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Pages 255 à 286

Notes

  • [1]
    Respectivement : Reliefprogramm religiös-mythologischen Charakters, 1981 ; Assyrische Königsdarstellungen, 1986. Voir encore S. Parpola dans N. Porter dir., One God or Many, 2000, p. 165 sq.
  • [2]
    Voir l’excellente étude des chapiteaux de Samarie ou de Ramat Rachel par R. Schmitt, Bildhafte Herrschaftrepräsentation im eisenzeitlichen Israel, Munster, 2001 (Alter Orient und Altes Testament, 283, M. Dietrich et O. Loretz dir.).
  • [3]
    Voir par exemple F. Briquel-Chatonnet, “Expressions et représentations du pouvoir royal dans le Proche-Orient ouest sémitique ancien”, dans Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité. Actes du colloque d’Angers, 28-29 mai 1999, M. Molin ed., Paris, 2001 p. 133.
  • [4]
    Œdipe, la Sphinx et les Thébains : essai de mythologie iconographique, Rome, 1985 (Institut suisse de Rome, 23), 2 vol.
  • [5]
    “Greeks in the East Mediterranean (South Anatolia, Syria, Egypt)”, dans Greek colonization : an account of Greek colonies and other settlements overseas, G.R. Tsetshhladze éd., Leyde, Boston, 2006, vol. 1.
  • [6]
    Voir ses travaux les plus récents, en particulier : “La revalorización de la Tierra y de la « autoctonía » en las Atenas de los Pisistrátidas : el nacimiento de Erictonio y de Dioniso órfico”, in Gerión, Madrid, 2008, p. 235-254 ; “La situación de las mujeres en las Atenas del S. VI a. C. : ideología y práctica de la ciudadanía”, Gerión, Madrid, 2007, p. 207-214 ; et “La constitución de la religion cívica en Atenas arcaica parte segundo”, ’Ilu Revista de Ciencas de las Religiones, 2005, 10, p. 261-326 et ’Ilu, Revista de Ciencas de las Religiones 11, 2006, p. 237-285.
  • [7]
    Miriam Valdès mentionne les travaux récents sur ce sujet, en particulier ceux de Violaine Sébillotte-Cuchet (Kernos, 18, 2005, « La terre-mère : une lecture par le genre et la rhétorique pâtriotique », p. 203-218 et Sonia Darthou (Kernos, 18, 2005, « Retour à la terre : fin de la geste d’Érechthée », p. 69-83) pour ce qui concerne la question des femmes et du genre.
  • [8]
    Walter Scheidel, “Quantifying the Sources of Slaves in the Early Roman Archaeology”, JRA, supp. 21, 1997.
  • [9]
    Id., “Human Mobility in Roman Italy, I : The Slave Population”, JRS, 95, 2004, p. 1-26.
  • [10]
    Moses I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne (Ancient Slavery and Modern Ideology, London, 1979, p. 80-81), Paris, 1981, p. 105.
  • [11]
    Orlando Patterson, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge, 1982, p. 54-58.
  • [12]
    Voir notre compte rendu de Page duBois, Slavery : antiquity and its legacy, Oxford/New York, 2009, 154 p. paru dans http://bmcr.brynmawr.edu/2010/2010-12-18.html.
  • [13]
    Stéphane Benoist, Spectacles et romanitas, du Principat à l’Empire chrétien, p. 13-22.
  • [14]
    Jean-Pierre Callu, Functio, l’avatar ludique d’après la Correspondance de Symmaque, p. 23-36.
  • [15]
    Emmanuel Soler, Ludi et munera : le vocabulaire des spectacles dans le Code Théodosien, p. 37-68.
  • [16]
    Georges Ville, La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien, Rome, 1981. Voir aussi Id., Comment ont pris fin les combats de gladiateurs, Annales ESC, 1979, 4, p. 651-671 (texte rédigé par Paul Veyne à partir des notes et des documents recueillis par Georges Ville).
  • [17]
    Françoise Dumasy, Les édifices de spectacles dans le paysage urbain de la Gaule tardive, p. 69-88.
  • [18]
    Violaine Malineau, Les thèmes religieux dans les répertoires théâtraux de l’Antiquité tardive, p. 89-122.
  • [19]
    Juan Antonio Jimenez Sanchez, Honorius, un souverain « ludique », p. 123-142.
  • [20]
    Valérie Fauvinet-Ranson, Les spectacles traditionnels dans l’Italie ostrogothique, p. 143-160.
  • [21]
    Chritophe Hugoniot, Les spectacles dans le royaume vandale, p. 161-204.
English version

Les sphinx d’une rive à l’autre de la Méditerranée

[T. Petit, Œdipe et le Chérubin. Les sphinx levantins, cypriotes et grecs comme gardiens d’immortalité, Fribourg, Göttingen, 2011 (Orbis Biblicus et Orientalis, 248), 291 p. et 191 fig.]

1 L’ouvrage s’attaque à un sujet vaste et difficile d’approche, notamment en raison de l’interprétation des sources, variées dans l’espace comme dans le temps. C’est pourquoi, l’analyse commence par une critique des théories universalistes et d’histoire de l’art qui se sont emparées des sphinx, dommageables pour leur compréhension. D’ailleurs, qui ne songe encore aux sphinges de Flaubert où à celles des vieilles demeures françaises – les créatures de Fonscolombe, du Pavillon Vendôme, de la Bourbansais ou celles, délicieuses, de Ménard – toutes intégrées dans le domaine, plat, de la décoration ? Il faut de la persévérance et de la rigueur pour s’atteler à ce sujet autant numineux qu’il n’est – héritages intellectuels obligent – devenu nébuleux : Thierry Petit participe sans aucun doute des deux premières qualités. Il n’est qu’à voir la structure de la table des matières qui établit une typologie sourcilleuse des diverses sortes de figurations de sphinx : c’est un cheminement intellectuel entre Grèce et Orient qui n’a de cesse de peaufiner le propos.

2 Un fil directeur de cette étude est le croisement des sphinx aux motifs végétaux de l’art antique. La réflexion est riche et constitue une réponse à des questions posées dans le cadre de séminaires de Strasbourg que T. Petit avait consacrés aux figures végétales et animales de part et d’autre de la Méditerranée.

3 Pour explorer la piste « trop souvent négligée d’une continuité fonctionnelle » entre sphinx orientaux et grecs (p. 2), l’auteur semble être principalement parti de Chypre (voir ses travaux sur Amathonte cités p. 262). Mais il commence son exposé par l’exploration du Levant et tout particulièrement de la Palestine. On remarquera l’influence des travaux d’Othmar Keel qui a, depuis deux décennies, renouvelé les réflexions sur la culture politique et religieuse de cette zone géographique. Inscrit dans une mouvance historiographique récente, Thierry Petit propose en même temps d’allier les savoirs d’histoire de l’art à ceux de l’histoire des religions. L’approche est à la fois originale et délicate et ne peut être que positivement accueillie par les historiens des religions. Mais si l’analyse d’une figure autant reproduite que le sphinx nécessite des compétences plurielles, le risque demeure pourtant de tomber dans la tentation du systématisme. Ainsi, l’auteur a bien raison de souligner les insuffisances terminologiques qui, longtemps, ont “embué” l’analyse des sphinx d’approximations, de symbolisme appauvrissant. Mais l’« Arbre de Vie », auquel l’auteur préfère l’idée d’« Arbre de la Vie » peut-il se doter d’une signification uniformément eschatologique depuis Chypre jusqu’à la Palestine ? Visualiser l’« Arbre de la Vie » d’emblée comme un symbole d’immortalité, n’est-ce pas préformer un débat complexe lorsqu’on connaît les divergences autour de la signification des motifs végétaux stylisés ? « L’Arbre de la Vie », à l’instar du palmier avec lequel il interfère, constitue un sujet débattu qui n’a pas encore trouvé de solution unanime. Il est fait allusion à ces débats p. 173-174 mais à O. Keel et C. Uehlinger (2001), qui optent pour un symbole de régénération, ne peut-on ajouter les travaux de D. Kolbe ou d’U. Magen par exemple [1] ?

4 Thierry Petit défend sa thèse : du point de vue de l’histoire des religions, il a raison car cette association entre sphinx et Arbre de la Vie renouvelle autant le débat qu’elle est audacieuse. Mais les motifs végétaux qui embellissent l’art oriental depuis le pays d’Assour jusqu’à celui de Hatti, sans oublier la Syrie et la Palestine – un axe d’échanges qui s’est prolongé jusqu’à la Grèce archaïque – ont-ils été uniquement préoccupés d’eschatologie ou, aussi, d’idéologie royale ? Il est convaincant de prêter aux sphinx ou aux kerubim la fonction de gardiens de l’Arbre de la Vie : ces créatures, apparentées, ouvrent certainement l’accès d’un autre monde à des « élus » (p. 35). Mais ces derniers sont-ils obligatoirement les élus après la mort, fussent-ils rois ? Ou alors cette « élection » ne serait-elle pas aussi de l’ordre du politique quand le roi, fort du soutien officiel d’une divinité, se montre en élu divin pour mieux légitimer son pouvoir ? Le phénomène de légitimation royale est certes abordé (à la p. 47 par exemple). Mais quand les sphinx sont, par exemple, figurés de part et d’autre de la personne royale sur tel sceau du VIIIe s. av. J.-C. (p. 50), l’enquête les interprète davantage comme un motif de don de vie éternelle que comme un motif (peut-être aussi) héraldique ; car on est droit de se demander dans quel contexte exactement ce genre d’objet s’insère. S’agit-il d’un discours eschatologique ou d’une publicité royale dans ce Proche-Orient qui cède alors à la pression néo-assyrienne ? Cette dernière n’est-elle pas à l’origine de tout un discours politique qui use et abuse de motifs végétaux et léonins ? Les réminiscences, protéiformes, du lion ne pourraient-elles renvoyer à la force et à la puissance du roi ? Les ivoires ou sceaux israélites représentant des chapiteaux à volutes ne font-ils pas d’abord partie du monde palatial [2] ? Et si des motifs léonins flanquent le trône de Yahvé comme celui de Salomon, n’est-ce pas justement en raison d’une réflexion intense, dès la Palestine des juges, sur l’idée de pouvoir royal, une conception qui s’est forgée à partir de l’Arche, trône de Yahvé [3] ?

