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Article de revue

Le journal de la maladie et de la mort de Mirabeau de Pierre-Jean-Georges Cabanis

Pages 201 à 209

Notes

  • [1]
    Chronique de Paris, no 93, 3 avril 1791.
  • [2]
    Journal de Paris, no 93, 3 avril 1791.
  • [3]
    Observations sur les Hôpitaux, Paris, Imprimerie nationale, 1790.
  • [4]
    Paris, chez Grabit, 1791. Édition de référence (JM).
  • [5]
    Journal de Paris, no 146, 26 mai 1791.
  • [6]
    Paris, chez Crapart, Caille et Ravier, an XI-1803, p. 229-318.
  • [7]
    Bossange frères-Firmin Didot, 1823-1825, p. 1-73.
  • [8]
    Janvier-juin, t. II, p. 841-851 ; 993-1004 ; 1051-1075.
  • [9]
    Éd. Carmela Ferrandes, Bari, Adriatica Éditrice, 1996.
  • [10]
    L'Ami du peuple, no 419, 4 avril 1791.
  • [11]
    Antoine Petit (1718-1794), titulaire de la chaire d'anatomie au Jardin du roi et l'un des plus célèbres médecins de son temps. Félix Vicq d'Azir (1748-1794), médecin et anatomiste, secrétaire perpétuel de la Société royale de Médecine qu'il avait fondé en 1776. En l'an XIII, Cabanis prononça l'Éloge de Vicq d'Azir à l'Institut.
  • [12]
    Voir le post-scriptum à la Préface de Michel de Cubières-Palmézeaux, dit Dorat-Cubières, au poème La Mort de Mirabeau dans Mirabeau, jugé par ses amis et ses ennemis Paris, L. P. Couret, 1791, p. 108.
  • [13]
    Procès-verbaux de l'ouverture et de l'embaument du corps de M. de Mirabeau l'aîné, député à l'Assemblée nationale Paris, Imprimerie de Prault, 1791.
  • [14]
    Députations de la ville de Paris — Assemblée nationale, séance du 3 avril 1791, Archives parlementaires de 1787 à 1860, sous la direction de J. Mavidal et de E. Laurent, première série, 1787 à 1799, t. XXIV, Paris, 1886, Nendeln/Liechtenstein, Kraus Reprint, 1969, p. 536.
  • [15]
    Pour ce qui concerne l'euthanasie dans la pensée de Cabanis, voir, pour le Journal, l'Introduction de C. Ferrandes, ouvr. cit. p. 74-82 et, à propos de Cabanis en général, Daniel Teysseire, « Eugénisme et euthanasie chez Cabanis », dans Transactions of the eighth international Congress on the Enlightenment/Actes du huitième congrès international des Lumières, Bristol, 21-27 juillet 1991, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992, I, p. 272-275.
  • [16]
    L'Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise [1962], Paris, Payot, 1978, trad. fr..
  • [17]
    Voir A. Jolles, Formes simples [1930], Paris, Éd. du Seuil, 1972, trad. fr., p. 163 et p. sv.
English version

1Le samedi 2 avril 1791, vers dix heures du matin, Gabriel-Honoré Riqueti, comte de Mirabeau, meurt chez lui, 42, rue de la Chaussée d'Antin. « Sa mort a été aussi imposante qu'avait été sa vie ; la consternation est générale ; atteint d'un mal dont il ne se dissimulait point le danger, sa fermeté ne l'a pas abandonné un seul moment ; livré au soin d'un ami, dont il connaissait l'attachement, il ne voulait point voir d'autre médecin » [1] ; « Il a vu, il a entendu tout un peuple s'occuper de sa maladie comme d'un événement qui aurait menacé la révolution : de son lit de douleur il entendait crier dans la rue les bulletins de sa maladie. Ses amis et son médecin qui méritait à tant de titres d'être l'ami le plus cher à son cœur, l'entretenaient de cet intérêt qu'il inspirait au peuple » [2].

