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Article de revue

Commenter la propagande : l'engagement virgilien dans les Commentaires serviens

Pages 291 à 304

Notes

  • [1]
    Nous parlerons des « Commentaires serviens » plutôt que des « Commentaires de Servius » ; l’incertitude sur l’origine des textes et sur la personnalité de leurs auteurs conduisent à être prudent dans les conclusions que l’on entend tirer des propos qui y sont tenus et l’on ne saurait être définitif en attribuant à « Servius » telle ou telle qualité d’écriture – si l’on en trouve –, tel ou tel goût pour un sujet particulier, telle ou telle orientation politique, religieuse ou philosophique. Dans les textes que nous présentons, on distinguera cependant par la typographie les textes attribués au Deutéro Servius, présentés en caractères soulignés.
  • [2]
    Sur le « motif hésiodique » que constitue la « solidarité du monarque et du poète », cf. A. DEREMETZ 2009, p. 286-292.
  • [3]
    L. PERNOT 1993, p. 701.
  • [4]
    « L’argument déjà mentionné du retour des âmes tend ici à glorifier les Romains (…). Ce passage (la catabase) présente ici de nombreux éléments propres à l’histoire ; les autres qui sont ici omis, Virgile les rappelle dans l’aspidopoïa. De là vient que même chez les anciens on trouve que cette œuvre ne s’appelait pas l’Énéide, mais La geste du peuple romain. »
  • [5]
    « Partout le projet du poète est d’annoncer la gloire d’Auguste ; c’est pourquoi, sur ce bouclier, il lui réserve la plus grande partie de l’ouvrage. »
  • [6]
    L. PERNOT 1993, p. 690-691. N. METHY 2000, p. 371, souligne par ailleurs dans ce texte un procédé que l’on peut rapprocher de la pratique prêtée à Virgile par les commentateurs : « Pline aurait composé, pour promouvoir la politique impériale, un discours officiel (…). La principale [justification de cette thèse] repose sur la place réservée à la personne impériale, non seulement dans les multiples passages qui lui sont normalement consacrés, (…), mais, plus subtilement, dans ceux-mêmes dont elle n’est pas le véritable objet. »
  • [7]
    « Il parle ainsi à cause d’Atia, la mère d’Auguste (...) : il veut en effet que la race de sa mère aussi soit ancienne. »
  • [8]
    Il convient de noter la difficulté que représente la question de l’apparition d’étoiles lors de ces jeux : deux passages évoquent une manipulation d’Auguste, qui aurait fait croire au peuple que les astres représentaient son père : VI, 790 (… stella per diem apparuit, quam persuasione Augusti Caesaris esse populus credidit) et VIII, 681 (quod sidus Caesaris putatum est Augusto persuadente). En I, 287 pourtant, le commentaire tenait pour vraie cette apparition : IMPERIVM OCEANO, FAMAM QVI TERMINET ASTRIS : aut ad laudem dictum est, aut certe secundum historiam. Re uera enim et Britannos qui in Oceano sunt uicit, et post mortem eius cum ludi funebres ab Augusto eius adoptiuo filio darentur, stella medio die uisa est, unde est « ecce Dionaei processit Caesaris astrum ».
  • [9]
    « Souvent, comme nous l’avons dit, Virgile fait passer dans son œuvre un élément historique : ainsi il met tout en scène en effet, comme si les honneurs divins étaient rendus à Anchise, alors qu’on sait qu’Auguste les attribua à Jules César. »
  • [10]
    « Est mis pour dubitas, ‘tu hésites’. Les sens est par ailleurs : ‘alors que t’a été annoncée une telle postérité, celle des Romains et surtout d’Auguste, tu hésites à accroître par des actes ta valeur, c’est-à-dire ta gloire ? ou bien est-ce quelque crainte qui te détourne des royaumes d’Italie ?’ »
  • [11]
    « Le mont Leucate est très élevé, presque une péninsule, sur le promontoire d’Épire près du golfe et de la ville d’Ambracie, qu’Auguste appela Nicopolis après y avoir vaincu Antoine et Cléopâtre. Il y établit un temple à Apollon d’Actium ainsi que des jeux actiens : ainsi donc, pour honorer Auguste, Virgile donne pour origine de ces gestes ce qu’Auguste a lui-même accompli ; il dit en effet qu’Énée a célébré les jeux, comme il représente ailleurs Énée promettant à Apollon un temple, gestes dont on sait bien qu’ils furent accomplis par Auguste. »
  • [12]
    « C’est-à-dire qu’après la consécration de César, lorsqu’Auguste commencera son règne, une fois fermé le temple de Janus, la paix régnera sur le monde. On sait par ailleurs que ce temple fut fermé trois fois : la première sous le règne de Numa, la seconde après la deuxième guerre punique, la troisième après les combats d’Actium, qu’Auguste mena à bien. »
  • [13]
    « Comme nous l’avons dit précédemment, l’explication vient des guerres civiles qui furent menées par Auguste à Philippes contre Brutus et Cassius et en Sicile contre Pompée. Ou bien, comme le rapportent certains, l’expression ‘à l’intérieur, la Fureur impie’ ne fait pas référence au temple de Janus : dans un autre édifice sur le forum d’Auguste, à gauche en entrant, se trouvaient peintes la Guerre et la Fureur vaincue assise sur ses armes, telle que l’a décrite le poète. »
  • [14]
    « Mais du fait qu’un triomphe pour une guerre civile semble honteux, le poète cherche à prouver qu’il s’agissait d’une guerre juste, disant qu’Auguste était ‘avec les Pères et le peuple, les Pénates et les grands dieux’, tandis qu’au contraire avec Antoine se trouvaient des troupes étrangères et les dieux monstrueux de l’Égypte. Et de fait dans l’armée d’Antoine, tous étaient barbares, ce que Virgile dit aussi : ‘il transporte avec lui l’Égypte les forces de l’Orient et Bactres la reculée’. De là vient qu’il reçut un triomphe pour cette guerre-là aussi : on ne peut en effet la tenir pour civile puisqu’elle fut seulement menée par un chef romain qui lui-même était asservi à une épouse barbare. »
  • [15]
    « Virgile ici tait le meurtre familial qui les rapproche également, et c’est pourquoi il l’appelle non pas Romulus, mais Quirinus, car ne pourrait commettre un meurtre familial celui qui mériterait d’être divinisé. »
  • [16]
    « Voici cependant la vraie raison : Quirinus est Auguste, Rémus représentant Agrippa, qui prit pour épouse la fille d’Auguste et mena des guerres à ses côtés. »
  • [17]
    Cf. G. RADKE 1981, p. 294-295 ; D. PORTE 1981, p. 337-340, qui juge « précieux » le texte servien sur cette question d’une identité allégorique entre le Prince et le dieu Quirinus (p. 338) ; voir également le commentaire servien Ad Georg. III, 27.
  • [18]
    L. PERNOT 1993, p. 692.
  • [19]
    « Il s’agit ici du fleuve d’Arménie, que Xerxès s’efforça de franchir par des ponts. Alexandre le Grand construisit un pont que brisèrent les crues du fleuve. Par la suite Auguste le contraignit par un pont plus solide, d’où vient que Virgile a dit pour glorifier Auguste ‘l’Araxe qu’indigne un pont’. »
  • [20]
    « Par la suite tous les rois furent désignés par son nom, tout comme aujourd’hui encore les empereurs romains sont appelés ‘Auguste’, les égyptiens ‘Ptolémée’, les perses ‘Arsacides’, les latins ‘Murranus’… »
  • [21]
    «... nous savons en effet qu’il arrive la plupart du temps que les rois suivants prennent le nom du premier : chez les Romains ils sont appelés ‘Auguste’, chez les Albains ‘Silvius’, chez les Égyptiens ‘Ptolémée’, chez les Athéniens ‘Cécropide’. »
  • [22]
    « Virgile a écrit cela en l’honneur d’Auguste : sous son règne, furent reprises aux Parthes les enseignes que le triumuir Crassus avait perdues. À cause de son avidité, il avait soutenu la guerre malgré les auspices et le veto des tribuns de la plèbe, il fut fait prisonnier avec son fils et tué : on lui versa dans la bouche de l’or en fusion, or dont l’amour l’avait amené à combattre. »
  • [23]
    « L’explication est que il avait vaincu en premier les Parthes, comme nous l’avons dit. Pourtant par la suite, les Parthes mirent en fuite Antoine ; mais Virgile semble taire cela pour ne pas qu’Auguste paraisse avoir vaincu un faible. Il ajoute qu’Antoine fut vainqueur de l’Orient pour qu’Auguste paraisse avoir vaincu un ennemi plus grand. »
  • [24]
    L. PERNOT 1993 p. 703.
  • [25]
    « C’était en effet l’habitude des rois que d’habiter dans les citadelles, à cause de leur protection. Ainsi, à Rome, Valérius possédait une maison très haut dans les Esquilies, mais la détruisit parce qu’elle suscitait la jalousie. De même, Auguste fit don à l’État du palais dont il avait ordonné la construction après la bataille d’Actium, parce que c’était une demeure privée. »
  • [26]
    « [Virgile] loue au passage la demeure dont nous avons dit qu’Auguste la fit bâtir sur le Palatin, comme s’il soutenait qu’elle se trouvait à Laurolavinium. »
  • [27]
    « Sextus Pompée, fils de Pompée, exerça la piraterie en Sicile. Auguste mena d’abord avec Agrippa la lutte contre lui ; par la suite, le soin en fut confié à Agrippa, qui l’anéantit. C’est pour cela qu’Auguste lui décerna une couronne rostrale, parce qu’il avait vaincu grâce à une bataille navale. »
  • [28]
    Voir par exemple le « portrait du prince idéal » stoïcien dans le Panégyrique de Trajan tel que le décrit N. MÉTHY 2000, p. 387-389.
  • [29]
    Cf.l’ouvrage ancien mais assez complet de WALLACE 1938, qui mentionne également le néo-platonisme, le pythagorisme, l’orphisme et l’épicurisme ; dans le compte rendu, L. ELDESTEIN 1944 tient en revanche l’épicurisme comme incompatible avec les vues de Servius.
  • [30]
    Le passage le plus étudié de ce point de vue est le commentaire au vers VI, 724 sur le statut accordé à l’âme humaine : cf. A. SETAIOLI 1998, p. 113-122 ; E. MARCELLI 1998.