5 Ce sont des questions que peut se poser l’historien des croyances intéressé par un contexte où l’eschatologie, sans être déniée, côtoie également un pragmatisme politique. Les croyances chypriotes, sans aucun doute marquées par l’idée de “résurrection” (non sans guillemets) sont-elles applicables à la Palestine ou inversement ? L’anthropologue des religions n’ignore pas les pièges de concepts philosophico-religieux approchants mais pas forcément semblables. Thierry Petit ne manque évidemment pas de le remarquer. Il n’élude pas non plus les nuances qui peuvent exister entre motifs symboliques d’aires différentes à priori similaires. Mais, là encore, quand le sphinx côtoie le lotus à Chypre faut-il choisir une alternative d’ordre exclusif entre la « régénération » et le « symbole d’Horus et du roi » (avec une faveur pour la première solution : p. 78) ou n’y aurait-il pas une place pour les deux ? Que l’historien des religions excuse l’historien mais c’est toute la difficulté de s’attaquer au symbolique dont la polysémie constitue une difficulté réelle, et T. Petit ne manque jamais de le prendre en compte tout en privilégiant des hypothèses nouvelles.

6 Pour ce qui concerne l’analyse des sphinx en Grèce, l’auteur choisit comme hypothèse de travail l’association du Sphinx avec l’Arbre de la vie. Et ce choix fait florès car l’analyse est ainsi amenée à prendre en compte les figures de sphinx masculins. C’est un pas en avant qui va au-delà de la sphinx thébaine, indéniablement féminine et beaucoup mieux étudiée que ses homologues plus neutres que T. Petit sort de l’ombre.

7 Ainsi se trouve balayée l’hypothèse d’une dimension simplement décorative des sphinx, vaguement apotropaïques ou généralement vus dans leur malveillance : la sphinx thébaine est remise à sa place, représentation hybride parmi bien d’autres congénères dans lesquels elle ne se reflète sans doute pas. Le théâtre attique semble bien avoir surévalué la « rôdeuse des remparts » (Euripide) dans de trop nombreuses images – encore une fois, nous retrouvons le problème du rapprochement des textes et des images, déjà soulevé par J.-M. Moret [4].

8 Voilà ressurgi un problème méthodologique majeur qui concerne tous les iconologues et à partir duquel T. Petit élabore une réflexion de fond. Comment comprendre les sphinx de la céramographie grecque ? Faut-il distinguer sphinx bienveillants et malveillants comme on l’a fait jusqu’à présent ? Comment interpréter ces variables ? Est-ce le symptôme d’un enrichissement de l’iconographie grecque par rapport à celle orientale ? On ne peut l’affirmer qu’autant le permettent les témoignages textuels grecs : ceux-ci n’ont pas d’équivalents en Orient mais ils se révèlent alors être un paramètre d’analyse fallacieux. Faut-il vraiment privilégier une solution diachronique pour comprendre l’évolution des figures de sphinx ? Selon un certain nombre de chercheurs (p. 113), la diversification des sphinx de Grèce est à mettre au compte du temps.

9 T. Petit préfère à ces solutions l’observation des combinaisons de symboles. Il y a un enrichissement et une modification sémantique du sphinx par rapport à l’Orient mais aussi continuité. En cela, l’auteur sort enfin la mythologie hellénique de son monde “gréco-grec”. Tout en reconnaissant des significations culturellement contextualisées, la démarche admet qu’il peut exister des permanences structurelles malgré les transferts culturels, d’où l’hypothèse d’une similarité de fonctions entre sphinx grecs et orientaux.

10 Les hypothèses conséquentes n’en sont en rien aplanies. Point de structuralisme dans cette enquête : l’auteur effectue des va-et-vient entre rives grecques et orientales de la Méditerranée de l’Est. La démarche fait alors apparaître des types iconographiques spécifiquement grecs – par exemple le « sphinx héroïque » – mais ces sujets se comprennent davantage comme le subtil nuancier d’une fonction héritée de l’Orient que comme des innovations en rupture avec cette dernière : il n’y a pas vraiment de miracle grec dans l’élaboration de la figure des sphinx et il y en a encore moins, selon T. Petit, dans l’élaboration de leur fonction. Les divers types iconographiques helléniques peuvent se comprendre à partir des passerelles qu’ils dessinent, ramifications convergentes vers une commune fonction que l’association aux motifs floraux permet de dégager. Comme les créatures hybrides qu’ils accompagnent, ces ornements grecs, palmettes ou rosettes pour ne citer qu’elles, seraient l’expression protéiforme et le raccourci symbolique de l’Arbre de (la) vie. Le motif végétal stylisé, mis au point en Orient, se reconnaît de même dans les chapiteaux à volutes ioniques dont les exemplaires les plus fameux accompagnent la sphinx des Naxiens à Delphes ou celle du tondo de la coupe du Vatican : suivant l’auteur, la figuration de ce style ornemental sur les vases n’a pas perdu de vue la signification originelle et s’applique aussi bien dans la légende d’Œdipe. L’interprétation privilégie une syntaxe iconographique éloignée de tout recours systématique à la mythographie, notamment thébaine, car cette dernière n’a que trop longtemps masqué la fonction de gardien des sphinx – et même, plus précisément, de gardiens d’accès à une vie éternelle. Ainsi est peaufinée la dimension funéraire et eschatologique des sphinx en Grèce, un aspect qui, jusqu’à présent, a rarement été aussi précisément tenté.

11 Aussi l’antinomie habituellement relevée entre sphinx bienveillants et malveillants vole-t-elle en éclats pour dévoiler une fonction de passage des sphinx, essentiellement indiquée par le Shutzgestus que T. Petit extirpe de la violence qu’on lui a (textes à l’appui) prêtée. Le sphinx se fait notamment passeur d’âmes, symbole de la mort exceptionnelle du défunt qui s’agrippe à son ravisseur (p. 183). Hypostase de déesses, envoyé en messager, le sphinx permettrait ou interdirait l’accès de l’Arbre de (la) Vie aux hommes. Et les personnages à qui est ouvert ce passage sont, de l’Orient à Chypre jusqu’à la Grèce, les héros royaux dotés d’immortalité. On retrouve, comme au début de l’analyse, l’idée d’une élection divine dont le sphinx devient le marqueur, symbole d’un champ de croyances circonscrit à l’eschatologie (p. 198).

12 De là, la possibilité d’examiner avec un regard neuf, et dessillé, le mythe thébain qui, du point de vue de T. Petit, n’est peut-être que la transposition grecque d’un cheminement symbolique qui mène l’humain vers l’immortalité. Non seulement c’est nouveau mais aussi convaincant car la sphinx thébaine me paraît effectivement liée à des représentations relatives au destin, une idée que les textes ne transposent jamais littéralement. La lecture nouvelle du Shutzgestus, que l’on peut encore observer sur d’autres créatures de l’art grec archaïque paraît également bien plus symbolique que lisible à l’aune de textes, trop spécifiques à l’Athènes classique. Or, l’époque archaïque est, effectivement, tout autre.

13 Cette étude est belle, dense, passionnante et fera date dans l’historiographie des sphinx. Elle présente un important répertoire iconographique (45 planches de reproductions graphiques ou photographiques). Il faut saluer le déroulement extrêmement serré de la pensée qui enchaîne le lecteur du début à la fin. Il faut, de même, saluer une argumentation qui peut parfois paraître partisane mais sans jamais manquer de justifications, indices d’un gros travail, malgré des discussions encore possibles autour de l’interprétation de l’Arbre de la Vie. Bien que justifié linguistiquement et conceptuellement en hébreu (‘?s hah?ayyîm : p. 22), ce motif pose la question de sa signification dans la culture grecque. Nul doute que les Hellènes aient emprunté à l’Orient bien des idées – et c’est l’autre aspect marquant de ce livre qui rehausse légitimement toute l’influence de l’Orient sur l’imaginaire grec. Mais cet emprunt passe-t-il par la Palestine où d’autres routes plus au nord (d’ailleurs mentionnées p. 98), notamment l’Anatolie et la Cilicie, ne pourraient-elles pas enrichir et nuancer une analyse où l’eschatologie pourrait paraître parfois trop omniprésente ? C’est une question que l’on peut poser à partir des résultats de fouille publiés par J. Boardman [5] qui pourraient tout autant bien privilégier un axe “Assyrie-Cilicie-Al Mina- Eubée” que celui dû aux commerçants phéniciens ou aux Grecs de Palestine ou d’Égypte (rôle qu’affirme T. Petit sur la base de I. Finkelstein et N.A. Silbermann, également publiés en 2006, et centrés sur Israël : p. 229).

14 Quoiqu’il en soit, cet exposé est stimulant, enrichissant, et laisse à réfléchir car l’héritage oriental reste un fait majeur dont il y a encore bien à dire.

