Notes
-
[1]
Gille 1978, p. 19 et suiv.
-
[2]
Voir à ce sujet notamment Leroi-Gourhan 1943.
-
[3]
Creswell 1994.
-
[4]
Amouretti 2003.
-
[5]
Renoux 2004, ainsi que Renoux 2012.
-
[6]
Mulhy 1973 insiste sur la nécessité pour l’étude de la métallurgie ancienne d’avoir une approche systémique et pluridisciplinaire, en utilisant les données « historiques, archéologiques, géologiques, technologiques et philologiques ». On pourrait ajouter à cette liste les disciplines relevant de l’archéométrie et des sciences dites « dures » comme, par exemple, la chimie des matériaux. Cf. Garenne-Marot 1984.
-
[7]
Finley 1986, chap. 2, p. 32. E. de Saint-Denis écrit dans son introduction des Géorgiques, Paris (Les Belles Lettres), 1995, à propos des traductions des textes poétiques : « si traduire est toujours lutter pied à pied pour ne jamais vaincre qu’à demi, s’il faut souvent capituler par impossibilité de tout prendre et de tout rendre, l’affaire est plus périlleuse que jamais, quand le texte allie avec tant de souplesse et de virtuosité indications techniques et notations pittoresques, science et poésie, à l’intérieur d’une phrase, d’un vers, d’un groupe de mots ». Notre étude essaie d’apporter un éclaircissement à ce problème.
-
[8]
H. Goelzer, introduction à l’Énéide, Paris (Les Belles Lettres), 1961, p. x.
-
[9]
Les Bucoliques et les Géorgiques en sont deux bons exemples. Même si Virgile dans ces deux ouvrages veut avant tout plaire aux lecteurs par sa poésie, il serait inopportun de ne pas les considérer comme des traités didactiques, visant à instruire le futur agriculteur.
-
[10]
La description d’objets est une caractéristique de l’épopée. Celle des boucliers ne fait pas exception. Hésiode avait décrit le bouclier d’Héraclès (Bouclier, 139-321). Influencés par Virgile, Silius Italicus décrira le bouclier d’Hannibal (II, 406-452) et Stace, celui de Crénée (Thébaïde, IX, 332-338).
-
[11]
Iliade, VII, 245.
-
[12]
Iliade, XX, 267-272.
-
[13]
S. Villatte fait remarquer, à propos du bouclier d’Achille, que « l’archéologie démontre que le façonnement d’un tel bouclier était impossible à l’époque mycénienne comme à celle des Âges obscurs, que le bronze fût donc abondant ou raréfié. De fait, pour entrevoir les premières réalisations d’un riche décor sur un bouclier rond, il faut descendre jusqu’au viiie s. pour constater que la Crète offre des exemples de boucliers de bronze fabriqués dans l’île et décorés au repoussé, offrandes à Zeus dans la grotte de l’Ida ». Elle ajoute toutefois que la décoration ne ressemble en rien à celle du bouclier d’Achille. Cf. Villatte 1988. De nombreux auteurs se sont interrogés sur la curieuse contexture du bouclier d’Achille, sans véritablement apporter une explication rationnelle. Fait curieux chez Homère, il réserve ces précisions pour le combat entre Achille et Énée, au lieu de les mentionner lors de la fabrication du bouclier, ce que fera au contraire Virgile dans l’Énéide. Cf. Morard 1965 ; Liebschutz 1953 ; Pigeaud 1988.
-
[14]
Œuvres complètes de Virgile. L’Énéide, Paris (Éd. de La Différence), 1993.
-
[15]
Traduction de 1965 de l’Énéide de Virgile pour Garnier-Flammarion par M. Rat.
-
[16]
L’Énéide, Genève (A. Julien), 1984.
-
[17]
Le terme de contexture veut aussi dire « entrelacé ».
-
[18]
VIII, 626-645.
-
[19]
VIII, 646-670.
-
[20]
VIII, 714-728.
-
[21]
Du texte de Virgile, nous avons déduit que le bouclier d’Énée était fait de fer mais, et c’est là où se trouve toute la difficulté dans l’interprétation de ce type d’écrit, nous pourrions envisager aussi bien que cette arme ait été faite en bronze. Le travail de damasquinure était aussi pratiqué sur ce métal. L’archéologie nous en donne quelques exemples, notamment en ce qui concerne l’Égypte. Cf. à ce sujet, Chassinat 1897.
-
[22]
Nous utiliserons les termes « damasquinure » et « incrustation » dans le sens communément usité. Cependant, comme le font remarquer E. Darque-Ceretti et M. Aucouturier, les définitions de ces deux termes « pour désigner les décors métalliques appliqués sur la surface ou dans des logements pratiqués en surface des objets ne sont pas définitivement établies en français, car elles recouvrent une multitude de procédés » (Darque-Ceretti, Aucouturier 2012, p. 8).
-
[23]
Salin 1951, p. 32-33.
-
[24]
Salin 1951, p. 44.
-
[25]
On notera que dans l’un de ses ouvrages, Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, l’abbé Jean-Baptiste Dubos faisait remarquer, en 1734, que la technique de damasquinure était utilisée pour orner les armes défensives, comme par exemple les boucliers : « il y avait alors dans les Gaules six ateliers où l’on forgeait et fabriquait toutes sortes d’armes et de machines de guerre. Dans trois autres on travaillait en damasquinure. Cet art qui est aujourd’hui de peu d’usage, était alors en grande vogue, soit pour orner les armes, principalement les défensives, dont tout le monde jusqu’au simple soldat, se couvrait soit pour embellir les vases et les ustensiles de cuivre ou d’argent destinés au service domestique ».
-
[26]
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIII, 131-133 : Tinguit Aegyptus argentum ut in uasis Anubim suum spectet, pingitque, non caelat, argentum, unde transiit materia et ad triumphales statuas ; mirumque, crescit pretium fulgoris excaecati, id autem fit hoc modo:miscentur argento tertiae aeris Cyprii tenuissimi, quod coronarium uocant, et sulpuris uiui quantum argenti : conflatur ita in fictili circumlito argilla ; modus coquendi, donec se ipsa opercula aperiant. Nigrescit et uoi indurati luteo, ut tamen aceto et creta deteratur. Miscuit denario triumuir Antonius ferrum, miscent aera falsae monetae, alii et ponderi subtrahunt cum sit iustum.
-
[27]
Schaeffer 1953, p. 61-62.
-
[28]
Giumlia-Mair 2012.
-
[29]
Descamps-Lequime 2010.
-
[30]
Dabosi 2000, p. 20.
-
[31]
Cette même idée se retrouve au vers 402 : quod fieri ferro liquidoue potest electro.
-
[32]
Voir à ce sujet, Mangin 2004, p. 68-73.
-
[33]
Horace, L’art poétique, 401-404 : et uitae monstrata uia est.
-
[34]
Virgile, Énéide, V, 117-123.
-
[35]
Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile, VI, 752.
-
[36]
Goebel 1983.
-
[37]
Lecoq 2004, p. 12.
-
[38]
Jamblique, Vie de Pythagore, 115 : « Une fois, alors qu’il était plongé dans la réflexion et dans le calcul, cherchant à découvrir quelque instrument qui apporterait à l’ouïe un secours solide et infaillible, comme dans le cas de la vue qui a le secours du compas, de la règle ou, par Zeus, du dioptre, ou bien dans le cas du toucher qui a le secours de la balance et d’un système de mesure, il se trouva par une chance divine que, passant près d’une forge, il entendit des marteaux qui battaient le fer sur une enclume et qui produisaient des sons mêlés qui se trouvaient en harmonie les uns avec les autres. […] il reconnut l’accord d’octave, celui de la quinte et celui de la quarte » (traduction L. Brisson, A.-Ph. Segonds, Paris (Les Belles-Lettres), 2011.
