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Article de revue

Historia et intrigue. Les ressources « mimétiques » de l'Enquête d'Hérodote

Pages 239 à 260

Notes

  • [*]
    Cette étude a bénéficié des discussions qui ont suivi sa présentation orale ainsi que d’une relecture toujours aussi attentive de Claude Calame. À tous j’adresse de chaleureux remerciements.
  • [1]
    Ou bien alors un « roman vrai » (VEYNE 1971, p. 10), car le critère de véridicité est indissociable de l’enquête historique, y compris pour les Anciens (cf. infra, n. 14-15).
  • [2]
    RICŒUR 1983, p. 264-279, et RICŒUR 1992, p. 311-315.
  • [3]
    BORUTTI 1998, p. 157 : « la fiction qui est en question dans les sciences de l’homme relève moins du champ sémantique de « feindre-simuler », et donc du mensonge et de l’illusion de vérité, que du champ sémantique de « modeler-façonner-construire » […], et donc de la projection symbolique et formelle (poiétique) d’une réalité ».
  • [4]
    Thucydide I. 1. 2.
  • [5]
    CALAME 2000, p. 18-34, 115-125, et CALAME 2004, p. 20-31.
  • [6]
    DE CERTEAU 1975, notamment la première partie. Pour l’historiographie ancienne, le problème de l’énonciation constitue le cœur du livre de F. Hartog, 2001[1980], en particulier p. 11-15, 31-32, et les chapitres 2 et 3 de la seconde partie, p. 395 sq.
  • [7]
    VEYNE 1971, p. 14 : « comme le roman, l’histoire trie, simplifie, organise ».
  • [8]
    Hérodote, I.24.30-33 ; VII.18.
  • [9]
    La traduction de mimèsis par « représentation » est celle de DUPONT-ROC et LALLOT 1980, retenue par P. Ricœur (1983).
  • [10]
    L’historia (historiè) d’Hérodote ne désigne ni un genre, ni une profession, ni une méthode. L’« enquête » est à la fois “an intellectual tool and a communicative activity” : sur ces problèmes, cf. la synthèse très argumentée de BAKKER 2002, citation, p. 3.
  • [11]
    Aristote, Poétique 7.1450 b 26, et 6.1450 a 39-40 : « le principe et si l’on peut dire l’âme de la tragédie, c’est l’intrigue (muthos) ».
  • [12]
    Ibid., 6.1450 a 4-5 et 15. Cf. RICŒUR 1983, p. 57.
  • [13]
    Hérodote, Prooimion.
  • [14]
    BENVENISTE 1966, p. 239, 241.
  • [15]
    Ibid., p. 242.
  • [16]
    Thucydide I.20.3, ainsi que I.23.6.
  • [17]
    Hécatée, Généalogies, FGrHist 1 F 1a ; Hérodote I. 95 ; VII.139 ; Timée, FGrHist 566 F 151 ; Polybe, XII. 4d 1-4 ; 7. 1-4 ; 25b.
  • [18]
    Hérodote, I.95, 214.
  • [19]
    MOMIGLIANO 1983, p. 53-70.
  • [20]
    Lucien, Comment il faut écrire l’histoire 5.
  • [21]
    Hérodote I.95 ; II.70 ; IV.195. Cf. PAYEN 2002, p. 48-50.
  • [22]
    CANFORA 2005, p. 262.
  • [23]
    Aristote, Poétique 23.1459 a 23.
  • [24]
    Ibid., 9.1451 b 3-10 et 27-32 (???????? ??????). Cf. CALAME 2005, p. 31-32.
  • [25]
    Calame (2005, p. 15-18, 26-28 en particulier), dans une analyse critique des travaux de Paul Ricœur – Temps et récit (1983-1985) et La mémoire, l’ histoire, l’oubli (Paris, 2000) – 1) insiste sur l’ancrage spatial, social et même physique du temps historique, 2) privilégie l’opération de « configuration » au détriment de la « refiguration », 3) souligne que les « différents genres oraux et écrits » dans lesquels une communauté inscrit sa mémoire historique sont dotés d’une « efficacité pratique », à l’opposé de toute perspective heideggerienne.
  • [26]
    Aristote, Poétique 1.1447 a 9.
  • [27]
    Platon, République III.392c.
  • [28]
    Ibid., III.392d. En traduisant ???? par « pur », au lieu de « simple », nous suivons la suggestion de Genette (1972, p. 184, n. 1) : il s’agit du récit « non mêlé » (cf. ??????? en 397d) d’éléments mimétiques, donc « pur ».
  • [29]
    Platon, op. cit. III.393b.
  • [30]
    Ibid., III.393d-e.
  • [31]
    Genette (1969, p. 51) souligne qu’il s’agit davantage d’un mode alterné, car récits et dialogues se succèdent.
  • [32]
    BRUNSCHWIG 1974, p. XIX. Contra DUPONT-ROC et LALLOT 1980, p. 18.
  • [33]
    Il s’agit de « tout ce que disent les conteurs de fable et les poètes » (Platon, op.cit. III.392d), autrement dit « la poésie et la fiction » (??? ???????? ?? ??? ??????????) (III.394b).
  • [34]
    Ibid., III.394c. Platon aurait-il à l’esprit, comme modèle du récit, celui du messager de la tragédie, exaggelos ?
  • [35]
    Ibid., III.392d ; 393c (« Homère et les autres poètes créent leur narration par le moyen de l’imitation [??? ????????] ») ; III.394b
  • [36]
    Aristote, Poétique 1.1447 a 13-16. Nous adoptons la traduction de DUPONT-ROC et LALLOT (1980) par « représentation » (cf. notamment p. 20 et p. 144, n. 3), retenue par Ricœur (1983, p. 55-84). Genette (1983, p. 11) suggère incidemment de traduire par « simulation », insistant par là sur le processus d’invention à l’œuvre dans l’intrigue. Cf. aussi ibid., p. 29.
  • [37]
    Aristote, Poétique 3.1448 a 19 et 25 (même emploi de ?? chez Platon, République III.392c). Expression synonyme : ?? ??? ????? ??????, Aristote, Poétique 1.1447 a 18. Pour la ressemblance de l’épopée et de la tragédie en termes d’objets communs (? : 3.1448 a 25 ; même terme chez Platon, op. cit., III.392c), cf. 5.1448 a 25.
  • [38]
    Mentionnés par Diogène Laërce V.92.
  • [39]
    Aristote, Poétique 3.1448 a 24-25 et 1.1447 a 16-18.
  • [40]
    Mode diégétique : 3.1448 a 21 ; mode dramatique : 2.1448 a 1 et 3 ; 1448 a 23.
  • [41]
    Ibid. 6.1450 a 39-b 3 : « Ainsi, le principe et si l’on peut dire l’âme de la tragédie, c’est l’intrigue (? ?????) […] ; c’est qu’il s’agit avant tout d’une représentation d’action et, par là seulement d’hommes qui agissent (??? ??????????) ». Écart avec Platon, cf. RICŒUR 1983, p. 59-60.
  • [42]
    BRUNSCHWIG 1974, XVIII.
  • [43]
    Comparer Platon, République III.393 c : ???????? ????????? et Aristote, Poétique 1.1447 b 29 : ????????? ??? ???????.
  • [44]
    Cf. supra, n. 9.
  • [45]
    RICŒUR 1986, p. 13. Le suffixe –sis des termes poièsis, sunthèsis, sustasis – et mimèsis, ajouterons-nous – caractérise des opérations, des processus de structuration, plus que des structures au sens statique du mot.
  • [46]
    RICŒUR 1983, p. 76.
  • [47]
    Aristote, Poétique 9.1451 b 1-5.
  • [48]
    Aristote, Poétique 23.1459 a 17 : « Venons-en à l’art de représenter [ou : de mettre en intrigue] le récit en vers (???? ?? ??? ???????????? ??? ?? ????? ?????????) ».
  • [49]
    Critère du moyen : ibid. 3.1448 a 23 = 1.1447 a 17.
  • [50]
    Ibid., 1.1447 a 21-22, 29. Et pourtant, il est précisé au chapitre 9 que l’« on pourrait mettre en vers l’œuvre d’Hérodote » (9.1451 b 1-2).
  • [51]
    Ibid., 5.1449 b 11, 14.
  • [52]
    L’épopée comme diègèsis : ibid., 24.1459 b 26. Sur le sens de historia dans ce contexte, cf. LOUIS 1955.
  • [53]
    Aristote, Poétique 23.1459 a 18-20 ; 24.1459 b 33.
  • [54]
    Ibid., 9.1451 b 2.
  • [55]
    DUPONT-ROC et LALLOT 1980, p. 370.
  • [56]
    Aristote, Poétique 26.1462 b 12-15.
  • [57]
    Ibid. 6.1450 b 1-619 ; 14.1453 b 7-8. Sur cette exclusion, cf. LORAUX 1988.
  • [58]
    Aristote, Poétique 3.1448 a 21-23.
  • [59]
    Ibid., 5.1449 b 14.
  • [60]
    Ibid., 5.1449 b 12-13.
  • [61]
    Ibid. 24.1459 b 22-27.
  • [62]
    Dupont-Roc et Lallot (1980) traduisent : « dans une épopée qui est un récit (??? ?? ???????? ?????), on peut raconter plusieurs parties de l’histoire qui se réalisent simultanément ». La valeur pleine de dia est de nature causale : « parce que c’est un récit ». La diègèsis est le vecteur de la représentation du temps.
  • [63]
    Sur la question de la représentation du temps historique, cf. JAUSS 1987, p. 117-118, et KOSELLECK 1990, p. 119-131, 165-174.
  • [64]
    Aristote, Poétique 9.1451 b 27-28.
  • [65]
    Ibid., 9.1451 b 30-32. Certes Aristote a posé au préalable, dans le même chapitre, que « la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique (historia), car la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier » (9.1451 b 6-7). Mais reliés en séries dans le tout d’une intrigue, les événements particuliers (« ce qu’a fait » ou subi tel ou tel individu : 9.1451 b 10) peuvent acquérir une valeur générale. Le sens de la totalité de l’intrigue subsume la diversité des actions singulières.
  • [66]
    Aristote, Poétique 6.1450 b 16.
  • [67]
    Constat maintes fois établi, par exemple avec Paul Veyne (1971, p. 14, 23, 36). Sur la distinction entre « Ehrzählzeit », temps du raconter (mesurable en nombre de pages et de lignes), et « erzählte Zeit », temps raconté, cf. RICŒUR 1984, p. 113-120.
  • [68]
    Les neuf mois pendant lesquels règne le mage Smerdis, entre la mort de Cambyse et la reconnaissance de Darius, sont eux aussi pris en compte (III.67-87).
  • [69]
    Denys d’Halicarnasse, Lettre à Pompée Géminos 3.2-3, 11, 14.
  • [70]
    Photius, Bibliothèque 60.19 b 20-25.
  • [71]
    JACOBY 1913, col. 281-292.
  • [72]
    Nous nous permettons de renvoyer à quelques éléments d’analyse développés dans PAYEN 1997.
  • [73]
    Hérodote, VII.211, 217, 223, 225.
  • [74]
    Hérodote, I.186 ; VI.19 ; VII.5,171.
  • [75]
    ?????????? est absent de tout le vocabulaire d’Hérodote.
  • [76]
    Hérodote, IV.30.
  • [77]
    Ibid., I.5, 95 ; II.3, 123 ; IV.30 ; VI.19 ; VII.152, 171, 239. Une analyse plus détaillée de ce problème se trouve dans PAYEN 1994.
  • [78]
    Ibid., I.5.
  • [79]
    Ibid., I.95.
  • [80]
    ??????? est un mot très rare, dont on ne trouve qu’une seule autre occurrence dans l’Enquête, avec une connotation négative (III.16), comme ici.
  • [81]
    Ibid., I.214.
  • [82]
    Ibid., I.7-14 ; IX.107-113.
  • [83]
    Ibid., VII.18. Artabane se rattache en cela au type du « sage conseiller », particulièrement étudié dans le cas d’Hérodote. Autres récapitulations en III.36, 88, ainsi que dans les propos à valeur généralisante du Sage Chilon de Lacédémone, VII.20.
  • [84]
    Cf. le bilan de BAKKER 2002, notamment, p. 3-4, 6-8, 10-12, 20-22, 28-30.