1 Dès l’introduction des Commentarii in Vergilii Aeneidos, le lecteur apprend – ce n’est certes pas une surprise – que l’œuvre fut rédigée à la demande d’Auguste : postea [Vergilius]ab Augusto Aeneidem propositam scripsit annis undecim ; que l’auteur voulut brûler le poème avant sa mort : eam moriens praecepit incendi ; et qu’Auguste intervint pour empêcher que fût perdu un tel chef d’œuvre : Augustus uero, ne tantum opus periret, Tuccam et Varium hac lege iussit emendare, ut superflua demerent, nihil adderent tamen.

2 Le point que nous entendons traiter ici n’est pas de savoir si l’Énéide est œuvre de commande : sans faire de Virgile un caudataire servile ni de son épopée une apologie rampante, on s’accordera cependant sur une formule litotique affirmant que son poème ne remettait pas en question la légitimité et les valeurs du pouvoir augustéen ; l’annonce en avait d’ailleurs été faite par le poète lui-même au début du troisième livre des Georgica[2].

3 Peu nous importe aussi que le poème ait été amputé, corrigé, complété à l’instigation du Prince : on doit croire – à moins de remettre en doute toute la lettre du texte – que ces interventions, si elles eurent lieu, furent, si l’on peut dire, bénignes et relevèrent plus du toilettage que de la récriture.

4 Plus importante en revanche est l’éventuelle obédience marquée du texte virgilien telle qu’elle est appréciée par les commentateurs. Dès l’introduction à nouveau, le commentaire servien affirme que la finalité de l’Énéide est nettement laudative : intentio Vergilii haec est, Homerum imitari et Augustum laudare, jugement repris dans diverses gloses :

5

  • ad I, 286 : omnis poetae intentio (...) ad laudem tendit Augusti ;
  • ad VI, 752 : ante dicta de reuersione animarum probatio huc tetendit, ut celebret Romanos et praecipue Augustum : nam qui bene considerant, inueniunt omnem Romanam historiam ab Aeneae aduentu usque ad sua tempora summatim celebrasse Vergilium.

6 Le commentateur s’efforce ainsi toujours de retracer, dans le poème, les passages où l’on peut saisir la mise en pratique, pourrait-on dire, du programme apologétique virgilien et où se décèle donc la tendance élogieuse annoncée.

7 On peut distinguer dans les commentaires d’une part les gloses des passages de l’Énéide où Auguste est nommé et, d’autre part, celles où le commentateur affirme que Virgile a voulu orienter son texte, par des allusions plus ou moins directes ; les formules sont alors variées : quidam in honorem Augusti dictum accipiunt / per transitum laudat / hoc in honorem Augusti posuit / hoc ad laudem Augusti respicit / uidetur blandiri Augusto ; le verbe uult, « Virgile veut » est employé à plusieurs reprises.

