la description (« décrire ») ou le découpage analytique mais par l’étude (« étudier »), c’est-à-dire par une recherche multiforme. Ce qui intéresse le jeune auteur en 1761, ce sont les capacités inattendues, qui sont cachées avant que des circonstances presque aléatoires ne les révèlent, comme étant « la nature et les propriétés des animaux ». Ces révélations ne renvoient pas sagement à une science moderne existante mais offrent une occasion d’appréhension différente. Il en découle que la connaissance scientifique n’est que la re-connaissance de possibilités mises en lumières par une situation donnée. Peu importe que l’arène soit un environnement très artificiel, et le contraire d’un cadre objectif ou neutre. L’arène antique révèle la nature… Observés sous cet angle, « les os et les viscères » présentent moins d’intérêt que les surprises du vivant, et celles-ci ne résident pas dans un domaine ou un espace-temps assignable.

12Pour des raisons analogues, Gibbon tourne le dos à un autre réseau, moins « républicain » celui-ci, lié à l’exploration matérielle du monde. Dans le même passage sur la science, l’auteur fait état d’un dépassement du savoir : « Je sais que la navigation nous a ouvert un nouvel hemisphère ; mais je sais aussi que la découverte d’un matelot, et le voyage d’un marchand n’éclairent pas toujours le monde comme ils l’enrichissent » (Essai XLII). L’éclair passe plutôt par l’intelligence et l’esprit, lesquels sont imprévisibles. Aucun réseau de travail et de communication tourné vers la seule matière ne pourrait en faire l’inventaire. Cela ne veut pas dire, en revanche, que les connaissances scientifiques sont gratuites. En trois exemples, Gibbon suggère qu’elles sont intimement liées au politique. Il fallait l’écrasant pouvoir politique de Rome pour arraisonner la faune de toute la planète, ou pour pénétrer dans l’île de la Grande-Bretagne et réaliser sa circumnavigation ; il fallait la démocratie athénienne pour constituer la cité où sévit la peste. Même si la matière n’est pas son unique horizon, le travail scientifique ne peut pas être dissocié du jeu de la politique. C’était déjà la leçon tirée par rapport aux académies.

13Voilà les positions prises par Gibbon dans l’Essai de 1761 [16]. En revanche, seize ans plus tard en 1777, on pourrait s’attendre à ce que Gibbon se soit assagi et qu’il découvre les charmes de la science institutionnelle, assignable et (si on pense à l’anatomie) enseignable. Il est certain que, devenu membre du Parlement et historien célèbre, Gibbon avait des motivations sociales et politiques pour vouloir incorporer la science dans un cadre qui lui serait propre. S’il est trop citoyen du monde pour imaginer fixer ce cadre simplement en Grande-Bretagne, on pourrait s’attendre aussi à ce qu’il investisse l’Europe occidentale avec cette tâche. Mais les tomes du Déclin paru en 1783 et 1788 ne contiennent aucune reconnaissance spécifique, aucune indication univoque quant à la manière de pratiquer la science. Pour reprendre sa formule de jeunesse, plus Gibbon approfondit sa science historiographique, plus il confirme que les sciences sont « toutes liées ». On pense, par exemple, à son utilisation des « incomparables articles » de Buffon sur le cheval et le chameau, quand il entreprend d’analyser la société du Moyen-Orient (Decline, iii.154-156) ; à la présentation chimique du feu grégeois (iii.330-333) ; ou à l’économie de l’Empire oriental à l’époque de Justinien, et notamment la production de la soie (ii.577-583). Les connaissances sur les animaux éclairent la vie et la structure de ces sociétés, de même que le fonctionnement de la société éclaire la situation des animaux. La nature des éléments est connue à partir de circonstances.