2Son médecin et ami s'appelait Pierre-Jean-Georges Cabanis et apparaissait pour la première fois en public, grâce à un événement qui, sur la scène de l'histoire, aurait inauguré le spectacle de la mort des grands hommes. Cabanis avait été reçu médecin à Reims en 1784 et s'était installé ensuite à Auteuil chez Mme Helvétius, qui le protégea jusqu'à sa mort, voyant en lui un fils qu'elle avait perdu. Pouvant se permettre de ne pas exercer la médecine de façon suivie, il s'était consacré aux études de philosophie médicale dans la perspective d'une médecine sociale qui allait se révéler révolutionnaire. En 1790, il avait publié un opuscule contenant des propositions innovatrices sur la réforme des établissements hospitaliers [3], qui lui dut d'être nommé membre de la Commission des Hôpitaux, chargée avant tout de réorganiser les hôpitaux parisiens.

3Entré dans le cercle des amis de Mirabeau, sans cacher ses penchants républicains, il soigne l'orateur avec dévotion jusqu'à son dernier soupir et peu après sa mort il publie le Journal de la maladie et de la mort d'Honoré-Gabriel-Victor Riquetti Mirabeau[4]. Les historiens de la médecine, comme ceux de la philosophie et les historiens tout court, ont cantonné ce livret de presque soixante-dix pages dans les œuvres de circonstance au fond anecdotique, qui inondèrent la presse à la mort de Mirabeau : chroniques, notices, oraisons funèbres, éloges, poèmes et pièces théâtrales rapidement montées, où les spectateurs les plus en vue pouvaient même se reconnaître sur la scène. Et parfois même se fâcher, avec des effets comiques, comme ce fut le cas de Frochot, exécuteur testamentaire de Mirabeau, qui, assistant à la représentation du fait historique en un acte Mirabeau à son lit de mort de Pujoulx, s'écria, en voyant entrer le comédien Barville qui jouait son rôle : « “ Mais je n'ai jamais été si vilain et si commun que ce Monsieur”. Ce qui excita une grande hilarité » [5].

4S'il connut un retentissement immédiat, le Journal fut oublié par la suite. Il est réimprimé une première fois en 1803 avec des notes ajoutées par Cabanis lui-même, dans le volume qui contenait la nouvelle édition du Degré de Certitude de la Médecine et d'autres écrits de l'auteur [6] et une seconde fois en 1823, dans le tome II des @@ OEuvrescomplètes[7]. En 1882 il est présenté en feuilleton dans La Révolution française[8] ; en 1956, considéré comme une œuvre à caractère historique, il est exclu du corpus des @@ OEuvresphilosophiques publiées par Cl. Lehec et J. Cazeneuve. Enfin, en 1996, paraît notre édition annotée [9].

5Dans cette destinée de silence d'un document jugé comme hybride, qui appartient malgré tout à l'Histoire, même s'il ne s'agit que d'un détail, nous reconnaissons le sort commun des témoignages.

6À la fois écriture privée relevant de la tradition des journaux de médecins, oraison funèbre, éloge et traité de médecine à caractère empirique, le Journal est avant tout un plaidoyer pour répondre à l'accusation largement diffusée dans la presse selon laquelle le médecin aurait soigné de manière inadéquate l'orateur et même l'aurait empoisonné.

7La bataille de l'information que la mort de Mirabeau entraîne en fait un véritable événement médiatique. D'un côté la presse contre-révolutionnaire avait intérêt à répandre une version honteuse de la mort de Mirabeau, due à la débauche d'une vie entière, couronnée par une orgie à la veille de la crise qui l'aurait emporté ; de l'autre, la presse radicale répandait la version du complot et de l'empoisonnement, dont fut inculpé d'après les indices matériels le secrétaire de Mirabeau, trouvé ensanglanté à la suite d'une tentative ratée de suicide. Cette dernière version discréditait à la fois la famille, qui par l'intermédiaire du secrétaire était impliquée dans l'affaire, et l'Assemblée nationale, accusée implicitement de ne pas protéger les représentants du peuple. Dans les deux cas, l'histoire des psychologies collectives a de quoi se repaître : les suites d'une maladie vénérienne, déjà visible sur son visage défiguré, châtient Mirabeau offenseur de la morale ; le poison, traditionnellement employé par les traîtres et les conspirateurs, déclasse l'homme politique. En ce sens, la fausse complainte de Marat renverse la valeur positive de l'épithète « victime » : « Riquetti n'est plus : il meurt victime de ses nombreuses trahisons, victime de ses trop tardifs scrupules, victime de la barbare prévoyance de ses complices atroces » [10].