15 Karin MACKOWIAK

16 Université de Franche-Comté – ISTA (EA 4011)

S’enraciner dans la citoyenneté

[Miriam Valdés Guía, El nacimiento de la autoctonía ateniense : cultos, mitos cívicos y sociedad de la Atenas del s. VI a. C., Madrid, Publicaciones Universidad Complutense de Madrid, 2008. 1 vol. 17 × 24 cm, 274 p. (?lu. Revista de Ciencias de las Religiones, 22). ISBN : 978-84-669-3063-5]

17 Dans cet ouvrage, Miriam Valdés reprend et prolonge sa réflexion [6] construite du point de vue politique autour des réformes de Solon et de leur impact sur la construction d’une identité civique, mais aussi du point de vue religieux, à la fois autour des pratiques cultuelles comme les Panathénées et de certains cultes, tel celui de Zeus Eleuthérios ou d’ Apollon Patroos.

18 L’auteure se propose d’étudier comment la dimension mythique de l’autochtonie, étudiée par Nicole Loraux pour le Ve siècle avant notre ère, s’est construite en amont, parallèlement à la consolidation de la citoyenneté athénienne tout au long du VIe siècle avant notre ère, de Solon jusqu’à Clisthène.

19 Miriam Valdès met en relation la consolidation du corps civique par le biais de l’élaboration mythique, qui permet à la communauté des citoyens de se doter d’une identité collective, tout en mettant de côté les conflits sociaux internes. Selon l’a., le mythe d’autochtonie fournit une justification nécessaire au moment où la participation politique s’ouvre à la liberté, entendue comme libération de l’esclavage, mais aussi au sens strict comme possibilité de participer à la vie politique de la cité. En effet, la citoyenneté doit être préservée de l’esclavage, car depuis Solon elle est consolidée par l’intégration et la participation active à la politeia, même si les droits de celle-ci sont limités. Ces évolutions s’étendent au domaine cultuel, en particulier à des divinités comme Zeus Eleutherios ou Dionysos Eleuthereus sous les Pisistratides, qui établissent des liens entre liberté et autochtonie.

20 Prenant appui dès l’introduction sur la définition de l’autochtonie donnée par Nicole Loraux pour le Ve siècle avant notre ère, Miriam Valdès explore et croise diverses approches, confrontant les sources textuelles, épigraphiques et iconographiques, allant de l’épopée homérique jusqu’à Clisthène, dans un souci constant de faire le point sur les sources existantes et sur les différents points de vue. Chacun des six chapitres de l’ouvrage aborde un point particulier de la discussion reliant le mythe de l’autochtonie au contexte politique et social, notamment les conditions d’élaboration du mythe d’autochtonie (chap. I-IV).

21 Ainsi le premier chapitre développe l’idée d’ancestralité de l’Attique et analyse le rôle particulier d’Apollon Patroos, qui est un nouvel ancêtre pour les Athéniens, d’Ion et de la participation du démos à la politeia. Le second chapitre est consacré à la paysannerie attique (, la terre d’Athènes et les Génésia : la paysannerie de l’Attique). Le chapitre trois, concernant l’introduction d’Héphaïstos dans l’imaginaire athénien avant Solon et la promotion des artisans, insiste sur leur intégration à la communauté civique, depuis Solon jusqu’à Pisistrate, et fait le lien entre cette nouvelle réalité sociale et la genèse du mythe d’autochtonie.

22 En effet, c’est le moment où l’on commence à reconnaître Érichthonios non seulement comme né de la terre, mais aussi comme fils d’Héphaïstos (dieu des artisans). Cette prééminence d’Héphaïstos, au moins dans l’iconographie depuis Solon, le place aux côtés d’Athéna Erganè et situe la fête des Chalkeia au même niveau que les Panathénées dans l’Athènes de Pisistrate. Cette célébration civique par excellence, en relation avec le mythe d’autochtonie, implique Érichthonios et non plus seulement Érechthée, le fondateur des Panathénées (ch. 4 : La naissance d’Érichthonios et les Panathénées : la création d’un mythe).

23 Dans le chapitre suivant, Miriam Valdès examine les relations complexes qui lient les femmes, le mythe d’autochtonie et les divinités (ch. 5 : Athéna contre Aphrodite : les femmes et la citoyenneté). Pour finir, le dernier chapitre revient sur l’idée d’autochtonie et ses rapports étroits avec l’idée de liberté politique qui se concrétise dans des cultes déterminés, dont certains remontent à l’époque archaïque comme celui de Zeus à l’époque de Solon et Dionysos à l’époque des tyrans (ch. 6 : Les dieux libérateurs de Zeus Éleuthérios à Dionysos Éleuthereus).

24 Dans un contexte de libération psychologique, sociale et économique, ces cultes permettent une intégration dans l’identité civique de la cité, une identité politique avec des lois pour tous, dont Zeus est le garant, mais également l’intégration dans une identité culturelle commune, représentée par les fêtes de la cité comme les Panathénées ou les Dionysies urbaines. Enfin, l’ épilogue prolonge ces réflexions par un questionnement autour des continuités ou ruptures existant entre la tyrannie et le régime inauguré par Clisthène.

25 Si la première mention explicite du mot autochtonie apparaît dans l’Agamemnon d’Eschyle vers 537 av. n.è., cette réalité peut déjà être évoquée pour l’Athènes de Solon. La figure du héros Érichthonios contribue à la mise en plsce de ce processus initié au VIe siècle av.n.è. à partir des réformes de Solon puis de celles de Clisthène qui vont le consolider. Le chapitre 5 consacré aux rapports entre les femmes et la citoyenneté donne l’occasion à Miriam Valdès de revenir sur la nécessité d’intégrer les femmes dans ce processus d’élaboration mythique car, sous Solon, la législation cantonne le rôle et le comportement des femmes à certains cercles, en particulier à celui de l’oikos, favorisant ainsi la famille nucléaire à l’instar de la famille élargie (p. 153-156). Dans le mythe de l’autochtonie, cette exclusion a déjà été mise en valeur par Nicole Loraux pour le Ve siècle.

26 Reprenant un point de vue énoncé par Ian Morris, Miriam Valdès rappelle que si l’on ne peut, de manière mécanique, associer rôle sociopolitique du démos et relégation des femmes, il est toutefois possible d’observer comment, dans le domaine cultuel, s’opère une substitution du religieux au politique notamment dans les fêtes dédiées à Thésée, à Aphrodite , ou bien encore à Athéna.

27 Faut-il alors imaginer une « citoyenneté religieuse des femmes » ? Sans entrer sur les débats historiographiques concernant l’histoire des femmes [7] et du genre, l’a. tente d’analyser si, au VIe siècle av.n.è., était perçue une corrélation entre l’ascension politique du démos (qui intègre au plan idéologique et cultuel la naissance de l’autochtonie) et le repli des femmes dans la sphère religieuse (p. 159-162).

28 Liberté communautaire, libération de la dépendance, dieux libérateurs et élaboration mythique constituent les diverses faces de cette réflexion qui ne néglige aucune des pistes possibles.

29 Marie-Claude CHARPENTIER

30 Université de Franche-Comté – ISTA (EA 4011)

Mise en scène tragique d’Alcibiade ?

[Michael Vickers, Sophocles and Alcibiades. Athenian Politics in Ancient Greek Literature, Acumen, Stocksfield, 2008, 205 p.]

31 Michael Vickers, déjà auteur, parmi d’autres ouvrages, d’un livre sur les allusions politiques dans le théâtre d’Aristophane (Pericles on Stage : Political Comedy in Aristophane’s Early Plays, Austin Texas, University of Texas Press, 1997) et de travaux présentés dans divers articles sur le théâtre de Sophocle et l’actualité de son temps (ainsi « Alcibiades on Stage : Philoctetes and Cyclops », Historia, 36, 1987, p. 171-197, ou « Heracles Lacedaemonius : the Political Dimensions of Sophocles Trachiniae and Euripides Heracles », DHA, 21, 1995, p. 41-69), nous présente ici un livre consacré principalement aux allusions politiques au personnage d’Alcibiade dans le théâtre de Sophocle.