1 Pourquoi continuons-nous à lire et à étudier les historiens anciens ? Cette habitude ne tient pas seulement à leur apport documentaire, qui ne cesse d’être réévalué par la critique historique. Elle tient peut-être avant tout à leurs modes de reconstitution du passé, qui offrent des formes disponibles d’écriture de l’histoire. L’œuvre historique n’est pas un roman [1], mais elle peut s’offrir à l’analyse comme un roman, parce qu’elle imite les ressources de l’écriture fictionnelle ou des genres issus de la tradition. Si cet « entrecroisement de l’histoire et de la fiction » n’était pas à l’œuvre dans le modèle narratif [2], si l’historien avait toujours disposé de la même méthode d’exposition ou d’un catalogue limité de procédés, nous ne reconnaîtrions pas, dès les premières lignes, les modulations propres à Hérodote et à Thucydide, à Michelet et à Braudel.

2 Il existe ainsi — le fait est bien connu — une dimension probatoire de l’histoire en tant qu’écriture et récit, par le fait qu’elle recourt aux procédés de la fiction, définie comme construction, et non point appréhendée comme ensemble de procédés qui s’écarteraient de toute prétention à la vérité [3]. Ces procédés sont de deux ordres. Tout d’abord, le récit peut porter la marque de l’intervention directe de celui qui écrit, en tant que sujet individuel ou représentant un être collectif (« ils », « on »), dans le passage de la troisième à la première personne : « Thucydide d’Athènes a mis par écrit la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens » ; « d’après les indices qui m’ (???) ont permis d’arriver à une conviction, je tiens (??????) que… » [4]. À travers les marques énonciatives, se construit au fil de l’œuvre une figure d’auteur détachée de son ancrage purement biographique [5]. La problématique de l’énonciation permet d’étudier les conditions dans lesquelles est conçu et formulé le message, l’énoncé lui-même. Elle est attentive à l’écriture de l’histoire, dans ses dimensions épistémologique, esthétique et sociale [6] : qui parle ? à l’adresse de quel public ? à propos de quoi ? avec quelle intention ? Le second registre narratif ayant valeur de preuve est celui du mode de construction du récit. Condenser le rapport d’un événement, développer une description, choisir un ordre d’exposition, procéder par des rappels ou des anticipations, privilégier une version, marquer des correspondances ou des synchronismes [7], autant de gestes qui désignent à la fois des interventions d’auteur et font de l’intrigue historique un acte de discours, qu’il soit explicité par l’auteur, à la première personne, comme le plus souvent chez Polybe, associée à la troisième, dans la signature initiale ou dans la « seconde préface » de Thucydide, ou formulé de façon oblique, chez Hérodote par l’intermédiaire d’un personnage, Périandre, le tyran qui « enquête » (???????????), Solon, épris de « savoir » (??????) et d’« errance » (??????), Artabane, qui met en garde contre le « désir » de conquête [8].

3 Cette « mise en forme », indissociable du rapport que l’auditeur ou le lecteur entretiennent avec le passé, conduit à appréhender l’histoire comme « représentation » ou « imitation » par le moyen d’un récit et par la médiation de l’écriture. Ce sont les concepts mis en œuvre par Aristote dans la Poétique qui permettent de formuler le problème en ces termes. Or, pour Aristote, à l’intérieur de la catégorie englobante de la mimèsis[9], seule l’épopée peut être confrontée à la tragédie, celle-ci étant conçue comme paradigme de l’art de construire des intrigues ; l’historia, dont Hérodote est pris pour référence, à l’exclusion de tout autre auteur, ne figure qu’en position de contre-exemple et semble dépourvue de ressources mimétiques, de capacités permettant de configurer des actions en une intrigue [10].

4 Cette hiérarchie invite à revenir sur la place de l’histoire dans la conception aristotélicienne de l’intrigue, à la lumière d’une question : la dimension logique reconnue comme la marque de la supériorité du muthos tragique — en tant que « tout » pourvu « d’un commencement, d’un milieu et d’une fin » [11] — peut-elle se déployer dans le temps ? Certes, Aristote ne l’envisage pas explicitement. Mais si l’on relève que le muthos est défini comme « la synthèse des faits » (??? ???????? ??? ?????????) ou « l’agencement des faits » (? ??? ????????? ????????) [12], l’accent est mis sur le processus dynamique propre à la mise en intrigue. Le muthos et la mimèsis ne sont pas des structures statiques, mais des opérations ouvertes qui suscitent des mutations de nature à se déployer dans le temps.