-
[39]
La force des mots peut suffire pour rendre vivantes des figures inertes : leur donner un mouvement, des gestes, des pensées, des paroles, pour rendre compte des bruits ou des odeurs. Mais cette ekphrasis, tout aussi précise et détaillée quelle soit, ne suffira pas pour éveiller tous les sens du lecteur ou du spectateur. L’auteur doit faire appel aux souvenirs de ces derniers, à leurs phantasiai. Comme le souligne A.-M. Lecoq, à propos de la peinture : « elle est par définition silencieuse et inodore et elle ne connaît que deux dimensions. Mais si le tableau est suffisamment suggestif, le spectateur va pouvoir réveiller ses souvenirs, ses images mentales, et imaginer le son et l’odeur de ce qui est peint ». Il en va de même pour la description littéraire. Le lecteur s’appuie donc sur sa propre expérience, son propre vécu pour faire fonctionner son imagination. Les lettres, les mots, les phrases prennent forment et se meuvent dans sa tête. Les quelques lignes que nous venons donc de rédiger, sur l’intérieur de la forge de Vulcain, s’appuient sur notre propre expérience de la forge. Les mots de Virgile sont largement explicités pour que notre imagination puisse nous permettre de « retrouver l’invention initiale de Vulcain », c’est-à-dire la « vision première qui s’était formée dans l’imagination du dieu et qui possédait le son, le mouvement, la couleur » (Lecoq 2004, p. 28).
-
[40]
Bien avant Virgile, c’est à Homère que ce titre fut donné. Homère « inventeur » de la peinture, ce topos, comme le précise A.-M. Lecoq, fut maintes fois repris par les commentateurs de la Renaissance et du Classicisme. Elle précise que Cicéron a joué un rôle important dans la diffusion de ce topos, notamment avec un passage de la Ve Tusculane (V, 114) : « La tradition veut aussi qu’Homère ait été aveugle. Or, ce que nous savons de lui, ce n’est pas de la poésie, c’est de la peinture » (Lecoq 2004, p. 13-19).
-
[41]
Heuzé 1999, p. 21-26.
-
[42]
Millet 2005, p. 163.
-
[43]
Guillemin 1951.
-
[44]
Pantin 1883, tome I, p. 250.
-
[45]
Festugière 1954, p. 256.
1Les historiens se sont intéressés assez tôt aux systèmes techniques et ont essayé de les définir [1]. Ce sont les ethnologues et surtout les préhistoriens qui ont posé les problèmes méthodologiques à la suite notamment d’A. Leroi-Gourhan [2]. En 1988, R. Creswell écrit qu’il ne faut pas confondre l’outillage, le processus opératoire (ou chaîne opératoire) et le système technique [3]. Essayons d’en définir les termes. L’outillage : il s’agit des instruments utilisés dans un système technique comme un outil, un marteau, une tenaille, un soufflet dans le cas d’une forge. La chaîne opératoire est plus complexe puisqu’il s’agit des différentes étapes que l’homme suit pour recueillir puis transformer une matière en objet fini. Dans le cas de la sidérurgie ancienne cela passe par l’extraction du minerai de fer (le fer se trouvant principalement sous forme d’oxyde), par la réduction de ce minerai en bas fourneau, jusqu’aux étapes de cinglage, d’épuration, de transformation et enfin de forgeage. Comme le souligne M.-Cl. Amouretti, les étapes des chaînes opératoires peuvent présenter des différences de gestes des artisans suivant les régions [4]. Enfin, le système technique est constitué de réseaux de chaînes opératoires. Pour arriver à bien cerner ces trois principes, il faut essayer de comprendre les connaissances que les hommes de l’Antiquité pouvaient avoir sur les changements techniques, par exemple dans le monde romain. C’est l’étude des textes qui nous permet de mieux appréhender la connaissance des techniques, leur évolution et leur progrès. Mais pas uniquement les textes dits scientifiques ou techniques : il faut s’intéresser aussi aux textes poétiques.
2Dans des articles précédents [5] nous avions montré, en une approche pluridisciplinaire [6], que l’examen des textes anciens, même ceux qui n’ont pas un but technique ou scientifique, pouvait être très utile dans la compréhension et dans la perception qu’avaient les Anciens de la métallurgie et principalement de celle du fer. Nous nous proposons de poursuivre, dans cette étude, notre analyse de texte en nous consacrant à un passage de l’Énéide de Virgile qui décrit l’un de ces systèmes techniques. Ajoutons, pour être tout à fait complet, que ce travail a aussi un but didactique. En effet, comme le fait remarquer M. I. Finley, dans son ouvrage sur Le monde d’Ulysse, « le véritable problème qui se pose à l’historien consiste à déterminer si et dans quelle mesure les œuvres poétiques comportent un lien avec la réalité historique, sociale » [7], – nous pourrions ajouter « technique ». Quelle est donc la part de pure création, d’imagination personnelle du poète et quelle part s’appuie sur la réalité extérieure et perçue ? En d’autres termes, nous essaierons d’établir où et comment Virgile a puisé ses idées dans le monde réel pour ensuite rédiger et organiser son récit poétique.
3Virgile, poète érudit, connaît non seulement l’œuvre d’Homère ainsi que la littérature grecque et latine, mais aussi celle d’Alexandrie. Il a également l’amour des Antiquités au même titre que Varron et Denys d’Halicarnasse. Il connaît toutes les traditions locales, a dépouillé les archives du pontificat, les sources sur la fondation de l’Urbs ; nous pouvons même envisager qu’il ait, grâce à Auguste, pu consulter les Livres Sibyllins. Quoi qu’il en soit, Virgile est l’un des poètes les plus savants de son temps. Il est sensible au monde extérieur et, notamment, aux couleurs et aux sons. Sa poésie est pleine de lumière et de sonorité : il aime le rouge, l’or, les couleurs vives ; les sons qui retentissent, qui résonnent dans l’Énéide créent une atmosphère particulière mêlée d’horreur, de crainte, d’espoir et d’apaisement.
4Comme le souligne H. Goelzer dans l’introduction de l’édition de l’Énéide des Belles Lettres, que Virgile « ait ou non un modèle sous les yeux, il compose presque toujours en tableaux, il est impressionné par le monde qui l’entoure, à ce titre, il est comme un “impressionniste” qui essaye de retrouver dans la description de ses tableaux les images, les sons et les couleurs d’une réalité et d’une expérience connues ». Virgile dans son œuvre se montre comme un grand peintre de caractères et de sentiments : Énée étant le héros pieux et brave (pius, optimus armis). C’est ainsi que J. Carcopino écrivait à propos des vers de Virgile que chacun d’entre eux renfermait de fine substance et des scrupules dignes d’un archéologue et d’un historien [8]. Son inspiration est donc nourrie des scrupules connaissances les plus précises et les plus exactes et il est, à notre sens, un passage de l’Énéide qui le montre parfaitement bien. Il s’agit des vers qui sont consacrés aux forges de Vulcain, au livre VIII, 399-453.
5Virgile dans ce passage s’attache à décrire les forges de l’Ignipotent avec la plus grande minutie. Il prend soin de mentionner tous les outils utilisés par le forgeron, du moins les plus classiques. Nous avons des outils fixes comme l’enclume (incus, vers 419), de frappe, le marteau ou les « masses de fer » (stricturae Chalybum, vers 421), ou encore de maintien comme les tenailles (tenaci forcipe, vers 453). Il faut y ajouter les soufflets (follis, vers 449) qui servent aussi bien pour le foyer de forge lui-même, que pour les fourneaux (fornacibus, bas fourneaux) dans lesquels on réduit le fer.