14Un exemple plus parlant encore est présenté dans le récit qu’offre Gibbon du développement de la science dans le monde arabe, notamment au 9e siècle avec le calife Al-Ma’Mun. « Mais lorsque Almamon, le septième des Abbasides, monta sur le trône, il accomplit les desseins de son grand-père, et appela de toutes parts les muses à sa cour » [17]. Les muses transportées de Constantinople, de Syrie et d’autres points du monde hellénistique amènent à une nouvelle appréciation des savoirs. Ce n’est pas une singularité orientale. Pour Gibbon, la raison et a fortiori la philosophie expérimentale prennent racine dans l’exercice de la mémoire, et la tradition de la mémoire est elle-même tournée vers les œuvres de poésie et de fiction (Memoirs, p. 99, Decline iii.509). En bref, cela voudrait dire qu’il n’y a pas de science sans poésie et fiction. La langue du 18e et du 19e siècles témoigne de la cohérence de cette vision qui laisse une part importante à l’invention. Le monde du savoir, les sciences, que Gibbon désigne du terme « learning », est traduit chez Guizot en français par « littérature » [18].

15C’est à propos de l’arrivée des muses en Arabie que Gibbon construit un réseau bien à lui et des plus curieux. Le récit consacre à Al-Ma’Mun continue ainsi : « Ses ambassadeurs à Constantinople, ses agens dans l’Arménie, la Syrie et l’Egypte, rassemblèrent les écrits de la Grèce ; il les fit traduire en arabe par d’habiles interprètes, il exhorta ses sujets à les lire assidûment, et le successeur de Mahomet assista avec plaisir et avec modestie aux assemblées et aux disputes des savans. “Il n’ignorait pas, dit Abulpharage, que ceux dont la vie est dévouée au perfectionnement de leurs facultés raisonnables, sont les élus de Dieu, ses meilleurs et ses plus utiles serviteurs. L’ignoble ambition des Chinois et des Turcs peut s’enorgueillir de l’industrie de leurs mains ou de leurs jouissances sensuelles ; cependant ces habiles ouvriers ne doivent considérer qu’avec une jalousie sans espoir les hexagones et les pyramides des cellules d’une ruche d’abeilles. La férocité des lions et des tigres doit épouvanter ces hommes braves, et dans les plaisirs de l’amour leur vigueur est bien au-dessous de celle des plus vils quadrupèdes. Les maîtres de la sagesse sont les véritables flambeaux et les législateurs du monde, qui, sans eux, retomberait dans l’ignorance et la barbarie” » (tr. Guizot, X.386-387). Le passage dans son ensemble offre un avertissement à l’historien qui prendrait trop au sérieux les faits de guerre et le progrès des métiers et du commerce. De même, le rôle de la politique est à la fois affirmé et limité. La sagesse commence avec un prince qui fait venir les œuvres d’ailleurs et qui donne aux savants la possibilité de s’instruire et d’en débattre, mais ce sont leurs assemblées et leurs débats qui ensuite éclairent le prince et sa société. Ou faudrait-il dire que le réseau des savants joue un rôle médiateur au même titre que le prince ? Ils participent tous à un même ouvrage. La science est incorporée dans une construction sociale.

16La dimension constructive est soulignée par l’utilisation au milieu de ce passage d’une citation d’un auteur chrétien du 13e siècle, Grégoire Abul Al-Faraj (Abulpharage), à qui Gibbon doit beaucoup d’informations sur le monde arabe tout en le trouvant parfois peu exact. Un mini-réseau politique et savant est mis en lumière par la note annoncée avec le dernier mot de la citation. La note explique que les informations dont disposait Abul Al-Faraj provenait en fait du texte d’un cadi, Sa’id al Andalousi, qui a vécu à Tolède au 11e siècle. Ainsi, la situation de la science grecque, qui allait influencer fortement l’histoire de l’Occident, nous est connue grâce à un juge musulman qui a été lu par un chrétien syrien, et par un savant anglais du 17e siècle, également cité en note par Gibbon : Edward Pococke, qui a dédicacé sa traduction de Abul-Al-Faraj (Specimen historiae Arabum) à Charles II en 1663. Plus on approfondit le savoir, en contemplant les étapes de sa réception, plus on voit que les sciences et les savants sont tous liés. Et par la même occasion on constate que les notes savantes ne servent pas seulement à la vérification des sources. Les notes donnent lieu à un réseau qui s’étend dans le temps et dans l’espace. Ainsi Abul Al-Faraj, Gibbon, et le lecteur du Déclin peuvent tous lire le sérieux dans l’esprit d’Al-Ma’Mun.