Les mentions d’Auguste chez Virgile

8 Il n’est que trois passages de l’Énéide où le personnage même d’Auguste est mentionné :

9

  • en I, 286-296, Jupiter annonce l’avènement d’Auguste, pour apaiser le courroux de sa fille Vénus ;
  • en VI, 788-807, lors de la catabase, Anchise présente à Énée l’âme des futurs héros de Rome ;
  • en VIII, 671-728, le poète développe lui-même l’ekphrasis du bouclier forgé par Vulcain, long catalogue des exploits guerriers romains, mais surtout augustéens.

10 On peut déjà noter que ces trois passages, chez Virgile, sont construits de la même manière ; le poète passe par l’éloge indirect [3] d’autres personnages, puis en vient à Auguste, dont sont présentées successivement trois caractéristiques : il est Troyen, descendant de Troyen ; il est d’essence divine ; il pacifiera le monde. Or il est aisé de retrouver dans ce triptyque divers critères préconisés dans l’Antiquité pour composer un éloge, par Quintilien, par exemple, au livre III de l’Institution oratoire :

11 En III, 7, 10, on lit ainsi : « Avant de parler de l’homme, on traitera de sa patrie, de ses parents ou de ses ancêtres, (…) qu’il ait soutenu l’éclat de sa noblesse d’origine ou qu’il ait illustré par ses actions une origine plus humble » – nous sommes évidemment ici dans le premier cas. On retrouve ce précepte chez Virgile dans les trois passages mettant Auguste en scène :

12

  • dans le discours de Jupiter, en I, 286 : nascetur pulchra Toianus origine Caesar,
  • lors de la catabase, en VI, 789-90 : hic Caesar et omnis Iuli progenies,
  • sur le bouclier, en VIII, 628-9 : illic genus omne futurae stirpis ab Ascanio.

13 Dans le cas d’Auguste, au volet troyen de ce critère s’ajoute bien sûr l’aspect divin, conféré en premier lieu à son père Jules César :

14

  • dans le discours de Jupiter, en I, 289-90 : hunc tu olim caelo (…) accipies secura ; uocabitur hic quoque uotis,
  • lors de la catabase, en VI, 791-2 : hic uir, hic est, tibi quem promitti saepius audis, Augustus Caesar, diui genus,
  • sur le bouclier, en VIII, 680-1 : geminas cui tempora flammas laeta uomunt patriumque aperitur uertice sidus.

15 Le troisième trait – Auguste pacifiera le monde en triomphant de tous – entre dans le critère énoncé par Quintilien en III, 7, 16 : « Les auditoires apprécient davantage le récit de ce qu’un personnage a été le seul ou le premier ou, tout du moins, l’un des rares à accomplir » (c’est là ce que l’on peut appeler les arguments de primarité, d’unicité et d’antériorité, voire de totalité) :

16

  • dans le discours de Jupiter, en I, 293-4 : dirae claudentur Belli portae, allusion au temple de Janus,
  • lors de la catabase, en VI, 792-3 : aurea condet saeculo, référence aux temps pacifique de l’Âge d’or,
  • sur le bouclier, en VIII, 714-15 ; 722 : at Caesar triplici inuectus Romana triumpho moenia (…). Incedunt uictae longo ordine gentes.

17 Tout naturellement, on retrouve, dans les commentaires serviens de certains vers issus de ces trois passages, divers types de louanges vantant les actes ou la personnalité d’Auguste : quatre gloses pour le discours de Jupiter, quatre encore pour la catabase et douze pour l’ekphrasis, ces deux dernières étant présentées comme complémentaires par le commentateur :

18

ad VI, 752. ante dicta de reuersione animarum probatio huc tetendit ut celebret Romanos… (…) multa ad historiam pertinentia hic indicat locus, cetera, quae hic intermissa sunt, in ??????????? commemorat. unde etiam in antiquis inuenimus, opus hoc appellatum esse non Aeneidem, sed gesta populi Romani[4].

19 Dans les deux cas cependant, la gloire d’Auguste, selon le commentaire, est le premier but visé : pour la catabase, il s’agit de célébrer les Romains, mais surtout l’empereur –… ut celebret Romanos et praecipue Augustum –, tout comme dans le second cas la liste des exploits romains annonce ceux d’Auguste, dont la présentation est plus développée :

20

ad VIII, 672. sane ubique propositum est poetae Augusti gloriam praedicare ; itaque maiorem partem operis in hoc clipeo Augusto adsignat[5].

Les allusions à Auguste chez Virgile

21 En plus de ces gloses des trois passages du poème mentionnant Auguste, nous devons nous intéresser aussi, sinon davantage, aux allusions cachées, aux évocations dissimulées par un Virgile dont le commentateur dit souvent qu’il a évoqué l’histoire – et en particulier la période augustéenne – à mots couverts : latenter / non aperte / per silentium / tacite. On dénombre une trentaine de ces « découvertes serviennes » dues à la lecture filigranique du poème telle que les exégètes se plaisent à l’opérer. Il semble possible à nouveau de retrouver dans ces jugements plusieurs des critères traditionnels de l’éloge antique et l’on peut dès lors se demander si les allusions laudatrices que le commentateur croit retrouver dans le texte de Virgile entrent de manière systématique et organisée dans les schémas habituels de l’argumentation encomiastique. La nature même du commentaire exclut bien entendu que l’on puisse y retrouver les constructions d’ensemble traditionnelles, telle la tétrade, qui structurent les textes rhétoriques : c’est bien plutôt dans le détail et le choix des caractéristiques valorisées que l’on peut chercher à trouver l’influence du genre.