32 M. Vickers n’élude pas que ce que son type d’approche a de singulier : « “Hidden meanings” have had a bad name in classical studies » (p. VII), mais il reprend la démarche adoptée dans son ouvrage de 1997 sur Aristophane pour l’adapter au théâtre de Sophocle. Le premier chapitre (« The mythologizing of history ») pose les bases d’une recherche qui souhaite montrer comment l’auteur tragique reprend les légendes traditionnelles et les emploie pour faire des observations sur les événements politiques et militaires contemporains. M. Vickers affirme que de l’observation des tragédies de Sophocle on ne peut guère tirer que des conclusions contradictoires si l’on y cherche des thèmes « macro-politiques » ; en revanche, l’a. considère qu’il en va tout autrement si l’on cherche des thèmes « micro-politiques », compte tenu de la nature très « personnelle » de la politique athénienne. L’auteur indique d’emblée dans ce premier chapitre qu’il laissera de côté les Trachiniennes et Électre, qui n’offrent selon lui aucune allusion à Alcibiade (p. 4), alors que les autres pièces conservées sont toutes mises en relation avec le personnage historique. Euripide, Thucydide, Plutarque notamment sont largement mis à contribution dans cet ouvrage où M. Vickers montre en outre sa parfaite maîtrise des sources. La méthode en revanche peut surprendre : M. Vickers considère que, tel le mythe, qui représenterait les événements historiques en termes généraux et génériques, la tragédie fait allusion à des événements réels et récents par la suggestion ou la technique de l’emphasis, en sorte que la tragédie jouerait pour le public un rôle inverse de l’épinicie ou des arts visuels : en montrant la faiblesse et l’échec (p. 8 s.), la tragédie relèverait d’un art de la critique ou du blâme, opposé à des arts de l’éloge, le théâtre jouant ainsi un rôle important dans une société dépourvue de média. Cette définition, qui conviendrait bien pour la poésie iambique ou la comédie d’Aristophane, surprend en étant ainsi étendue à la tragédie. Tout en reconnaissant la puissance du théâtre pour évoquer des thèmes généraux, M. Vickers met en avant l’ancrage de ces textes dans la situation historique contemporaine, et use d’un concept qui lui particulier, « polymorphic characterisation » (p. 11), pour montrer comment diverses facettes d’un homme public sont incarnées par plusieurs personnages différents sur la scène, ce qui permettrait à Sophocle d’explorer pleinement une personnalité aussi complexe que celle d’Alcibiade. La quête menée par M. Vickers est, somme tout, très proche de l’étude d’A.J. Podlecki sur le théâtre d’Eschyle dans ses relations avec Thémistocle (The Political Background of Aeschylean Tragedy, Ann Arbor, 1966) ; sa volonté de rapporter d’éventuelles allusions politiques à un personnage politique précis a en revanche un lien plus lâche avec des études plus vastes comme celles d’E. Delebecque (Euripide et la guerre du Péloponnèse, Paris, 1951), de Goossens (Euripide et Athènes, Académie royale de Belgique, 1962) ou de G. Zuntz (The Political Plays of Euripides, Manchester, 1963), sur la relation des tragédies d’Euripide avec leur temps par exemple. Si l’approche n’a rien a priori d’illégitime, on est néanmoins surpris de voir congédier si vite les allusions « macro-politiques » au profit d’allusions « micro-politiques », et surtout de ne pas voir envisagée une définition plus vaste du mot « politique », qui permette de mesurer la dimension effectivement politique de la tragédie sans que celle-ci se confonde avec une prise de position pour tel ou tel homme ou tel ou tel « parti », et cela en dépit d’une importante bibliographie sur ce point, que l’auteur connaît pourtant bien (notamment dans les notes p. 2 s.).

33 Le chapitre 2, intitulé « Antigone, Pericles and Alcibiades » remet en cause la datation traditionnellement proposée (443-441) car la date de 438 lui paraît mieux correspondre à une date où est attestée par ailleurs une victoire de Sophocle (Eur. Alc. Arg. 2), et aux événements de 439, où Périclès fit exposer, puis assommer et laisser sans sépulture les prisonniers de Samos révoltée, ce qui donnerait une force toute particulière au thème central de la pièce (Plutarque, Per. 28, 2-3, indique cependant que cette version est celle de Douris de Samos, et souligne qu’elle ne se trouve ni chez Thucydide, ni chez Ephore, ni chez Aristote). M. Vickers remet en cause l’idée selon laquelle Sophocle aurait été un ami de Périclès, en s’appuyant sur des témoignages précis ; il montre comment le personnage de Créon évoque Périclès jusque dans les tournures qu’il emploie, qui rappellent les témoignages sur la rhétorique péricléenne, et jusque dans les échos de débats sophistiques, comparables à ceux du grand homme (p. 17 s.). Les thèmes développés par le chœur dans les stasima semblent à M. Vickers autant d’allusions à Périclès, alors que leur généralité excède le cadre de l’allusion précise. De même voit-il dans le conflit entre Créon et son fils Hémon un écho du conflit entre Périclès et son fils Xanthippos, et dans les paroles d’Eurydice apparaissant inquiète à la porte du palais (1185-8) une allusion aux baisers que Périclès ne manquait jamais de donner à Aspasie à la porte même de sa demeure (Plut. Per. 24, 9), ce qui ne s’accorde nullement au contexte (Créon n’est d’ailleurs pas encore revenu) (p. 25) : la portée tragique de l’apparition d’Eurydice, qui n’évoque nullement l’amour excessif de Périclès pour Aspasie dénoncé dans cette anecdote, est ainsi totalement méconnue. Nous avons aussi bien du mal à suivre l’auteur lorsqu’il voit dans le personnage d’Antigone des allusions au jeune Alcibiade, car les indices sont sans rapports avec la mise en scène et les enjeux tragiques ni avec le malheur terrible qui frappe Créon (voir p. 26-32).

34 Le chapitre 3, « Œdipus Tyrannus, Alcibiades, Cleon and Aspasie », vise à reprendre l’idée de S. Musgrave selon laquelle Œdipe évoque ici la figure d’Alcibiade, car celui-ci avait la réputation d’avoir couché avec sa mère, d’avoir aspiré à la tyrannie, et boitait en raison d’une blessure reçue à Potidée : M. Vickers récuse l’approche de V. Ehrenberg ou de C. Whitman notamment, qui font un parallèle entre Œdipe et Périclès, car, dit-il, celui-ci, s’il était également frappé d’une malédiction ancestrale, n’avait cependant pas couché avec sa mère (p. 36) : on peut s’étonner d’un raisonnement de ce type ; il n’est pas fait allusion dans la pièce à une boiterie d’Œdipe, et le thème de l’inceste est d’une nature bien différente de la dénonciation d’un vice personnel, Œdipe ayant agi en toute ignorance. M. Vickers retient l’argumentation de B.M.W. Knox qui propose de dater la pièce de 425 (p. 36 n. 9), et voit dans la phrase célèbre du second stasimon, ????? ??????? ???????? (v. 873), une annonce de ce que deviendra Alcibiade (p. 40 s.). Le parallèle fait par l’a. entre le carrefour fatal à Œdipe et les deux chemins, l’un vers les Îles des bienheureux, l’autre vers le Tartare, que les dieux des Enfers présentent aux morts dans le Gorgias (524a) est très peu convaincant, car dans la pièce il n’est jamais dit qu’Œdipe fut confronté à un choix (v. 800 s., 1399), et le carrefour ne joue aucun rôle de ce genre (contra p. 42). On ne peut non plus suivre l’a. lorsque, arguant d’un défaut de prononciation d’Alcibiade, il considère que l’acteur jouant Œdipe-Alcibiade devait prononcer le nom de Créon, « Cléon » (v. 69 s.), et dénoncerait ainsi un adversaire de la politique d’Alcibiade ! (p. 42 s.). L’a. voit par ailleurs un lien entre les doutes de Jocaste sur la véracité des oracles et le cercle intellectuel où Aspasie jouait un grand rôle (p. 44 s.).

35 Le chapitre 4 traite de l’Ajax dans la même perspective. L’a. considère que les allusions historiques qu’il trouve dans la pièce lui permettent de proposer la date de 410 pour la représentation. L’image négative du roi argien Agamemnon, qui, pour H. Grégoire rendait la pièce antérieure à la date de 420, où Alcibiade avait conclu un accord avec Argos, paraît à M. Vickers correspondre plutôt à la date de 412-410, où Alcibiade avait rompu avec Sparte, et où des alliés argiens d’Athènes devant Milet avaient péri en nombre à cause d’Alcibiade et ne lui pardonnaient pas ces pertes (p. 50 s.). M Vickers associe l’anecdote d’Alcibiade selon laquelle Alcibiade aurait coupé la queue de son chien (Plut. Alc. 9), ainsi que les sacrifices nombreux qu’il fit après sa victoire olympique de 416 (Plut. Alc. 12, 1 ; cf. notamment [And.] IV, 30, Thuc. VI, 16, 2) pour y voir un trait de cruauté envers les animaux et établir un rapprochement avec le massacre du bétail par Ajax ; cela dénoncerait la violence d’Alcibiade – et cela, quand bien même il n’y a guère de rapport entre l’acte « anormal » commis par Ajax, et la violence contre un animal familier, ou des sacrifices, où la violence est au contraire ritualisée, même si ces sacrifices montrent la puissance excessive du personnage. D’autres rapprochements sont plus convaincants : M. Vickers s’appuie sur le Contre Alcibiade (22) et sur Plutarque (Alc. 16, 5-6) pour associer cette violence avec la proposition d’Alcibiade de passer au fil de l’épée les Milésiens révoltés et vaincus (Plut. Alc. 16, 5-6 ; le Contre Alcibiade 22 parle de réduction en esclavage ; p. 52 s.), et rappelle que selon ces sources il aurait pris comme concubine l’une des femmes vaincues et en eut un enfant, comme Ajax avec Tecmesse. Considérant qu’Alcibiade se voyait descendant d’Ajax (Plut. Alc. 1, 1), et Andocide descendant d’Ulysse (Hellanicos FGrH 4 F 170b ap. Plut. Alc. 21.1), M. Vickers, de manière intéressante, voit dans l’opposition entre Ajax et Ulysse, celle qui oppose Alcibiade à Andocide, qui, en 415, avait dénoncé la parodie des Mystères, tout comme un dénonciateur du nom de Teucros (Plut. Alc. 20. 3, 32. 4) (p. 55 sq.).

36 Le chapitre 5 est consacré au Philoctète. M. Vickers fait de cette pièce également une pièce « à clefs » en voyant dans Philoctète et Néoptolème des images d’Alcibiade, dans Ulysse et le marchand, des substituts d’Andocide, et dans Héraclès l’image de Périclès (p. 61). De même qu’Alcibiade avait pris la victoire à Olympie en 416 à un certain Diomède ([Andocide] IV, 26-9, Plut. Alc. 12, 3), de même Diomède qui dans la Petite Iliade allait chercher Philoctète est ici remplacé par un Néoptolème bien proche d’Alcibiade par sa jeunesse et son inexpérience, mais aussi par son ambition et son ascendance aristocratique. M. Vickers souligne de manière intéressante l’importance accordée à la phusis de Néoptolème comme à celle d’Alcibiade (p. 64), et le parallèle entre la nécessité que Philoctète prenne Troie et la nécessité du retour d’Alcibiade en 409 pour restaurer la grandeur d’Athènes (Plut. Alc. 27.1 ; v. p. 70).