E. Gibbon, Decline, éd. D. Womersley (Londres, 1994), iii.347-8

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E. Gibbon, Decline, éd. D. Womersley (Londres, 1994), iii.347-8

Avec l’aimable autorisation de Penguin Books

17C’est peut-être au titre de cette construction, et pour montrer que l’idéal scientifique n’est jamais aussi parfait que la nature elle-même, que Gibbon va plus loin. Avant de terminer la citation d’Abul Al-Faraj, très précisément au mot « ruche », le lecteur a déjà trouvé un renvoi à la note suivante : « Voyez les détails de cette curieuse architecture dans Réaumur (Hist. des Insectes, t. v, Mémoire 8). Ces hexagones sont terminés par une pyramide. Un mathématicien a cherché quels angles des trois côtés d’une semblable pyramide rempliraient l’objet donné avec la moindre quantité de matière possible, et il a fixé le plus grand à cent neuf degrés vingt-six minutes, et le plus petit à soixante-dix degrés trente-quatre minutes. La mesure que suivent les abeilles est de cent neuf degrés vingt-huit minutes, et de soixante-dix degrés trente-deux minutes. Cette parfaite concordance ne fait cependant honneur à l’ouvrage qu’aux dépens de l’artiste, car les abeilles ne sont pas instruites dans la géométrie transcendante » (tr. Guizot, X.387, n. 1). Cette petite dissertation est aussi belle qu’étrange dans le contexte du savoir dans le monde arabe au 9e siècle. Il serait tentant, d’ailleurs, de la citer tout simplement hors contexte. Cependant elle tend à montrer que, à mille lieux et à plusieurs siècles du savoir en question, la science établit des liens et continue à progresser ; que Réaumur aussi prend sa place aux côtés de ces savants du 9e, 11e, 13e et 17e siècles de l’ère chrétienne, et du 4e siècle av. J.C. ; et que la science a raison de s’y intéresser car d’une part elle est conditionnée par l’histoire humaine, et de l’autre la nature est merveilleuse. On se doit de noter aussi — l’ironie et le scepticisme de Gibbon nous y obligent — que cette impulsion scientifique va trop loin. La nature n’est pas parfaite, par rapport à la géométrie, mais c’est ce qui la rend supérieure à l’homme… Au terme de cette courte réflexion, le savant se retrouve investi de trois missions : l’étude de la nature, l’étude de l’idéalité abstraite, et l’étude de lui-même.

18Quelques conclusions s’imposent après un survol si rapide. Il faudrait insister tout d’abord sur la définition de qui « fait » la science : Gibbon ne met pas en cause la spécificité du regard scientifique, mais il l’associe étroitement avec le fait d’être auteur, et de publier ses idées non pas dans des lettres ou lors de séances académiques, ou dans des périodiques, mais dans des livres. Pour le dire dans les termes de notre thématique, Gibbon fusionne les destins de la République des lettres et de la République des sciences avec celui du livre. Pour ne parler que d’elle, la science est une littérature, et plus important encore, elle dépend de la littérature pour progresser. Ce qui apparaît comme l’aspect essentiel du livre est sa spatialisation du temps, c’est-à-dire, la page en tant que telle. Les deux pages reproduites avec le présent article montrent comment la pensée prend la forme d’un espace, espace de rencontres [19] entre savants de plusieurs temps et lieux, espace également d’interdisciplinarité et du même coup de défi à la spécialisation, espace d’une construction qui incorpore le naturel et l’humain. Mais le contexte spécifique de la réflexion de Gibbon — la science dans le monde arabe — introduit un élément oblique dans l’évocation des figures : ces dernières sont entendues comme témoins et lecteurs d’une réalité, autant qu’experts qui déposeraient la vérité. Pour ne parler que de lui, Réaumur est introduit à quelque distance des insectes comme il les considérait normalement… et c’est encore une de ces circonstances qui révèlent des possibilités nouvelles de la réalité. Il en résulte pour nous que le savant auteur ou le savant lecteur doit exercer un talent d’empiriste afin de raccorder des voix et des concepts si différents. Il faudra qu’il fasse usage de capacités herméneutiques, de goût et (pour Gibbon) de repères liés à une classe sociale afin de prendre en compte les médiations entre le savoir scientifique et le culturel, la politique et l’histoire. C’est par cette panoplie de talents et de privilèges que la science pourrait finir par prendre comme objet « l’animal entier » ou même le savoir entier.

