Notes
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[1]
Je remercie pour leurs suggestions et leurs remarques les participants à la journée d’étude sur les femmes grecques de l’Orient romain organisée par Sophie Lalanne et Anthony Hostein à Paris, ainsi que les membres de l’université de Californie de Los Angeles, devant lesquels j’ai donné une version remaniée de cet article le 19 février 2014.
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[2]
Rohde 1876.
-
[3]
Foucault 1984. Cf. notamment depuis cette date les études de Winkler 2005 (1990) ; Konstan 1994 ; Goldhill 1995 ; Haynes 2003 ; Morales 2004 ; Lalanne 2006. Pour un point de vue synthétique sur la question, voir Morales 2008.
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[4]
Voir Létoublon 1993.
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[5]
Sur ce point, voir Brethes, Guez 2016, p. XI-XVI.
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[6]
Sur la construction de ces personnages, voir de Temmerman 2014.
-
[7]
Sur ce point, voir Whitmarsh 2001.
-
[8]
Sur la question de l’andreia dans les romans grecs, voir Jones 2012.
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[9]
Voir Lalanne 1998.
-
[10]
Voir Tilg 2010, p. 1-23.
-
[11]
Voir Egger 1994.
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[12]
Perry 1967.
-
[13]
Sur la question du lectorat du roman grec, voir Bowie 1994 ; Egger 1999.
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[14]
V, 8, 5. Toutes les traductions des romans grecs sont tirées de Brethes, Guez 2016.
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[15]
495-497.
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[16]
Konstan 1994 (p. 73-76) a bien établi ce rapprochement entre Callirhoé et Glycère.
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[17]
Citons le Cnémon du Duskolos, Nicératos – ponctuellement – dans la Samienne, ou Simon dans l’Andrienne de Térence.
-
[18]
V, 11, 1-2.
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[19]
V, 1, 4-8.
-
[20]
Sur la reconnaissance dans le roman antique, voir Montiglio 2013.
-
[21]
« It is conceivable that she kept a modest silence and, like a respectable Greek girl, let her father speak for her » (Gomme, Sandbach 1973, p. 530).
-
[22]
« Glycera’s change in status, imposing as it does a silence that is the sign of dutiful obedience, cancels the independance she had enjoyed as a concubine » (Konstan 1995, p. 115).
-
[23]
VIII, 8, 12.
-
[24]
842-844.
-
[25]
II, 5, 6.
-
[26]
VI, 8, 1-2.
-
[27]
VI, 7, 8.
-
[28]
II, 33, 5.
-
[29]
Sur l’aptitude au discours de Chariclée, voir Brethes 2007.
-
[30]
Sur la figure des Boukoloi, voir Alston 1998.
-
[31]
I, 22, 2-7.
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[32]
I, 21, 3-22, 1.
-
[33]
I, 22, 2-5.
-
[34]
I, 22, 6-7.
-
[35]
Je reprends la décomposition de Pernot 1992, p. 45. Avant de parler, Chariclée use d’une prétérition, en prétendant, selon les lois de la convenance, qu’elle ne saurait prendre la parole en présence de son frère, tout en acceptant de raconter son histoire. Les réminiscences sur le lien entre les femmes et la parole sont nombreuses. Voir la fameuse gnomè de l’Ajax de Sophocle (293), reprise par Aristote (Politique, I, 1260 a 30).
-
[36]
I, 22, 1.
-
[37]
Comme le remarque justement Pernot 1992, le récit de la tempête est principalement inspiré des déclamations grecques et romaines (cf. par exemple Sénèque le rhéteur, Controversiae, VII, 1, 4 ; 10, 26 ; VIII, 6, 2), qui ont une influence considérable sur le genre romanesque.
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[38]
Dans les Éphésiaques de Xénophon d’Ephèse, Anthia est prise pour Artémis par les habitants de la ville, à chaque fois qu’ils la voient dans l’enceinte consacrée à la déesse (I, 2, 7). Par la suite, les deux jeunes gens prennent la mer, sans leurs parents (I, 10, 7), mais accompagnés par la foule des Éphésiens venus en grand nombre (I, 10, 6). De même, dans les Éthiopiques, Chariclée précise que, le jour de son départ, leurs parents restent à Ephèse, en raison de leur âge et de la peur d’une traversée en mer, et qu’ils sont accompagnés en grand nombre par leurs compatriotes (I, 22, 3).
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[39]
XIII, 263.
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[40]
XIV, 235-242.
-
[41]
XIII, 254. Cf. Goldhill 1991, p. 54 : « The Cretan tales are explicitly marked as lies in the framing lines. »
-
[42]
« Si c’est par une mort sans outrage, ma fin sera douce, mais si quelqu’un a des pensées honteuses à mon égard, alors que même Théagène ne m’a pas encore touchée, ma pendaison devancera l’outrage » (I, 8, 3-4).
-
[43]
Lalanne 2006 p. 168.
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[44]
Progumnasmata, 115, 22-25.
-
[45]
Voir Gleason 2013 (1995). Haynes 2003 (p. 72) souligne justement le caractère résolument masculin du discours de la jeune fille devant les Boukoloi réunis en ekklèsia, où la jeune femme se fend d’une démégorie, entamée avec une captatio beneuolentiae. Cela constitue une très nette différence avec Callirhoé, dont les apparitions publiques constituent une production de signes spécifique et privilégiée au détriment du discours.
-
[46]
III, 6, 3.
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[47]
I, 22, 6.
-
[48]
Voir Kaimio 2002.
-
[49]
Cette règle est également valable dans l’épopée. Voir Kaimio 2002, p. 114 n. 17.
-
[50]
I, 23, 2.
-
[51]
Iphigénie en Tauride, 1029 sq., avec la fameuse maxime de la pièce : « Les femmes sont habiles à inventer des ruses » (δειναὶ γὰρ αἱ γυναῖκες εὑρίσκειν τέχνας : 1032).
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[52]
Médée, 391. Sur le rapport entre Chariclée et ces modèles, voir Pernot 1992, p. 47.
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[53]
Sur la nature de l’amour et du désir chez Héliodore, voir Whitmarsh 2011, p. 150-155.
-
[54]
La rareté relative des artes amatoriae chez Héliodore, justement soulignée par Anderson 1982 (p. 38), leur donne d’autant plus d’importance lorsqu’ils se manifestent, comme c’est le cas dans ce passage. L’accumulation de gnomai relatives au discours amoureux témoigne ici d’une maîtrise distanciée de ce fonds commun. Voir Morales 2000 (p. 77-80), qui met l’accent sur les relations de pouvoir qui sous-tendent l’utilisation des gnomai propre aux romans, notamment dans la construction d’un discours phallocentrique et ethnocentrique.
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[55]
I, 26, 4.
-
[56]
Austin 1970, p. 50.
-
[57]
Pernot 1992, p. 48.
-
[58]
Egger 1994, p. 269.
-
[59]
I, 21, 3.
-
[60]
I, 19, 7.
-
[61]
I, 21, 2.
-
[62]
I, 21, 3.
-
[63]
X, 10-15. Sur la reconnaissance de Chariclée, voir Montiglio 2013, p. 125-140.
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[64]
X, 18, 1-3.
-
[65]
I, 21, 3.
-
[66]
I, 22.
-
[67]
X, 22, 4.
-
[68]
X, 30, 1.
-
[69]
X, 33, 4.
-
[70]
X, 36, 1.
-
[71]
Morgan 1989, p. 315.
-
[72]
Si Konstan 1994 (p. 93) note justement que « Hydaspes does not play the essentially comic role of the obdurate father as blocking figure », il ajoute également que « if Charicleia has been circumspect about revealing her relationship to Theagenes, it is no doubt in part because she could not be certain that Hydaspes would spare him on account ». Son nouveau statut induit de fait une tension dans l’harmonie finale qui doit régir le roman, c’est-à-dire, au-delà des retrouvailles familiales, le mariage entre Théagène et Chariclée. Dans les autres romans, cette liberté de choix est tout aussi illusoire puisque, comme le note Egger 1994 (p. 268), « the problem of patriarchal authority is neutralized in live with the generic ideology of harmonizing contradictions within social relations: the good romance father just happens to give, by his exclusive decision, to his daughter the husband whom she would select herself if she could […] From the girls’ legal point of view, it is a lucky coincidence that they cannot influence ».