37 Dans le chapitre 6, arguant du fait qu’Euripide aurait composé un hymne pour la victoire d’Alcibiade aux jeux olympiques de 416 (Plut. Alc. 11, 1-3 ; voir cependant Plut. Dem. I, 1, où Plutarque est moins affirmatif), M. Vickers date le Cyclope de 408 au lieu de 424, et y voit un plaidoyer pour Alcibiade et un réquisitoire contre Sparte. Pour l’Œdipe à Colone, traité dans le chapitre 7, M. Vickers, renvoyant aux travaux de L. Edmunds, R.G.A. Buxton et A. Markantonatos notamment (v. p. 95 n. 2), fait le lien entre la pièce, écrite en 406/5 et la fonction de proboulos exercée par Sophocle en 412/411, et il fait le parallèle avec le retour d’Alcibiade en 407. On a en revanche bien du mal à accepter l’argumentation de M. Vickers, basée en outre sur des points de détail très peu convaincants (cf. sur l’emploi du terme boè p. 98), lorsqu’il voit dans Thésée accueillant Œdipe la figure « positive » de Critias, comme Créon serait sa représentation « négative » (p. 97 s.), et tout comme Polynice serait le fils d’Alcibiade (p. 100). M. Vickers clôt ce chapitre par un parallèle entre l’aspect mystique évoquant les mystères d’Éleusis qui s’attache à la mort d’Œdipe et le retour d’Alcibiade où les Eumolpides et les Kérykes levèrent les malédictions proférées contre lui pour la parodie des Mystères (Plut. Alc. 33, 3). M. Vickers voit également dans le Dionysos des Bacchantes une représentation d’Alcibiade (chap. 8), principalement par le biais d’éléments anecdotiques comme son goût du vin, sa beauté ou ses cheveux longs… (chap. 8 p. 108 s.), et dans Penthée une représentation de son ennemi Critias, célèbre pour son athéisme : on regrette que ces rapprochements ne donnent pas lieu à des parallèles plus approfondis avec les idées professées par Critias, mais s’appuient sur des parallèles trop anecdotiques pour sembler probants (p. 112).

38 Les derniers chapitres portent avec précision sur des allusions possibles à Alcibiade chez Thucydide et Platon : le dialogue entre les Athéniens et les Méliens (Thuc. V, 84-116), marqué par le point de vue athénien sur la loi du plus fort, serait une allusion à la personnalité d’Alcibiade, que l’on retrouverait dans le Calliclès du Gorgias (chap. 9) ; la digression du livre VI, 53.3-59 sur la mort d’Hipparque, qui vient interrompre le récit de l’arrestation d’Alcibiade et sa fuite, aurait pour fonction de suggérer le comportement tyrannique d’Alcibiade (chap. 10). Le chapitre 11 examine diverses prétendues « digressions » de Thucydide en les rattachant toutes à des allusions à Alcibiade, de même que le Calliclès du Gorgias, où les indices sont soigneusement examinés.

39 On est frappé en lisant l’ouvrage du contraste entre l’érudition déployée, la connaissance des sources, et le caractère peu convaincant de l’ensemble : si certains passages donnent lieu à des examens précis débouchant sur des hypothèses intéressantes, les indices sont le plus souvent très secondaires dans l’économie des pièces étudiées, et parfois même dérisoires par leur aspect personnel et anecdotique, bien loin du texte tragique censé suggérer ces allusions : comment croire que le public puisse rapprocher l’acte fou d’Ajax du personnage d’Alcibiade, parce que ce dernier aurait coupé la queue de son chien ou offert de grands sacrifices, ou voir un parallèle entre la brève et pathétique sortie d’Eurydice dans Antigone et l’anecdote d’un Périclès embrassant avec excès Aspasie à la porte de sa demeure ? Comment imaginer sans preuve que l’acteur jouant Œdipe dans Œdipe Roi puisse prononcer « Créon » « Cléon » (v. 69 s.) en reproduisant ainsi un défaut de prononciation d’Alcibiade (p. 42) ? En dépit de certains passages argumentés avec érudition, cette volonté de rapprochement à tout prix ne permet pas à l’auteur d’établir une hiérarchie dans la validité ou la probabilité scientifiques des arguments, et nuit à d’autres développements où les hypothèses avancées sont bien plus convaincantes. Si les tragédies de Sophocle ont très certainement une dimension politique, celle-ci ne tient sans doute pas à des allusions disséminées et souvent incertaines, qui feraient de plusieurs de ses tragédies des pièces « à clefs » ou « à portraits » : la tragédie ne peut être réduite à cette dimension partisane et singulièrement limitée au regard des vastes enjeux politiques et humains qu’elle met en scène ; s’il n’est pas impossible que les tragédies de Sophocle recèlent parfois des allusions évoquées de manière suggestive par M. Vickers (ainsi pour le Philoctète), le genre tragique les hausse précisément à un niveau de réflexion et de généralisation dont la dimension politique va bien au-delà de la critique d’une simple et unique personnalité.

40 Michel FARTZOFF

41 Université de Franche-Comté – ISTA (EA 4011)

Gouverner en réseau

[Paulin Ismard, La cité des réseaux. Athènes et ses associations – VIe-Ier siècle av. J.-C., Paris 2010]

42 On apprend beaucoup à la lecture de cet important ouvrage de 500 pages, dont 50 pages de bibliographie, 6 annexes avec traduction de décrets, 2 index des sources littéraires et épigraphiques. On regrettera toutefois l’absence d’un index général. Son titre, au premier abord énigmatique, rend compte du projet. Important ce travail l’est surtout par la problématique posée : analyse du rôle joué par les associations dans la formation et le fonctionnement de la polis athénienne dans la longue durée, du VIe au Ier siècle.

43 Dès le départ est précisé le critère choisi pour définir le fait associatif : sentiment de solidarité entre les membres d’un groupe. Genè, phratries, orgéons, thiases, eranoi et synodes sont les principaux groupes retenus, dotés d’activités communes créant un lien social.

44 L’étude se divise en cinq chapitres : Les associations athéniennes et la définition de la citoyenneté de Solon à Lycurgue, La construction du fait associatif en droit athénien, Les systèmes cultuels associatifs et les échelles d’expression de la vie religieuse athénienne, Les associations de l’Athènes classique entre crédit privé et finances publiques, Le phénomène associatif entre haute et basse époque hellénistique. La cité est donc abordée autour de trois pôles : communauté civique, communauté religieuse, communauté économique et financière, le premier et le dernier chapitres insérant plus particulièrement l’étude dans la diachronie. Il ne saurait être question de reprendre ces analyses confrontant sources littéraires, archéologiques et épigraphiques et travaux les plus récents, menées avec beaucoup de pertinence et de rigueur. On soulignera seulement les temps forts qui balisent la construction progressive de la cité par la diversité du fonctionnement des associations, autant d’organisations polyvalentes intervenant dans l’architecture civique.

45 Dans le premier chapitre l’a. privilégie quatre moments-clefs : la construction de la citoyenneté à partir des lois de Solon, loi sur la citoyenneté mise en relation avec la loi sur les associations qui reconnaît une pluralité de communautés.

46 La réforme clisthénienne n’est pas, comme le veut Aristote, suivi par la majorité des historiens contemporains, un mélange de la population par l’intermédiaire des trittyes dans le cadre des tribus, mais comme une refondation du corps civique par réaffiliation concrète des différentes associations au sein de la communauté civique. Cette réforme n’a pas diminué la vitalité des phratries, à l’appartenance desquelles est subordonnée la citoyenneté, mais a organisé des formes de circulation entre les diverses structures communautaires. La loi de Périclès limite le poids des phratries, mais ce n’est qu’à partir du IVe siècle que l’ensemble des procédures d’intégration aux dèmes et aux phratries seront encadrées par les institutions civiques. Le mouvement est accéléré par la loi de Lycurgue de 334 qui impose pour les nouveaux citoyens l’intégration à telle ou telle phratrie, comme l’attestent les décrets d’octroi de la citoyenneté. Ainsi apparaissent peu à peu des procédures de contrôle par les instances civiques.

47 Le chapitre 2 met en lumière la place des associations, dans le système procédural athénien, sur le modèle juridique des écoles philosophiques, l’Académie, le Lycée et le Jardin d’Épicure. Un long passage est consacré à la réfutation des analyses antérieures et aboutit à la conclusion, à partir des testaments des scholarques, que les écoles philosophiques répondaient à un modèle d’organisation associatif sous l’égide duquel pouvaient se transmettre les biens de l’école.

48 Le chapitre 3 examine les interactions qui se déploient entre les sanctuaires attiques, lieux de médiations pour différents groupes, phratries, genè, orgéons, dèmes. Sont privilégiées des associations régionales tels les Tetrakômoi ou la ligue d’Athéna Pallènis réunissant plusieurs dèmes. Une étude approfondie est faite du système cultuel du genos des Salaminiens et de la Tétrapole de Marathon. L’a. souligne l’éclatement des activités cultuelles qu’il faut envisager non comme une dissémination du centre vers la périphérie mais comme une dépolarisation avec l’existence de diverses identités communautaires. Une analyse fouillée de l’introduction de nouvelles divinités à l’époque classique, Asklépios et Bendis, permet à l’a. de redéfinir la notion de culte civique composé de réseaux cultuels assurant les passages des différentes échelles du koinon.