6Mais plus que sur le matériel de forgeage, Virgile insiste sur différentes techniques et savoir-faire maîtrisés par Vulcain et les Cyclopes. La lecture des œuvres de Virgile nous laisse penser que le poète latin possédait tous les savoirs et toutes les connaissances de son temps [9]. Peut-on considérer maintenant que Virgile constitue une source « absolue » sur les techniques métallurgiques ? Certainement pas. Mais il semble, en tout cas, que l’on puisse l’envisager comme source élémentaire dans l’étude des sciences et des techniques anciennes et certainement aussi comme un vecteur de transmission. Pour le démontrer, essayons de faire une lecture métallurgique du passage qui nous intéresse dans cette étude.
7Une technique originale de forgeage est indiquée par Virgile. Au premier abord, certains pensent que le bouclier d’Énée est constitué de bronze, néanmoins après une lecture approfondie de l’Énéide, nous constatons qu’une grande partie des procédés métallurgiques décrits par Virgile relèvent des méthodes propres au travail du fer. En effet, le poète décrit une technique bien connue par les forgerons et demandant une certaine pratique dans l’art de forger.
8Aux vers 447-449, Virgile écrit que les Cyclopes fabriquaient un bouclier destiné à Énée :
9La première partie de la phrase ne pose a priori aucun problème de traduction :
L’airain et l’or ruissellent ; l’acier meurtrier se liquéfie dans une vaste fournaise. Ils [les Cyclopes] façonnent un énorme bouclier, défense à lui seul contre tous les traits latins.
11La deuxième partie de la phrase semble plus délicate à traduire. Dans ce passage, Virgile s’inspire de deux descriptions de boucliers faites dans l’Iliade [10]. D’une part, celle du bouclier d’Ajax [11] et, d’autre part, celle du bouclier d’Achille [12]. Homère écrit que celui d’Ajax est composé de sept couches de peaux de bœufs. On peut raisonnablement penser que celui d’Énée est constitué de sept couches de métal. Quant à celui d’Achille, il se rapproche davantage de celui d’Énée décrit par Virgile. En effet, Homère nous dit que l’or, présent du dieu Héphaïstos, arrête la lance d’Énée, mais elle traverse deux couches de métal. Il poursuit en précisant que « le boiteux a forgé cinq couches, deux de bronzes, deux d’étain à l’intérieur, une seule d’or », faisant de ce bouclier une sorte de mille-feuille de métal [13].
12Virgile insiste sur une composition, un assemblage particulier du bouclier nécessitant un important travail de forgeage. Il faut donc essayer de comprendre ce qu’il veut dire par septenosque orbibus orbis impediunt. L’édition des Belles Lettres de 1964, en donne la traduction suivante, due à A. Bellessort : « Ils y appliquent en les emboîtant sept lames circulaires ». Il évite une traduction littérale mais cette dernière ne nous donne pas à saisir la redondance que Virgile utilise. J.-P. Chausserie-Laprée, quant à lui, pour les Éditions de La Différence, peine à apporter une traduction satisfaisante [14] ; en effet, il traduit le vers 448 par : « Ils forment, colossal, un écu de sept orbes ». Cette interprétation rend encore plus obscure le passage de Virgile. M. Rat ne proposait pas une traduction plus explicite en rendant cette phrase par : « Ils façonnent un énorme bouclier, qui suffirait à lui seul contre tous les traits des Latins, et dont l’orbe est formé de sept orbes superposés » [15].
13En définitive, ce n’est pas tant la traduction qui importe, nous semble-t-il, que le sens métallurgique qu’il faut donner à cette phrase. Si l’on prend la traduction du seul mot impediunt, celui-ci veut dire « enfermer des cercles dans des cercles », « les emboîter ou les superposer les uns aux autres ». En partant du postulat que Virgile décrit une scène réelle de forgeage et la transpose dans une scène mythique de son œuvre, nous pouvons donc penser que le terme ici employé d’impediunt doit refléter une réalité technique. Or, il existe une technique de forgeage connue dès le iiie siècle av. J.-C., notamment dans la Vallée du Rhin, qui pourrait être exprimée par ce terme d’impediunt et donc par la description que donne Virgile de la fabrication du bouclier d’Énée. Il s’agit de la technique du damassage. Les métallurgistes en distinguent deux sortes : le damassage de cristallisation et le damassage d’assemblage (ou damas soudé). C’est le second qui va retenir notre attention. Il est constitué d’une structure composite comprenant un assemblage de fers plus ou moins carburés soudés en fagot ; ce dernier est martelé et torsadé à plusieurs reprises. Il s’agit d’un travail de corroyage qui confère aux objets ainsi produits des qualités mécaniques exceptionnelles. Des effets décoratifs sont obtenus par une attaque de la surface à l’aide de bains acides ; ceci constituant la technique de mordançage. L’objectif de cette méthode est de souder ensemble des bandes de métal pour obtenir des objets à la fois fonctionnels, associant élasticité et résistance, et décorative, avec des motifs de chevrons, des torsades dessinées grâce aux différences de nuances de métaux utilisés. Nous pouvons envisager que la technique de fabrication utilisée pour le bouclier d’Énée soit la technique de damas soudé. Cette hypothèse renforce l’idée que le bouclier était susceptible de résister aux traits (tela) des Latins. De plus, si l’on accepte notre hypothèse, nous aurions ici, à notre connaissance, l’une des rares mentions écrites, voire la seule, de l’existence et de la maîtrise de cette technique par les forgerons romains au ier siècle av. J.-C. Pour ce passage il existe deux traductions qui semblent chercher une explication technique. R. Fairclough pour l’édition Loeb (1969) comprend Virgile en ces termes :
A giant shield they shape, to confront alone all the weapons of the Latins, and weld it sevenfold, circle on circle.
Un bouclier géant qu’ils forment, seul pour affronter toutes les armes des Latins, et le soudent sept fois, cercle sur cercle.
15À quelques mots près, M. Chouet reprend cette traduction :
Un bouclier énorme, et qui puisse à lui seul défier tous les traits des Latins ; sur son orbe, ils soudent tour à tour sept lames emboîtées [16].
17Nous pourrions en définitive traduire ainsi ce passage :
Ils façonnent un immense bouclier, défense à lui seul contre tous les traits des Latins, en soudant sur l’orbe sept disques les uns aux autres.
19Nous pensons donc que Virgile dans ce passage fait allusion à cette technique de damas soudé, qu’il a certainement vue utilisée par un forgeron. Virgile le qualifie d’ailleurs de « bouclier à l’indescriptible contexture » (clipei non enarrabile textum), c’est-à-dire fait d’un assemblage que l’on ne peut décrire [17]. Cette dénomination s’applique assez bien à un bouclier fabriqué par une technique de damassage d’assemblage. Toujours est-il que Virgile ne s’arrête pas là dans la description du bouclier d’Énée. En effet, il nous semble important d’attirer l’attention sur la suggestion faite par le poète sur une autre technique de forgeage qui doit être mise en relation avec la précédente.
20L’auteur poursuit en écrivant que « sur ce bouclier l’Ignipotent, qui n’ignorait pas les prophéties et qui savait l’avenir, avait gravé l’histoire d’Italie ».
21La fin du livre VIII est donc consacrée à la description du bouclier d’Énée. Le bouclier est décoré de scènes évoquant l’histoire légendaire de Rome avant sa fondation et sous les rois [18]. Les scènes suivantes évoquent l’instauration de la République, des héros, des personnages, des événements et des situations de la période républicaine [19]. Au centre du bouclier est figurée la bataille d’Actium, où Octave triompha d’Antoine et de Cléopâtre en 31 av. J.-C. ce qui signe le triomphe de l’Occident sur l’Orient. Enfin, la description se termine par la scène du triomphe d’Auguste, évoquant ses conquêtes et son œuvre de restaurateur de la religion [20]. Pour finir ce livre, Virgile ajoute quelques vers de conclusion montrant Énée admirant le bouclier et assumant le destin de sa descendance. Le bouclier d’Énée, cercle, symbole de l’universalité, c’est Tite-Live, en bande dessinée mais sans phylactères.