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[73]
Pour Whitmarsh 2011 toutefois (p. 153), « the marriage that concludes the narrative is not a legitimation of a Greek social order, but the culmination of a period of willing sexual self-restraint ».
-
[74]
Goldhill 1995, p. 66.
-
[75]
Lalanne 2006, p. 146.
-
[76]
I, 16, 1.
-
[77]
II, 1, 1.
-
[78]
II, 6, 1.
-
[79]
I, 19, 1.
-
[80]
II, 7.
-
[81]
II, 9.
-
[82]
II, 9. Sur l’organisation de l’espace et sa dimension genrée dans Leucippé et Clitophon, voir Whitmarsh 2010.
-
[83]
Egger 1994 (p. 264-266) montre bien la distinction entre la loi attique sur le mariage à l’époque classique et la loi privée des époques hellénistiques, qui offrait une liberté de choix et d’avenir plus importante aux femmes.
-
[84]
V, 11, 6.
-
[85]
V, 14, 2-3.
-
[86]
V, 18, 6.
-
[87]
V, 25, 4-5.
-
[88]
V, 27.
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[89]
Sur ce passage, voir Schwartz 2000-2001.
-
[90]
VIII, 10, 11-12.
-
[91]
Sur la modification de la loi sur les procès en adultère promulguée par Auguste en 18 av. J.-C., voir Rawson 1986 (p. 33-35) qui rappelle que « adultery (adulterium) strictly applied only to affairs with married women. There was another crime (for which the more general world stuprum came to be reserved) which covered fornication between unmarried “respectable” women and married or unmarried men ». Si Clitophon pratique l’adultère avec Mélité, il a également frôlé le stuprum avec Leucippé au début du roman.
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[92]
Pour l’étude de la tempérance chez Achille Tatius, voir Goldhill 1995, p. 122-161 ; Pour Chew 2000 (p. 61-69), Achille Tatius cherche à ridiculiser cette notion, mais il semble que le rapport du romancier au motif clé de la virginité ou de la tempérance relève davantage du questionnement et de la manipulation que d’une volonté de pure dégradation.
-
[93]
VIII, 11, 2.
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[94]
Sur l’univers des déclamations, voir Van Mal-Maeder 2007.
1Durant les quarante dernières années, les études sur le genre romanesque dans l’Antiquité ont connu une croissance considérable. Après quasiment un siècle de sommeil depuis la parution de la monumentale étude d’Erwin Rohde en 1876 [2], les lectures pour éclairer les romans grecs en particulier se sont multipliées, qu’elles soient narratologiques, historiques, philosophiques, ou religieuses. Plus récemment, les études sur le genre se sont emparées avec bonheur du roman, en particulier depuis les quelques pages que Michel Foucault leur a consacrées dans son Histoire de la sexualité [3]. Le Blütezeit du roman grec se situe principalement entre le ier siècle apr. J.-C et le iiie ou ive siècle apr. J.-C., selon la date que l’on attribue aux Éthiopiques d’Héliodore. Ces œuvres sont caractérisées par des codes narratifs et thématiques qui s’appuient sur un schéma immuable : de jeunes amoureux, traversent plusieurs épreuves (attaques de pirates ou de brigands, fausses morts, rivaux amoureux…), qu’ils surmontent pour conclure leurs aventures par un happy ending. Cinq œuvres correspondent peu ou prou à ce schéma : il s’agit de Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias, des Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse, de Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, de Daphnis et Chloé de Longus, et des Éthiopiques d’Héliodore. Si la dimension prise par ces conventions [4] a trop souvent obscurci la richesse considérable de ce qui est désormais considéré comme l’une des productions littéraires les plus remarquables de l’époque impériale, il est difficilement contestable que l’amour joue dans les romans grecs un rôle qui les distingue comme genre de toute autre forme de littérature érotique (élégie, épigramme…) dans l’Antiquité. Un jeune couple d’eugeneis tombe amoureux au premier regard, un amour parfaitement symétrique, et en dépit de plusieurs tentatives contre leur chasteté ou leur fidélité, ils sont supposés restés parfaitement purs et respectueux de la parole donnée jusqu’à la fin de leurs aventures. Par le passé, l’accent a été mis tout particulièrement sur cette singularité pour démontrer la rigidité et l’éthique monolithique des personnages romanesques, et pour souligner la répétition et la pauvreté d’invention des romans grecs. Globalement, en effet, on a longtemps opposé les cinq romans grecs aux deux romans de Pétrone (le Satiricon) et d’Apulée (les Métamorphoses), notamment à partir de leur traitement de la sexualité. D’un côté, une valorisation de la fidélité et de la chasteté dans un couple hétérosexuel aspirant au mariage – roman de type « idéaliste » ; de l’autre, des héros masculins aux appétits débridés, multipliant les aventures avec des partenaires de tous bords – roman de type « réaliste ». Le fait que les uns soient écrits en grec, et les autres en latin, a donné l’habitude fallacieuse, d’abord, d’identifier le roman idéaliste au « roman grec » et le roman réaliste au « roman latin », et, ensuite, d’envisager tout le champ du roman ancien sous l’angle de cette polarité simplificatrice [5]. Le problème, avec une telle lecture, est que l’on a longtemps cherché dans ces œuvres, sans doute sous l’influence du genre romanesque de l’ère moderne, une sorte de consistance psychologique qui ne fait pas grand sens pour l’Antiquité. Dans les romans grecs, les personnages principaux, avant de se représenter eux-mêmes, représentent des valeurs profondes de l’époque comme l’épieikeia (« décence »), la praotès (« douceur »), ou la sôphrosunè (« tempérance ») [6]. Ces valeurs incarnent l’idéal de la paideia, qui est le mot-clé de l’identité culturelle que les élites partagent, non seulement en Grèce ou en Asie Mineure, mais aussi dans tout l’Empire romain [7]. Les protagonistes des romans grecs semblent incarner la nouvelle manière, appropriée, de vivre une relation amoureuse dans les limites strictes du mariage civique. En outre, les protagonistes masculins du roman grec ont souvent été accusés de passivité et de pusillanimité, ce qui a été dénoncé comme une méconnaissance du genre, puisque la symétrie sexuelle entre l’homme et la femme contraindrait celui-ci à obéir aux conventions romanesques, et donc à souffrir avec sa bien-aimée les aléas imposés par la fortune, ou tychè, et à répondre avec des larmes et des tentatives de suicide au monde agressif qui les entoure. C’est une lecture qui peut à la rigueur se vérifier pour un personnage en particulier, le pâle Habrocomès des Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse, mais qui ne correspond pas aux grandes variétés d’andreia à l’œuvre dans les romans grecs [8]. Chairéas, chez Chariton, se transforme ainsi dans la deuxième partie du roman en héros épique, comme l’atteste la multiplication des citations homériques [9], alors que Théagène, le héros des Éthiopiques, clame sa parenté avec Achille, comme membre de la race des Énianes. Durant tout le roman, il témoigne d’une bravoure incontestable, mais qui ne se révèle pas réellement efficiente dans le monde mensonger et factice du roman grec. Quoi qu’il en soit, cette question de la masculinité est soulevée en de multiples points dans les romans grecs. En miroir de cette interrogation sur le héros, le statut de la femme dans les romans grecs, en particulier celui des protagonistes que sont Callirhoé chez Chariton, Leucippé et la matrone d’Éphèse Mélité chez Achille Tatius, et Chariclée chez Héliodore, continue de susciter des interrogations, qui sont notamment liées à des choix de représentations historiques. Tout d’abord, si Chariton, peut-être l’inventeur du genre [10], situe son roman dans la Sicile du ve siècle av. J.-C., avec des personnages à la réalité attestée comme le stratège Hermocrate, Achille Tatius et Héliodore privent leur roman de véritable ancrage historique. Aussi les héroïnes des romans grecs évoluent-elles dans des espaces incertains, où la contrainte générique d’une symétrie sexuelle fait l’objet de subtiles négociations avec les convenances et les conventions liées à un statut social, qui avait certes sensiblement évolué depuis l’époque classique. B. Egger évoque à propos du statut des femmes dans le roman grec un mélange complexe de nostalgie, qui reflète une forme d’androcentriste, et de réalité contemporaine, où l’émancipation des femmes est une réalité [11]. Il est également remarquable que les romanciers accordent une forme d’ascendant moral à l’héroïne sur le héros, dans le domaine du contrôle exercé sur soi-même et sur son désir, qu’il s’agisse de Callirhoé, de Leucippé ou de Chariclée. Le problème vient d’une coexistence entre plusieurs strates temporelles et imaginaires dans les romans grecs. Ainsi, la plupart de ces œuvres sont moins le témoignage de transformations sociales et anthropologiques qu’un espace d’expérimentation et de discussion de ces transformations. Ou, pour le formuler de manière plus anthropologique, le roman grec n’est pas tant le promoteur d’une nouvelle forme de relation idéalisée entre l’homme et la femme, ou d’un nouveau statut pour cette dernière, que le lieu d’une réflexion, à la croisée des cultures et des temps, où l’identité et le statut du masculin et du féminin sont l’objet d’un profond questionnement. Je m’attacherai donc à étudier, à l’aide de quelques exemples, les parcours souvent contradictoires épousés par les héroïnes du roman grec, pour voir comment peuvent se juxtaposer contraintes sociales, fantasmes masculins et anachronismes teintés de nostalgie.