49 Le chapitre 4 envisage les associations sous la forme d’espaces économiques. Elles organisent des réseaux de crédit participant à la constitution des finances publiques. Des inscriptions ouvrent la voie à l’étude des structures financières des dèmes. L’évolution des finances civiques à l’époque classique est mise en valeur à travers les naucraries de l’Attique archaïque, du Trésor des Autres Dieux institué par le décret de Callias en 434-433 et les structures de l’économie cultuelle au IVe siècle, tels les Diasies, les Synoikia, les Apatouria, diversement financées par des caisses locales.

50 Le dernier chapitre replace le phénomène associatif, dont l’importance pour l’époque hellénistique est bien connue, dans l’évolution au cours de la période. Diminution du rôle des dèmes au profit de vastes associations cultuelles privées. À basse époque hellénistique les genè constituent, avec les associations, un cadre d’expression du prestige social pour l’élite athénienne.

51 On ne saurait trop souligner le caractère novateur de la démarche qui consiste à repenser le politique et la cité. Elle n’est pas une entité homogène et centralisée mais le produit d’un ensemble de réseaux multidimensionnels qui interagissent à différents niveaux. Incontestablement cette morphologie des réseaux fait plus que synthétiser les analyses antérieures et partielles utilisées. Elles sont discutées avec beaucoup d’érudition et de sagacité.

52 Cette démarche légitime, qui renouvelle la conception de la polis athénienne, soulève toutefois des interrogations. Ces structures communautaires regroupent un large éventail qui, tout en étant marqué par des formes d’expression commune, ne fonctionnent pas à l’identique. Le choix de ces structures obéit à une certaine subjectivité, ce qui ne saurait être blâmé tant sont nombreux les réseaux. D’autres réseaux plus informels auraient pu intervenir dans l’analyse. Par exemple les Eupatrides, qui ne sont pas toute l’aristocratie, mais ont des pratiques politico-cultuelles communes. Isocrate qualifiant l’ascendance d’Alcibiade ne dit-il pas qu’il est Eupatride du côté de son père, Alcméonide du côté de sa mère (16, 25) ? Ou encore des réseaux qui se font et se défont, tels ceux qui interviennent dans les liturgies. La structure sociale de la polis est complexe. Une classification et éventuellement une hiérarchisation en fonction de la problématique eût été la bienvenue. On relèvera la tendance à traiter ces associations comme un idéal-type alors qu’on a un phénomène d’hybridation engendrant des différences dans les interactions sociales.

53 D’autre part il me semble que le rôle des associations composées par les exclus de la communauté civique, étrangers, métèques voire esclaves, est trop négligé. On a l’exemple des orgéons thraces organisant au IVe siècle le culte de Bendis au Pirée, dont le fonctionnement est analysé du point de vue de la cité. L’auteur lui-même signale l’existence d’un réseau cultuel thrace composé de plusieurs communautés (p. 273). Est-ce qu’il ne faudrait pas renverser la problématique et s’interroger sur les forces associatives susceptibles d’entrer en conflit avec la structure civique ? On sait bien que l’idéologie métèque telle qu’elle ressort du corpus Lysiacum, écrit par un métèque, visait à véhiculer la nécessité d’accepter les lois de la cité ; mais cette idéologie est orientée par les conditions de production. On ne peut oublier que la Thrace est un lieu d’esclavage, pourvoyeuse d’esclaves. Un orgéon de Thraces n’est pas neutre dans une polis esclavagiste. On connaît, par des décrets, d’autres groupes agissant en commun, emporoi de Kition pour un droit d’enktesis afin de construire un temple d’Aphrodite, ou encore des Égyptiens pour un temple à Isis. Les autorisations sont signes de contradictions et de tensions. Par exemple la cohésion affichée des démotes appartenant à un même dème, sensible à l’époque classique, n’est-elle pas un facteur d’affaiblissement du monopole idéologique de la polis ? D’autres formes existent à l’époque hellénistique lorsque, comme l’a. le rappelle, on assiste à une mutation des associations devenues plus ouvertes. Déjà, à l’époque classique, ces associations, tout en étant en marge de la communauté civique, ont un rapport au politique. Si l’idéologie civique, dominante dans le sources antiques, surdétermine les analyses de la polis par les historiens, il doit y avoir une idéologie propre à ces réseaux obligés de se situer par rapport aux institutions de la polis.

54 Toutes ces questions montrent l’intérêt de ce travail et la richesse de la problématique retenue. Ce projet ambitieux ne déçoit pas. Sa complexité est traitée avec une érudition et une vigueur convaincantes.

55 Marie-Madeleine MACTOUX

56 Université de Franche-Comté – ISTA (EA 4011)

Déterminismes et empirisme d’une histoire abrégée de l’esclavage romain

[Sandra R. Joshel, Slavery in the Roman World, Cambridge, 2010]

57 Cet ouvrage de 236 pages, publié dans la collection Introduction à la civilisation romaine de la Cambridge University Press, est conçu comme un éclairage panoptique de l’esclavage dans le monde romain. Si d’emblée les éditeurs et l’auteur tiennent à confirmer que l’ouvrage s’adresse, en priorité, à un public de non spécialistes, il est évident que les antiquisants en tireront un grand profit pour leurs réflexions méthodologiques, ne serait-ce qu’en s’interrogeant sur le postulat de l’auteur. En effet, Sandra Joshel affirme, à l’instar des éditeurs, que la société romaine peut être définie comme une société esclavagiste en raison de la présence des esclaves dans toutes les sphères professionnelles et de la vie sociale en général. Toutefois, ne souhaitant pas traiter de la place de l’esclavage dans tous les domaines, l’auteur préfère aborder la réalité de celui-ci à travers un prisme double constitué par la réalité de l’esclavage et la vision qu’en ont les maîtres, puisque le postulat veut que les esclaves n’aient pas d’histoire, au sens où ils ne l’ont pas écrite.

58 En fait, il s’agit, pour Sandra Joshel, de comprendre comment Rome envisageait son propre fonctionnement en tant que société esclavagiste et société à esclaves. L’auteur reprend la définition de « société esclavagiste » qui repose sur une approche quantitativiste et ne retient que cinq sociétés qui auraient eu plus de 20% de la population constituée d’esclaves (Grèce, Rome, États-Unis, Brésil, Caraïbes). Pour Walter Scheidel [8], le nombre d’esclaves représentait au moins 10% de la population de l’empire, soit une estimation basse de six sur soixante millions d’habitants. La population d’esclaves aurait représentée 1 à 1,5 million d’individus sur une population totale de 5 à 6 millions d’habitants soit 20 à 30% avec une répartition très inégale sur son territoire comme sur celui de l’empire [9]. Comme Moses I. Finley le notait : “[…] pour apprécier l’importance des esclaves dans une société, il faut prendre en considération non leur nombre total, qui est assurément assez élevé, mais bien leur situation, et cela dans deux sens : d’abord, qui étaient leurs maîtres ; ensuite, quel rôle ils jouèrent, dans l’économie, certes, mais pas uniquement dans l’économie” [10]. L’esclavage n’est donc qu’une des formes de la dépendance économique et sociale.

59 Sandra Joshel insiste également sur l’esclavage comme institution, dans la mesure où les Romains lui ont donné un cadre juridique, social et culturel suffisamment précis pour que chacun puisse s’y référer par des pratiques, des habitus et une idéologie qui permet une actualisation pratique, métaphorique et idéologique à la fois. Pour l’auteur, la meilleure méthode pour connaître l’« institution », c’est de se plonger dans la société qui pratique l’esclavage et de décrire les comportements des maîtres et des esclaves, par une description analytique des relations de Cicéron et de Tiron par exemple. Sans doute est-ce accorder, par excès positiviste, un grand crédit aux textes juridiques contenus dans les Institutes de Gaius et dans le Digeste sur la description et la normativité juridique relative à l’esclavage. Sandra Joshel appuie son analyse sur la lecture des sources littéraires, juridiques, épigraphiques et matérielle. Ainsi, l’expérience de l’esclavage au sein de l’institution servile est pensée comme la dialectique logique entre macro et microstructures, entre perception du maître et vie de l’esclave, entre rapports hommes/femmes dans une perspective comparatiste et générique, déclinés à travers quatre chapitres : les esclaves dans la société romaine ; le commerce des esclaves ; le comportement et la vision des maîtres ; les esclaves au travail.

60 L’auteur dédie ensuite une réflexion à l’histoire de l’ordre social romain et à l’histoire de l’esclavage en commentant, comme point de départ, la définition de la manumissio à partir du Digeste 1. 1. 4. La définition dans laquelle Ulpien identifie trois catégories de personnes. Le droit naturel (ius naturale) ouvre la voie au droit des gens (ius gentium). De même, si le droit naturel ne connaît que des « hommes », ces derniers selon le ius gentium sont classés en trois groupes : les libres (ingenui), les esclaves (serui) et les affranchis (liberti). Si dans la société romaine, les individus sont distingués par leur statut juridique, bien entendu, le statut social peut modifier la hiérarchie juridique. Un riche affranchi a une position socio-économique bien meilleure qu’un ingenuus issu de la plebs media. Toutefois, les seuls critères économiques ne peuvent rendre compte de la complexité de la réalité sociale où les facteurs socio-économiques sont surdéterminés par des facteurs symboliques et idéologiques qui maintiennent une frontière que les apparences ne peuvent trahir. La richesse littéraire d’un Trimalcion ou l’influence sans doute bien réelle d’un Pallas n’ont pas empêché les sarcasmes d’un Pétrone ou d’un Pline le Jeune qui ne manquent pas de rappeler l’origine servile de ces parvenus. Les modélisations classificatoires ont tendance à écraser la complexité des relations sociales qui se structurent en fonction de rapports de force entre droit, économie, culture… L’argent ne fait pas tout, surtout dans une société d’ordres. Les critères socio-économiques ne peuvent être un critère unique pour expliquer les relations sociales dans l’empire romain.