8La famille et le peuple exigèrent une autopsie. Elle fut demandée par l'accusateur public du 1er arrondissement de Paris et, comme le relate le Journal, elle eut lieu le lendemain même de la mort de Mirabeau : « Le corps fut ouvert le lendemain dimanche vers midi, en présence d'un nombre très considérable de médecins et chirurgiens. Plusieurs d'entre eux y manifestèrent un grand esprit de sagesse, entre autres M. Petit et M. Vicq d'Azir [11], dont les opinions font autorité dans toutes le parties de la médecine, mais surtout dans l'anatomie » (JM, 65). Le verdict disculpait entièrement Cabanis, mais malgré cette preuve d'innocence, le médecin sentit le besoin de se justifier par écrit et, avant d'imprimer le texte, d'en faire une lecture publique au Lycée du Palais Royal, le 11 avril 1791 [12].

9Cinquante six témoins signèrent sous serment les procès-verbaux, tous désignés par leur nom, leur qualification professionnelle, leur adresse et la motivation de leur présence en tant que « porteurs de pouvoir » pour assister à l'autopsie. Les notables de la ville et les représentants du corps médical côtoyaient les proches parents, les voisins et les personnes, au nombre de sept, députées immédiatement par le peuple assemblé devant la maison. Le service d'ordre fut assuré spontanément par les gardes nationaux [13]. Le choix de spectateurs invités à assister à l'autopsie et à en garantir la légitimité est emblématique de la recomposition idéale du peuple de la Révolution.

10Le sens originaire du mot autopsie lié à l'acte de voir de ses propres yeux, coïncide ici avec le sens acquis par le mot dans la pratique médicale. Les conditions de réalisation de cette autopsie nous ramènent au sens premier et indiquent le témoignage collectif comme un mécanisme de contrôle. Il s'agit en ce cas d'un contrôle purement symbolique : à part les médecins et les chirurgiens présents, les spectateurs de l'autopsie peuvent seulement témoigner de l'exécution de l'acte, sans pouvoir juger ni de sa régularité, ni de son résultat. On pourrait dire qu'ils regardent sans voir. Leur savoir n'est pas mis à l'épreuve, mais ils prouvent la force d'impact de l'opinion publique.

11C'est par rapport à ce peuple, représentant de la Nation, de la France en deuil, que le Journal se pose comme un plaidoyer apologétique. C'est une justification qui vise à modifier la réception d'un événement de la part d'un témoin direct de la maladie et de la mort, mais aussi témoin de sa propre action, dont il se fait l'avocat : le témoin et l'accusé coïncident. Le médecin accusé légitime par son témoignage le pouvoir médical et l'esprit de corporation de la catégorie et il affiche un certain mépris de l'opinion publique : « Je suis convaincu que le public est hors d'état de juger le traitement d'un simple rhume [...]. En conséquence je n'attache aucune importance à la rumeur publique. L'approbation de quelques hommes de l'art éclairés et droits me suffit : et s'il faut dire jusqu'au bout ce que je sens, avec la conviction de ma raison et le témoignage de ma conscience, je me passerais fort bien de toute approbation étrangère » (JM, 47). Que l'auteur du Journal sur le plan politique soit un modéré est un élément secondaire, parce que le texte est avant tout un écrit testimonial, rédigé à chaud, dans l'urgence.

12L'urgence justifie le mélange de tons et le texte ne reflète pas la sobriété de style typique des écrits testimoniaux. Le récit ne manque pas d'effets rhétoriques, comme il convenait au savant qui avait cultivé les belles-lettres pendant sa jeunesse : « Ce n'est pas une relation que je suis dans l'état de faire, ou des matériaux que je puis rassembler pour l'histoire : c'est des tableaux dont je ne saurais soulager mon imagination, qu'en me les retraçant encore ; c'est des sentiments dont je suis oppressé, que j'ai besoin de répandre ; c'est ma juste douleur dont je cherche à me nourrir. Lecteur, vous ne trouverez ici que l'exactitude des faits, et la vérité des impressions qui m'en restent pour toujours.