22Ce bouclier comporte sur sa face extérieure des décorations. Nous pouvons donc nous demander à quelle technique Virgile fait allusion. À notre connaissance une seule peut être mentionnée : c’est la damasquinure [21]. La « damasquinure » relève de deux techniques différentes : le placage et l’incrustation, c’est-à-dire l’art de creuser dans un objet métallique des cannelures et d’y incruster un autre métal [22]. Par définition, le placage emploie des feuilles de métal alors que l’incrustation emploie des fils (laiton et quelquefois argent ; l’or n’a été signalé que tout à fait exceptionnellement). Placage et incrustation sont, de façon générale, appliqués sur le fer, quelquefois, mais rarement, sur bronze (ou sur cuivre ?) [23].
23E. Salin décrit assez bien les différentes étapes de la damasquinure :
[…] voici comment opérait l’ouvrier damasquineur : l’objet de fer recevait d’abord, à la forge, une forme qui était parachevée à la meule et à la main. Restait à le plaquer ou à l’incruster en combinant souvent l’une et l’autre technique. Chacune donnait matière à des processus différents.
25Il distingue à la suite plusieurs techniques de placage et d’incrustation :
A) le placage à feuille conservée ; il est exécuté le plus souvent sur fond de quadrillage, plus rarement il est pseudo-champlevé ; il comporte parfois des incrustations profondes tantôt réelles et tantôt simulées ; B) le placage en dentelle sur décor incisé. En matière d’incrustation on distinguera : A) l’incrustation directe sur fer ; B) l’incrustation sur placage d’argent ; G) l’incrustation en réserve.
27Arrêtons-nous sur la méthode d’incrustation directe sur le fer. Celle-ci consiste, tout simplement à l’aide d’une petite gouge (ciseau), de section hémisphérique, à tracer dans le fer, en suivant des contours dessinés à l’avance, une gorge assez profonde et relativement large. L’outil enlève un copeau de métal tout en refoulant, au-dessus de la surface du fer, une fine bavure qui servira au sertissage. Ceci fait, l’opérateur engage d’une main, dans la gorge, l’extrémité d’un fil (de laiton ou d’argent) convenablement préparé ; de l’autre, il martèle le fil à petits coups rapprochés de manière à le faire pénétrer au fond de la gorge dont ce fil épouse la forme cependant qu’il s’écrase à la surface et se trouve serti par la bavure [24].
28Revenons maintenant au texte de Virgile. Ce dernier, au vers précédemment cité, utilise le terme de inscius qui vient du latin incidere, signifiant : « tracer avec le burin, le ciseau (la gouge), entailler, inciser, buriner ». Plusieurs autres passages viennent étayer l’hypothèse de la damasquinure. Au vers 701 par exemple, Virgile écrit : « la fureur de Mars au milieu de la mêlée est ciselée dans le fer » (caelatus ferro) ; plus loin aussi, l’auteur dit que « Vulcain avait sculpté les tribus des Nomades et des Africains » (finxerat, de fingo, « façonner »). Ces termes correspondent donc assez bien à ceux que l’on pourrait utiliser dans le cas de la description d’un décor de damasquinure [25].
29Cependant, on est tenté de croire que Virgile réunit dans cette description plusieurs techniques de forgeage pour la fabrication d’un seul objet. En effet, à la lecture de ce passage, se pose un autre problème dans la mise en forme des décorations figurant sur ce bouclier. Comment peut-on représenter autant de personnages, de symboles aussi précis sur une surface métallique ? De plus, le poète indique à plusieurs reprises que le bouclier est constitué d’or et en moindre quantité d’argent.
30Il écrit que près de la cabane de Romulus se trouve « une oie d’argent (argenteus anser), battant des ailes sous un portique d’or (auratis porticibus) » (vers 655). Plus loin, il décrit les cheveux des Gaulois comme étant « d’or (aurea caesaries) et d’or leur vêtement (aurea uestis) » (vers 658). Il poursuit en précisant que « leurs cous blancs comme du lait étaient cerclés d’or (tum lactea colla auro innectuntur, avec une allusion aux torques que portaient les Gaulois) » (vers 660). Plus loin encore, Virgile mentionne la présence de « dauphins d’argent (argento delphines) » (vers 673). Au moment où il aborde la bataille d’Actium, il dépeint des flots resplendissant aux reflets d’or (auro effulgere fluctus, vers 676).
31Nous l’avons dit plus haut, l’or est peu usité dans la damasquinure, surtout en aussi grande quantité que le laisse penser Virgile. Toutefois, il existe une autre technique à laquelle Virgile fait peut-être allusion dans ce texte. Il s’agit du niellage. Cette technique est connue depuis très longtemps, car, si l’on en croit Pline l’Ancien, ce sont les Égyptiens qui l’ont inventée. En effet, le naturaliste écrit :
L’Égypte colore l’argent pour voir dans les vases son dieu Anubis ; au lieu de ciseler ce métal, elle le peint. De là cet usage est passé même aux statues triomphales, et, chose singulière, l’argent privé de son éclat devient plus cher. Cette matière colorante se compose ainsi : on mêle avec l’argent deux tiers de cuivre de Chypre très fin, nommé coronaire, et autant de soufre vif que d’argent. On fait cuire le tout dans un vase de terre luté avec de l’argile ; la cuisson est achevée quand le couvercle se détache de lui-même. On noircit aussi l’argent avec un jaune d’œuf durci ; mais cette teinte s’efface avec du vinaigre et de la craie. Le triumvir Antoine mit dans le denier d’argent un alliage de fer [26].
33Il s’agit d’une méthode d’orfèvrerie qui consiste à appliquer le niello (le terme provient de nigellus, « noirci, noirâtre »), sulfure métallique de couleur noire qui inclut du cuivre, de l’argent, du plomb parfois du borax. Il est employé comme matière de remplissage dans la marqueterie de métaux. Le métal gravé est rempli avec cet alliage fondu le long des traits produits par la gravure au burin. Ensuite, la surface niellée est polie pour éliminer le surplus de métal ajouté. L’on nielle en général, l’or, l’argent ou le cuivre mais non le fer, ni le bronze. C’est ce qui nous laisse penser que Virgile, n’étant pas très scrupuleux en matière scientifique, mélange plusieurs techniques et méthodes métallurgiques dans cette description. Il ne faut donc pas, à notre avis, y chercher une réalité technique, potentiellement maîtrisée par les forgerons, orfèvres ou fondeurs, mais plusieurs. Rappelons que Virgile, au début de ce passage, mentionne que l’on forge et que l’on coule aussi le bronze dans les forges de Vulcain.
34Dans les années cinquante, lors des fouilles à Enkomi-Alasia, sur l’île de Chypre, les archéologues, et notamment les missions françaises, ont mis au jour une coupe en argent incrustée d’or dans une tombe appartenant à un personnage de marque. La datation qui a été donnée fait remonter cette sépulture au iie millénaire (1450-1350). F. A. Schaeffer a été le premier à en faire la description et le commentaire. La coupe est composée d’une frise de six têtes de taureau aux cornes recourbées en bas. Le bord supérieur est garni, d’après l’archéologue, d’une bande en nielle noir sur laquelle se détachent de petits disques d’or. Dans l’un de ses articles, F. A. Schaeffer donne une explication de la fabrication de l’objet. Il écrit :
[…] la technique du décor consiste en une très habile combinaison du nielle et de damasquinage. Les figures ont été gravées dans l’argent, puis remplies de l’émail noir ou nielle. Dans ce nielle sont incrustées les feuilles minces d’or, ou d’argent. Les feuilles d’or ne semblent pas avoir été insérées dans le nielle une fois fondu, elles ont été placées dans la poudre avant fusion. Exposé à la flamme du chalumeau le nielle en fondant emprisonnait les feuilles d’or, technique qui annonce celle du cloisonné [27].