22 Le commentaire va sans surprise adopter pour mettre en valeur les qualités du prince la méthode comparative. En effet, « la comparaison (sunkrisis, parabolè) est un des moyens d’amplification les plus connus, et elle joue un rôle essentiel dans l’éloge », écrit Laurent Pernot, qui poursuit en citant le Panégyrique de Trajan : « Il n’y a pas de bon éloge sans comparaison [6]. »

Comparaison illustre

23 Le premier argument traditionnel présent dans les commentaires relève de la « comparaison illustre » : le laudendus est rapproché de personnages d’importance, dieux ou héros, qui semblent sans pareils et dont il va pourtant égaler les exploits ou la valeur. Dans le cas d’Auguste, Énée et César, tous deux à la fois dieux et héros, présentent l’évident avantage de figurer, avant lui, les deux extrêmes de la chaîne familiale troyenne : le prince Énée, fils de Vénus, fut divinisé, tout comme l’a été César, descendant d’Iule. À plusieurs reprises, le commentateur pense voir chez Virgile quelque allusion à la lignée et rappelle alors qu’Auguste en est l’aboutissement : lorsque le poète décrit en VIII, 628- 629, « toute la race de ceux qui sortiraient d’Ascagne », le commentaire aux termes STIRPIS AB ASCAGNIO est : usque ad Augustum Caesarem ; de même, lorsqu’Apollon s’adresse à Ascagne en ces termes au vers IX, 642 : « Fils de dieux qui seras père de dieux », l’explication de GENITVRE DEOS est limpide : propter Iulium Caesarem et Augustum. Plus loin encore, en XII, 166, Virgile présente Énée comme la source de la race romaine ; selon le commentateur, l’intention du poète est manifeste : ROMANAE STIRPIS ORIGO : hoc ad laudem Augusti respicit. On doit en outre remarquer ici le terme origo, qui participe également de l’argument d’antériorité et de priorité ; sur ce point, la glose d’ailleurs va plus loin : lorsque Virgile, en V, 568, évoque Atys, qui, dit-il, donna leur nom aux Atii, c’est, nous dit le commentaire, pour évoquer là encore le caractère ancien de la famille impériale : GENVS VNDE ATII DVXERE LATINI : propter Atiam dicit, matrem Augusti (…) : uult enim eius etiam maternum esse genus antiquum[7].

24 L’adéquation Énée / Auguste est diversement rappelée. Si le premier a accompli un sacrifice pour Anchise – au livre V, des jeux solennels viennent souligner l’anniversaire de sa mort –, le commentateur ne peut y voir qu’une allusion aux jeux accomplis par Auguste en l’honneur de son père [8] :

25

ad V, 45. DARDANIDAE MAGNI : frequenter, ut diximus, ad opus suum Vergilius aliqua ex historia deriuat : nam sic omnia inducit, quasi diuini honores soluantur Anchisae, quos constat Iulio Caesari tribuisse Augustum[9].

26 Plus encore, lors de la nekuia, Anchise semble reprocher à Énée son hésitation, alors que la gloire appelle Rome : Virgile écrit en VI, 806-807 : « Et nous hésiterions encore à déployer notre valeur ! La crainte nous empêcherait de nous fixer sur la terre d’Ausonie ! ». Le commentateur, en expliquant qu’il faut plutôt comprendre le verbe dubitamus à la deuxième personne du singulier, inverse en quelque sorte la chronologie, et confère plutôt à Auguste le rôle d’inspirateur de son ancêtre :

27

ad VI, 806. ET DVBITAMVS : pro 'dubitas' ; est autem sensus : cum tibi sit tanta ex Romanis et praecipue ex Augusto praeparata posteritas, dubitas uirtutem factis extendere, id est gloriam ? aut est aliquis timor, qui te a regnis Italiae reuocet[10] ?

28 L’écrasement du temps propre à la catabase permet ainsi à Auguste d’exhorter et de rassurer Énée. La même impression est donnée par le commentaire au vers III, 274, alors que Virgile a mentionné le mont Leucate :

29

ad III, 274. LEVCATAE NIMBOSA CACVMINA MONTIS : Leucata mons est altissimus, prope paeninsula, in promunctorio Epiri iuxta Ambraciam et sinum et ciuitatem, quam Augustus Nicopolim appellauit uictis illic Antonio et Cleopatra. ibi et templum Actiaco Apollini constituit et ludos Actiacos : unde nunc Vergilius in honorem Augusti quae ipse fecit dat eius origini ; nam Aeneam illic dicit ludos celebrasse, ut alibi [VI, 69-70] inducit Aeneam promittentem templum Apollini, quod fecisse constat Augustum[11].

30 Ainsi l’Empereur, à de multiples reprises rattaché à ses deux illustres prédécesseurs divins – son lointain ancêtre et son propre père –, devient in fine, de manière a-temporelle, le guide de la race latine. Notons enfin à ce propos que si quelque esprit chagrin osait objecter que fils adoptif n’est pas fils de race, la réponse est prête : lorsqu’en VI, 792, Virgile écrit Augustus Caesar, diui genus, le commentaire balaie la critique : DIVI GENVS : Caesaris, qui factus est deus. 'genus' autem dicit non solum iure adoptionis, sed etiam consanguinitatis : nam Atiae fuit filius, quae erat soror Caesaris, rappelant par là qu’Auguste est, pourrait-on dire, le neveu de son père adoptif.

31 Deux autres comparaisons illustres sont exploitées. Virgile lui-même, nous l’avons vu, développait un parallèle manifeste entre Auguste et Saturne, et l’époque pacifique de l’Âge d’or ; tout naturellement, le commentaire servien reprend et souligne cette comparaison ; on notera cependant la prudence – ou plutôt la mesure – de la glose au vers VI, 793, qui en restreint la portée géographique, marquant une forme de modestie que l’on retrouvera ensuite : SAECVLA QVI RVRSVS LATIO : sub Saturno dicit aurea saecula fuisse in orbe terrarum, sub Augusto tantum in Italia. Nous avons noté également que cette question de l’Âge d’or est liée au pacifisme, qui se traduit par la fermeture des portes du temple de Janus. Selon le commentaire, Virgile y ferait allusion au vers I, 291 : « Alors, renonçant aux guerres, les générations farouches s’adouciront », dit le poète, que le commentateur interprète cette fois sans mesure :

32

ad I, 291. ASPERA TVNC : id est Caesare consecrato cum Augustus regnare coeperit, clauso Iani templo, pax erit per orbem. Constat autem templum hoc ter esse clausum : primum regnante Numa, item post bellum Punicum secundum, tertio post bella Actiaca quae confecit Augustus[12].

33 Auguste sur ce plan pacifique serait donc l’égal de Saturne, mais aussi de Numa. Pourtant le commentaire se poursuit par une critique, exprimée à plusieurs reprises : quo tempore pax quidem fuit quantum ad exteras pertinet gentes, sed bella flagrauere ciuilia, quod et ipse per transitum tangit dicens ‘Furor impius intus’. La paix n’était donc pas présente partout puisque régnait l’horreur des guerres civiles. Ce problème délicat nuit bien sûr à la valeur d’Auguste, qui semble ainsi amoindrie, mais aussi à la crédibilité de Virgile, qui en certains passages semblerait critiquer l’Empereur. On trouve trois parades dans les commentaires qui visent tantôt à réfuter le fait que Virgile évoquerait un fait mettant en cause Auguste, tantôt à laver celui-ci de toute flétrissure.