13Pardonnez les détails médicaux où j'entrerai sur la maladie qui vient de ravir à l'humanité l'un de ses plus zélés bienfaiteurs. Quand il n'en résulterait aucune connaissance utile pour l'art de guérir, des souffrances si funestes seraient encore intéressantes à décrire ; et l'on voudrait connaître les particularités du traitement par lequel on a tenté sans succès d'en prévenir la terminaison déplorable » (JM, 4).

14Trois parties se succèdent : la naissance de l'amitié avec Mirabeau, la vie physiologique de l'illustre malade et le journal de la maladie proprement dit, du 26 mars au 3 avril. Le temps clinique fixe la périodisation du Journal et c'est à travers la succession des indices de la maladie que le récit avance. Le langage est à la fois celui de la science et celui du témoignage. La connaissance des faits est acquise par le regard : « j'ai vu, j'ai observé ».

15Le vécu et la vue, qui sont les deux garants du témoignage, sont aussi garants de la crédibilité scientifique, même face à un échec thérapeutique : la vérité du langage est celle de l'ordre du discours.

16Des anecdotes exemplaires (que l'on retrouve telles quelles dans les dictionnaires biographiques et historiques du siècle suivant) supportent le récit, culminant dans la séquence capitale de la mort de l'orateur, dont ce dernier soigne la mise en scène jusqu'à ses ultimes moments de lucidité. Les anecdotes et les dialogues rapportés brisent la progression chronologique, comme le veut l'ordre perturbé du récit de témoignage. Ces anecdotes construisent un portrait de Mirabeau au service de la patrie et préparent sa mort glorieuse. Cabanis le peint faible et languissant et atteint d'une dernière colique, mais qui ne renonce pas à la discussion sur l'affaire des mines à l'Assemblée (discussion qui opposait les intérêts des concessionnaires contre ceux des propriétaires, le cœur du problème étant représenté par la séparation entre propriété souterraine et propriété de la superficie), où il fait triompher ses arguments : « C'était le chant du cygne » (JM, 23).

17Ce n'est pas la santé d'un libertin qui est en jeu, mais celle d'un patriote qui fait passer avant tout les intérêts de la France. Et Cabanis de trouver une sorte de prédestination mythique : « ... la douleur, la maladie, les incommodités même, semblaient s'être imposé la loi de respecter des années et des travaux dont la Patrie devait un jour recueillir tant de fruits précieux » (JM, 8.). Même la rédaction du Journal semble être anticipée par le désir de Mirabeau. Ayant échappé à une première crise, il s'adresse ainsi à Chamfort : « N'est-il pas vrai que vous auriez fait sur moi un bon article de biographie, vous, Garat et Cabanis ? » (JM, 27). L'affaiblissement du corps et son incapacité à se défendre sont dus à la perte d'énergie investie dans la chose publique. La prémonition de la mort affecte le bienfaiteur de la patrie et rachète l'ambition de l'homme politique : « L'idée d'une mort prochaine, les préparatifs de ce dernier passage avaient remplacé les projets des plus grands travaux et les espérances d'une ambition qui sentait ses forces, et qui n'aspirait à se trouver sur un grand théâtre, que pour répandre d'incalculables bienfaits sur l'espèce humaine ; enfin les jouissances même de la gloire, dont cette imagination passionnée avait toujours fait son idole, ne s'offraient plus à elle avec les mêmes couleurs et le même charme » (JM, 12-13).

18À remarquer, au passage, ce que le mot théâtre entraîne ici. On connaît bien la théâtralisation des événements que produisit la Révolution, par la prolifération de pièces occasionnelles, visant souvent à l'éducation du peuple. L'histoire se transforme en décor de théâtre et bientôt les rues remplaceront les salles, le peuple jouant le rôle de protagoniste. En ce sens, l'apparat déployé pour l'autopsie du cadavre de Mirabeau donne l'exemple.

19À la lumière de tous ces éléments l'échec thérapeutique du médecin se renverse à nos yeux, parce qu'il représente l'interaction mutuelle du physique et du moral, que Cabanis aurait traité par la suite dans son ouvrage fondamental, les Rapports du physique et du moral de l'homme.