36Cette analyse correspond aux méthodes qui auraient pu être utilisées dans la fabrication du bouclier d’Énée d’après Virgile.
37Cependant, cette interprétation a été remise en cause il y a quelque temps par les chercheurs. En effet, A. Giumlia-Mair a montré qu’il ne s’agissait pas de nielle mais plutôt d’une technique qui se rapproche de ce que l’on nomme communément « bronze de Corinthe ». Ses études suggèrent des similitudes avec des alliages utilisés en Égypte, en Grèce et aussi à Rome, ainsi qu’avec une technique utilisée par les Japonais, le Shakudo [28]. S. Descamps-Lequime écrit quant à elle, toujours à propos de la coupe d’Enkomi, « qu’il existe une patine noire qui ne pouvait être obtenue que si l’artisan modifiait avant la coulée la nature même de l’alliage cuivreux, en ajoutant volontairement dans sa composition de l’or et/ou de l’argent » [29].
38Quelles que soient les méthodes utilisées, elles devaient être connues de Virgile qui les a relatées pour rendre plus vivant, plus réaliste sa description du bouclier d’Énée, mais, semble-t-il, sans expérimenter si toutes ces méthodes pouvaient être associées entre elles.
39Avant de clore cette question qu’il nous soit permis d’apporter quelques éclaircissements sur un dernier passage. Nous le rappelions plus haut, à l’époque qui nous intéresse, la fabrication du fer s’effectue par méthode directe, c’est-à-dire par la réduction de minerais dans un bas fourneau, alimenté avec du charbon de bois, activée par tirage naturel ou par une insufflation forcée d’air dans des tuyères aménagées dans la paroi du four. La réduction du minerai de fer consiste donc à transformer ce minerai (oxyde de fer) en métal, à l’aide d’un élément réducteur (carbone) qui va s’associer à l’oxygène de l’oxyde et libérer le fer. Dans tous les cas, comme le rappelle F. Dabosi, « la réduction s’opère à partir de 900° C, largement au-dessous de la température de fusion du fer se situant vers 1535° C » [30]. En résumé, dans la méthode directe le fer ne connaît pas l’état de fusion, ne passe pas par une étape liquide. Or, au vers 446, Virgile écrit : chalybs uasta fornace liquescit. Au premier abord, ce passage ne semble poser aucun problème de traduction : « l’acier se liquéfie dans une vaste fournaise ». Cependant, au regard de ce que nous venons de dire précédemment, l’acier ne peut connaître un état liquide [31]. Si l’on considère Virgile comme un observateur attentif des arts et des techniques de la forge (arte magistra, vers 442), comment a-t-il pu commettre une telle erreur ? Peut-être ne s’agit-il pas d’une erreur, mais au contraire d’une description minutieuse d’une étape de la fabrication du fer : la coulée de scories.
40Les nombreuses fouilles d’ateliers de réduction, entreprises tout au long de ces dernières décennies, ont livré de multiples exemples de déchets métallurgiques, notamment de scories dites « écoulées » ou « coulées ». Ce type de scories, dont la morphologie dépend de la viscosité du liquide, s’écoulent par le trou de coulée, se trouvant sur la façade du bas fourneau, et durcissent en refroidissant à l’extérieur du four [32]. Il est donc assez tentant de voir dans le passage de Virgile non pas la description d’une coulée de métal, mais plutôt celle d’une coulée de scories qui résulte de la réduction du minerai.
41Nous pouvons d’ailleurs aisément rapprocher ce passage d’un autre, tiré du livre XXXIV de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien, dans lequel il s’agit de l’exploitation et de la fabrication des métaux. Le naturaliste écrit : mirumque, cum excoquatur uena, aquae modo liquari ferrum, postea in spongeas frangi ; ce que l’on peut traduire par « chose singulière ! dans la calcination du minerai, le fer devient liquide comme de l’eau, et, par le refroidissement, il devient spongieux ». Cette phrase pose plusieurs problèmes de compréhension en matière de métallurgie. Cependant si l’on croise les deux phrases, celle de Virgile et celle de Pline, peut-être arrive-t-on à une explication raisonnable. Dans les deux cas, les deux auteurs disent que le fer passe par un état liquide. Nous le savons, cette affirmation est fausse. Pline ne fait pas la différence entre la scorie qui coule et qui durcit en sortant du bas fourneau et la masse spongieuse (le terme utilisé par Pline est spongia, « éponge ») qui caractérise la masse brute de réduction ayant une structure hétérogène vacuolaire dans laquelle se trouve une quantité de fer qui sera par la suite forgée. D’où provient l’erreur d’interprétation ? Peut-être du mot pour désigner le minerai : vena, « veine », qui transporte donc le sang liquide, mais qui signifie aussi le « filon d’une mine ». Ajoutons que la notion de « liquide » se retrouve aussi dans le verbe excoquo qui veut dire « extraire en fondant », qui passe par un état de fusion.
42Les deux auteurs observent et tirent des conclusions de leur observation. Mais ils ne cherchent pas à approfondir leurs déductions. La précision leur fait défaut. Nous touchons ici, encore une fois, les limites, d’une part, d’une interprétation raisonnée de ces textes et, d’autre part, de la connaissance pratique et « scientifique » – j’utilise le terme au sens étymologique – des Romains. Mais comment leur en faire grief, étant donné que nous ne comprenons pas non plus avec exactitude les interactions chimiques qui se déroulent à l’intérieur du bas fourneau.
43Nous avons donc affaire à un texte poétique, avec toute la part d’imagination de ce type d’œuvre, qui s’appuie en outre sur des représentations réelles de la vie et des techniques de forgeage, maîtrisées par les forgerons contemporains de Virgile. La poésie enseigne. Elle enseigne ce qui est nouveau, ce qui est inconnu ; elle sollicite, par un mystère à moitié révélé, la curiosité, l’étonnement, l’admiration. Les vers se forgent sur l’enclume pour enseigner les routes de la vie [33]. Le poète est un révélateur de science dont la poésie se rattache à des connaissances pratiques acquises par l’expérience. En effet, il existe comme une correspondance, au sens baudelairien, entre la conception poétique que Virgile se fait du monde et ce qu’il sait ou pressent de « l’art du métal », au sens large. Arrêtons-nous un instant sur cet aspect de l’œuvre de Virgile.
44Le poète donne dans son récit une place importante à l’histoire de Rome, ceci est indéniable. L’Énéide à un caractère national. Deux exemples suffiront pour nous en convaincre : d’une part, le nom des compagnons d’Énée dans lesquels on aperçoit les grands noms des familles romaines : Memmia, Sergia, Cluentia (…Italus Mnestheus, genus a quo nomine Memmi ; …Segestusque, domus tenet a quo Sergia nomen ; …Cloanthus […] genus unde tibi, Romane, Cluenti) [34] ; d’autre part, le nom du fils d’Énée apparaît être celui des Iulii qui sera à l’origine de la destinée de Rome (Iulius a magno demissum nomen Iulo, I, 298). L’histoire de Rome devient poétique, épique. Servius [35] appelait d’ailleurs l’Énéide non pas Aeneis mais bien Gesta populi Romani. Nous avons donc affaire à une œuvre qui se veut être une fable, un conte, un mythe, mais mêlant au récit des réalités historiques.