5 Pour tenter de mettre au jour les possibles ressources mimétiques, ou les capacités de configuration du récit historique à travers le cas d’Hérodote, nous ferons tout d’abord brièvement le point sur l’apport des notions de discours et de récit pour la compréhension des particularités de la narration historique. Ce préalable est rendu nécessaire par le fait qu’Émile Benveniste, dans un chapitre célèbre de ses Problèmes de linguistique générale consacré à cette question, s’est plutôt attaché à souligner les limites de la narration historique. Dans un deuxième temps, l’étude portera sur la place qu’occupe l’historia, en tant que genre et récit, dans les développements que Platon et Aristote ont consacrés aux notions de diègèsis et de mimèsis. Enfin, nous montrerons ce que furent en terme d’intrigue historique quelques-uns des choix explicites d’Hérodote.

6 L’entreprise ici proposée pourrait paraître vaine, en ce qu’il est désormais entendu que l’histoire est aussi affaire d’écriture. Mais le fait que cette activité de savoir soit exclue du champ de la représentation, dans l’analyse d’Aristote, a très durablement conduit à ranger les historiens en deux catégories aussi étanches que peu pertinentes : d’un côté, les chercheurs de vérité, en mesure de rapporter « comment les choses authentiquement furent » ; de l’autre, ceux qui circulent sans voir et sans méthode au milieu des faits, s’adonnant au plaisir de la littérature : les aveugles et les menteurs. Il n’est pas certain que l’histoire de cette méprise soit achevée.

La narration historique : récit et discours

7 La matière de l’« enquête » d’Hérodote est constituée par « les événements qui surviennent du fait des hommes » (ou « les événements suscités par les hommes » : ?? ???????? ?? ????????). Cette assertion liminaire du Prooimion reçoit aussitôt deux précisions en forme de limitation. Dans le continuum événementiel, ne seront retenus que certains « faits » (????), notamment les origines des conflits (?? ? ?? ?????? ??????????). Et, seconde précision, ces « actions » devront être « grandes et étonnantes » (?????? ?? ??? ???????) [13]. Dès les premiers mots se trouve posé ce qui deviendra un des fondements de la méthode et de l’écriture historiques, du moins dans la tradition occidentale, l’écart entre trois ordres de données : les événements tels qu’ils se sont produits, les faits découpés par l’historien, la représentation qu’il choisit d’en donner.

8 Cet écart a souvent été mesuré, des Anciens aux Modernes, sous la forme d’une opposition dont les deux termes ont varié : res gestae/res fictae, histoire/fiction, vérité/ mensonge, histoire/littérature, storia/storiografia, Historie/Geschichte. Dans une version moins polémique, mais tout aussi tranchée, Émile Benveniste distingue, d’un côté, le registre de l’histoire ou du récit, « sans aucune intervention du locuteur » ; après avoir notamment cité deux passages du premier volume de l’Histoire grecque de Glotz (1925), Benveniste poursuit :

9

Dans ce mode d’énonciation […], il faut et il suffit que l’auteur reste fidèle à son propos d’historien et qu’il proscrive tout ce qui est étranger au récit des événements (discours, réflexions, comparaisons). À vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter d’eux-mêmes [14].

10 Cette analyse est la traduction linguistique des règles de l’histoire positiviste, dont le principal axiome est ou serait que l’histoire véritable tend à se passer de l’historien. Ou plus exactement, l’historien n’intervient qu’en deçà du texte, au moment de l’étude critique des sources, qu’il aura dégagées de leur gangue interprétative. Les événements peuvent alors « se raconter d’eux-mêmes ». Cette formule d’apparence limpide porte cependant contradiction en elle-même. Elle dit à la fois que les événements sont indissociables d’un récit (« se raconter ») et que cette narration n’existe pas, car le procès du récit resterait interne à l’événement (« d’eux-mêmes ») et la narration serait parfaitement transparente, comme une vitre sans tain. Les mots qui disent les événements historiques seraient à la fois présents, visibles et, à l’inverse, comme sans épaisseur. En somme, l’histoire idéale ignorerait ce qui constitue le second registre du diptyque étudié : « le plan du discours […], supposant un locuteur et un auditeur ». Benveniste admet que l’historien puisse tantôt reproduire « les paroles d’un personnage », tantôt « interv[enir] lui-même pour juger les événements rapportés » [15], mais ce sont là des écarts, des incartades qui, en tant que tels, permettent seulement de mieux repérer les frontières de l’histoire, du récit, à l’intérieur de la narration, et d’y ramener.

11 On voit que l’opposition entre récit et discours ne demeure féconde qu’à condition d’y recourir pour analyser les interférences entre les deux termes. Sinon, elle conduit à passer sous silence la dimension fictionnelle de l’histoire et le fait que, tout en s’inscrivant dans un programme de « recherche de la vérité » (??????? ??? ????????) [16], qui n’est pas propre à Thucydide [17], les historiens anciens ont eu conscience, d’une part, d’opérer des choix parmi des versions ou des traditions disponibles [18], d’autre part, de recourir, avec l’écriture en prose, à de nouvelles possibilités démonstratives. D’Hérodote et Thucydide à Lucien, faire de l’histoire ne se dit pas autrement, en grec, qu’« écrire », « rassembler par écrit » (???????, ??????????). Entre les événements et le public [19] — qu’il soit auditeur ou lecteur —, s’interposent un sujet et une « réflexion » (????????) [20], l’un et l’autre présents par et dans l’écriture qui délimite le champ de l’historien [21]. De la même façon, l’historien ne s’est pas d’abord appelé ????? ou ????????? ; il se désigne comme « écrivain » ou « écrivant » (???????, ??????????), ou bien recourt aux participes de ??????? et de ses composés pour parler de lui-même ou évoquer ses devanciers, y compris en cas de désaccord.

12 Il semble donc que, pour les Anciens, la quête de la vérité ne soit pas incompatible avec la « non-objectivité du texte » [22]. Écrire, c’est à la fois formuler et reformuler l’expérience du réel, la donner à voir et à comprendre, la représenter. Pourtant, la marque propre de l’historia viendrait précisément, si l’on suit l’analyse d’Aristote aux chapitres neuf et vingt-trois de la Poétique, de ce qu’elle a prétention à dire, à raconter, « à l’intérieur d’une période unique […] tous les événements qui se sont produits dans son cours » (??? ?? ????? ??????) [23] ; l’histoire accumule des faits « particuliers » (?? ??? ? ???????), tel « ce qu’a fait Alicibiade ou ce qui lui est arrivé », de sorte qu’elle ne peut pas atteindre au registre du « général » (?? ???????), comme la poésie [24]. Les ressources et l’ordre de la mimèsis ne lui sont pas accessibles. Dès lors, comment lui donner sa place dans l’analyse des genres et des modes narratifs ? L’histoire serait-elle exclue du processus de la « représentation » et n’aurait-elle aucune capacité à atteindre le général ? L’écriture historique ne ferait-elle que reproduire le caractère épisodique des « événements » ? C’est à ce point qu’intervient l’apport des travaux de Paul Ricœur, dans Temps et récit, lorsqu’il étend à l’historiographie la notion aristotélicienne d’« intrigue » (?????), réservée à la tragédie. L’intrigue définie dans la Poétique ne repose pas sur une théorie du temps ; elle est un modèle logique, ainsi que le prouvent les analyses sur le muthos tragique. Or Paul Ricœur pose l’hypothèse qu’il existe une unité entre les différents genres narratifs : tous reconstituent dans l’intrigue du récit la dimension temporelle de l’expérience humaine. L’intrigue prend ensemble, « configure » le divers des causes, des faits, des hasards, des conséquences, grâce aux ressources de l’art de raconter. Cette opération de « mise en intrigue » se déroule selon l’ordre du temps du récit qui est aussi celui de la lecture. La configuration [25] du récit porte trace des intentions de sens de l’auteur — qu’on ne confondra pas avec les opinions supposées de l’individu Hérodote —, et elle est elle-même un acte de discours.

13 La participation de l’historia à une telle activité créatrice de sens n’est toutefois envisagée de manière directe ni par Platon ni par Aristote. Il est donc nécessaire d’examiner les raisons et les failles possibles de cette position.

L’Enquête d’Hérodote entre diègèsis et mimèsis

14 L’un et l’autre philosophes tiennent l’œuvre d’Hérodote et celles qui lui sont apparentées en marge de leur réflexion sur « la façon dont il faut composer les histoires » (??? ??? ??????????? ???? ??????) [26].