20Ses confrères critiquèrent l'incertitude de Cabanis et discutèrent du traitement et des remèdes (nombre des saignées, vésicatoires, vomitifs, sudoritifs, opportunité des bains chauds...), sans entrer, eux non plus, dans le mérite d'un diagnostic précis, alors que le parcours diagnostique présenté par le Journal est valorisé aujourd'hui par les connaissances médicales actuelles. Pour Cabanis, les affections diverses (les coliques néphrétiques et hépatiques, la jaunisse, l'adénopathie latérocervicale, les ophtalmies, l'arthrite goutteuse, les états fébriles, la péricardite exsudative) doivent être ramenées à une noxa étiologique unique. On pourrait y entrevoir une anticipation des théories de l'existence de systèmes généraux de contrôle, tels que l'appareil circulatoire, le système immunologique et le système neuro-endocrinien, dont l'altération provoque des manifestations pathologiques avec plusieurs foyers.

21En réalité, sur le plan scientifique, le témoignage offert par le Journal est déformé par le but apologétique du texte. Cabanis insiste sur les détails de sa thérapie moins pour convaincre de son efficacité que pour prouver le stoïcisme de Mirabeau. Il en dérive que dans son compte-rendu, les faits cliniques sont lus à travers le sacrifice de soi à la patrie, et non selon une perspective étiologique correcte. Ils parachèvent le portrait du grand homme digne d'être panthéonisé.

22Le 4 avril 1791, le corps de Mirabeau fut transféré dans le nouvel édifice de l'église de Sainte-Geneviève destiné à accueillir les cendres des grands hommes, dont il fut le premier. La nation s'approprie la version glorieuse de Cabanis : « Le siècle de la raison doit apprendre à tous les peuples que ces honneurs qui n'étaient décernés autrefois qu'aux souverains, appartiennent essentiellement à l'homme vertueux qui a eu assez de courage pour briser les chaînes du despotisme, et établir les bases d'une Constitution qui fait la gloire et le bonheur de la nation française » [14].

23La dimension statuaire de Mirabeau qui est livrée à la postérité n'est pas minée par sa demande d'un médicament apaisant ses souffrances, pour n'être pas défiguré par la douleur. Au contraire, c'est un trait qui humanise le grand homme et le rapproche du commun. L'administration de ce calmant est un bon exemple des ambiguïtés du texte : Cabanis admet qu'il a soulagé le malade par l'opium, ce qui correspond aux convictions du médecin et de l'ami [15], mais en même temps il rapporte le colloque où il a refusé de lui en donner, pour se défendre de l'accusation d'empoisonnement. C'est toujours la « rumeur publique » qui détermine l'architecture et la modalisation du texte.

24Dans une note ajoutée à l'édition de 1803, Cabanis pourra finalement écrire : « Je respecte beaucoup l'opinion publique, parce qu'elle est toujours juste à la longue : mais ce vain bruit que les charlatans nous donnent si souvent, et que les imbéciles prennent trop de fois pour elle, je déclare que je le méprise profondément » (éd. cit., p. 291, note). Le savant prend ses distances par rapport à cette sphère publique bourgeoise — pour reprendre la définition de Jürgen Habermas [16] — dont l'ascendant ne dépend ni du pouvoir public, ni du peuple.

25Le Journal serait-il un Mémorable, selon la classification d'André Jolles ? Dans le Mémorable il est question d'un événement historique, dont les informations proviennent du principal témoin oculaire [17]. Les faits mentionnés mettent en valeur la version d'autres témoins, mais en soulignant les liaisons causales et explicatives ils donnent des détails accessoires et évoquent des impressions personnelles.

26Il en dérive une sorte d'indifférence envers l'histoire en cours, en faveur de ce que Jolles appelle échelonnement et coagulation d'un événement. Mais alors que ce processus a besoin de la longue durée, dans le cas de la mort de Mirabeau, le temps accéléré de la Révolution soumet l'événement à une révision brutale (la découverte de l'armoire de fer provoqua le détrônement de Mirabeau du Panthéon, que la Convention vota le 25 novembre 1793).