34 Selon la première glose, l’expression virgilienne furor impius intus en I, 294 peut être interprétée de deux manières :

35

ad I, 294. FUROR IMPIVS INTVS : (...) ut superius diximus propter bella ciuilia, quae gesta sunt contra Brutum et Cassium ab Augusto in Philippis, contra Sextum Pompeium ab Augusto in Sicilia. Aut sicut quidam tradunt 'furor impius intus' non in aede Iani : sed in alia in foro Augusti introeuntibus ad sinistram, fuit bellum pictum et furor sedens super arma deuinctus eo habitu quo poeta dixit [13].

36 On voit bien que la question des guerres civiles posait problème aux commentateurs de Virgile, que certains défendaient contre toute vraisemblance : le poète parlerait donc ici d’une peinture de Bellum et de Furor, représentés dans un autre édifice du Forum, et non de ces luttes fratricides.

37 En VIII, 678, la glose présente un Virgile plus habile encore, qui efface la notion de guerre civile en présentant comme une soldatesque orientale toutes les troupes d’Antoine, lui-même assujetti à une épouse barbare ; le triomphe d’Auguste, dès lors, n’était en rien honteux, car la guerre n’était pas vraiment « civile » :

38

ad VIII, 678. HINC AVGVSTVS AGENS ITALOS : sed quia belli ciuilis triumphus turpis uidetur, laborat poeta ut probet iustum bellum fuisse, dicens Augustum esse ‘cum patribus populoque penatibus et magnis dis’, contra cum Antonio auxilia peregrina et monstruosa Aegypti numina. et re uera in exercitu Antonii omnes barbari fuerunt : quod et Vergilius dicit ‘Aegyptum uiresque Orientis atque ultima secum Bactra uehit’. unde etiam de hoc bello egit triumphum : nec enim ciuile putatum est, quod tantummodo Romano duce gestum est, qui et ipse barbarae seruiebat uxori[14].

39 En VI, 612 sont cette fois présentées par Virgile, dans les Enfers, les victimes des « armes impies » : on ne peut voir là, nous explique le commentateur, un rappel des guerres civiles, car ce serait une injure à la fois à César et à Auguste ; il est donc préférable de comprendre, melius ergo est ut accipiamus, qu’il s’agit d’une allusion aux combats menés en Sicile par Sextus, le fils de Pompée, vaincu ensuite par Auguste et Agrippa : en ce sens, l’allusion dès lors est convenable : hoc sensu tam ‘arma impia’, quam ‘dominorumcongruit commemoratio.

40 La dernière comparaison illustre relève également d’une double interprétation : lorsqu’en en I, 292 Virgile évoque conjointement Rémus et Quirinus, on pense à juste titre que ce Quirinus est Romulus :

41

ad I, 292. REMO CVM FRATRE QVIRINVS IVRA DABVNT : hic dissimulat de parricidio, quod et iungit eos, et quia non Romulum, sed Quirinum appellat, ut non potuerit parricidium facere qui meruerit deus fieri [15].

42 Est dès lors proposée la seule explication possible :

43

Vera tamen hoc habet ratio : Quirinum Augustum esse, Remum uero pro Agrippa positum, qui filiam Augusti duxit uxorem, et cum eo pariter bella tractauit[16].

44 Alors que l’adéquation Quirinus / Romulus est banale, le rapprochement avec Auguste est plus inhabituel, d’autant plus révélateur que le commentateur prend position : il reconnaît à Virgile une telle volonté de glorification du prince qu’il souligne ici ce rapprochement sinon véritablement hétérodoxe, du moins nouveau – tout autant du reste que l’identification de Rémus avec Agrippa [17].

45 De cette première série de textes on peut conclure que la louange virgilienne du personnage d’Auguste, patente dans l’Énéide, est développée par le commentateur, qui, par les comparaisons illustres qu’il pense y déceler, par les ajouts qui sont siens et le choix parfois qu’il opère, amplifie la stature de l’Empereur. On peut s’attendre à ce qu’il en aille de même avec les autres procédés exploités.

Comparaison de supériorité ; comparaison d’infériorité

46 On trouve deux autres types de comparaison traditionnellement utilisés dans l’éloge. La première, comparaison de supériorité, est dite de voisinage par Laurent Pernot [18]. Le procédé est aisé, consistant à prouver la supériorité d’un personnage en regard de ses pairs ou de figures historiques de son niveau. L’exploitation la plus probante de ce jeu apparaît dans la glose du terme Araxes, fleuve d’Arménie évoqué par Virgile en VIII, 728 :

47

ad VIII, 728. ARAXES : hic fluuius Armeniae, quem pontibus nisus est Xerxes conscendere. cui Alexander Magnus pontem fecit, quem fluminis incrementa ruperunt. postea Augustus firmiore ponte eum ligauit, unde ad Augusti gloriam dixit ‘pontem indignatus Araxes’ [19].

48 Les eaux avaient vaincu les ponts de Xerxès et d’Alexandre : par la simple mention du fleuve, Virgile soulignerait ainsi volontairement la prévalence d’Auguste, dont le pont, par une formule hypallagique évidente, est forcément firmior.

49 Le commentaire propose à deux reprises une exploitation différente de la comparaison de supériorité, doublée de l’argument d’antériorité, lorsqu’il souligne que le terme Augustus fut ensuite utilisé par tous les empereurs, convaincus ainsi d’une forme de dépendance, ou d’infériorité :

50

ad VI, 760.… postea Albani omnes reges Siluii dicti sunt ab huius nomine, sicut hodieque Romani imperatores Augusti uocantur, Aegyptii Ptolomaei, Persae Arsacidae, Latini Murrani[20]

51

ad XII, 529.… scimus enim solere plerumque fieri ut primi regis reliqui nomen etiam possideant, ut apud Romanos Augusti uocantur, apud Albanos Siluii, apud Persas Arsacidae, apud Aegyptios Ptolomaei, apud Athenienses Cecropidae[21].

52 La comparaison d’infériorité est un autre moyen facile de souligner la grandeur d’un individu, mis en valeur aux dépens d’un pair qui ne sut pas agir comme l’impétrant ou, pis, dont ce dernier dut réparer les erreurs. Selon le commentateur, Virgile use de ce procédé en VII, 606, alors qu’il mentionne les Parthes, que l’avide Crassus avait laissés prendre les signa romains :

53

ad VII, 606. PARTHOSQVE REPOSCERE SIGNA : hoc in honorem Augusti posuit, quo regnante a Parthis repetita sunt signa, quae Crassus triumuir perdiderat. qui cum auiditate sua contra auspicia bellum suscepisset, interdicentibus tribunis plebis, captus cum filio est et necatus infuso in os auro, cuius amore pugnauerat[22].