Le plan de la diègèsis chez Platon

15 Au livre III de la République, Platon, après avoir examiné le contenu (????? ou ? ???????) des œuvres des poètes qu’il veut exclure de la Cité idéale, en vient à leur mode d’expression (????? ou ?? ???????) [27]. Toutes ces productions ont pour point commun d’être « récit » (????????) « d’événements passés, présents ou futurs ». La diègèsis embrasse ainsi tout l’arc temporel. Elle peut prendre trois formes. Il peut s’agir tout d’abord d’un « récit pur (???? ????????) » [28] : « le poète parle en son nom et ne cherche même pas [...] à nous faire croire que c’est un autre que lui qui parle ». Et Socrate donne en exemple à son interlocuteur Adimante le début de l’Iliade où Homère raconte, à la troisième personne, que le prêtre d’Apollon, Chrysès, pria Agamemnon de lui rendre sa fille. Au contraire, dans la deuxième forme de récit, « mimétique (??? ????????) », Homère raconte « comme s’il était lui-même Chrysès » [29], en faisant parler son personnage à la première personne, comme au théâtre. Il suffirait de transcrire en style indirect ces propos au style direct pour que le récit mimétique devînt récit pur : Socrate se livre à l’exercice devant Adimante [30]. Ces deux modes d’expression, récit pur et récit mimétique, sont illustrés d’une part par le dithyrambe qui, au début du Ve siècle, est une narration héroïque en l’honneur de Dionysos, sans dialogue, de l’autre par la tragédie et la comédie. Platon signale, enfin, une forme mixte faite « du mélange des deux autres (?? ? ?????????) » comme dans l’épopée [31].

16 Insistons sur un point capital. Platon n’oppose pas diègèsis à mimèsis[32]. La distinction qu’il propose est en effet circonscrite à l’intérieur de la seule diègèsis, définie comme l’ensemble de la création narrative [33]. Lorsqu’il introduit et lorsqu’il récapitule son analyse, diègèsis est le terme commun ; et pour spécifier la notion de récit pur — récit du poète à la troisième personne —, il emploie ????????? [34]. De même mimèsis ne sert qu’à désigner un mode d’expression, le dramatique. La mimèsis n’engage pas, comme la diègèsis, l’ensemble du registre narratif ; elle n’est qu’un moyen, bien souligné par le triple emploi de la préposition ??? [35], qui répond à la question du comment (??), posée au début ; elle ne se situe pas sur le même plan ; elle est englobée dans la catégorie de la diègèsis. Gardons en mémoire cet acquis.

17 Dans ces distinctions, nulle place en apparence pour Hérodote. L’Enquête n’est pas une œuvre poétique (c’est-à-dire en vers). Peut-on néanmoins envisager, sous le strict rapport du mode d’expression, qu’elle ait pu prendre place à côté de l’épopée dans la forme mixte, notamment si l’on songe à l’importance qu’y occupent les discours reconstitués de personnages historiques, à la première personne ? N’y aurait-il pas, grâce à l’épopée, une voie pour rapprocher l’Enquête du mode mimétique ?

L’intrigue par mimèsis chez Aristote

18 Platon nous permet de poser la question, non d’y répondre. Aristote, de son côté, déplace les termes du problème. C’est en effet la mimèsis qui devient le concept cardinal de la Poétique.

19 Alors que Platon circonscrit la mimèsis, par la présence du discours direct, au seul texte théâtral, Aristote élargit le concept dès le premier chapitre de son traité et pose que « l’épopée et la poésie tragique, comme aussi la comédie, l’art du dithyrambe et, pour la plus grande partie, celui de la flûte et de la cithare ont tous ceci de commun qu’ils sont des représentations (????? ?????????? ????? ???????? ?? ???????) » [36]. Désormais, la mimèsis est le domaine commun à l’épopée et à la tragédie — pour nous en tenir ici aux arts du langage —, à l’intérieur duquel elles s’opposent seulement en termes de « mode » (??) [37]. Sans recouvrir totalement le champ de la diègésis platonicienne, la mimèsis d’Aristote occupe pour le moins la même fonction englobante.

20 Pourtant, ce concept n’est jamais défini dans la Poétique. Si, pour Aristote, le postulat selon lequel l’épopée, la tragédie sont des « représentations » paraît pouvoir faire l’économie d’une définition, il faut peut-être voir dans ce que le lecteur moderne perçoit comme une lacune l’indice que, au moins depuis Platon, et peut-être depuis les sophistes, dans les ouvrages de théorie poétique, ce concept était souvent discuté, précisé, sûrement par le maître du Lycée en personne dans les trois livres Sur les poètes et les six livres de Problèmes homériques, deux traités perdus [38]. Quoi qu’il en soit, la mimèsis s’effectue selon « trois critères de différenciation (?? ????? [...] ?????????) » : « les moyens, les objets et le mode (?? ??? ?? ??? ? ??? ??) » [39]. Par moyen, il faut entendre le rythme, le langage ou la mélodie (chapitre un). Par objets, Aristote désigne la nature des personnages en action, hauts ou bas (chapitre deux). Enfin, il distingue deux « modes » de « représentation » : l’un diégétique, c’est-à-dire rapporté par un « narrateur (????????????) » ; l’autre dramatique, lorsque les personnages en action (??????????), qui doivent toujours être les « objets » de la représentation, en sont eux-mêmes les auteurs [40].

21 L’écart est double par rapport à Platon : 1. le mode dramatique de la tragédie est supérieur au mode narratif de l’épopée parce que le premier est tout entier « représentation d’action (??????? ???????) » [41] ; 2. pour Aristote, il n’existe pas de poésie hors de la mimèsis[42]. Principe central, elle est aussi l’objet même du faire poétique et, en cela, a pris la place de la diègèsis dans l’exposé de Platon [43]. Or, la mimèsis n’est ni simple reproduction du réel, ce que laisse entendre à tort la traduction par « imitation », ni strictement représentation, si l’on comprend par là ce qui relève de la poésie dramatique. Étroitement associée à la construction du muthos, défini comme « agencement des faits » [44], l’activité mimétique se confond avec l’opération dynamique de création d’une intrigue poétique [45]. Elle est, selon l’heureuse formule de Paul Ricœur, « la coupure qui ouvre l’espace de fiction ». Mais, dans l’expression mimèsis praxeôs, « l’appartenance du terme praxis à la fois au domaine réel, pris en charge par l’éthique, et au domaine imaginaire, pris en charge par la poétique, suggère que la mimèsis n’a pas seulement une fonction de coupure, mais de liaison » [46].

22 Dans ce traité où règnent sans partage la tragédie et l’épopée, le lien n’est toutefois pas rompu avec l’œuvre du chroniqueur ou de l’enquêteur (?????????) Hérodote [47], pour trois raisons. Tout d’abord, nous venons de le voir, dans la mimèsis aristotélicienne, la place du réel n’est pas occultée. Ensuite, même rapidement abordé, le récit diégétique, rapporté par un narrateur, est l’un des deux modes de représentation distingués au chapitre trois ; or n’est-ce pas ce qui se passe dans l’Enquête ? Enfin, les chroniques et l’épopée sont toutes les deux diégétiques, les unes en prose, l’autre en vers. Certes, Aristote récuse les premières parce qu’elles ne sont pas construites sur le modèle de l’intrigue (muthos) tragique. Cependant, comme, d’une part, l’épopée est dotée de vertus mimétiques, comme, d’autre part, il semble que, malgré Aristote, et sans sortir de la Poétique, l’intrigue de l’Enquête ait eu de solides points communs avec celle de l’épopée homérique, ne pourrait-on, pour une part, rattacher l’œuvre d’Hérodote au registre de la mimèsis ?

23 Nous sommes ainsi revenu à la question que Platon nous avait permis de poser. Ce détour était nécessaire, car nous ne pouvions ignorer les bouleversements que la théorie aristotélicienne de la mimèsis impose aux rapports établis par Platon entre diègèsis et mimèsis.

24 Avant d’y répondre, il nous reste à examiner, dans la Poétique, le statut du genre narratif représenté par l’œuvre d’Hérodote.

Hérodote : du mode diégétique vers le registre mimétique

25 Lorsqu’Aristote aborde, au chapitre vingt-trois, le second mode de représentation, le récit diégétique ou récit rapporté par un narrateur, il précise d’emblée qu’il ne peut s’agir que du récit en vers [48] et semble exclure ipso facto les chroniques en prose d’Hérodote.