2La question du lectorat du roman grec peut s’avérer éclairante pour concevoir l’appréciation du rôle des héroïnes romanesques au fil des époques. Pendant longtemps, la thèse d’un lectorat populaire a longtemps prévalu. Ben E. Perry fut le premier à avancer l’hypothèse qu’un auteur avait inventé le premier roman pour répondre à l’émergence, dans les grandes villes hellénistiques comme Alexandrie ou Antioche, d’une sorte de classe moyenne ou aisée (fonctionnaires, commerçants), à la fois récemment alphabétisée et déracinée, privée des repères qui étaient les siens dans le cadre plus étroit et structuré de la cité classique [12]. Un tel public était supposé s’identifier aux héros romanesques, dont l’histoire d’amour et d’aventure traduisait une quête spirituelle profonde et un idéal de bonheur individuel et privé. À partir de ces prémisses, Perry attribuait aux premiers romans un public fruste, juvénile ou inculte, à la recherche de récits sentimentaux et un peu niais. Dans son sillage, d’autres savants, attentifs au rôle important joué par l’héroïne dans le couple traditionnel des protagonistes, ont pensé que le roman ciblait des femmes nouvellement initiées à la lecture, voire clairement émancipées par rapport au statut qui était le leur quelques siècles auparavant ; peut-être même certains romanciers étaient-ils en fait des romancières, dissimulant leur identité sous un pseudonyme ? Par la suite, il a été objecté que cette « féminisation » du roman grec, qui résultait d’une projection de lecture anachronique, était fort contestable et que, malgré l’évolution de son statut à l’époque impériale, l’image de la femme dans les romans constituait encore le reflet d’un fantasme destiné à un lectorat masculin [13]. Il convient donc, à partir de quelques figures féminines emblématiques du roman grec, de revenir sur un statut que les romanciers semblent délibérément brouiller. Callirhoé, la protagoniste de Chariton, constitue ainsi un cas de polyandrie unique dans le roman grec. Laissée pour morte par son premier mari, l’impulsif Chairéas, elle est tirée de sa sépulture par des pirates qui la vendent comme esclave à un riche Grec de Milet, le pepaideumenos Dionysios. Celui-ci se propose de l’épouser, ce que Callirhoé se refuse à faire dans un premier temps. Puis, lorsqu’elle comprend qu’elle est enceinte de Chairéas, elle accepte d’épouser Dionysios en prétendant que l’enfant à naître est de lui (ce sera une sorte de grand prématuré), afin qu’il puisse naître libre. Comme Chairéas, qui a découvert que son épouse était en vie, est venu la réclamer à Dionysios, les deux hommes se retrouvent à la cour du grand roi de Perse Artaxerxès, chargé de dénouer l’affaire, et se rendent coup pour coup :
« Je suis son premier mari ! » fit Chairéas, à quoi Dionysios répliqua : « et moi je suis le plus fiable ! – Ai-je divorcé de ma femme, selon toi ? – Non, tu l’as enterrée ! – Montre-moi l’acte du divorce ! – Tu n’as qu’à voir son tombeau ! – Son père me l’a donnée ! (πατὴρ ἐξέδωκεν) – Elle s’est donnée à moi d’elle-même ! (ἐμοὶ δὲ ἑαυτήν) [14] »
4Les deux dernières répliques témoignent d’un antagonisme juridique, où l’autorité du père et la traditionnelle ekdosis sont remises en question par l’autonomie nouvelle de Callirhoé, qui se retrouve dépourvue de toute tutelle familiale chez Dionysios. Callirhoé a donc recours à la procédure de l’autoekdosis qui permet à une femme de se donner elle-même en mariage lorsqu’elle n’a auprès d’elle aucun parent mâle pour s’en charger. Callirhoé ne pouvait le faire à Milet, puisqu’Hermocrate était présent et qu’elle était sous son autorité. À l’époque de la rédaction du roman (probablement le ier siècle apr. J.-C.), l’autoekdosis permettait d’ailleurs de fonder un mariage régulier. À Syracuse, Callirhoé n’a pas eu la possibilité de choisir son mari mais, par un heureux hasard comme on ne peut les trouver que dans le roman grec, il s’avère que le mari qui lui est promis est l’homme dont elle est tombée amoureuse, à savoir Chairéas. Le caractère paradoxal, et en même temps révélateur d’une certaine idéologie romanesque, est que c’est lorsqu’elle retrouve une certaine forme de liberté, et donc qu’elle pratique l’autoekdosis, que celui à qui elle se donne librement n’est pas celui qu’elle aime. Comme si cette liberté supposée d’une femme éplorée était en fait la punition immanente d’un amour impossible autrement que dans le cadre d’un mariage codifié à l’extrême et placé sous l’autorité paternelle. Ce jeu sur les différents statuts n’est pourtant pas une innovation du roman grec, et trouve un précédent intéressant dans la Comédie Nouvelle, qui constitue l’une des sources privilégiées du genre. Dans les pièces que nous avons conservées de Ménandre, le statut des femmes est au cœur d’un grand nombre d’intrigues, puisqu’elles reposent sur une tension entre le désir d’un jeune homme pour une femme qui n’est pas éligible pour le mariage, car elle n’est pas fille de citoyen, et l’obligation de prendre une femme que ce jeune homme n’a pas choisie, sur les ordres de son père. Au cœur de ces pièces, nous avons des personnages féminins qui sont des filles de citoyens qui ont été abandonnées par leur géniteur, et le nœud comique tourne autour de l’accès à la citoyenneté de ces personnages. Dans la Perikeiroméné, ou La Tondue, des jumeaux abandonnés ont été confiés à deux familles différentes. Un jour, le frère (qui a été élevé en homme libre et riche et qui ne sait rien) embrasse la sœur (qui est une pauvre concubine et qui sait tout) ; celle-ci est tondue par son amant jaloux et furieux de ce qu’il prend pour une relation amoureuse, mais qui se calmera quand il découvrira la parenté de la fille – et son statut de citoyenne. Il finira même par l'épouser. Glycère, qui a été tondue par son amant Polémon décide de le quitter sur-le-champ. Ainsi, Pataicos, qui est le père de Glycère sans le savoir encore, montre à Polémon que Glycère n’étant pas sa femme légitime, elle est libre de le quitter comme de revenir avec lui :
Tu es amoureux, de cela je suis sûr, si bien que ce que tu fais en ce moment est pure folie. Où vas-tu donc ? Qui vas-tu chercher ? Celle que tu veux est sa propre maîtresse (ἑαυτῆς ἐστ' ἐκείνη κυρία). Pour les amoureux contrariés, il ne reste que la persuasion [15].