61 C’est en inversant les paramètres de la définition de la réussite que Sandra Joshel est amenée à accorder une place importante à la perte de l’intégrité, au déshonneur et à l’outrage (iniuria), ensemble de traits qui caractérise la « mort sociale » de l’esclave. L’affranchissement est alors perçu comme une renaissance. Toutefois, cette renaissance est limitée puisqu’ils ne peuvent pas se marier à un membre de l’ordre sénatorial, d’entrer dans l’ordre équestre, dans beaucoup de cités, de participer aux magistratures municipales ou aux assemblées, de servir dans les légions, dans la garde prétorienne ou au sein des cohortes urbaines. Si dès le Ve siècle avant notre ère, il y a une distinction formelle entre esclaves et libres comme l’atteste la loi des XII Tables, l’abolition de l’esclavage pour dettes en 326 av.n.è. marque définitivement la frontière légale entre liberté et dépendance servile. Peu après, sans doute avec les guerres samnites de 343-341, 327-321, 316-304 et 298-290, l’esclavage, du point de vue quantitatif, passe à un esclavage de masse. Les guerres méditerranéennes ne font qu’amplifier le phénomène pour le transformer en « chattel slavery ». Les sources deviennent alors prolixes sur le nombre sans cesse croissant d’individus réduits en esclavage : Tite-Live, 41, 28, 9, rapporte, par exemple, que Tibérius Sempronius Gracchus tua ou réduisit en esclavage 80000 Sardes (voir Festus 3, 4, 2). En 167, le Sénat autorise le sac de 70 cités d’Épire, ce qui conduisit à la réduction en esclavage de 150 000 personnes (Tite-Live, 45, 34, 5). César, en 57, vend 53 000 Atuatuques (BG, 2, 33, 9) parle d’un million de prisonniers en Gaule entre 58 et 51. César, toujours lui, distribuera un captif à chacun de ses soldats (BG, 7, 89, 5). Cicéron, après sa victoire, à la petite bataille de Pindemissum en Cilicie, donnera à ses soldats les objets du pillage mais gardera les prisonniers qu’il vend le 19 décembre 51 pour 120 000 sesterces (Att., 5, 20, 5). De même, dans la deuxième moitié après J.-C., chaque légionnaire possède une chaîne avec des menottes dans son paquetage (cf. l’Arc de Septime Sévère).

62 La conquête et la pacification de l’empire vont donc mécaniquement augmenter le nombre d’esclaves, mais pas seulement de soldats prisonniers, car les flux intègrent de plus en plus des femmes et des enfants lorsqu’ils ne sont pas massacrés (Paus., 7, 16, 8). La répression des révoltes sera aussi une solution ponctuelle pour maintenir un approvisionnement quantitativement important en esclaves. La période impériale, sans renoncer aux approvisionnements massifs lors des guerres et des révoltes, doit cependant trouver des solutions qui permettent des aux importants en favorisant des solutions alternatives.

63 Cependant, en favorisant l’autoreproduction des esclaves, les critères juridiques, socio-économiques et culturels vont progressivement changer de contenu sinon de nature juridique, pénale et sociale. Les mesures assouplissant l’ostracisme des affranchis puis des esclaves, les mesures « humanisant » la condition servile comme l’interdiction de la castration des esclaves pour leur vente, l’assouplissement des peines pénales et l’interdiction des ergastules comme prisons ou la condamnation, par Antonin, des maîtres qui tuent leurs esclaves sans raison ne remettent pas en cause l’esclavage et n’entraînent pas un mouvement ou une pensée abolitionniste malgré un courant s’appuyant sur l’humanitas stoïcienne.

64 Sandra Joshel qui consacre un long chapitre à la vente des esclaves s’appuie sur l’origine des esclaves, notamment à partir de leur nom (Varr., L.L., 8, 21). Pour cela, elle prend l’exemple d’une inscription des FIRA 3, 132 d’un esclave nommé Abbas qui peut, tout aussi bien, être un libre oriental comme une version grecque ou latine d’un nom sémitique. De fait, le nom a peu d’importance pour le vendeur comme pour l’acheteur, puisque le processus de mort sociale conduira à une dépersonnalisation qui passe par le remplacement du nom originel par un surnom. D’ailleurs l’acheteur l’appellera Eutychès, c’est-à-dire « bonne chance ». La question de l’origine des esclaves est d’ailleurs amplement discutée par nos sources comme l’évoquent Varron, RR, 1, 17, 5 ; 2, 10, 4 ; 2, 10, 7 ; Cicéron, Att., 4, 16, 7 ; Martial, 4, 42. Les zones d’approvisionnement sont définies en fonction des compétences recherchées et supposées de certains esclaves, en fonction également des goûts des maîtres (Plin., Ep., 3, 21 ; Plut., Cato, 4, 4, 21, 1 ; Dig. 21, 1, 18, 1 ; 37 ; Varr., RR, 1,17, 3-5 ; 1, 9 ; 2, 10, 4 ; 2, 10, 1-3 et 7 ; Martial, 10, 98, 8-10 ; 4, 42 ; Col, RR, 1, 9 ; Sen., Luc., 9, 59 ; 80, 9 ; Cic., Att., 4, 16, 7) ou tout simplement en fonction des impératifs militaires et commerciaux qui viennent remplacer les approvisionnements italiens qui étaient majoritaires jusqu’à la fin du IVe siècle av.n.è. et qui, à haute époque, avait contribué à une pratique « onomastique » déterminante où le nom du maître au génitif était associé à puer pour signifier l’enfance de l’esclave, comme dans l’exemple toujours repris, y compris par l’auteur de Marcipor (Marcipuer). De fait, le changement de nom fait partie de la mort sociale de l’esclave mais avec des nuances chronologiques importantes comme l’atteste la pratique archaïque de l’intégration dans la famille du maître [11].

65 Le processus de dépersonnalisation historique implique, pour l’auteur, que les esclaves n’aient pas laissé de récit de leur passé à la différence de ce qui se passe aux États-Unis au XIXe siècle [12]. Pourtant, la lecture des propos rapportés par Trimalcion dans le Satiricon de Pétrone ou par Lucius dans l’Âne d’Or d’Apulée qui sont bien sûr ceux d’auteurs libres ou encore une lecture serrée d’Épictète et d’Ésope, par exemple, peut nous laisser entrevoir, sinon les mécanismes d’une pensée servile, du moins sommes-nous en mesure d’approcher un peu leur possible vie à travers le prisme des maîtres.

66 La capture et la vente (Cic., Att., 4, 16, 7) sont sans doute aucun le moyen le plus répandu pour s’approvisionner en esclaves. À un point tel que Florentinus (Dig. 1. 5. 4. 2) pensait que les esclaves sont appelés serui, parce que les généraux qui les vendaient les sauvaient (seruare) plutôt que de les tuer. Pour lui, le terme mancipia répondait à la même logique qui voulait que les Romains aient pris de force aux ennemis les prisonniers dès lors réduits en esclavage (manu capiuntur). La prise de possession des prisonniers se faisait sub hasta ou sub corona et il fallait toucher l’esclave pour valider le iustum dominium (Gaius, Inst., 4, 16 ; Aulu-Gelle, N.A. , 6, 4, 2-3). Si pour le soldat, le captif est d’abord un objet à vendre, pour l’officier et le général c’est d’abord le fruit de sa uirtus. À ce titre les généraux gardent un certain nombre d’esclaves dont les plus précieux pour le triomphe (cf. Tite-Live, 41, 28, 9-10, à propos des 80 000 Sardes faits prisonniers), y compris les élites d’une cité (cf. Polybe, 20, 10, 7-9 sur les Étoliens enchaînés par des colliers de fer).

67 Il faut rappeler que les sources juridiques montrent que le commerce des esclaves se faisait à travers des partenariats entre ceux qui capturaient les esclaves et ceux qui les vendaient (Plaut., Capt., 116-118 ; Cic., Quinct., 24 ; Labeo, Dig. 17. 2. 60. 1), même s’il est difficile d’identifier les marchands d’esclaves, car ce n’était qu’une des multiples facettes de leur activité (Petr., Sat., 76, 6). En tout cas, il est vraisemblable que ceux-ci devaient se réunir dans des collegia, peut-être à proximité du temple de Castor sur le Forum pendant la période républicaine ou près des Saepta Iulia sous le Haut-Empire (Martial, 9, 59) puisque s’y situait un genius uenalicii qui était le génie du marché aux esclaves.