27Le témoignage de Cabanis établit un parcours d'échelonnement et à la fois de démantèlement de la figure de Mirabeau, parce que le processus de coagulation concerne le héros de la patrie, mais non Mirabeau en tant que personne physique. Cabanis défend l'homme politique et l'ami contre les récits mensongers de ses adversaires et ses arguments amènent imperceptiblement le protagoniste de son récit à se dégager de l'histoire et figent un portrait abstrait, celui du héros de la patrie, ouvrant la voie à d'autres héros. Le Journal en tant que document qui se réalise dans la perspective de la langue et de la littérature, est un Mémorable en ce sens que celui-ci est la forme « dans laquelle le concret se produit » et qu'il est le lieu où tout devient concret : non seulement l'effectif d'ordre supérieur auquel les faits isolés se relient dans une relation chargée de sens, mais tout élément pris dans ses relations et par sa relativité » (ouvr. cit., p. 167).

28Pendant le temps de la rédaction, de la lecture et de la diffusion du Journal, le sens de l'événement se déplace et ce qui reste se détache même de l'événement, se figeant dans une réalité d'ordre supérieur » qui est l'amour de la patrie. Mirabeau en devient le symbole éphémère et contingent. Le Panthéon est le lieu de cette nouvelle religion, où l'orateur sera remplacé par Marat, l'ennemi qui avait contesté sa glorification et qui a son tour en sera chassé. Le médecin s'est effacé devant l'apologiste, le témoin des souffrances de la maladie et de la mort a cédé la place à l'écrivain de la « belle mort ».


Date de mise en ligne : 01/07/2007

https://doi.org/10.3917/dhs.039.0201

Notes

  • [1]
    Chronique de Paris, no 93, 3 avril 1791.
  • [2]
    Journal de Paris, no 93, 3 avril 1791.
  • [3]
    Observations sur les Hôpitaux, Paris, Imprimerie nationale, 1790.
  • [4]
    Paris, chez Grabit, 1791. Édition de référence (JM).
  • [5]
    Journal de Paris, no 146, 26 mai 1791.
  • [6]
    Paris, chez Crapart, Caille et Ravier, an XI-1803, p. 229-318.
  • [7]
    Bossange frères-Firmin Didot, 1823-1825, p. 1-73.
  • [8]
    Janvier-juin, t. II, p. 841-851 ; 993-1004 ; 1051-1075.
  • [9]
    Éd. Carmela Ferrandes, Bari, Adriatica Éditrice, 1996.
  • [10]
    L'Ami du peuple, no 419, 4 avril 1791.
  • [11]
    Antoine Petit (1718-1794), titulaire de la chaire d'anatomie au Jardin du roi et l'un des plus célèbres médecins de son temps. Félix Vicq d'Azir (1748-1794), médecin et anatomiste, secrétaire perpétuel de la Société royale de Médecine qu'il avait fondé en 1776. En l'an XIII, Cabanis prononça l'Éloge de Vicq d'Azir à l'Institut.
  • [12]
    Voir le post-scriptum à la Préface de Michel de Cubières-Palmézeaux, dit Dorat-Cubières, au poème La Mort de Mirabeau dans Mirabeau, jugé par ses amis et ses ennemis Paris, L. P. Couret, 1791, p. 108.
  • [13]
    Procès-verbaux de l'ouverture et de l'embaument du corps de M. de Mirabeau l'aîné, député à l'Assemblée nationale Paris, Imprimerie de Prault, 1791.
  • [14]
    Députations de la ville de Paris — Assemblée nationale, séance du 3 avril 1791, Archives parlementaires de 1787 à 1860, sous la direction de J. Mavidal et de E. Laurent, première série, 1787 à 1799, t. XXIV, Paris, 1886, Nendeln/Liechtenstein, Kraus Reprint, 1969, p. 536.
  • [15]
    Pour ce qui concerne l'euthanasie dans la pensée de Cabanis, voir, pour le Journal, l'Introduction de C. Ferrandes, ouvr. cit. p. 74-82 et, à propos de Cabanis en général, Daniel Teysseire, « Eugénisme et euthanasie chez Cabanis », dans Transactions of the eighth international Congress on the Enlightenment/Actes du huitième congrès international des Lumières, Bristol, 21-27 juillet 1991, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992, I, p. 272-275.
  • [16]
    L'Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise [1962], Paris, Payot, 1978, trad. fr..
  • [17]
    Voir A. Jolles, Formes simples [1930], Paris, Éd. du Seuil, 1972, trad. fr., p. 163 et p. sv.

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