6L’accent est placé dans les arguments de Pataicos sur le fait que, si Polémon considère Glycère comme sa femme, il n’en est pas pour autant le kurios puisqu’elle s’est donnée d’« elle-même » à Polémon : elle est sa propre maîtresse. L’usage du réfléchi fait écho à celui dont se sert Dionysios pour affirmer l’absence d’autorité extérieure susceptible d’interdire son mariage avec Callirhoé [16]. Dans la Comédie Nouvelle, l’obstacle constitué par le refus du père en vue d’un mariage est précisément l’un des nœuds comiques traditionnels [17], alors que cet obstacle n’apparaît qu’en deux occasions dans les romans grecs. Dans un premier temps, cela concerne le Liebespaar chez Achille Tatius, puisque le père de Clitophon souhaite le marier à Callisthénès, sa demi-sœur. Toutefois, cet obstacle, comme c’est fréquemment le cas chez Achille Tatius, se révèle n’être qu’une apparence ; alors que Clitophon, après bien des pérégrinations, croit Leucippé morte, il apprend que son père consent à les marier l’un à l’autre [18]. Xénophon d’Éphèse met également en scène un curieux amour contrarié avec le personnage du vieux pêcheur Aigialée. Ce dernier fuit Sparte avec sa bien-aimée, car les parents de cette dernière l’avaient promise à un autre. En outre la conséquence de leur fuite entraîne une sentence de mort rendue contre eux [19]. Chez Ménandre, dans le passage que nous venons de voir, l’ironie vient de ce que Pataicos affirme la liberté de choisir de Glycère alors que celle-ci est sa fille, comme le montreront les gnôrismata d’usage [20], et qu’il est appelé à devenir son kurios. Comme le montre bien F. H. Sandbach [21], suivi en cela par D. Konstan [22], il est révélateur de voir comment Glycère n’a probablement plus droit à la parole à la toute fin de la pièce, très lacunaire il est vrai, car elle se retrouve sous l’autorité paternelle et rejoint donc la Plangon de la Samienne, la fille de Cnémon dans le Duskolos, mais également certains personnages du roman grec. Ainsi, à la toute fin de Chairéas et Callirhoé [23], Chairéas propose de donner sa sœur à Polycharme – dont l’expérience érotique est nulle – pour le remercier de son indéfectible amitié. Dans ce passage, qui reflète une ekdosis traditionnelle et familière à la Comédie Nouvelle, le nom de cette sœur n’est pas même mentionné, et il serait incongru dans un tel cadre qu’on lui demandât son avis. Une situation comparable se retrouve dans le Duskolos où Sostrate cherche à récompenser Gorgias pour son aide dans la conquête de sa sœur. Cette récompense prend la forme d’un autre mariage puisque Sostrate obtient de son père Callippide qu’il offre sa fille à Gorgias [24]. Or, de même que pour Polycharme, et à la différence de Sostratos, la dimension érotique n’intervient aucunement dans cette démarche. Chez Xénophon d’Éphèse, la cruelle Manto se voit pareillement imposer un fiancé par son père alors qu’elle rêvait d’Habrocomès [25]. Cnémon, chez Héliodore, épouse la fille de Nausiclès [26] sans que soit mentionné l’avis de la jeune fille en question et parce que cela semble une bonne opération commerciale pour le marchand grec, ainsi que l’atteste le sens postclassique de ἐμπορεύεσθαι [27].
7Précisément, l’héroïne qui manifeste la plus grande liberté de discours dans le roman grec, la Chariclée des Éthiopiques, semble témoigner d’une pareille faculté à disposer de son mariage. Mais il apparaît que cette autonomie est plus complexe qu’on pourrait le penser. Chariclée est une jeune femme qui a été adoptée par Chariclès, prêtre d’Apollon à Delphes, et elle est donc en quête d’identité. Alors qu’elle se trouve à Delphes, elle est zachore d’Artémis, et chargée de surveiller le sanctuaire et de participer à l’exercice du culte. Elle est élevée dans une Delphes de carton-pâte, qui semble ne pas avoir bougé depuis plusieurs siècles. Et manifestement, elle a bien assimilé les leçons de rhétorique qui lui ont été administrées. Ainsi, elle refuse le mari que lui propose son père adoptif Chariclès et ce dernier, personnage au fort potentiel comique, constate avec dépit que Chariclée considère le mariage comme impur et qu’elle se sert pour l’en persuader de techniques oratoires qu’il lui a personnellement enseignées dans les lumières delphiques :
Malgré mes attentions, mes promesses, les raisonnements que je mobilise, je n’ai pas réussi à la convaincre, et le pire, c’est qu’elle se sert, comme on dit, de mes propres armes contre moi, elle déploie toute son expérience de la dialectique, dont je lui ai enseigné les diverses formes, pour me confirmer qu’elle a choisi le meilleur genre de vie (τὸ χαλεπώτατον τοῖς ἐμοῖς, τὸ τοῦ λόγου, κατ´ ἐμοῦ κέχρηται πτεροῖς καὶ τὴν ἐκ λόγων πολυπειρίαν, ἣν ποικίλην ἐδιδαξάμην πρὸς κατασκευὴν τοῦ τὸν ἄριστον ᾑρῆσθαι βίον), elle fait de la virginité une véritable déesse et la range aux côtés des immortels, l’appelle l’immaculée, l’insouillée, l’incorruptible – et elle envoie promener Éros, Aphrodite et tout le cortège nuptial [28].
9 Mais, devant les assauts de la Fortune et des opposants traditionnels que sont les prédateurs amoureux du Liebespaar (le brigand Thyamis et la reine Arsacé dans les Éthiopiques), Chariclée adopte une attitude pour le moins troublante et amphibologique, la fluidité avec laquelle l’héroïne endosse des identités plurielles étant particulièrement prégnante [29]. En effet, dès le début du roman, alors que les lecteurs des Éthiopiques ignorent encore tout de l’identité réelle de Théagène et Chariclée, cette dernière prend l’initiative de dissimuler leur véritable relation. Les deux héros sont prisonniers des Boukoloi, dans les marais du delta du Nil [30], et leur chef, Thyamis, prêtre déchu de Memphis, entend demander la main de Chariclée. La jeune fille prend alors longuement la parole [31], en usant d’une démégorie (ou discours devant une assemblée), successivement composée d’un exorde [32], d’une narration [33], d’une argumentation [34] et de larmes en guise d’epilogos [35]. Elle se présente ainsi que Théagène comme « de race ionienne et issus de la noblesse d’Éphèse » [36] et indique que le jeune homme est son frère. Leurs fonctions respectives de prêtresse d’Artémis et de prêtre d’Apollon les ont conduits sur la route maritime de Délos ; ils ont alors été contraints, par une violente tempête qui dura sept jours, à aborder sur le rivage où ils ont été capturés par les pâtres. Il est d’abord intéressant de noter que ce récit semble tout droit sorti d’un roman grec [37], plus précisément du (contre-)modèle du genre, les Éphésiaques [38], de même que les mensonges crétois d’Ulysse, au moment où le héros aborde à Ithaque, sont en complète conformité avec le genre épique : il se présente à Athéna comme ayant beaucoup souffert à Troie [39], et raconte à Eumée qu’il a participé au saccage de la cité de Priam [40]. Mais, à la notable différence de l’Odyssée [41], il n’est aucun marqueur narratif qui indique au lecteur, de manière liminaire, que le discours de Chariclée fût une pure fiction mensongère, quand bien même la présentation de Théagène comme son frère soit en contradiction avec les paroles prononcées peu avant par Chariclée [42]. Ce passage est donc fondamental dans la double représentation que Chariclée offre d’elle-même et de son frère, en ce que le langage offre une certaine construction de Chariclée à ses propres yeux, mais aussi aux yeux des autres, que ce soit ceux de Thyamis, de Théagène et du lecteur. Au-delà du récit à proprement parler sur ses origines, Chariclée s’adapte également de manière pragmatique à la situation où elle se trouve. En ce sens, elle est d’une certaine manière l’héritière romanesque de Callirhoé, l’héroïne du roman éponyme de Chariton. En effet, Chariclée incarne « une maîtrise intellectuelle et morale qui est assez étrangère au projet des romanciers antérieurs [43] ». Mais lorsque Callirhoé est confrontée à un interlocuteur retors en la personne de l’eunuque perse Artaxate, elle met également en pratique sa paideia à travers l’une de ses manifestations les plus répandues, celle de la technique rhétorique, puisqu’« en jeune femme éduquée et clairvoyante, elle considéra rapidement le lieu où elle se trouvait, qui elle était et à qui elle s’adressait », soit les parties constitutives de la situation telles qu’elles sont définies par Théon dans ses exercices préparatoires [44]. On peut également songer à l’affirmation d’une masculinité derrière cette habile adaptation, en ce que les exercices préparatoires servant dans les débats, les plaidoyers et autres performances oratoires, contribuent à forger l’identité genrée de l’orateur [45].