54 On notera que l’inférieur n’est pas ici un ennemi ; celui-ci en effet – c’est là un autre poncif de l’encomion – ne peut être que particulièrement méritant, surpassé finalement par la seule force susceptible de l’abattre. Les commentaires serviens prêtent à Virgile en VIII, 686, un mensonge par omission destiné à valoriser Antoine, dont il tait la défaite face aux Parthes : le bouclier ne saurait en effet représenter en faible (imbellis) ce superbe vainqueur de l’Orient… que seul vaincra Auguste.

55

ad VIII, 686. VICTOR AB AVRORAE POPVLIS : quia primo uicerat Parthos, ut diximus. atqui Antonium Parthi postea pepulerunt ; sed uidetur hoc ideo tacuisse, ne Augustus inbellem superasse uideatur. ideo addidit uictorem Orientis Antonium, ut maiorem hostem Augustus uicisse uideatur [23].

Éloge réciproque

56 La dernière technique usuelle que nous relèverons est l’éloge réciproque, qui procède d’un renversement d’autorité : « s’il est beau d’être choisi, il est également beau de bien choisir. Si le don divin honore celui qui le reçoit, il n’honore pas moins celui qui l’octroie (…). La principale occurrence d’un tel renversement est le thème selon lequel un homme honore sa patrie ou sa famille [24]. » Auguste est ainsi présenté dans le commentaire comme humble et généreux envers l’État. En IV, 410, Virgile évoque Didon observant la flotte troyenne du haut de la citadelle ; le commentaire en prend prétexte pour rapidement dériver et évoquer l’honnête modestie de l’Empereur :

57

ad IV, 410. ARCE EX SVMMA : regum enim fuit habitare in arcibus propter tutelam. denique Romae Valerius cum in Esquiliis domum haberet altissimam, inuidiae causa eam conplanauit. item Augustus post Actiacum bellum Palatium ex suo praecepto aedificatum, cum esset domus priuata, donauit reipublicae[25].

58 Notons que selon la glose du vers VII, 170, qui renvoie à la précédente, la mention virgilienne du temple de Picus serait un rappel volontaire du même édifice :

59

ad VII, 170. TECTVM AVGVSTVM INGENS : domum, quam in Palatio diximus ab Augusto factam, per transitum laudat : quam quasi in Laurolauinio uult fuisse[26].

60 L’éloge réciproque se retrouve également dans le commentaire du vers VIII, 684, tandis que Virgile décrit Agrippa portant la couronne navale :

61

ad VIII, 684. [TEMPORA] NAVALI FVLGENT ROSTRATA CORONA : Sextus Pompeius, Pompei filius, in Sicilia piraticam exercuit. contra quem primo cum Agrippa dimicauit Augustus ; postea Agrippae cura data est, qui eum deleuit. ob quod ei Augustus rostratam dedit coronam, quia uicerat nauali certamine[27].

62 La modestie et la générosité s’exercent cette fois à l’égard d’un individu : l’explication en effet montre Auguste, qui n’a pu lui même vaincre Sextus Pompée, confiant la lutte à son lieutenant puis le récompensant pour sa victoire ; mais on doit bien comprendre ici que la gloire d’Auguste est de souligner celle d’Agrippa.

63 Ce rapide survol catalogique de quelques passages des commentaires serviens révèle au moins une nette volonté de la part des exégètes de souligner tous azimuts, à la suite du poète, la valeur du prince. Ils semblent à cette fin vouloir faire flèche de tout bois ; l’expression cognatas urbes apparaît-elle dans l’Énéide (III, 501) ? c’est un rappel volontaire, dit le commentaire, de la fondation de Nicopolis ; la ville d’Ambracie est qualifiée de parua urbs (III, 276) ? encore une flatterie envers Auguste, qui la détruisit pour mieux la reconstruire ensuite ; passent lors des jeux funèbres des enfants couronnés (V, 556) ? Virgile n’a pu que faire là allusion à des casques et des javelots offerts par l’empereur à des enfants troyens… Plus encore, la glose s’applique à souligner la proximité physique et intellectuelle des deux hommes : tels vers, nous dit le commentateur, doivent être prononcés ingento adfectu, puisque c’est ainsi que Virgile en fit lui-même la lecture au bon Prince ; si Didon est dite deuota pesti futurae, c’est parce que le participe apparaît dans l’éloge funèbre de Marcellus prononcé par Auguste. Citons enfin le passage (VIII, 698) où sont qualifiées de monstra les divinités égyptiennes, impiété virgilienne qu’on ne saurait toutefois reprocher au poète : « le passage autorisait, pour la gloire d’Auguste, à dire une chose assez cruelle même envers des dieux. »

64 Allusion, voire collusion : dans le commentaire, est ainsi prêtée à Virgile, en une sorte d’obsession textuelle, l’intention permanente de glorifier Auguste. On notera justement dans certains extraits la présence forte du terme intentio qui, au-delà de son simple sens de « volonté », semble ouvrir la voie à une interprétation plus judiciaire du texte : la louange (laus), la glorification (celebratio) d’Auguste et de ses ancêtres devient une cause : par un étonnant transfert, le commentateur en appelle à son prestigieux prédécesseur et cherche à utiliser l’épopée virgilienne comme charge d’accusation ou de défense. Peut-on aller jusqu’à penser que les glosateurs, dans leurs propres explications, mettaient leur connaissance des procédés traditionnels de l’éloge pour enchérir sur le texte virgilien ?

65 Se pose ainsi la question de la démarche de ces auteurs et de la finalité de leur texte, dont nous donnent une idée les propos de Jérôme dans le Contre Rufin (I, 16, 5) :

66

Quel est le rôle des commentaires ? Ils développent ce qui a été dit par un autre. Les textes qui comportent des obscurités, ils les expliquent en un langage clair. Ils reproduisent des points de vue multiples et disent : « Voici les développements de certains sur ces passages ; d’autres l’interprètent ainsi ; tels s’efforcent d’appuyer leur sentiment et leur façon de voir sur telles citations et telle argumentation… » Ainsi, le lecteur avisé, après avoir lu les diverses explications et appris quelles sont les multiples opinions susceptibles d’être approuvées ou rejetées, pourra juger de ce qui est plus exact et, comme un bon changeur, repousser l’argent de mauvais aloi.