26 Deux points peuvent être avancés qui montrent qu’on ne saurait clore ainsi l’analyse. Aristote, tout d’abord, a précisé auparavant que le critère distinctif du moyen (?? ???) n’était pas déterminant [49] : il suffit que les arts en question « usent de la représentation [...] par le langage (????????? ??? ??????? ????) », en prose ou en vers [50]. D’autre part, comme l’épopée, l’historia est en mesure d’user de la représentation par l’entremise d’un narrateur. Nous examinerons dans un instant les raisons profondes pour lesquelles Aristote l’exclut du mimétique, mais comment lui refuser le titre de narration (?????????), propre à l’épopée, étant donné que, comme celle-ci, « elle n’est pas limitée dans le temps » [51] ? Parce qu’elle est narration, sans borne temporelle, entre les mains d’un narrateur, la chronique relève de la mimèsis comme l’épopée [52].

27 Dans la Poétique, l’œuvre homérique est donc sans ambiguïté diégétique. Qui plus est, construite selon la cohésion de l’intrigue tragique, cette diègèsis est mimétique [53]. Nous avons suggéré par ailleurs que la chronique pouvait être reconnue comme diégétique. Arrimé à ce caractère commun à l’épopée et à la chronique, tentons de franchir un degré supplémentaire : l’Enquête d’Hérodote, représentative des chroniques [54], n’aurait-elle pas, malgré le déni d’Aristote, des traits mimétiques, des capacités de configuration, en raison de sa proximité avec l’épopée ?

L’Enquête d’Hérodote et le registre de la mimésis

28 Reconnaissons au préalable, avec Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, que nulle part Aristote n’envisage l’existence de récits mimétiques en prose [55]. Néanmoins, en dépit de la supériorité de la tragédie sur l’épopée dans le domaine mimétique [56], on notera qu’Aristote semble faire une concession en rejetant ce que le théâtre a de plus spécifique, le spectacle [57]. Serait-ce pour permettre à des œuvres autres que dramatiques de mieux intégrer le domaine de la mimèsis ? C’est chose faite pour l’épopée.

29 Il semble que ce le soit également pour la « chronique » historique. Tout d’abord, des deux modes de représentation qu’Aristote distingue à l’intérieur de la mimèsis, le premier, par « le narrateur », se divise en deux types : soit, comme Homère, « que l’on devienne autre chose », en déléguant sa parole à un personnage ; soit « qu’on reste le même sans se transformer » [58]. Ce second élément de l’alternative n’est nullement repris ou illustré par la suite, dans l’ensemble de la Poétique. Ne serait-ce pas, néanmoins, la place que pourrait occuper l’historia, où le narrateur reste « le même » du début à la fin du récit, qu’il figure à la troisième ou à la première personne ?

30 Un second argument doit être avancé dans le même sens. L’historia, dans le cas d’Hérodote, relève aussi de l’activité mimétique pour l’une des grandes composantes du phénomène narratif : la configuration du temps. L’Enquête présente, en effet, avec l’épopée deux convergences révélatrices. Située du côté de la narration (apaggelia), « l’épopée n’est pas limitée dans le temps (? ?? ???????? ???????? ?? ?????) » [59]. Aristote souligne que ce critère de longueur (?? ?????) fait une des grandes différences avec la tragédie « qui essaie autant que possible de tenir dans une seule révolution du soleil ou de ne guère s’en écarter » [60]. De même, aucune nécessité interne ne fixe les bornes chronologiques de l’Enquête d’Hérodote. Une dernière convergence est plus importante encore :

31

L’épopée a un trait bien particulier qui lui permet d’accroître son étendue ; c’est que, dans la tragédie, il n’est pas possible de représenter (?????????) plusieurs parties de l’action qui se produisent simultanément (???) [...], tandis que dans l’épopée, parce que c’est un récit (??? ?? ???????? ?????), on peut raconter plusieurs parties de l’histoire qui se réalisent simultanément (???) [61].

32 L’épopée est ainsi en mesure d’associer mimèsis et diègèsis, ou plutôt, sans renier son appartenance au registre mimétique, l’épopée, grâce aux vertus propres de la diègèsis[62], peut représenter des synchronismes. Or on sait que la maîtrise des chronologies multiples est un des traits les plus originaux de la temporalité de l’Enquête. Par là même, la chronique ressortit à la mimèsis sur ce point précis de la mise en intrigue du temps [63], telle que la définit Aristote. La réflexion aristotélicienne réserve donc, en creux, une place pour « la littérature non fictionnelle en prose ». Enfin, la structuration qu’impose Hérodote au temps repose sur une sélection des éléments de l’intrigue qui font de celle-ci un véritable muthos, dont seul le poiètès est capable [64]. Qu’il s’agisse d’« événements réels » n’est pas un obstacle, « car rien n’empêche [… qu’ils] ne soient de ceux qui pourraient arriver dans l’ordre du vraisemblable et du possible » [65]. Aristote emploie ici le même terme, ????????, qu’Hérodote dans son Prooimion. Dès lors, Hérodote est bien un poiètès en prose, qui choisit, agence, structure les événements en un muthos, en quoi réside par ailleurs l’élément essentiel de la tragédie et de l’épopée. Lorsqu’Aristote ajoute que « la tragédie est représentation non d’hommes, mais d’action » (??????? ????? ??? ???????? ???? ???????) [66], on doit souligner qu’il n’y a pas d’actions sans acteur et qu’Hérodote, dans son Prooimion, met au premier plan cette composante humaine, lorsqu’il se propose de rapporter « les événements qui surviennent du fait des hommes (?? ????????) ».

33 Le genre de l’historia, dont l’œuvre d’Hérodote est l’emblème aux yeux d’Aristote, ne saurait donc être exclu de l’analyse comparée des ressorts de la diègèsis et de la mimèsis. Il y trouve d’autant plus sa place que celle-ci figure dans l’exposé d’Aristote, mais sans être développée, et que la chronique se révèle apte à assumer les capacités configurantes de la mimèsis. Il reste à décrire quelques-unes des voies explorées en ce sens par Hérodote.

« Chemins de l’intrigue » dans l’Enquête d’Hérodote

34 Il ne s’agit pas de relever quelques grands thèmes, dont la mise en valeur dépend du point de vue du commentateur ou des besoins de l’historien puisant dans une de ses sources. On pourrait reprendre ainsi l’antienne d’un Hérodote historien des guerres médiques ou défenseur de l’Athènes péricléenne, ou encore la version plus récente de l’ethnologue des Barbares. Les études monographiques, les traductions, les commentaires, les notes et modes de présentation qui accompagnent une édition participent aussi de cette histoire de l’interprétation, commencée depuis Thucydide, Cicéron, Denys d’Halicarnasse, Plutarque, parmi d’autres, et jamais interrompue.

35 Différemment, l’objet consiste ici à mettre l’accent sur ce qui résulte de l’expérience temporelle liée à tout acte de lecture et portant sur la totalité de l’œuvre. Le récit, en effet, intègre des temps multiples et variables, en fonction de la nature des événements rapportés : un règne, une crise politique, une guerre, des coutumes, un paysage, une légende de fondation, une consultation oraculaire. Ces temps étagés de l’événement, dont les travaux de Fernand Braudel ont mis au jour les rythmes et les interférences, sont intégrés à la temporalité du récit historique, qui condense tel épisode, déploie longuement tel autre [67]. L’acte de lecture correspond à une expérience de l’entrecroisement de ces deux temps. Ce premier aspect des capacités créatrices de l’intrigue, dans et par le temps, se déploie aussi dans une autre dimension, celle de l’espacedu récit. Celui-ci, dans sa dimension la plus concrète — les colonnes sur le rouleau de papyrus, les pages du codex ou du livre —, accorde de larges pans à tel épisode, une place restreinte à tel autre ; la mise en texte est aussi une mise en page, et la « mise en forme » un acte de discours. L’intrigue seconde qui se joue ainsi entre l’espace et le temps du récit correspond à l’expérience concrète et objective de l’auditeur ou du lecteur. C’est pourquoi l’interprétation devrait partir de ces premiers constats, qui sont le signe d’une concordance entre l’activité créatrice de l’historien, de l’enquêteur, et les hypothèses du public auquel il s’adresse. Quels sont ces constats et leurs conséquences pour l’Enquête d’Hérodote ?