10De même, Chariclée doit faire face à une situation bien particulière, qui est celle de la confrontation avec un prétendant. Or, contrairement à Callirhoé, qui accepte le mariage avec Dionysios alors qu’elle est enceinte et croit Chairéas mort, contrairement à Anthia, qui préfère mourir plutôt que de trahir Habrocomès en se mariant avec Périlaos [46], Chariclée déclare :
Pour une captive, être jugée digne de partager la couche de son maître, voilà un sort qui dépasse tout le bonheur du monde… (τό τε γὰρ αἰχμάλωτον οὖσαν τῆς τοῦ κρατοῦντος εὐνῆς ἀξιοῦσθαι πᾶσαν εὐδαίμονα τύχην ὑπερβέβληκε) [47].
12Cette formule surprend dans la bouche d’une héroïne romanesque, et se révèle remarquablement suggestive. M. Kaimio a étudié en effet avec précision les occurrences des mots qui désignent le lit dans l’épopée et surtout dans la tragédie [48]. Eunè est un mot-clé de la tragédie grecque, en particulier celle d’Euripide, et possède dans la plupart des cas une connotation sexuelle, surtout lorsqu’il est connecté à un génitif ou à un pronom possessif [49] qui donne alors l’identité du partenaire, le plus souvent le mari, comme c’est le cas dans l’expression de Chariclée. À l’issue de ce discours, où Chariclée consent à épouser Thyamis tout en lui demandant un délai, les auditeurs fondent en larmes, et le brigand accepte de répondre aux vœux de la jeune fille. Le narrateur précise alors que les paroles de Chariclée « l’ensorcelaient comme le chant des sirènes » [50]. Les ruses de Chariclée ne se limitent pas à préserver sa seule chasteté selon une dialectique complexe du pur et de l’impur. Elle adopte également des ruses de femme, ruses qui ont de glorieux précédents dans l’histoire littéraire, que ce soit Iphigénie abusant le Roi Thoas [51] ou Médée, pour parvenir à ses noirs desseins [52]. Quel est le rapport entre ces discours mensongers, qui engagent sa vertu et sa pudeur, et la représentation que s’en fait Chariclée ? Plusieurs expressions sont appelées à poser de véritables problèmes, en particulier sur un plan moral. Chez Héliodore, ce sont en effet les motifs de la chasteté et de la pureté qui servent de leitmotiv à la figure de Chariclée et, sur un plan plus général, au roman d’Héliodore, plus encore que l’amour lui-même [53], qui n’est pas la préoccupation principale du romancier, à la différence de Xénophon d’Éphèse ou d’Achille Tatius. Or, après son discours à Thyamis et le trouble qu’il a provoqué chez Théagène, Chariclée répond par de multiples formules gnomiques [54], offertes en guise de justification à son amant :
À mon avis, ceux qui aiment de façon vulgaire considèrent l’engagement reçu comme une première étape de la séduction et, s’imaginant vainqueurs en vertu de cette promesse, ils se conduisent de manière plus douce en se berçant d’espérances. Voilà justement ce que j’escomptais lorsque je me suis fiancée à lui en paroles (τοῖς λόγοις ἐμαυτὴν ἐξεδόμην) [55]…
14La dernière formule est de loin l’une des plus remarquables du roman. « Je me suis fiancée en paroles » est un remarquable énoncé performatif. Chariclée n’a aucunement l’intention de se marier avec Thyamis. Mais l’intention, qui suppose qu’il y ait une correspondance entre cette énonciation et les circonstances de sa réalisation, se situe sur un autre plan que la pure énonciation performative, en l’occurrence « Je me donne en parole », qui équivaut tout simplement au « Je promets », énonciation performative-type chez J. Austin : « Quand je dis Je promets, sans avoir l’intention de tenir ma promesse, je promets, mais… » [56]. Chariclée déclare s’être offerte « en paroles » pour préserver d’une certaine manière son corps de la souillure. Ce qui signifie que, pour la jeune fille, la voix et la production d’un discours sont des éléments qui n’ont pas nécessairement à être préservés et qui se situent dans un espace de représentation qui n’est pas celui du corps. Le paradoxe incarné par Chariclée se produit ainsi sur un plan qui dépasse à la fois la simple opposition entre « l’enfant pudique et la sirène redoutablement efficace » [57] et la manifestation d’un paradoxe typiquement romanesque. La jeune fille semble substituer en effet l’impureté de son discours à sa pureté virginale, témoignant d’une parrhèsia sans limite. Dans le cas de Chariclée, plus encore que dans celui de Callirhoé, nous sommes en présence d’une autoekdosis : cette modalité permet en effet à une femme de se donner en mariage, avec comme témoin un membre de sa famille, mais sous couvert de sa propre autorité. La formule dans la bouche de Chariclée fait ici écho à celles qui concernent Callirhoé, à une notable différence près : alors que Callirhoé, comme le fait remarquer B. Egger, se donne en mariage « in the absence of parents » [58], Chariclée effectue la même démarche après avoir signalé à l’assemblée des pâtres qu’elle allait parler en présence de son « frère » [59]. Quant à Thyamis, son mari en puissance, il s’appuie sur des conventions purement attiques, puisqu’il assure successivement qu’il songe à épouser Chariclée non « pas pour satisfaire [ses] plaisirs, mais pour assurer la naissance d’un héritier » [60] et que dans un mariage « il est nécessaire que la volonté des deux parties converge » [61]. Avant d’interroger Chariclée : « Que penses-tu, jeune fille, de l’idée d’être ma femme ? » [62]. En ce sens, ce mariage constitue un exemple manifeste d’autoekdosis. Le retour de Chariclée au sein de sa famille biologique, le couple royal d’Éthiopie, se révèle à ce titre remarquable. Certes, elle témoigne dans un premier temps d’une aptitude au discours conforme à celle dont elle a usé tout au long du roman. La mise en scène de ses gnôrismata, que Chariclée a brillamment anticipée [63], consacre les retrouvailles de celle-ci, notamment avec le roi Hydaspe. Précisément, Chariclée ne dispose alors plus d’elle-même et retrouve une autorité que Chariclès, père adoptif, ne pouvait incarner. Ces objets de reconnaissance témoignent de l’entrée de la jeune fille sous la responsabilité paternelle, ainsi que l’atteste une réponse embarrassée – et qui n’est pas feinte cette fois – aux questions de son père à propos de Théagène [64] :
Ma chérie, les signes de reconnaissance ont indiqué que tu étais ma fille, le sage Sisimithrès en a témoigné, la bienveillance des dieux, surtout, l’a révélé. Mais qui est cet homme, celui qui a été capturé en même temps que toi et gardé pour servir d’offrande de victoire aux dieux, et qui est à présent installé près des autels pour être sacrifié ? comment se fait-il que tu l’aies appelé ton frère, la première fois que vous m’avez été amenés à Syène ? […] – J’ai menti en disant que c’était mon frère ; c’est l’urgence qui m’a suggéré cette fiction. Il te dira sans doute mieux lui-même sa véritable identité, car c’est un homme, et il n’aura pas honte de parler avec plus d’assurance que moi qui suis une femme.