19Il serait facile de rejeter cette vision discursive ou « littéraire » de la science comme une idiosyncrasie liée à l’histoire personnelle de Gibbon et à l’objet qu’il a choisi d’étudier. Mais peut-être pourra-t-on se contenter d’en dessiner les limites. D’une part, personne ne nie la pertinence de l’idée d’une littérature spécifique à la science, des archives, qui existent précisément pour pourvoir en « faits » et en méthodes les réflexions contemporaines. S’il y a de nos jours des d’Alembert inquiets de la croissance débordante du savoir et portés à vouloir l’arrêter, il est probable qu’ils choisissent des moyens plus luddites que positivistes. L’intérêt du modèle proposé par Gibbon, en revanche, serait de souligner la nécessité de continuer à faire de la littérature, à l’étendre toujours plus [20]. L’histoire est une construction à jamais inachevée : l’archive, et même la démonstration éclatante, appellent des innovations ultérieures.

20D’autre part, la littérature du savoir comporte des risques spécifiques, comme Gibbon l’a appris, d’une manière bien empirique, au cours de sa propre vie. La comparaison que nous avons proposée avec Priestley a besoin d’être ici complétée. Frustré en 1783 par la modération des positions prises à l’égard de la religion par Gibbon, et regrettant sans doute de ne pas avoir le soutien d’un historien sceptique pour son programme d’une religion de la raison, Joseph Priestley engage une controverse par correspondance avec Gibbon. Après avoir critiqué le discours de Gibbon sur les miracles chrétiens, Priestley le somme par courrier de déclarer ses convictions publiquement. Dans une réponse qui mélange prudence et agacement profond, Gibbon refuse de se livrer à un exercice de justification publique. En revanche, il dit se joindre au « monde philosophique », — l’opinion d’un « public » éduqué, y compris dans les sciences — pour conseiller à Priestley de limiter désormais ses travaux aux sciences où on peut espérer aboutir à « des améliorations réelles et utiles ». Gibbon finit son courrier en brandissant l’exemple de Michel Servet, qu’on ne lit plus pour les écrits théologiques qui lui ont coûté la vie, mais seulement pour son livre sur la Trinité, parce qu’il contient « les premiers rudiments de la découverte de la circulation sanguine ». Priestley réplique à son tour, sollicitant de nouveau une prise de position publique et refusant la distinction entre sciences de laboratoire et études philosophiques sur la religion ; quant à Servet, il est surtout admirable par « son courage à mourir pour la cause de vérités importantes », qui n’ont rien à voir avec des découvertes en science. Gibbon répond en signalant qu’il cessera cette correspondance, mais Priestley lui extorque une dernière réaction quand il annonce son projet de publier les quelques lettres de leur échange. L’altercation, déjà violente, atteint son sommet, tout en s’éloignant explicitement de la religion et de la science. Il n’est plus question que de distinguer ce qui relève du public ou du privé en matière de langage et d’idées. Priestley, dans la lettre qui termine les échanges, semble dissoudre la République des sciences dans un monde de littérature scabreuse et publique, quand il explique à Gibbon (en parlant de lui-même à la troisième personne) : « Le Docteur Priestley a envoyé une seule copie de cette correspondance à un ami londonien, en lui laissant le droit de la montrer à leurs amis communs, mais sans en faire une autre copie. Mais entre cela et le fait d’imprimer, il y n’a aucune différence, sauf dans les modalités et dans la diffusion [extent]. Aux yeux de la loi et de la raison, les deux constituent à titre égal des publications » [21]. Les amis en question, que Priestley identifie en passant comme ses « amis philosophiques », sont devenus le public. Gibbon, quant à lui, attendra le cinquième tome du Déclin (1788) pour régler ses comptes avec Priestley. Au cours d’une discussion sur la Réforme et le destin du protestantisme contemporain, il se range parmi les « amis de la Chrétienté » et, dans une note en bas de page, attire l’attention de l’Église et de la magistrature sur le danger que présentent certains passages d’un livre de Priestley (Decline, iii.438-9 et n. 42). Sous l’œil des lecteurs, la République des sciences et des lettres est renvoyée devant le tribunal.