36 Avant tout, deux traits singuliers de l’œuvre retiennent l’attention. D’une part, la trame chronologique est constituée par les actions et la vie de cinq figures royales. Les règnes de Crésus, Cyrus, Cambyse, Darius et Xerxès se succèdent sans hiatus [68] dans l’Enquête, entre 561, moment de l’accession au pouvoir du roi lydien, et l’automne 479, lorsqu’avec la prise de Sestos, sur l’Hellespont, prend fin la seconde guerre médique. Mais, d’autre part, la progression de ces récits de Vies et la chronologie narrative font place à de fréquentes et souvent fort longues descriptions de « pays » (?????), de « peuples » (????) et de « coutumes » (?????), plus d’une centaine au total. Les plus développées, concernant les Egyptiens, les Scythes, occupent presque un livre entier (respectivement les livres II et IV) — selon un découpage qui, rappelons-le, n’est pas dû à Hérodote —, si bien que l’espace qui leur est réservé est beaucoup plus étendu que celui du règne où elles prennent place. D’autres, à propos des Ethiopiens-Longue-Vie, au livre III, ou des Massagètes, à la fin du livre I, sont pourvues d’une fonction historique capitale : l’une explique l’échec de Cambyse à conquérir l’Égypte ; l’autre rend compte de la mort de Cyrus, dans une version connue d’Hérodote seul parmi la tradition conservée. Bien des lecteurs, de Denys d’Halicarnasse [69] et Photius [70] à Jacoby [71] et tant d’autres ont souligné que la forme la plus visible de l’écriture d’Hérodote réside dans ces descriptions qualifiées invariablement de « digressions » par la critique moderne, comme pour les exclure de l’intrigue.

37 Deux données invitent à suggérer une autre hypothèse, qui consiste à étudier la relation qu’elles entretiennent avec le schéma de Vie. D’une part, ces descriptions sont toujours introduites, dans la trame du récit, au moment précis où un Roi se lance dans une entreprise de conquête. La description du pays et des usages d’un peuple interrompt invariablement la narration d’un projet expansionniste (Cyrus contre les Babyloniens ou, avec son conseiller Crésus, s’en prenant aux Massagètes ; Darius sur le territoire des Scythes et des Thraces). Le lecteur est obligé de porter son regard sur un autre temps que celui des guerres de conquête, sur d’autres nomoi. Comment arrêter le temps de la conquête sans immobiliser le temps du récit ? Telle semble être une des questions principales auxquelles répond l’intrigue élaborée par Hérodote. Cette réponse repose sur la reprise du genre du récit de Vie, longue tradition bien connue de son public, mais le topos ou la trame de la Vie de Roi est engagé dans un processus d’innovation, au terme duquel ce n’est pas le Roi conquérant qui imprime sa marque au récit et à l’histoire. Le lecteur gardera en mémoire non principalement des entreprises de sujétion, mal justifiées et toujours inachevées, mais la manière dont les Massagètes, les Egyptiens, les Ethiopiens, les Scythes, les Thraces ont tous fait échec aux visées expansionnistes de Cyrus, Cambyse, Darius [72]. Les descriptions suspendent la chronologie des conquêtes et prennent leur place dans l’espace du récit, de même que, sur le terrain, c’est en usant des ressources de leur pays et de la singularité de leurs usages que ces peuples font obstacle aux conquérants : les Scythes entraînent avec eux Darius toujours plus avant dans leur fuite ordonnée ; les Grecs, face à Xerxès, à Salamine, à Platées, recourent pareillement à l’étroitesse de leur territoire [73] pour l’emporter.

38 La seconde donnée qui invite à intégrer les descriptions dans le procès de la narration pour en faire un élément de l’intrigue est qu’il n’existe chez Hérodote aucune théorie de la digression. Le terme ????????? [74] désigne toujours des remarques incidentes de quelques lignes et ne correspond donc pas à la ?????????? des genres délibératif et judiciaire de la tradition rhétorique [75]. Le pluriel ?????????, qui est un hapax, mérite plus d’attention. Darius s’en prend aux Scythes ; Hérodote dresse l’énumération de ces peuples et de leurs usages. Il s’interrompt brièvement, en cours de récit, et justifie son choix en ces termes :

39

????????? ??? ?? ??? ? ????? ?? ????? ???????
Car mon ouvrage, depuis le début, est à la recherche d’élargissements. [76]

40 L’assertion concerne l’œuvre toute entière, ce que confirme l’expression ?? ?????. Le pluriel de ???????? suggère qu’Hérodote ne conçoit les ????????? que sur le mode itératif, déjà souligné par l’imparfait. Le ??? explicatif établit un rapport explicite avec la liste des peuples, qui précède. Enfin, Hérodote s’engage à la première personne pour définir un des principes de son œuvre. Ces passages ne sont pas des digressions, des adjonctions dont on pourrait aisément faire l’économie. C’est en tant qu’ils sont des éléments dissonants ou des écarts par rapport à une tradition, qu’ils sont intégrés à l’intrigue, qu’il y trouvent place et fonction.

41 Existe-t-il, dans l’Enquête, un terme qui ait le sens d’intrigue, équivalent au muthos d’Aristote ? Le substantif ????? est le seul qu’emploie Hérodote, à neuf reprises [77], pour désigner la totalité de son œuvre. Cette donnée est importante en soi, parce qu’elle apporte la preuve de la conception d’une unité organique, pourvue d’un « début », ainsi que l’illustre l’assertion du livre IV sur les prosthèkai, et parcourue d’un bout à l’autre par une même ligne d’analyse. Dans deux passages du livre I, logos recouvre l’acception d’intrigue. Il s’agit, tout d’abord, de la fin du préambule :

42

J’indiquerai celui qui, autant que je sache personnellement, a pris le premier l’initiative d’actes offensants envers les Grecs ; et j’avancerai dans la suite de mon récit (?????????? ?? ?? ????? ??? ?????), parcourant semblablement (??????... ???????) les petites et grandes cités des hommes ; car de celles qui jadis étaient grandes, la plupart sont devenues petites ; et celles qui étaient grandes de mon temps étaient petites autrefois ; persuadé que la prospérité humaine ne demeure jamais stable au même point, je fixerai dans la mémoire les unes et les autres semblablement (??????????? ????????? ??????) [78].

43 La diversité des versions déjà rapportées (celle des Perses et des Phéniciens) ou mentionnées et la pluralité des événements trouvent leur unité dans le logos promis par l’enquêteur. Du parcours (???????) parmi « les petites et grandes cités des hommes », on passe au cheminement à travers le logos (?????????? ?? ?? ????? ??? ?????). Le temps du récit est articulé sur le temps référentiel, celui des « cités des hommes ». L’adverbe ?????? qui ferme la phrase souligne le changement de perspective par rapport à des traditions qui s’en tiennent à une vision unilatérale, celle des « grandes cités ». La valeur polémique du propos, marquée par le choix d’une intrigue, au détriment d’autres possibles narratifs, se retrouve dans le second passage où logos a le sens d’intrigue. Au début de la Vie de Cyrus, Hérodote fixe la ligne directrice de son récit :

44

??????????? ?? ?? ?? ???????? ???? ? ????? ??? ?? ????? ????? ??? ??? ??????? ????? ????? ??, ??? ???? ?????? ???? ????? ???????? ??? ??????. ??? ?? ??????? ??????????? ???????, ?? ?? ?????????? ??????? ?? ???? ????? ???? ??? ????? ?????? ?????, ???? ????? ?????, ??????????? ???? ????? ??? ????????? ????? ????? ????? ?????.

45

À partir d’ici, le récit nous réclame d’exposer qui était Cyrus qui renversa l’empire de Crésus et de quelle manière les Perses exercèrent l’hégémonie en Asie. Quel récit en font certains des Perses, ceux qui ne veulent pas magnifier les actes de Cyrus, mais raconter le récit qui est conforme aux faits, voilà ce que je mettrai par écrit, tout en étant capable d’exposer aussi trois autres voies parmi les traditions [79].

46 Logos désigne bien l’œuvre dans son entier et ne se confond pas avec la vie de Cyrus, désignée par ????? ????? ???. Le narrateur, de nouveau à la première personne, précise qu’il s’agit d’un thème objet de divergences et de polémiques, et il choisit délibérément d’emprunter une « voie » (????) minoritaire, en passant sous silence trois autres versions. Selon la même métaphore du chemin, construire une intrigue, c’est procéder à des choix qui parfois requièrent explication. L’analyse sera ordonnée autour de la version de « ceux qui ne veulent pas magnifier (?? ?????????? ???????) les actions de Cyrus » [80]. Le narrateur indique qu’il ne sera ni le laudateur d’un puissant ni un chroniqueur officiel. Une des conséquences de ce principe critique sera la place réservée dans le récit aux peuples visés par les conquêtes, notamment les Babyloniens et les Massagètes. De même, la mort que trouve Cyrus au combat contre ce peuple nomade et les outrages qu’inflige à son cadavre la reine Tomyris, parce que le Roi a tué son fils par ruse, s’inscrivent dans le même programme narratif, dont Hérodote souligne in fine qu’il a été mené à son terme :

47

Sur les circonstances de la mort de Cyrus, de nombreuses versions ont cours (?????? ????? ?????????) ; je m’en suis tenu à celle qui, pour moi, est la plus digne de créance (???????????) [81].