16Cette situation est rigoureusement symétrique à celle du tout début du roman, où Chariclée présente Théagène comme son frère à Thyamis et se retranche, pour justifier son refus d’une prise de parole, derrière le scrupule lié à son statut de femme [65]. Mais ce refus n’était que provisoire puisqu’elle reprenait la parole aussitôt pour retarder son mariage avec le prêtre déchu de Memphis et compenser le manque d’invention chez son bien-aimé [66]. Ici, Chariclée n’aura pas l’occasion d’une nouvelle tirade. Ses prises de parole sont systématiquement empêchées par les nombreuses péripéties de ce dernier livre, comme si le narrateur, considérant le statut retrouvé de parthenos de Chariclée, ne pouvait décemment lui laisser la parole, respectant en cela l’adéquation du caractère et de ce nouveau statut. Ainsi, en X, 22, 1, alors qu’elle s’apprête à « parler plus clairement », son père les renvoie, elle et sa mère, dans leur tente pour recevoir les ambassadeurs après la guerre contre les Perses [67]. Peu après, alors qu’elle n’ose se confier pleinement à sa mère, elle se prépare à « dévoiler la vérité » [68] quand Théagène accomplit l’exploit d’arrêter un taureau en furie. Enfin, alors que Chariclée se lamente devant le sacrifice à venir de son bien-aimé sans parler ouvertement et se décide à entrer « dans les grandes lignes de son récit » [69], c’est Chariclès qui refait son apparition pour réclamer sa fille à Hydaspe [70]. Si J. R. Morgan voit dans ce brutal blocage oratoire une « psychological implausibility » [71], on peut légitimement se demander ce qui nécessite de la part du narrateur de tels rebondissements pour empêcher la jeune fille, outre ses propres scrupules virginaux, de prendre la parole. Certes, Hydaspe ne cherche pas à empêcher sa fille de se marier, puisqu’il ignore son désir [72], mais il devient de fait le kurios de la jeune fille et cela semble suffire pour entraver la liberté de parole et d’action de Chariclée. Si cette dernière a partiellement compris cette nouvelle nécessité, le narrateur se charge de rappeler à l’ex-sirène qu’elle n’est plus maîtresse d’elle-même. Et si ce n’est pas le père qui offre son consentement, l’ordre téléologique souhaité par les dieux assure la consécration maritale, dans un cadre civique et religieux retrouvé, du couple autrefois illégitime. Méroé devient alors une sorte de scène comique caractéristique avec ses objets de reconnaissance, ses citoyennes contraintes au silence une fois qu’elles ont réintégré un ordre androcentré et son identité civique et politique renégociée pour pouvoir intégrer le désir et l’amour de ses nouveaux membres [73].
17À la différence des autres romans grecs, Leucippé et Clitophon pousse très loin les limites acceptables du roman grec. Cette œuvre, qui est généralement datée de la deuxième moitié du iie siècle après J.-C. est, selon l’expression de S. Goldhill, « une sorte d’opéra baroque », qui « fait l’étalage d’un mélange incroyable de connaissances historique, scientifique, paradoxographique, artistique et bien sûr littéraire [74]. » L’exploitation outrancière et irrévérencieuse des conventions génériques, comme la multiplication des fausses morts de Leucippé, successivement éventrée, décapitée et ressuscitée, et la contestation des valeurs traditionnellement mises en valeur dans le roman grec, comme la fidélité et la tempérance, ont conduit certains commentateurs, non sans un sens brillant de la métaphore, comme un saboteur virtuose ou un guérillero combattant les conventions romanesques. D’autres ont vu plus simplement en Leucippé et Clitophon une parodie ou un pastiche des romans grecs traditionnels. S. Goldhill, dans sa relecture de Foucault, indique à juste titre que si le roman grec joue un rôle dans la construction d’une chasteté symétrique et monogame, il joue également avec ce rôle qu’un tel idéal met en application, ce qui est particulièrement le cas du roman d’Achille Tatius. Foucault aurait donc en partie négligé la capacité du roman à réfléchir sur les notions et valeurs qu’ils mettaient en jeu. On trouve ainsi dans Leucippé et Clitophon deux portraits de femme tout à fait remarquables. Leucippé, qui est l’aimée de Clitophon, est une « jeune fille bien gardée, confinée à l’univers clos du jardin de son oncle [75] ». Hippias, le père de Clitophon, a fait attribuer à sa nièce et sa belle-sœur une partie de la maison. Pourtant, Clitophon rencontre Leucippé, accompagnée de Clio, dans le parc de sa maison [76], puis pénètre dans la chambre de la jeune fille pour l’écouter jouer de la cithare [77] avant de se retrouver en tête à tête avec elle en pleine journée [78], une réalité difficilement concevable pour une parthenos à l’époque classique. La jeune fille fait comprendre qu’elle n’est « pas insensible » [79] aux discours d’apparat de Clitophon, avant de participer sans pudeur aucune à des jeux érotiques tels que le baiser consenti à son prétendant après la piqûre d’une abeille [80] ou l’échange symbolique des coupes lors d’un banquet [81]. Enfin, Clitophon a finalement accès à la chambre de la jeune fille, fort médiocrement gardée la servante Clio et le parasite Conops, tout cela étant arrangé conjointement entre les deux jeunes gens [82]. De manière plus paradoxale, la fuite de la maison, suite à la découverte par la mère de Leucippé de la tentative de séduction avortée de Clitophon, est précisément le début de l’authentique relation chaste entre les deux jeunes gens. À Clitophon qui cherche à convaincre la jeune fille de répondre favorablement à ses avances au début du livre IV, Leucippé répond ainsi qu’Artémis l’a visitée en rêve pour la pousser à la chasteté. Jusqu’à la fin du roman, Leucippé ne sera plus qu’un monolithe vertueux, digne de sainte Catherine d’Alexandrie ou de la Thècle du roman apocryphe de Paul et Thècle, probablement contemporain de celui d’Achille Tatius. Elle s’efface alors d’une certaine façon derrière Mélité, riche veuve d’Éphèse, tombée éperdument amoureuse de Clitophon, alors que ce dernier pense Leucippé définitivement morte après son enlèvement par des pirates. Ce statut de veuve fait de Mélité un personnage sui iuris [83], qui dispose à son gré de ses propriétés et… d’elle-même, ainsi que la présente Satyros à Clitophon :
Son mari est mort en mer il y a peu, et c’est ce Clitophon-là qu’elle veut, je ne dirais pas pour époux, mais pour maître, c’est à lui qu’elle se donne, avec tout ce qu’elle possède [84] !
19Cette attitude est à rapprocher de celle d’Isménodore, la riche veuve de Thespies dans l’Eroticos de Plutarque, qui tombe amoureuse de l’éphèbe Bacchon et va jusqu’à l’enlever mais également, d’une certaine manière, de celle de Callirhoé. Alors que Callirhoé était bigame, Clitophon rompt à son tour les conventions du roman grec en épousant Mélité avant d’épouser Leucippé. Le mariage de Clitophon avec Mélité est par ailleurs clairement établi à Alexandrie, quoique soumis à une condition préalable par Clitophon :
Le lendemain, nous avions convenu de nous retrouver au temple d’Isis pour avoir un entretien et prendre la déesse à témoin de nos engagements. Clinias et Ménélas nous accompagnaient. Nous prêtâmes serment, moi de la chérir avec loyauté, elle de me rendre maître de tous ses biens. « Notre contrat, précisai-je, prendra effet à notre arrivée à Éphèse ; ici, comme je l’ai indiqué, tu t’effaceras devant Leucippé [85]. »
21 Les volets juridiques et sociaux du mariage ne sont pas contestables et Clitophon et Mélité deviennent d’authentiques époux. Authentiques ? Pas tout à fait. Mélité, femme éplorée et libre de revendiquer son désir auprès de qui elle veut, ne possède évidemment plus le statut de parthenos de Leucippé, puisqu’elle a déjà eu un mari, Thersandre, disparu en mer. Mais Clitophon refuse de consommer leur relation, pour conserver ce qu’il appelle sa virginité auprès de Leucippé. Cette dernière, qui n’est pas morte, est réapparue sous les traits de l’esclave Lacaina, propriété de Mélité. Elle partage ce statut d’esclave notamment avec Callirhoé, vendue à Dionysios par des pirates, et avec Anthia, qui est même vendue à un proxénète pour devenir prostituée. Leucippé fait alors parvenir une lettre à Clitophon, où elle lui fait reproche d’avoir épousé Mélité et lui oppose sa situation ponctuelle d’esclave maltraitée et celle, permanente, d’héroïne romanesque, victime d’enlèvements et de morts apparentes, puis conclut sa missive par ces mots :
Adieu, et profite bien de tes nouvelles noces ! Moi qui t’écris, je suis encore vierge [86].