45Baudelaire, à la fin de l’École païenne, écrite en 1852, revendique une littérature utile au progrès social : « le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide ». Il poursuit en écrivant, et nous touchons ici l’idée même que Virgile se fait de la poésie : « tout bon poète fut toujours réaliste […] la poésie est ce qu’il y a de plus réel », autrement dit l’œuvre poétique doit décrire la réalité ; le mythe doit être calqué sur ce qui est réel. G. Goebel nous explique que la « poésie est réaliste dans la mesure où, justement au lieu de se conformer à la réalité, elle devient plus réelle que la réalité elle-même en instituant, en plein milieu de celle-ci, un autre monde, sorte de contre-univers » [36]. L’Énéide est ce « contre-univers » qui s’inspire de la réalité vécue par Virgile. Dans son Salon de 1859, Baudelaire compléta sa vision de la poésie, en affirmant que « l’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon ce qu’il voit et ce qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature ».
46À la suite de la description du bouclier d’Achille par Homère, Virgile, s’inspirant abondamment de son illustre prédécesseur grec, présente celui d’Énée comme un décor animé, mouvant mais surtout sonore et lumineux [37]. La poésie virgilienne s’adresse aux sens, à tous les sens de ses lecteurs qui deviennent à la lecture de ses vers, des auditeurs et des spectateurs.
47Virgile s’attarde à rendre avec précision l’ambiance de la forge de Vulcain. Pour ce faire, il utilise le champ lexical du bruit et de la lumière ou de la couleur. L’atmosphère qui règne dans une forge est parfaitement retranscrite. Le seul élément manquant, et nous comprenons facilement pourquoi, est l’odeur. L’odeur du soufre, du bois, du charbon de bois, du métal lui-même. Celui qui a passé quelques heures dans une forge sait combien le bruit y est permanent. Le bruit du marteau retombant sur l’enclume et sur l’acier. Le bruit des soufflets. Le bruit du feu crépitant dans le foyer. Un bruit entêtant, monocorde en guise de musique d’accompagnement. Une légende rapporte d’ailleurs que c’est dans une forge que Pythagore aurait posé les bases de la musique. Il aurait établi la gamme musicale qui repose principalement sur les quatre intervalles consonants (unisson, octave, quinte, quarte) en écoutant résonner une enclume frappée par des marteaux de masses différentes [38].
48Virgile utilise donc plusieurs termes appartenant au champ lexical du bruit ce qui permet de rendre plus concrète l’atmosphère sonore de cette forge. Les vers 416 à 423 en sont assez significatifs :
Une île se dresse entre le rivage de Sicile et l’Éolienne Lipari, abrupte, aux rocs fumants. Sous ces rocs, un antre et des cavernes que les foyers des Cyclopes ont rongées, toutes pareilles à celles de l’Etna, font un bruit de tonnerre (tonant) ; on entend (auditi) des coups (ictus) rudes et le gémissement (gemitus) des enclumes, l’éclat strident (stridunt) et souterrain des masses de fer des Chalybes, le halètement (anhelat) du feu dans les fournaises.
50Plus loin, aux vers 449 à 452, Virgile décrit le travail qu’accomplissent les Cyclopes : « Les uns reçoivent et renvoient l’air avec des soufflets qui font le bruit des vents ; les autres trempent dans un bassin l’airain qui siffle (stridentia). L’antre gémit (gemit) des chocs portés sur les enclumes ». La description est suffisamment réaliste pour que l’on puisse imaginer que Virgile nous fait part d’une expérience personnelle, surtout si l’on ajoute à cela le champ lexical de la lumière et de la couleur. En effet, la description de cette forge n’aurait pas été complète, si Virgile n’avait pas décrit les différentes nuances de couleur que l’on peut voir dans un tel lieu. Ce lieu est un antre (antrum), une caverne (cauerna), sombre comme l’est une forge, noircie par les fumées de charbon de bois. La seule lumière qui existe est donc celle produite par les foyers de forge, par le feu des « fournaises ». Le poète les mentionne plusieurs fois dans ce passage : par exemple, vers 416-417 « un antre et des cavernes que les foyers des Cyclopes ont rongées » ; vers 430 « trois autres encore qui commandent le feu rougeoyant (rutili) ». Il faut ajouter à cela les couleurs de l’acier, de l’or, de l’argent, du bronze qui viennent aussi éclairer la forge.
51Le tableau est donc complet et peut maintenant être exposé [39]. Le son, le vacarme de la forge, le bruit des marteaux, des masses sur les enclumes retentissent à nos oreilles ; les couleurs, la lumière éclairent notre regard sur le travail cyclopéen qui se déroule sous nos yeux. Finalement, tout ce qu’il y a de plus classique dans une forge et un travail de forgeage.
52Virgile est certainement le plus « grand peintre de l’Antiquité » [40]. Ce titre, d’abord donné à Tacite par Racine, fut repris par A. Bellessort en faveur du poète [41]. Nous pourrions ajouter, avec un brin de provocation, que Virgile est le « premier peintre ouvrier ». Comme le fut en son temps Jules Adler, peignant en 1899 la grève du Creusot et celle des ouvriers des usines métallurgiques de Schneider !
53Cette comparaison entre le peintre et le poète est assez classique, Aristote, dans la Poétique la fait plusieurs fois : « le poète est imitateur du réel, comme le peintre ou tout autre artiste plastique ». Quelques siècles plus tard, le contemporain de Virgile, Horace (lui-même commentateur d’Aristote), dans son Ars poetica alla plus loin dans cette comparaison puisqu’il écrivait : « Les peintres et les poètes, toujours, eurent le juste pouvoir de tout oser, je le sais, et c’est un privilège que je réclame et que j’accorde tour à tour » (vers 9-10). Virgile dans ce passage applique parfaitement ce que préconise Aristote et ce qu’affirme son contemporain Horace. L’Énéide est une création poétique, mais cette création est construite sur des réalités techniques ; le poète imite le réel. Il ose « tout » en transposant cette réalité dans un lieu imaginaire, pour des raisons d’ordre politique, culturel, social et poétique ; Virgile transporte le monde réel dans un monde mythique, plus allégorique, plus noble, s’efforçant ainsi de placer son héros comme l’incarnation des aspirations profondes de l’élite romaine de son époque. Il se permet d’associer des techniques métallurgiques entre elles, au risque de ne pas respecter la réalité scientifique mais en privilégiant sa création personnelle. Virgile, dans cet extrait, rend compte d’une œuvre d’art forgée par l’artisan divin Vulcain qui déploie un métier supérieur à celui des humains, puisque ce dernier est magique et qu’il exprime tout son art (vers 442 : omni nunc arte magistra). Il n’y a donc pour Virgile, dans ce passage, aucune invraisemblance. L’œuvre poétique doit se conformer à l’opinion que les lecteurs se font du monde qui les entoure et s’abstenir de décevoir cette attente ; le passage que nous avons étudié en est un bon exemple. À ce propos, B. Millet écrit que « la conformité entre le monde vécu des lecteurs et l’univers créé du [poème] constitue une nécessité admise par tous » [42].