48 Plusieurs autres éléments attestent le même principe de choix qui assure la connexion entre les événements retenus : la description de la conquête comme « désir » (????, ????????) dans deux épisodes du début et de la fin de l’Enquête : les démêlés de Gygès et de Candaule, l’histoire de Xerxès et de son frère Masistès [82] ; les brèves récapitulations où l’enquêteur confie à un personnage le soin de rapprocher entre elles les entreprises de sujétion, tout en leur associant les peuples emblématiques objet de l’agression. Une des généralisations les plus claires est formulée par Artabane, oncle paternel de Xerxès, en guise d’avertissement à ce dernier :

49

Ô Roi, parce que je suis un homme qui a déjà vu de nombreuses et grandes puissances tomber sous de plus petites, je ne te laisserai pas céder en tout à ton âge ; je sais que c’est un mal de désirer beaucoup de choses (????? ??? ?? ?????? ??????????) ; je me rappelle l’expédition (??????) de Cyrus contre les Massagètes et son issue ; je me rappelle celle de Cambyse contre les Éthiopiens ; j’ai accompagné Darius à son tour dans sa campagne (???????????????) contre les Scythes [83].

50 Un troisième trait peut illustrer la nature des « ressources mimétiques » de l’Enquête. Tout entreprise de conquête se confond avec une logique d’échec. Pas un des cinq rois dont les récits de Vie constituent une des continuités de l’œuvre ne conduit à un terme victorieux l’un de ses projets. En contrepoint, les descriptions de pays, les listes de coutumes, les catalogues de peuples, tout en s’inscrivant eux-mêmes à l’intérieur de traditions littéraires parfaitement connues — que l’on songe au « genre » du « catalogue », présent dans les traditions homérique et hésiodique, dans la littérature généalogique, dans la prose à caractère géographique ou ethnographique —, font obstacle à l’énumération des victoires et des peuples vaincus. L’Enquête d’Hérodote n’est pas une chronique royale assyrienne ! Lorsqu’une conquête est annoncée, le lecteur doit s’accoutumer à découvrir souvent par le détail les peuples promis à la soumission, dans un cadre qui, précisément, n’est pas celui de la sujétion. L’espace du récit donne à comprendre « les événements qui surviennent du fait des hommes », selon un point de vue qui n’est pas celui des candidats à la domination. Babyloniens et Massagètes effacent le prestige de Cyrus, pourtant grand au temps d’Hérodote. Les actions violentes et désordonnées de Cambyse, dans la version de l’enquêteur, ne pèsent rien face aux civilisations des Égyptiens et des Éthiopiens, deux peuples maîtres du temps. Darius est incapable d’atteindre les Scythes dont le mode de vie nomade traduit une altérité radicale qui les protège. Xerxès est déconcerté par les nomoi des Grecs, qui associent courage et petit nombre, et combinent étroitesse de leur territoire et résistance. Aux deux extrémités du récit, Crésus apparaît comme le paradigme du conquérant aveugle qui dispense des conseils toujours inadaptés et dont l’ombre portée se retrouve tout au long, tandis qu’Athènes montre, par son comportement après Salamine, qu’elle ne semble pas avoir tiré profit des leçons des Barbares et qu’elle pourrait bien allonger la liste des dominants. Les descriptions d’Hérodote ne sont ni des digressions ni des excursus inutiles, et les artifices de la fiction qui les incorporent à la trame du récit ne conduisent pas à imposer une version mensongère ou révisée de l’histoire.

51 À la question « Comment Hérodote écrit-il l’histoire ? » on peut répondre en soulignant que la réflexion qu’il conduit sur les modes de domination est indissociable de la vision qu’en ont ceux qui résistent. Celle-ci est présente dans les formes mêmes du récit. En l’absence de tout jugement explicite venant du narrateur Hérodote, à la troisième ou à la première personne — « récit pur » de Platon ou mode diégétique d’Aristote —, ce sont les formes mêmes du récit, son intrigue, qui traduisent des choix d’analyse et donnent à lire ce qu’Hérodote définit comme « le résultat de mon enquête » (???????? ???????? ???). Dans cette formule, souvent glosée [84], se trouvent réunis les deux opérations constitutives du récit historiographique. D’un côté, l’historia conduit du « cheminement » parmi « les cités des hommes » — ou parmi les sources, diraient les Modernes — à la mise en ordre pour « publication ». Mais chacun sait qu’en sens inverse, la marche de l’enquête n’est pas un parcours qui n’aurait pour fin que les hasards du « réel » ; elle obéit pour une part aux exigences de l’observateur et de son public.

Bibliographie

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  • P. VEYNE 1971, Comment on écrit l’histoire, Paris.