23 Le dernier mot de la lettre donne une résonance particulière à ce qu’écrit Leucippé, qui indique à Clitophon que la règle romanesque n’a pas été respectée, puisque la symétrie virginale est rompue. Cette rupture intervient ironiquement non pas pendant le « mariage » de Clitophon avec Mélité, mais une fois que celui-ci change de statut et se retrouve en prison. En effet, Thersandre surgit d’entre les morts (comme Leucippé), et accuse aussitôt Clitophon d’adultère. Comme dans un vaudeville, la position de Clitophon passe ainsi brutalement de celle de mari à celle de moichos, comme le lui rappelle Mélité avec un sens remarquable du « souci de soi » et de l’opportunisme :
À cause de toi, j’ai aussi perdu mon mari, sans la perspective de t’avoir à l’avenir, même pour mes yeux – car c’est tout ce à quoi tu m’as servi ! Je le sais, mon époux m’a prise en haine et condamnée pour l’adultère que j’ai commis avec toi : adultère sans fruit, adultère sans plaisir, qui ne m’a procuré que l’opprobre… les autres femmes, pour prix de leur déshonneur, ont au moins le plaisir de satisfaire leur volupté ; moi, malheureuse, j’ai récolté la honte, mais de plaisir, nulle part [87] !
25Les lamentations de Mélité ne demeurent pas sans effet, puisque Clitophon accepte un peu plus loin de céder aux avances de la matrone, à l’intérieur même de sa prison, et son adultère ne demeure donc pas sans fruit [88]. Toutefois, la jeune femme a compris que la situation avait changé et que son mariage avec Clitophon était rendu caduc par le retour de Thersandre. Sopatros, l’avocat de ce dernier, rappelle lors du procès en adultère de Clitophon, sous la forme d’un implacable syllogisme [89], que le mariage de Clitophon et Mélité n’est aucunement recevable puisque le premier mari de cette dernière n’est pas mort [90]. Sopatros rappelle ici la stricte définition de l’adultère [91], qui fait que, dans la situation présente, Clitophon est bien un moichos et non un anèr. La translation opérée ici permet à Clitophon, quand bien même il est un adultère, statut qui est certes infamant mais n’est pas incompatible avec celui de héros romanesque stricto sensu, de conserver sa virginité conjugale, qui est au contraire une condition nécessaire au respect des cadres romanesques. Quant à Mélité, elle doit prouver au cours d’une ordalie qu’elle n’est pas l’adultère qu’on l’accuse d’être. C’est sa tempérance (sôprhosunè) [92], qui est ici contestée par son mari :
Que Mélité, si vraiment elle n’a pas connu les plaisirs d’Aphrodite avec cet étranger au cours de mon absence, pénètre dans l’eau sacrée du Styx pour y prêter serment : elle sera alors acquittée [93].
27La tournure de la sommation profite bien évidemment à Mélité, qui s’est unie à Clitophon non pas quand Thersandre était absent, ce qui n’est pas faute d’avoir essayé, mais une fois son retour connu. Ce qui donne ironiquement et rétrospectivement raison aux refus répétés de Clitophon de céder aux avances de Mélité.
28Ce joli pied de nez de Mélité au brutal Thersandre constitue une dernière poussée de liberté avant le retour à l’hétéronomie, loin de l’inattendu et du paradoxal qui sont propres au roman grec comme à l’univers des déclamations, auquel le genre romanesque doit beaucoup [94]. De manière générale, cette étude trop partielle entendait montrer qu’on ne peut pas enfermer le statut et l’identité sociale des femmes du roman grec dans un discours trop unidimensionnel. La soumission et la liberté ne s’exercent pas toujours où on les attend, et ne coïncident pas toujours avec les aspirations des héroïnes : Callirhoé doit-elle pencher pour la liberté de s’offrir à un homme dont elle n’est pas amoureuse (Dionysios) à Milet ou la soumission qui lui impose un homme qu’elle aime (Chairéas) dans sa ville de Syracuse ? Chariclée préfère-t-elle la liberté – de parler, de ne pas céder à son bien-aimé – que lui offre, pendant ses errances, son statut de fille sans tutelle masculine, ou bien la levée des interdits corporels une fois que son père retrouvé lui a donné Théagène en mariage, et la soumission qui l’accompagne ? Leucippé n’est-elle pas plus libre de ses actes lorsqu’elle est confinée dans la maison de son oncle à Tyr, attendant la visite nocturne de Clitophon, qu’au cours de ses aventures loin de ses parents, où la déesse Artémis lui enjoint en rêve de ne pas céder à son amant ? Ce jeu témoigne que le roman grec problématise, souvent avec humour, le statut de la femme dans l’espace pré ou post-marital, tout comme il interroge, sur un autre plan, l’identité masculine et l’andreia des héros romanesques.
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- Winkler J. J. (2005 [1990]), Désirs et contraintes en Grèce ancienne, Paris.
Notes
-
[1]
Je remercie pour leurs suggestions et leurs remarques les participants à la journée d’étude sur les femmes grecques de l’Orient romain organisée par Sophie Lalanne et Anthony Hostein à Paris, ainsi que les membres de l’université de Californie de Los Angeles, devant lesquels j’ai donné une version remaniée de cet article le 19 février 2014.
-
[2]
Rohde 1876.
-
[3]
Foucault 1984. Cf. notamment depuis cette date les études de Winkler 2005 (1990) ; Konstan 1994 ; Goldhill 1995 ; Haynes 2003 ; Morales 2004 ; Lalanne 2006. Pour un point de vue synthétique sur la question, voir Morales 2008.
-
[4]
Voir Létoublon 1993.
-
[5]
Sur ce point, voir Brethes, Guez 2016, p. XI-XVI.
-
[6]
Sur la construction de ces personnages, voir de Temmerman 2014.
-
[7]
Sur ce point, voir Whitmarsh 2001.
-
[8]
Sur la question de l’andreia dans les romans grecs, voir Jones 2012.
-
[9]
Voir Lalanne 1998.
-
[10]
Voir Tilg 2010, p. 1-23.
-
[11]
Voir Egger 1994.
-
[12]
Perry 1967.
-
[13]
Sur la question du lectorat du roman grec, voir Bowie 1994 ; Egger 1999.
-
[14]
V, 8, 5. Toutes les traductions des romans grecs sont tirées de Brethes, Guez 2016.
-
[15]
495-497.
-
[16]
Konstan 1994 (p. 73-76) a bien établi ce rapprochement entre Callirhoé et Glycère.
-
[17]
Citons le Cnémon du Duskolos, Nicératos – ponctuellement – dans la Samienne, ou Simon dans l’Andrienne de Térence.
-
[18]
V, 11, 1-2.
-
[19]
V, 1, 4-8.
-
[20]
Sur la reconnaissance dans le roman antique, voir Montiglio 2013.
-
[21]
« It is conceivable that she kept a modest silence and, like a respectable Greek girl, let her father speak for her » (Gomme, Sandbach 1973, p. 530).
-
[22]
« Glycera’s change in status, imposing as it does a silence that is the sign of dutiful obedience, cancels the independance she had enjoyed as a concubine » (Konstan 1995, p. 115).
-
[23]
VIII, 8, 12.
-
[24]
842-844.
-
[25]
II, 5, 6.
-
[26]
VI, 8, 1-2.
-
[27]
VI, 7, 8.