Notes

  • [1]
    Pour clore son deuxième chapitre, Gibbon résume ce qui deviendra l’idée générale de l’ouvrage : les barbares du nord « firent renaître les mâles sentimens de la liberté ; et après une révolution de dix siècles, la liberté enfanta le goût et la science ». Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, tr. François Guizot (1812 ; Paris, 1828), 13 tomes ; ici t. I, p. 167. Le texte original, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, sera cité d’après l’édition établie par David Womersley (Londres, 1994), 3 tomes. Dans mes renvois au titre français de l’ouvrage de Gibbon, je reviens sur le choix de Guizot, en remplaçant « Décadence » par « Déclin ».
  • [2]
    La deuxième définition du nom « science », dans le grand Dictionnaire de la langue anglaise (Londres, 1755) de Samuel Johnson est « certainty grounded on demonstration ». La première associe le savoir avec le divin. On notera également que dans le catalogue que Gibbon a fait dresser de sa bibliothèque en 1785, la partie « Sciences » comporte trois sous-rubriques : « I. Droit et politique ; II. Métaphysique, Morale, Beaux-Arts ; III. Histoire naturelle ». Montesquieu est scientifique au même titre que Buffon. Voir Geoffrey Keynes, The Library of Edward Gibbon (Londres, 1980, 2e éd.), p. 9-10.
  • [3]
    Edward Gibbon, Memoirs of My Life, éd. Georges Bonnard (1796 ; New York, 1969), p. 30-31 ; « as soon as I understood the principles, I relinquished the practice of mathematics ; nor can I lament that I desisted before my mind was hardened by the habit of rigid demonstration so destructive of the finer feelings of moral evidence » (p. 78).
  • [4]
    Memoirs, p. 159. Dans un billet au professeur d’anatomie, il regrette notamment en 1777 que ses activités « littéraires et parlementaires » ne lui permettent pas de suivre ce cours avec plus d’assiduité. The Letters of Edward Gibbon, éd. J.E. Norton (Londres, 1956), 3 tomes ; ii. 138. Vers la fin de sa vie, à Lausanne, il assistait encore à des conférences sur la botanique et la minéralogie.
  • [5]
    « Bones or guts from two to four ». Letters, ii. 140.
  • [6]
    L’étude de Jean-Pierre Schandeler « République des sciences ou fractures de la République des lettres », dans le présent recueil, montre jusqu’à quel point Paris était à la fois un centre influent et une caisse de résonance pour des problématiques venant du continent en général. Cette étude explore avec grande pertinence plusieurs des sujets abordés dans mon essai.
  • [7]
    Une dizaine de lettres aux savants J. J. Breitinger à Zurich et à Johann Matthias Gesner à Göttingen se trouvent dans Letters, t. i. Peut-être y en avait-il davantage. Le voyage en pleine guerre avait pour but de rendre visite à Louis de Beaufort, un historien de la république romaine. Quant à la revue, je l’ai étudiée dans « E. Gibbon et les Mémoires Littéraires de la Grande Bretagne :contextes d’un projet de périodique et raisons d’un échec ». Dix-Huitième Siècle, n° 36, 2004, pp. 469-490. Les Mémoires comportaient une rubrique sur l’actualité scientifique, écrite par une personne spécialisée.
  • [8]
    L’Essai sur l’étude de la littérature est rédigé en français bien que Gibbon l’ait publié à Londres en 1761, après son retour de Lausanne. J’achève actuellement une édition de cet ouvrage en collaboration avec Patricia Craddock ; toutes les citations proviennent de cette édition, avec l’orthographe d’origine.
  • [9]
    « The physics, both of the Academy and the Lycaeum, as they are built, not on observation, but on argument, have retarded the progress of real knowledge. » Decline, iii.350 ; tr. Guizot, t. 10, p. 391 (mes italiques). Il est curieux que Guizot mette « progrès » au pluriel.
  • [10]