67 On reconnaît bien là les procédés présents dans les commentaires serviens, dont le caractère pédagogique est indéniable, comme le prouve notamment la pluralité des variantes proposées sur divers points, souvent simplement au nom d’une plus grande richesse d’enseignement. Dans le cas présent toutefois, il semble évident que la répétition systématique des éloges d’Auguste selon les préceptes rhétoriques prouve qu’ils ne font pas office de simples informations, ni même d’une volonté simpliste de favoriser l’édifiant pour un public de jeunes étudiants. On pourrait certes y voir l’influence d’une approche stoïcienne, telle qu’elle transparaît nettement dans divers panégyriques impériaux [28]. Mais outre le fait que les commentaires serviens ne paraissent pas uniformément influencés par cette doctrine plus que par d’autres [29], d’une manière générale, l’approche philosophique n’est pas une préoccupation majeure dans le commentaire [30].

68 En revanche, on pourrait bien davantage considérer que cette apologie méthodique du prince s’ancre fortement dans la défense de la Rome ancienne. Instigateur d’un retour aux sources morales et d’une renaissance religieuse perçue comme indispensable, Auguste incarne mieux que toute autre figure ancestrale l’idéal, face aux bouleversements, du maintien de cette tradition que l’Empire est à nouveau en passe de perdre. En cette période troublée du IVe siècle où l’on assiste à la victoire lente mais assurée du christianisme, sans doute le commentateur trouve-t-il là argument contre tous ceux qui veulent, en même temps que les dieux du paganisme, décrier sa littérature, dénaturer sa transmission, rabaisser ses grands hommes.

Références bibliographiques

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  • L. ELDESTEIN 1944, « Review: E.O. Wallace (1938) », American Journal of Philology, 65, p. 306-309.
  • E. MARCELLI 1998, « Retractando atque expoliendo: Sevio ‘platonizzante’ » Giornale Italiano di Filologia, 50, p. 113-122.
  • N. METHY 2000, « Éloge rhétorique et propagande politique sous le Haut-Empire. L’exemple du Panégyrique de Trajan », MEFRA, 112, p. 365-411.
  • L.PERNOT 1993, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain. Tome II Les valeurs, Paris, Institut d’Études Augustiniennes.
  • D. PORTE 1981, « Romulus-Quirinus, prince et dieu, dieu des princes. Étude sur le personnage de Quirinus et sur son évolution, des origines à Auguste », ANRW, II, 17, 1, p. 300-342.
  • G. RADKE 1981, « Quirinus. Eine kritische Überprüfung der Überlieferung und ein Versuch », ANRW, II, 17, 1, p. 276-299.
  • A. SETAIOLI 1998, La vicenda dell’anima nel commento di Servio a Virgilo, Frankfurt am Main, / New York, P. Lang.
  • E.O. WALLACE 1938, The Notes on Philosophy in the Commentary of Servius on the Eclogues, the Georgics and the Aeneid of Vergil, New York, Columbia University Press.

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Date de mise en ligne : 08/07/2013