-
[28]
II, 33, 5.
-
[29]
Sur l’aptitude au discours de Chariclée, voir Brethes 2007.
-
[30]
Sur la figure des Boukoloi, voir Alston 1998.
-
[31]
I, 22, 2-7.
-
[32]
I, 21, 3-22, 1.
-
[33]
I, 22, 2-5.
-
[34]
I, 22, 6-7.
-
[35]
Je reprends la décomposition de Pernot 1992, p. 45. Avant de parler, Chariclée use d’une prétérition, en prétendant, selon les lois de la convenance, qu’elle ne saurait prendre la parole en présence de son frère, tout en acceptant de raconter son histoire. Les réminiscences sur le lien entre les femmes et la parole sont nombreuses. Voir la fameuse gnomè de l’Ajax de Sophocle (293), reprise par Aristote (Politique, I, 1260 a 30).
-
[36]
I, 22, 1.
-
[37]
Comme le remarque justement Pernot 1992, le récit de la tempête est principalement inspiré des déclamations grecques et romaines (cf. par exemple Sénèque le rhéteur, Controversiae, VII, 1, 4 ; 10, 26 ; VIII, 6, 2), qui ont une influence considérable sur le genre romanesque.
-
[38]
Dans les Éphésiaques de Xénophon d’Ephèse, Anthia est prise pour Artémis par les habitants de la ville, à chaque fois qu’ils la voient dans l’enceinte consacrée à la déesse (I, 2, 7). Par la suite, les deux jeunes gens prennent la mer, sans leurs parents (I, 10, 7), mais accompagnés par la foule des Éphésiens venus en grand nombre (I, 10, 6). De même, dans les Éthiopiques, Chariclée précise que, le jour de son départ, leurs parents restent à Ephèse, en raison de leur âge et de la peur d’une traversée en mer, et qu’ils sont accompagnés en grand nombre par leurs compatriotes (I, 22, 3).
-
[39]
XIII, 263.
-
[40]
XIV, 235-242.
-
[41]
XIII, 254. Cf. Goldhill 1991, p. 54 : « The Cretan tales are explicitly marked as lies in the framing lines. »
-
[42]
« Si c’est par une mort sans outrage, ma fin sera douce, mais si quelqu’un a des pensées honteuses à mon égard, alors que même Théagène ne m’a pas encore touchée, ma pendaison devancera l’outrage » (I, 8, 3-4).
-
[43]
Lalanne 2006 p. 168.
-
[44]
Progumnasmata, 115, 22-25.
-
[45]
Voir Gleason 2013 (1995). Haynes 2003 (p. 72) souligne justement le caractère résolument masculin du discours de la jeune fille devant les Boukoloi réunis en ekklèsia, où la jeune femme se fend d’une démégorie, entamée avec une captatio beneuolentiae. Cela constitue une très nette différence avec Callirhoé, dont les apparitions publiques constituent une production de signes spécifique et privilégiée au détriment du discours.
-
[46]
III, 6, 3.
-
[47]
I, 22, 6.
-
[48]
Voir Kaimio 2002.
-
[49]
Cette règle est également valable dans l’épopée. Voir Kaimio 2002, p. 114 n. 17.
-
[50]
I, 23, 2.
-
[51]
Iphigénie en Tauride, 1029 sq., avec la fameuse maxime de la pièce : « Les femmes sont habiles à inventer des ruses » (δειναὶ γὰρ αἱ γυναῖκες εὑρίσκειν τέχνας : 1032).
-
[52]
Médée, 391. Sur le rapport entre Chariclée et ces modèles, voir Pernot 1992, p. 47.
-
[53]
Sur la nature de l’amour et du désir chez Héliodore, voir Whitmarsh 2011, p. 150-155.
-
[54]
La rareté relative des artes amatoriae chez Héliodore, justement soulignée par Anderson 1982 (p. 38), leur donne d’autant plus d’importance lorsqu’ils se manifestent, comme c’est le cas dans ce passage. L’accumulation de gnomai relatives au discours amoureux témoigne ici d’une maîtrise distanciée de ce fonds commun. Voir Morales 2000 (p. 77-80), qui met l’accent sur les relations de pouvoir qui sous-tendent l’utilisation des gnomai propre aux romans, notamment dans la construction d’un discours phallocentrique et ethnocentrique.
-
[55]
I, 26, 4.
-
[56]
Austin 1970, p. 50.
-
[57]
Pernot 1992, p. 48.
-
[58]
Egger 1994, p. 269.
-
[59]
I, 21, 3.
-
[60]
I, 19, 7.
-
[61]
I, 21, 2.
-
[62]
I, 21, 3.
-
[63]
X, 10-15. Sur la reconnaissance de Chariclée, voir Montiglio 2013, p. 125-140.
-
[64]
X, 18, 1-3.
-
[65]
I, 21, 3.
-
[66]
I, 22.
-
[67]
X, 22, 4.
-
[68]
X, 30, 1.
-
[69]
X, 33, 4.
-
[70]
X, 36, 1.
-
[71]
Morgan 1989, p. 315.
-
[72]
Si Konstan 1994 (p. 93) note justement que « Hydaspes does not play the essentially comic role of the obdurate father as blocking figure », il ajoute également que « if Charicleia has been circumspect about revealing her relationship to Theagenes, it is no doubt in part because she could not be certain that Hydaspes would spare him on account ». Son nouveau statut induit de fait une tension dans l’harmonie finale qui doit régir le roman, c’est-à-dire, au-delà des retrouvailles familiales, le mariage entre Théagène et Chariclée. Dans les autres romans, cette liberté de choix est tout aussi illusoire puisque, comme le note Egger 1994 (p. 268), « the problem of patriarchal authority is neutralized in live with the generic ideology of harmonizing contradictions within social relations: the good romance father just happens to give, by his exclusive decision, to his daughter the husband whom she would select herself if she could […] From the girls’ legal point of view, it is a lucky coincidence that they cannot influence ».
-
[73]
Pour Whitmarsh 2011 toutefois (p. 153), « the marriage that concludes the narrative is not a legitimation of a Greek social order, but the culmination of a period of willing sexual self-restraint ».
-
[74]
Goldhill 1995, p. 66.
-
[75]
Lalanne 2006, p. 146.
-
[76]
I, 16, 1.
-
[77]
II, 1, 1.
-
[78]
II, 6, 1.
-
[79]
I, 19, 1.
-
[80]
II, 7.
-
[81]
II, 9.
-
[82]
II, 9. Sur l’organisation de l’espace et sa dimension genrée dans Leucippé et Clitophon, voir Whitmarsh 2010.
-
[83]
Egger 1994 (p. 264-266) montre bien la distinction entre la loi attique sur le mariage à l’époque classique et la loi privée des époques hellénistiques, qui offrait une liberté de choix et d’avenir plus importante aux femmes.
-
[84]
V, 11, 6.
-
[85]
V, 14, 2-3.
-
[86]
V, 18, 6.
-
[87]
V, 25, 4-5.
-
[88]
V, 27.
-
[89]
Sur ce passage, voir Schwartz 2000-2001.
-
[90]
VIII, 10, 11-12.
-
[91]
Sur la modification de la loi sur les procès en adultère promulguée par Auguste en 18 av. J.-C., voir Rawson 1986 (p. 33-35) qui rappelle que « adultery (adulterium) strictly applied only to affairs with married women. There was another crime (for which the more general world stuprum came to be reserved) which covered fornication between unmarried “respectable” women and married or unmarried men ». Si Clitophon pratique l’adultère avec Mélité, il a également frôlé le stuprum avec Leucippé au début du roman.
-
[92]
Pour l’étude de la tempérance chez Achille Tatius, voir Goldhill 1995, p. 122-161 ; Pour Chew 2000 (p. 61-69), Achille Tatius cherche à ridiculiser cette notion, mais il semble que le rapport du romancier au motif clé de la virginité ou de la tempérance relève davantage du questionnement et de la manipulation que d’une volonté de pure dégradation.
-
[93]
VIII, 11, 2.
-
[94]
Sur l’univers des déclamations, voir Van Mal-Maeder 2007.