Notes

  • [*]
    Cette étude a bénéficié des discussions qui ont suivi sa présentation orale ainsi que d’une relecture toujours aussi attentive de Claude Calame. À tous j’adresse de chaleureux remerciements.
  • [1]
    Ou bien alors un « roman vrai » (VEYNE 1971, p. 10), car le critère de véridicité est indissociable de l’enquête historique, y compris pour les Anciens (cf. infra, n. 14-15).
  • [2]
    RICŒUR 1983, p. 264-279, et RICŒUR 1992, p. 311-315.
  • [3]
    BORUTTI 1998, p. 157 : « la fiction qui est en question dans les sciences de l’homme relève moins du champ sémantique de « feindre-simuler », et donc du mensonge et de l’illusion de vérité, que du champ sémantique de « modeler-façonner-construire » […], et donc de la projection symbolique et formelle (poiétique) d’une réalité ».
  • [4]
    Thucydide I. 1. 2.
  • [5]
    CALAME 2000, p. 18-34, 115-125, et CALAME 2004, p. 20-31.
  • [6]
    DE CERTEAU 1975, notamment la première partie. Pour l’historiographie ancienne, le problème de l’énonciation constitue le cœur du livre de F. Hartog, 2001[1980], en particulier p. 11-15, 31-32, et les chapitres 2 et 3 de la seconde partie, p. 395 sq.
  • [7]
    VEYNE 1971, p. 14 : « comme le roman, l’histoire trie, simplifie, organise ».
  • [8]
    Hérodote, I.24.30-33 ; VII.18.
  • [9]
    La traduction de mimèsis par « représentation » est celle de DUPONT-ROC et LALLOT 1980, retenue par P. Ricœur (1983).
  • [10]
    L’historia (historiè) d’Hérodote ne désigne ni un genre, ni une profession, ni une méthode. L’« enquête » est à la fois “an intellectual tool and a communicative activity” : sur ces problèmes, cf. la synthèse très argumentée de BAKKER 2002, citation, p. 3.
  • [11]
    Aristote, Poétique 7.1450 b 26, et 6.1450 a 39-40 : « le principe et si l’on peut dire l’âme de la tragédie, c’est l’intrigue (muthos) ».
  • [12]
    Ibid., 6.1450 a 4-5 et 15. Cf. RICŒUR 1983, p. 57.
  • [13]
    Hérodote, Prooimion.
  • [14]
    BENVENISTE 1966, p. 239, 241.
  • [15]
    Ibid., p. 242.
  • [16]
    Thucydide I.20.3, ainsi que I.23.6.
  • [17]
    Hécatée, Généalogies, FGrHist 1 F 1a ; Hérodote I. 95 ; VII.139 ; Timée, FGrHist 566 F 151 ; Polybe, XII. 4d 1-4 ; 7. 1-4 ; 25b.
  • [18]
    Hérodote, I.95, 214.
  • [19]
    MOMIGLIANO 1983, p. 53-70.
  • [20]
    Lucien, Comment il faut écrire l’histoire 5.
  • [21]
    Hérodote I.95 ; II.70 ; IV.195. Cf. PAYEN 2002, p. 48-50.
  • [22]
    CANFORA 2005, p. 262.
  • [23]
    Aristote, Poétique 23.1459 a 23.
  • [24]
    Ibid., 9.1451 b 3-10 et 27-32 (???????? ??????). Cf. CALAME 2005, p. 31-32.
  • [25]
    Calame (2005, p. 15-18, 26-28 en particulier), dans une analyse critique des travaux de Paul Ricœur – Temps et récit (1983-1985) et La mémoire, l’ histoire, l’oubli (Paris, 2000) – 1) insiste sur l’ancrage spatial, social et même physique du temps historique, 2) privilégie l’opération de « configuration » au détriment de la « refiguration », 3) souligne que les « différents genres oraux et écrits » dans lesquels une communauté inscrit sa mémoire historique sont dotés d’une « efficacité pratique », à l’opposé de toute perspective heideggerienne.
  • [26]
    Aristote, Poétique 1.1447 a 9.
  • [27]
    Platon, République III.392c.
  • [28]
    Ibid., III.392d. En traduisant ???? par « pur », au lieu de « simple », nous suivons la suggestion de Genette (1972, p. 184, n. 1) : il s’agit du récit « non mêlé » (cf. ??????? en 397d) d’éléments mimétiques, donc « pur ».
  • [29]
    Platon, op. cit. III.393b.
  • [30]
    Ibid., III.393d-e.
  • [31]
    Genette (1969, p. 51) souligne qu’il s’agit davantage d’un mode alterné, car récits et dialogues se succèdent.
  • [32]
    BRUNSCHWIG 1974, p. XIX. Contra DUPONT-ROC et LALLOT 1980, p. 18.
  • [33]
    Il s’agit de « tout ce que disent les conteurs de fable et les poètes » (Platon, op.cit. III.392d), autrement dit « la poésie et la fiction » (??? ???????? ?? ??? ??????????) (III.394b).
  • [34]
    Ibid., III.394c. Platon aurait-il à l’esprit, comme modèle du récit, celui du messager de la tragédie, exaggelos ?
  • [35]
    Ibid., III.392d ; 393c (« Homère et les autres poètes créent leur narration par le moyen de l’imitation [??? ????????] ») ; III.394b
  • [36]
    Aristote, Poétique 1.1447 a 13-16. Nous adoptons la traduction de DUPONT-ROC et LALLOT (1980) par « représentation » (cf. notamment p. 20 et p. 144, n. 3), retenue par Ricœur (1983, p. 55-84). Genette (1983, p. 11) suggère incidemment de traduire par « simulation », insistant par là sur le processus d’invention à l’œuvre dans l’intrigue. Cf. aussi ibid., p. 29.
  • [37]
    Aristote, Poétique 3.1448 a 19 et 25 (même emploi de ?? chez Platon, République III.392c). Expression synonyme : ?? ??? ????? ??????, Aristote, Poétique 1.1447 a 18. Pour la ressemblance de l’épopée et de la tragédie en termes d’objets communs (? : 3.1448 a 25 ; même terme chez Platon, op. cit., III.392c), cf. 5.1448 a 25.
  • [38]
    Mentionnés par Diogène Laërce V.92.
  • [39]
    Aristote, Poétique 3.1448 a 24-25 et 1.1447 a 16-18.
  • [40]
    Mode diégétique : 3.1448 a 21 ; mode dramatique : 2.1448 a 1 et 3 ; 1448 a 23.
  • [41]
    Ibid. 6.1450 a 39-b 3 : « Ainsi, le principe et si l’on peut dire l’âme de la tragédie, c’est l’intrigue (? ?????) […] ; c’est qu’il s’agit avant tout d’une représentation d’action et, par là seulement d’hommes qui agissent (??? ??????????) ». Écart avec Platon, cf. RICŒUR 1983, p. 59-60.
  • [42]
    BRUNSCHWIG 1974, XVIII.
  • [43]
    Comparer Platon, République III.393 c : ???????? ????????? et Aristote, Poétique 1.1447 b 29 : ????????? ??? ???????.
  • [44]
    Cf. supra, n. 9.
  • [45]
    RICŒUR 1986, p. 13. Le suffixe –sis des termes poièsis, sunthèsis, sustasis – et mimèsis, ajouterons-nous – caractérise des opérations, des processus de structuration, plus que des structures au sens statique du mot.
  • [46]
    RICŒUR 1983, p. 76.
  • [47]
    Aristote, Poétique 9.1451 b 1-5.
  • [48]
    Aristote, Poétique 23.1459 a 17 : « Venons-en à l’art de représenter [ou : de mettre en intrigue] le récit en vers (???? ?? ??? ???????????? ??? ?? ????? ?????????) ».
  • [49]
    Critère du moyen : ibid. 3.1448 a 23 = 1.1447 a 17.
  • [50]
    Ibid., 1.1447 a 21-22, 29. Et pourtant, il est précisé au chapitre 9 que l’« on pourrait mettre en vers l’œuvre d’Hérodote » (9.1451 b 1-2).
  • [51]
    Ibid., 5.1449 b 11, 14.
  • [52]
    L’épopée comme diègèsis : ibid., 24.1459 b 26. Sur le sens de historia dans ce contexte, cf. LOUIS 1955.
  • [53]
    Aristote, Poétique 23.1459 a 18-20 ; 24.1459 b 33.
  • [54]
    Ibid., 9.1451 b 2.
  • [55]
    DUPONT-ROC et LALLOT 1980, p. 370.
  • [56]
    Aristote, Poétique 26.1462 b 12-15.
  • [57]
    Ibid. 6.1450 b 1-619 ; 14.1453 b 7-8. Sur cette exclusion, cf. LORAUX 1988.
  • [58]
    Aristote, Poétique 3.1448 a 21-23.
  • [59]
    Ibid., 5.1449 b 14.
  • [60]
    Ibid., 5.1449 b 12-13.
  • [61]
    Ibid. 24.1459 b 22-27.
  • [62]
    Dupont-Roc et Lallot (1980) traduisent : « dans une épopée qui est un récit (??? ?? ???????? ?????), on peut raconter plusieurs parties de l’histoire qui se réalisent simultanément ». La valeur pleine de dia est de nature causale : « parce que c’est un récit ». La diègèsis est le vecteur de la représentation du temps.
  • [63]
    Sur la question de la représentation du temps historique, cf. JAUSS 1987, p. 117-118, et KOSELLECK 1990, p. 119-131, 165-174.
  • [64]
    Aristote, Poétique 9.1451 b 27-28.
  • [65]
    Ibid., 9.1451 b 30-32. Certes Aristote a posé au préalable, dans le même chapitre, que « la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique (historia), car la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier » (9.1451 b 6-7). Mais reliés en séries dans le tout d’une intrigue, les événements particuliers (« ce qu’a fait » ou subi tel ou tel individu : 9.1451 b 10) peuvent acquérir une valeur générale. Le sens de la totalité de l’intrigue subsume la diversité des actions singulières.
  • [66]
    Aristote, Poétique 6.1450 b 16.
  • [67]
    Constat maintes fois établi, par exemple avec Paul Veyne (1971, p. 14, 23, 36). Sur la distinction entre « Ehrzählzeit », temps du raconter (mesurable en nombre de pages et de lignes), et « erzählte Zeit », temps raconté, cf. RICŒUR 1984, p. 113-120.
  • [68]
    Les neuf mois pendant lesquels règne le mage Smerdis, entre la mort de Cambyse et la reconnaissance de Darius, sont eux aussi pris en compte (III.67-87).
  • [69]
    Denys d’Halicarnasse, Lettre à Pompée Géminos 3.2-3, 11, 14.
  • [70]
    Photius, Bibliothèque 60.19 b 20-25.
  • [71]
    JACOBY 1913, col. 281-292.
  • [72]
    Nous nous permettons de renvoyer à quelques éléments d’analyse développés dans PAYEN 1997.
  • [73]
    Hérodote, VII.211, 217, 223, 225.
  • [74]
    Hérodote, I.186 ; VI.19 ; VII.5,171.
  • [75]
    ?????????? est absent de tout le vocabulaire d’Hérodote.
  • [76]
    Hérodote, IV.30.
  • [77]
    Ibid., I.5, 95 ; II.3, 123 ; IV.30 ; VI.19 ; VII.152, 171, 239. Une analyse plus détaillée de ce problème se trouve dans PAYEN 1994.
  • [78]
    Ibid., I.5.
  • [79]
    Ibid., I.95.
  • [80]
    ??????? est un mot très rare, dont on ne trouve qu’une seule autre occurrence dans l’Enquête, avec une connotation négative (III.16), comme ici.
  • [81]
    Ibid., I.214.
  • [82]
    Ibid., I.7-14 ; IX.107-113.
  • [83]
    Ibid., VII.18. Artabane se rattache en cela au type du « sage conseiller », particulièrement étudié dans le cas d’Hérodote. Autres récapitulations en III.36, 88, ainsi que dans les propos à valeur généralisante du Sage Chilon de Lacédémone, VII.20.
  • [84]
    Cf. le bilan de BAKKER 2002, notamment, p. 3-4, 6-8, 10-12, 20-22, 28-30.
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