https://doi.org/10.3917/dha.hs80.0291

Notes

  • [1]
    Nous parlerons des « Commentaires serviens » plutôt que des « Commentaires de Servius » ; l’incertitude sur l’origine des textes et sur la personnalité de leurs auteurs conduisent à être prudent dans les conclusions que l’on entend tirer des propos qui y sont tenus et l’on ne saurait être définitif en attribuant à « Servius » telle ou telle qualité d’écriture – si l’on en trouve –, tel ou tel goût pour un sujet particulier, telle ou telle orientation politique, religieuse ou philosophique. Dans les textes que nous présentons, on distinguera cependant par la typographie les textes attribués au Deutéro Servius, présentés en caractères soulignés.
  • [2]
    Sur le « motif hésiodique » que constitue la « solidarité du monarque et du poète », cf. A. DEREMETZ 2009, p. 286-292.
  • [3]
    L. PERNOT 1993, p. 701.
  • [4]
    « L’argument déjà mentionné du retour des âmes tend ici à glorifier les Romains (…). Ce passage (la catabase) présente ici de nombreux éléments propres à l’histoire ; les autres qui sont ici omis, Virgile les rappelle dans l’aspidopoïa. De là vient que même chez les anciens on trouve que cette œuvre ne s’appelait pas l’Énéide, mais La geste du peuple romain. »
  • [5]
    « Partout le projet du poète est d’annoncer la gloire d’Auguste ; c’est pourquoi, sur ce bouclier, il lui réserve la plus grande partie de l’ouvrage. »
  • [6]
    L. PERNOT 1993, p. 690-691. N. METHY 2000, p. 371, souligne par ailleurs dans ce texte un procédé que l’on peut rapprocher de la pratique prêtée à Virgile par les commentateurs : « Pline aurait composé, pour promouvoir la politique impériale, un discours officiel (…). La principale [justification de cette thèse] repose sur la place réservée à la personne impériale, non seulement dans les multiples passages qui lui sont normalement consacrés, (…), mais, plus subtilement, dans ceux-mêmes dont elle n’est pas le véritable objet. »
  • [7]
    « Il parle ainsi à cause d’Atia, la mère d’Auguste (...) : il veut en effet que la race de sa mère aussi soit ancienne. »
  • [8]
    Il convient de noter la difficulté que représente la question de l’apparition d’étoiles lors de ces jeux : deux passages évoquent une manipulation d’Auguste, qui aurait fait croire au peuple que les astres représentaient son père : VI, 790 (… stella per diem apparuit, quam persuasione Augusti Caesaris esse populus credidit) et VIII, 681 (quod sidus Caesaris putatum est Augusto persuadente). En I, 287 pourtant, le commentaire tenait pour vraie cette apparition : IMPERIVM OCEANO, FAMAM QVI TERMINET ASTRIS : aut ad laudem dictum est, aut certe secundum historiam. Re uera enim et Britannos qui in Oceano sunt uicit, et post mortem eius cum ludi funebres ab Augusto eius adoptiuo filio darentur, stella medio die uisa est, unde est « ecce Dionaei processit Caesaris astrum ».
  • [9]
    « Souvent, comme nous l’avons dit, Virgile fait passer dans son œuvre un élément historique : ainsi il met tout en scène en effet, comme si les honneurs divins étaient rendus à Anchise, alors qu’on sait qu’Auguste les attribua à Jules César. »
  • [10]
    « Est mis pour dubitas, ‘tu hésites’. Les sens est par ailleurs : ‘alors que t’a été annoncée une telle postérité, celle des Romains et surtout d’Auguste, tu hésites à accroître par des actes ta valeur, c’est-à-dire ta gloire ? ou bien est-ce quelque crainte qui te détourne des royaumes d’Italie ?’ »
  • [11]
    « Le mont Leucate est très élevé, presque une péninsule, sur le promontoire d’Épire près du golfe et de la ville d’Ambracie, qu’Auguste appela Nicopolis après y avoir vaincu Antoine et Cléopâtre. Il y établit un temple à Apollon d’Actium ainsi que des jeux actiens : ainsi donc, pour honorer Auguste, Virgile donne pour origine de ces gestes ce qu’Auguste a lui-même accompli ; il dit en effet qu’Énée a célébré les jeux, comme il représente ailleurs Énée promettant à Apollon un temple, gestes dont on sait bien qu’ils furent accomplis par Auguste. »
  • [12]
    « C’est-à-dire qu’après la consécration de César, lorsqu’Auguste commencera son règne, une fois fermé le temple de Janus, la paix régnera sur le monde. On sait par ailleurs que ce temple fut fermé trois fois : la première sous le règne de Numa, la seconde après la deuxième guerre punique, la troisième après les combats d’Actium, qu’Auguste mena à bien. »
  • [13]
    « Comme nous l’avons dit précédemment, l’explication vient des guerres civiles qui furent menées par Auguste à Philippes contre Brutus et Cassius et en Sicile contre Pompée. Ou bien, comme le rapportent certains, l’expression ‘à l’intérieur, la Fureur impie’ ne fait pas référence au temple de Janus : dans un autre édifice sur le forum d’Auguste, à gauche en entrant, se trouvaient peintes la Guerre et la Fureur vaincue assise sur ses armes, telle que l’a décrite le poète. »
  • [14]
    « Mais du fait qu’un triomphe pour une guerre civile semble honteux, le poète cherche à prouver qu’il s’agissait d’une guerre juste, disant qu’Auguste était ‘avec les Pères et le peuple, les Pénates et les grands dieux’, tandis qu’au contraire avec Antoine se trouvaient des troupes étrangères et les dieux monstrueux de l’Égypte. Et de fait dans l’armée d’Antoine, tous étaient barbares, ce que Virgile dit aussi : ‘il transporte avec lui l’Égypte les forces de l’Orient et Bactres la reculée’. De là vient qu’il reçut un triomphe pour cette guerre-là aussi : on ne peut en effet la tenir pour civile puisqu’elle fut seulement menée par un chef romain qui lui-même était asservi à une épouse barbare. »
  • [15]
    « Virgile ici tait le meurtre familial qui les rapproche également, et c’est pourquoi il l’appelle non pas Romulus, mais Quirinus, car ne pourrait commettre un meurtre familial celui qui mériterait d’être divinisé. »
  • [16]
    « Voici cependant la vraie raison : Quirinus est Auguste, Rémus représentant Agrippa, qui prit pour épouse la fille d’Auguste et mena des guerres à ses côtés. »
  • [17]
    Cf. G. RADKE 1981, p. 294-295 ; D. PORTE 1981, p. 337-340, qui juge « précieux » le texte servien sur cette question d’une identité allégorique entre le Prince et le dieu Quirinus (p. 338) ; voir également le commentaire servien Ad Georg. III, 27.
  • [18]
    L. PERNOT 1993, p. 692.
  • [19]
    « Il s’agit ici du fleuve d’Arménie, que Xerxès s’efforça de franchir par des ponts. Alexandre le Grand construisit un pont que brisèrent les crues du fleuve. Par la suite Auguste le contraignit par un pont plus solide, d’où vient que Virgile a dit pour glorifier Auguste ‘l’Araxe qu’indigne un pont’. »
  • [20]
    « Par la suite tous les rois furent désignés par son nom, tout comme aujourd’hui encore les empereurs romains sont appelés ‘Auguste’, les égyptiens ‘Ptolémée’, les perses ‘Arsacides’, les latins ‘Murranus’… »
  • [21]
    «... nous savons en effet qu’il arrive la plupart du temps que les rois suivants prennent le nom du premier : chez les Romains ils sont appelés ‘Auguste’, chez les Albains ‘Silvius’, chez les Égyptiens ‘Ptolémée’, chez les Athéniens ‘Cécropide’. »
  • [22]
    « Virgile a écrit cela en l’honneur d’Auguste : sous son règne, furent reprises aux Parthes les enseignes que le triumuir Crassus avait perdues. À cause de son avidité, il avait soutenu la guerre malgré les auspices et le veto des tribuns de la plèbe, il fut fait prisonnier avec son fils et tué : on lui versa dans la bouche de l’or en fusion, or dont l’amour l’avait amené à combattre. »
  • [23]
    « L’explication est que il avait vaincu en premier les Parthes, comme nous l’avons dit. Pourtant par la suite, les Parthes mirent en fuite Antoine ; mais Virgile semble taire cela pour ne pas qu’Auguste paraisse avoir vaincu un faible. Il ajoute qu’Antoine fut vainqueur de l’Orient pour qu’Auguste paraisse avoir vaincu un ennemi plus grand. »
  • [24]
    L. PERNOT 1993 p. 703.
  • [25]
    « C’était en effet l’habitude des rois que d’habiter dans les citadelles, à cause de leur protection. Ainsi, à Rome, Valérius possédait une maison très haut dans les Esquilies, mais la détruisit parce qu’elle suscitait la jalousie. De même, Auguste fit don à l’État du palais dont il avait ordonné la construction après la bataille d’Actium, parce que c’était une demeure privée. »
  • [26]
    « [Virgile] loue au passage la demeure dont nous avons dit qu’Auguste la fit bâtir sur le Palatin, comme s’il soutenait qu’elle se trouvait à Laurolavinium. »
  • [27]
    « Sextus Pompée, fils de Pompée, exerça la piraterie en Sicile. Auguste mena d’abord avec Agrippa la lutte contre lui ; par la suite, le soin en fut confié à Agrippa, qui l’anéantit. C’est pour cela qu’Auguste lui décerna une couronne rostrale, parce qu’il avait vaincu grâce à une bataille navale. »
  • [28]
    Voir par exemple le « portrait du prince idéal » stoïcien dans le Panégyrique de Trajan tel que le décrit N. MÉTHY 2000, p. 387-389.
  • [29]
    Cf.l’ouvrage ancien mais assez complet de WALLACE 1938, qui mentionne également le néo-platonisme, le pythagorisme, l’orphisme et l’épicurisme ; dans le compte rendu, L. ELDESTEIN 1944 tient en revanche l’épicurisme comme incompatible avec les vues de Servius.
  • [30]
    Le passage le plus étudié de ce point de vue est le commentaire au vers VI, 724 sur le statut accordé à l’âme humaine : cf. A. SETAIOLI 1998, p. 113-122 ; E. MARCELLI 1998.

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