54A.-M. Guillemin ne s’était donc pas trompée en intitulant l’un de ses ouvrages consacrés au poète latin « Virgile, poète, artiste et penseur » [43]. Virgile « a mêlé habilement la naïveté d’Hésiode et la science d’Aratus » [44]. Il a l’expérience vulgaire du paysan qui sait prendre conseil du ciel et de la nature, il a les connaissances d’un homme instruit qui a appris le ciel dans les écoles, mais il en use avec discrétion, uniquement pour varier sa matière, pour donner un horizon de plus à ses tableaux pour les encadrer non seulement dans ce que découvrent tous les regards, même les plus simples mais encore dans ce que voient, au-delà, des yeux plus savants. A.-J. Festugière explique l’art de la poésie chez Aristote en écrivant qu’il « est naturel d’imiter, et c’est même là ce qui nous distingue de l’animal et nous permet d’apprendre […]. Il est naturel de goûter du plaisir aux œuvres d’imitations parce qu’elles nous donnent l’occasion d’apprendre et de raisonner » [45]. Virgile, nous venons de le voir, est certainement le poète latin qui nous enseigne le mieux et nous donne à réfléchir sur les connaissances de son époque. En ce sens, ses œuvres relèvent de la poésie didactique. Pour autant, l’Énéide ne doit pas être considérée comme un texte dispensant un enseignement pur mais certains passages, nous le pensons, - même si cela nous sera certainement reproché — peuvent refléter en partie les avancées techniques de son époque. Ces œuvres ne doivent donc pas être perçues comme de simples œuvres d’art mais aussi comme des encyclopédies des savoirs et des savoir-faire de leur temps.
Bibliographie
Bibliographie
- Amouretti M.-Cl. (2003), « La réalité des progrès techniques et leurs connaissances dans les groupes sociaux grecs », Technologies, Idéologies, Pratiques : Revue d’Anthropologie des Connaissances, 15/1, p. 39-56.
- Carcopino J. (1968), Virgile et les Origines d’Ostie, Paris.
- Chassinat E. (1897), « Une statuette de bronze de la reine Karomama (XXIIe dynastie) (Musée du Louvre) », Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, p. 15-26.
- Creswell R. (1994), « La nature cyclique des relations entre le technique et le social, approche technologique de la chaîne opératoire », dans B. Latour, P. Lemonnier, De la préhistoire aux missiles balistiques, l’intelligence sociale des techniques, Paris, p. 273-289.
- Dabosi F. (2000), Archéosidérurgie méridionale, volume 2, Toulouse.
- Darque-Ceretti E., Aucouturier M. (2012), Dorure : décor et sublimation de la matière, Paris.
- Descamps-Lequime S. (2010), « Couleurs originelles des bronzes grecs et romains. Analyse de laboratoire et patines intentionnelles antiques », dans Ch. Amalore, A. Bouquillon, La chimie et l’art ; le génie au service de l’Homme, Les Ulis (EDP Sciences), p. 115-129.
- Festugière A.-J. (1954), « Sur le texte de la Poétique d’Aristote », Revue des Études Grecques, 57, p. 252-258.
- Finley M. I. (1986), Le monde d’Ulysse, Paris.
- Garenne-Marot L. (1984), « Le cuivre en Égypte pharaonique : sources et métallurgie », Paléorient, 10/1, p. 97-126.
- Gille B. (1978), Histoire des techniques : technique et civilisations, technique et sciences, Paris.
- Giumlia-Mair A. (2012), « I materiali della coppa di Enkomi (Cipro), ovvero, non è tutto niello quel che è nero », dans Bronzes grecs et romains, recherches récentes. Hommage à Claude Rolley, Paris, p. 1-24 [en ligne : URL : http :// inha.revues.org/3910].
- Goebel G. (1983), « Poésie et littérature chez Baudelaire et Mallarmé. Analyse du changement d’un complot », Romantisme, p. 73-84.
- Guillemin A.-M. (1951), Virgile. Poète, Artiste et Penseur, Paris.
- Heuzé Ph. (1999), L’Énéide, Virgile, Paris.
- Lecoq A.-M. (2004), « Poésie et peinture : le bouclier d’Achille », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 148/1, p. 11-42.
- Leroi-Gourhan A. (1943), L’homme et la matière, Paris.
- Liebschutz P. (1953), « La contexture du bouclier d’Achille dans l’Iliade », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2, p. 6-7.
- Mangin M. (dir.) (2004), Le Fer, Paris.
- Millet B. (2005), « Du bon usage d’Aristote : le rôle de la Poétique dans la constitution d’un discours sur le roman en Angleterre (1742-1754) », Bulletin de la Société d’études anglo-américaine des xviie et xviiie siècles, 60, p. 155-170.
- Morard A. (1965), « Le bouclier d’Achille », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 3, p. 348-359.
- Muhly J. D. (1973), Copper and Tin: the Distribution of Mineral Resources and the Nature of the Metals Trade in the Bronze Age, New Haven, Conn.
- Pantin M. (1883), Études sur la poésie Latine, Paris.
- Pigeaud J. (1988), « Le bouclier d’Achille (Homère, Iliade, XVIII, 478-608) », Revue des Études Grecques, 101/480-481, p. 54-63.
- Renoux G. (2012), « Quand la science rejoint la littérature ! Quelques réflexions sur la traduction d’un passage des Odes d’Horace (XXXV – À la Fortune) », Pallas, 90, p. 231-236.
- Renoux G. (2004), « La métallurgie des Anciens : cuire et recuire, les recettes des forgerons », REL, 82, p. 19-24.
- Salin E. (1951), « Les techniques de la damasquinure en Gaule mérovingienne », Gallia, 9, p. 31-52.
- Schaeffer F. A. (1953), « La coupe en argent incrustée d’or d’Enkomi-Alasia », Syria, p. 51-64.
- Villatte S. (1988), « Art et polis : le bouclier d’Achille », Dialogues d’histoire ancienne, 14, p. 89-107.
Notes
-
[1]
Gille 1978, p. 19 et suiv.
-
[2]
Voir à ce sujet notamment Leroi-Gourhan 1943.
-
[3]
Creswell 1994.
-
[4]
Amouretti 2003.
-
[5]
Renoux 2004, ainsi que Renoux 2012.
-
[6]
Mulhy 1973 insiste sur la nécessité pour l’étude de la métallurgie ancienne d’avoir une approche systémique et pluridisciplinaire, en utilisant les données « historiques, archéologiques, géologiques, technologiques et philologiques ». On pourrait ajouter à cette liste les disciplines relevant de l’archéométrie et des sciences dites « dures » comme, par exemple, la chimie des matériaux. Cf. Garenne-Marot 1984.
-
[7]
Finley 1986, chap. 2, p. 32. E. de Saint-Denis écrit dans son introduction des Géorgiques, Paris (Les Belles Lettres), 1995, à propos des traductions des textes poétiques : « si traduire est toujours lutter pied à pied pour ne jamais vaincre qu’à demi, s’il faut souvent capituler par impossibilité de tout prendre et de tout rendre, l’affaire est plus périlleuse que jamais, quand le texte allie avec tant de souplesse et de virtuosité indications techniques et notations pittoresques, science et poésie, à l’intérieur d’une phrase, d’un vers, d’un groupe de mots ». Notre étude essaie d’apporter un éclaircissement à ce problème.
-
[8]
H. Goelzer, introduction à l’Énéide, Paris (Les Belles Lettres), 1961, p. x.
-
[9]
Les Bucoliques et les Géorgiques en sont deux bons exemples. Même si Virgile dans ces deux ouvrages veut avant tout plaire aux lecteurs par sa poésie, il serait inopportun de ne pas les considérer comme des traités didactiques, visant à instruire le futur agriculteur.
-
[10]
La description d’objets est une caractéristique de l’épopée. Celle des boucliers ne fait pas exception. Hésiode avait décrit le bouclier d’Héraclès (Bouclier, 139-321). Influencés par Virgile, Silius Italicus décrira le bouclier d’Hannibal (II, 406-452) et Stace, celui de Crénée (Thébaïde, IX, 332-338).
-
[11]
Iliade, VII, 245.
-
[12]
Iliade, XX, 267-272.