    Essai XL etEssay on the Study of Literature (Londres, 1764), idem. Cependant, le traducteur se montre plutôt connaisseur de la scène intellectuelle en Europe telle qu’elle est dépeinte dans l’Essai. Il semble improbable que le traducteur ait rechigné à l’idée d’associer Buffon à « la physique », ou qu’il ait tiré ses conclusions à partir d’un pluriel de nom propre.
  • [11]
    Adam Smith, « Letter to the Edinburgh Review » in Essays on Philosophical Subjects (Indianapolis, 1982), p. 245-246. Dans The Theory of Moral Sentiments (1759 ; Indianapolis, 1984), III.2.20-22, Smith dessine la tension entre république des sciences, factions et opinion publique.
  • [12]
    Autobiography of Joseph Priestley (1806 ; Teaneck, New Jersey, 1970), p. 90 (ma traduction).
  • [13]
    En ce qui concerne la Royal Society, Joseph Addison avait déjà qualifié en 1711 ses membres de badauds plutôt que d’esprits portés à l’observation méthodique. C’est à ce titre qu’il leur recommande son journal dont les relations seront basées sur une meilleure qualité d’observation. Voir Joseph Addison et Richard Steele, The Spectator, 12 mars 1711, No. 10. Gibbon s’inscrit dans cette lignée révisionniste et moralisatrice.
  • [14]
    Le voyageur français Jean Chardin traite de l’importance historique de l’astronomie persane, en notant que les astronomes perses ne disposaient ni de cartes ni de télescopes. S’agissant de leurs calculs, Chardin observe : « en la supputation qu’ils font ils ne s’alambiquent pas le cerveau, comme font les astronomes européens, dans le calcul de tant de petits arcs parallactiques de longitude et latitude ». Le passage est tiré de son journal de voyage (Londres, 1686) ; voir un recueil moderne, Jean Chardin, Voyages en Perse, éd. Claude Gaudon (Paris, 1965), p. 220-221. Gibbon, quant à lui, reconnaissait l’intérêt, et les dérives possibles, du fait de « s’alambiquer » le cerveau.
  • [15]
    Il est intéressant de comparer cet exemple, qui se rapporte implicitement au premier tome de l’Histoire naturelle (1749) de Buffon, au paragraphe XIII de l’Essai où Gibbon reproche au poète Milton son recours maladroit à une image scientifique, celle du compas, pour décrire la création de la terre par Dieu.
  • [16]
    Je passe sous silence la dimension religieuse de cette réflexion, qu’on entrevoit avec l’opposition entre matière et esprit.
  • [17]
    Les citations tirées de Guizot (celle-ci de X.386) présentent l’orthographe des noms courant au 19e siècle. Le texte anglais (Decline, iii.347-8) est reproduit ci-dessous.
  • [18]
    Le titre marginal « Introduction of Learning among the Arabians » (Decline, iii.347) est rendu « Introduction de la littérature parmi des Arabes, A.D. 754, etc., 813, etc. » (tr. X.385).
  • [19]
    Nous savons par ailleurs combien le Déclin participe à l’invention pour toute la modernité d’un système de notes en bas de page, et de dialogues pour les yeux et pour l’esprit. Voir Anthony Grafton, The Footnote. A Curious History (Cambridge, USA, 1997).
  • [20]
    Dans le contexte que nous avons étudié, cette réflexion sur la science arabe et sur la ruche se doit de passer par le beau livre de 1917 de D’Arcy Wentworth Thompson, On Growth and Form (rééd. Cambridge, 1971), notamment le chapitre sur la cellule de l’abeille et un passage kantien sur l’animal entier (the whole animal), p. 107-119, 262-264.
  • [21]
    C’est une ironie de plus que la correspondance des deux hommes soit reproduite, avec une note d’excuse en bas de page, dans les Miscellaneous Works of Edward Gibbon (1796 ; Londres, 1837), p. 309-313, ouvrage édité par l’ami proche de Gibbon, Lord Sheffield. Les italiques sont de Priestley.
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