-
[13]
S. Villatte fait remarquer, à propos du bouclier d’Achille, que « l’archéologie démontre que le façonnement d’un tel bouclier était impossible à l’époque mycénienne comme à celle des Âges obscurs, que le bronze fût donc abondant ou raréfié. De fait, pour entrevoir les premières réalisations d’un riche décor sur un bouclier rond, il faut descendre jusqu’au viiie s. pour constater que la Crète offre des exemples de boucliers de bronze fabriqués dans l’île et décorés au repoussé, offrandes à Zeus dans la grotte de l’Ida ». Elle ajoute toutefois que la décoration ne ressemble en rien à celle du bouclier d’Achille. Cf. Villatte 1988. De nombreux auteurs se sont interrogés sur la curieuse contexture du bouclier d’Achille, sans véritablement apporter une explication rationnelle. Fait curieux chez Homère, il réserve ces précisions pour le combat entre Achille et Énée, au lieu de les mentionner lors de la fabrication du bouclier, ce que fera au contraire Virgile dans l’Énéide. Cf. Morard 1965 ; Liebschutz 1953 ; Pigeaud 1988.
-
[14]
Œuvres complètes de Virgile. L’Énéide, Paris (Éd. de La Différence), 1993.
-
[15]
Traduction de 1965 de l’Énéide de Virgile pour Garnier-Flammarion par M. Rat.
-
[16]
L’Énéide, Genève (A. Julien), 1984.
-
[17]
Le terme de contexture veut aussi dire « entrelacé ».
-
[18]
VIII, 626-645.
-
[19]
VIII, 646-670.
-
[20]
VIII, 714-728.
-
[21]
Du texte de Virgile, nous avons déduit que le bouclier d’Énée était fait de fer mais, et c’est là où se trouve toute la difficulté dans l’interprétation de ce type d’écrit, nous pourrions envisager aussi bien que cette arme ait été faite en bronze. Le travail de damasquinure était aussi pratiqué sur ce métal. L’archéologie nous en donne quelques exemples, notamment en ce qui concerne l’Égypte. Cf. à ce sujet, Chassinat 1897.
-
[22]
Nous utiliserons les termes « damasquinure » et « incrustation » dans le sens communément usité. Cependant, comme le font remarquer E. Darque-Ceretti et M. Aucouturier, les définitions de ces deux termes « pour désigner les décors métalliques appliqués sur la surface ou dans des logements pratiqués en surface des objets ne sont pas définitivement établies en français, car elles recouvrent une multitude de procédés » (Darque-Ceretti, Aucouturier 2012, p. 8).
-
[23]
Salin 1951, p. 32-33.
-
[24]
Salin 1951, p. 44.
-
[25]
On notera que dans l’un de ses ouvrages, Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, l’abbé Jean-Baptiste Dubos faisait remarquer, en 1734, que la technique de damasquinure était utilisée pour orner les armes défensives, comme par exemple les boucliers : « il y avait alors dans les Gaules six ateliers où l’on forgeait et fabriquait toutes sortes d’armes et de machines de guerre. Dans trois autres on travaillait en damasquinure. Cet art qui est aujourd’hui de peu d’usage, était alors en grande vogue, soit pour orner les armes, principalement les défensives, dont tout le monde jusqu’au simple soldat, se couvrait soit pour embellir les vases et les ustensiles de cuivre ou d’argent destinés au service domestique ».
-
[26]
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIII, 131-133 : Tinguit Aegyptus argentum ut in uasis Anubim suum spectet, pingitque, non caelat, argentum, unde transiit materia et ad triumphales statuas ; mirumque, crescit pretium fulgoris excaecati, id autem fit hoc modo:miscentur argento tertiae aeris Cyprii tenuissimi, quod coronarium uocant, et sulpuris uiui quantum argenti : conflatur ita in fictili circumlito argilla ; modus coquendi, donec se ipsa opercula aperiant. Nigrescit et uoi indurati luteo, ut tamen aceto et creta deteratur. Miscuit denario triumuir Antonius ferrum, miscent aera falsae monetae, alii et ponderi subtrahunt cum sit iustum.
-
[27]
Schaeffer 1953, p. 61-62.
-
[28]
Giumlia-Mair 2012.
-
[29]
Descamps-Lequime 2010.
-
[30]
Dabosi 2000, p. 20.
-
[31]
Cette même idée se retrouve au vers 402 : quod fieri ferro liquidoue potest electro.
-
[32]
Voir à ce sujet, Mangin 2004, p. 68-73.
-
[33]
Horace, L’art poétique, 401-404 : et uitae monstrata uia est.
-
[34]
Virgile, Énéide, V, 117-123.
-
[35]
Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile, VI, 752.
-
[36]
Goebel 1983.
-
[37]
Lecoq 2004, p. 12.
-
[38]
Jamblique, Vie de Pythagore, 115 : « Une fois, alors qu’il était plongé dans la réflexion et dans le calcul, cherchant à découvrir quelque instrument qui apporterait à l’ouïe un secours solide et infaillible, comme dans le cas de la vue qui a le secours du compas, de la règle ou, par Zeus, du dioptre, ou bien dans le cas du toucher qui a le secours de la balance et d’un système de mesure, il se trouva par une chance divine que, passant près d’une forge, il entendit des marteaux qui battaient le fer sur une enclume et qui produisaient des sons mêlés qui se trouvaient en harmonie les uns avec les autres. […] il reconnut l’accord d’octave, celui de la quinte et celui de la quarte » (traduction L. Brisson, A.-Ph. Segonds, Paris (Les Belles-Lettres), 2011.
-
[39]
La force des mots peut suffire pour rendre vivantes des figures inertes : leur donner un mouvement, des gestes, des pensées, des paroles, pour rendre compte des bruits ou des odeurs. Mais cette ekphrasis, tout aussi précise et détaillée quelle soit, ne suffira pas pour éveiller tous les sens du lecteur ou du spectateur. L’auteur doit faire appel aux souvenirs de ces derniers, à leurs phantasiai. Comme le souligne A.-M. Lecoq, à propos de la peinture : « elle est par définition silencieuse et inodore et elle ne connaît que deux dimensions. Mais si le tableau est suffisamment suggestif, le spectateur va pouvoir réveiller ses souvenirs, ses images mentales, et imaginer le son et l’odeur de ce qui est peint ». Il en va de même pour la description littéraire. Le lecteur s’appuie donc sur sa propre expérience, son propre vécu pour faire fonctionner son imagination. Les lettres, les mots, les phrases prennent forment et se meuvent dans sa tête. Les quelques lignes que nous venons donc de rédiger, sur l’intérieur de la forge de Vulcain, s’appuient sur notre propre expérience de la forge. Les mots de Virgile sont largement explicités pour que notre imagination puisse nous permettre de « retrouver l’invention initiale de Vulcain », c’est-à-dire la « vision première qui s’était formée dans l’imagination du dieu et qui possédait le son, le mouvement, la couleur » (Lecoq 2004, p. 28).
-
[40]
Bien avant Virgile, c’est à Homère que ce titre fut donné. Homère « inventeur » de la peinture, ce topos, comme le précise A.-M. Lecoq, fut maintes fois repris par les commentateurs de la Renaissance et du Classicisme. Elle précise que Cicéron a joué un rôle important dans la diffusion de ce topos, notamment avec un passage de la Ve Tusculane (V, 114) : « La tradition veut aussi qu’Homère ait été aveugle. Or, ce que nous savons de lui, ce n’est pas de la poésie, c’est de la peinture » (Lecoq 2004, p. 13-19).
-
[41]
Heuzé 1999, p. 21-26.
-
[42]
Millet 2005, p. 163.
-
[43]
Guillemin 1951.
-
[44]
Pantin 1883, tome I, p. 250.
-
[45]
Festugière 1954, p. 256.