68 L’approche séparée de l’analyse des comportements des maîtres et des esclaves que choisit de mener Sandra Joshel conduit l’auteur à reprendre une vision qui est, à son corps défendant, celle des maîtres, puisque, comme elle le souligne ailleurs dans son ouvrage, les sources écrites sur l’esclavage romain sont produites par les domini, ce qui conduit à donner une image globalement négative des esclaves par la simple citation des informations contenues par les sources. Ce choix méthodologique la conduit à formuler l’hypothèse que la réaction face à la réduction en esclavage passe d’abord par des révoltes collectives, pour évoluer vers des actes individuels isolés ou non qui peuvent laisser croire à une certaine acceptation du phénomène servile y compris par les esclaves, en appuyant sa démonstration sur des exemples emblématiques du discours sénatorial sur sa défiance fondamentale envers les esclaves (Tac., Ann., 14, 42-45 sur l’assassinat de Pedanius Secundus en 61 ou encore sur Plin., Ep., 3, 14, 1 et 3, 14, 5 sur l’assassinat du mauvais maître que fut Larcius Macedo). A contrario, les actes de fuite (cf. par exemple, Apul., Met., 9, 12), ainsi qu’une autre lecture de Tacite, Annales, 14, 42-45 et de Pline, Lettre, 3, 14, 1 et 5, mais aussi les textes « paternalistes » ou « humanistes », selon la valeur que les chercheurs leur accordent, de Sénèque et de Pline le Jeune, par exemple, qui ne cherchent pas à abolir l’esclavage, ouvrent la voie à la condamnation de certaines pratiques comme les ergastules ou les esclaves enchaînés pour le travail (uincti chez Caton, Columelle et Pline le Jeune qui mentionnent cette pratique). Pour Sénèque, comme pour Pline, la description des relations maîtres/esclaves est emblématique des relations sociales prises dans leur ensemble. À la relation maître/esclave, Pline le Jeune adjoint le paradigme empereur/sénateur qui a conduit à l’asservissement de l’ordre sénatorial sous le principat de Domitien. Il justifie l’amélioration de la condition servile sans doute aussi grâce, si l’on peut dire, à l’humiliation qu’a subie le sénat. Pour remédier à la différenciation radicale des relations maîtres/esclaves, Pline le Jeune envisage et décrit sa familia comme une res publica, avec des esclaves membres d’un collegium domestique recueillant les esclaves et les affranchis.

69 En définitive, si l’esclavage est une « institution », c’est aussi une somme d’expériences individuelles. Sandra Joshel souhaite insister sur trois aspects : le rôle des esclaves dans l’économie ; leur place dans la société romaine ; l’impact de l’esclavage sur les valeurs et les attitudes des Romains. Pour elle, les Romains ont une si mauvaise image du travail que nos sources associent toujours les « travailleurs » à des malfrats, qu’ils soient esclaves ou non d’ailleurs. Pour Sénèque (Ben., 3, 22, 1), suivant en cela Cicéron, l’esclave est un perpétuel mercennarius. Tributaire de la confiance portée aux sources agronomiques, Sandra Joshel détermine, notamment par sa lecture de Columelle, trois catégories d’unités de production : la uilla dédié à la monoculture avec une agriculture complantée (grains pour le bétail par exemple), de petites fermes où la polyculture vivrière domine et où les esclaves et des libres cohabitent, et enfin les uillae où la monoculture spécialisée est la seule activité réalisée avec une main-d’œuvre servile majoritaire organisée sur la base d’une division du travail et une standardisation des tâches. Ce postulat s’appuie sur le constat que, si certains esclaves avaient des activités autant urbaines que rurales (actor, atriensis, cellarius, procurator…), d’autres n’avaient qu’une spécialisation agricole (magister operum, magister pecoris, magister singulorum officiorum, monitor, uilicus…). Nous avons également noté que les femmes et les enfants étaient aussi réduits en esclavage, ce qui les conduit à occuper une place, sans doute non négligeable, dans les processus de production généraux et domestiques. De fait, les enfants, à partir de cinq ans (Dig., 7, 7, 6, 1), sont formés à leur futur « métier » et parfois vendus avec leur compétence. Certains grands propriétaires, comme Pline le Jeune (Ep., 7, 27, 13), possédaient un paedagogium, dans lequel ils formaient les jeunes esclaves avec un paedagogus puerorum. Certains maîtres, y compris Pline parfois, se définissent comme dépendants, et pas seulement de manière métaphorique comme le laisse entendre Sandra Joshel, de leurs esclaves au quotidien en raison des services rendus dans la formation et l’acquisition des compétences.

70 Malgré quelques nuances qu’il est nécessaire d’apporter aux démonstrations de Sandra Joshel, il convient de souligner la très grande qualité de synthèse mise en œuvre par l’auteur pour rendre accessible une histoire pluriséculaire.

71 Antonio GONZALES Université de Franche-Comté – ISTA (EA 4011)

La mort en spectacle : uoluptas et laetitia plebis

[Emmanuel Soler et Françoise Thélamon (éds.), Les jeux et les spectacles dans l’empire romain tardif et dans les royaumes barbares, PURH, 2008. Cahiers du GRHis, 19, 2008, 220 p.]

72 L’ouvrage publié sous la direction scientifique d’Emmanuel Soler et de Françoise Thélamon aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre est le résultat des communications prononcées au cours d’une Table ronde en Histoire socio-culturelle. Le volume, présenté ici, contient huit textes, une introduction de Françoise Thélamon et une conclusion d’Emmanuel Soler.

73 Le point de départ de la réflexion qui structure l’ouvrage est la permanance et même un certain renouveau des jeux malgré leur interdiction par une loi de Constantin en 325. Cette loi, si l’on tient compte des diverses démonstrations exposées dans ledit ouvrage, semble avoir été sans grand effet, puisqu’on continue à construire des amphithéâtres et des cirques dans le monde romain au IVe siècle, à Constantinople ou à Rome comme l’atteste la construction du cirque de Maxence sur la uia Appia ou la restauration du Colisée sous Valentinien III (425-450), ceci malgré l’existence de plus de deux cents édifices connus à ce jour.

74 Les spectacles et les jeux apparaissent comme la manifestation et la garantie du consensus omnium ciuium à travers une uoluptas ciuium qui vaudrait à la famille régnante faveur et renommée comme le souligne encore Symmaque, en 384, qui remercie l’empereur d’avoir offert à la uoluptas et à la laetitia plebis le massacre des Sarmates dans l’arène. Les Panégyriques louaient toujours, quelques années plus tôt, la damnatio ad bestias, par Constantin, en 310 des Bructères (Pan. Lat., VII, 12, 3-4) et en 313 des Francs (Pan. Lat., IX, 23, 3-4). C’est donc dans ce cadre de pérennité et de renouveau que s’inscrivent les différents textes de ce volume.

75 Stéphane Benoist [13] insiste sur la centralité des jeux et des spectacles dans l’appréhension et la compréhension de l’homme romain en soulevant des questions identitaires dont l’expression est sans équivalent latin ou grec. À ce titre, l’auteur souhaite faire une mise au point méthodologique sur la sociabilité romaine, réalité complexe que nous nommons Romanitas. Dans la conception augustéenne, et ses prolongements, des cérémonies, il ressort des témoignages disponibles, en particulier des sources épigraphiques, un héritage républicain liant fortement pratiques processionnaires, rites sacrificiels et spectacles. Ce lien, entre ritus, spectacula et religio, est particulièrement manifeste dans la pompa circensis. Le refus, pour les Romains, des gestes rituels est une négation de la religio et est alors qualifié de superstitio.

76 Jean-Pierre Callu [14] mène une étude lexicale, notamment de ludus au pluriel dont il trouve dix-sept occurrences associées à un adjectif qui souligne sa nature administrative ou locale (ludi imperiales, consulares, praetorii, urbani, theatrales) ou accrochées comme complément au génétif pour préciser une position temporelle ou abstraite (editio, functio, cura, solemne).

77 Si le déverbatif editio est attesté trente-deux fois, à l’opposé de ludi, editio, en général, n’est pas affecté d’une surqualification. Jean-Pierre Callu recense quatre praetoria, une Romana, une senatoria et une quaestoria. Les génitifs de définition font de même (deux muneris, un ludorum, une praeturae, une arenae).

78 L’auteur note que, quand « jeux » est remplacé par « fêtes » ou par « spectacles », les substitutions ne semblent pas obéir à une cohérence systématique. En fait, du point de vue lexical, la présence immédiate ou à proximité d’un contexte de synonymie du type ludi, functio, munus, spectaculum, s’avère être fréquemment contraignante, notamment lorsqu’on trouve dans le contexte lexical des verbes comme instare ou propinquare.

79 Pour Jean-Pierre Callu, « quand les Modernes pensent aux jeux, ils privilégient la compétition athlétique, à l’époque de Symmaque, cette appréciation sportive tendait à s’effacer au profit du divertissement » (p. 25). C’est ce qui conduit sans doute à la dualité du signifié de functio dont l’auteur trouve dix-huit occurrences. La lettre 9, 151, pourtant fragmentaire pose la question de cette double signification, puisqu’en effet, il semble bien que le sens de festif soit devenu statistiquement plus important que celui de charge, mission, obligation ou prestation dans ce contexte précis.

80 Emmanuel Soler [15] revient sur le Code Théodosien, recueil de constitutions impériales du IVe siècle et du début du Ve siècle, pour s’intéresser à la signification et à l’organisation des ludi et des munera que Georges Ville définît, aux pages 18 et 19, de La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien [16]. À l’époque impériale, il semble que les ludi soit célébrés pour les natales ou les anniversaires d’élévation à l’empire comme le montre le Calendrier de 354 par exemple. Sous la République, les ludi publici, dont l’archétype est constitué par les ludi Romani, étaient célébrés en septembre pour marquer le retour à la vie civile des soldats. On y trouvait des spectacles variés comme les courses de chars, les ludi circenses, ainsi que des spectacles de théâtre, les ludi theatrales ou scaenici. Les célébrations des ludi sollemnes ou uotiui, édités par des magistrats ou par l’empereur, pouvaient être suivis de spectacles privés. À l’échelle locale, dans les cités, les magistrats et les notables assuraient ces fonctions avec plus ou moins d’entrain au IVe siècle.

81 Le Code Théodosien nous a conservé une série de lois qui montre la volonté impériale de légiférer sur les spectacles pour mieux les encadrer. Les De gladiatoribus (CTh, XV, 12), De imaginibus imperialibus (CTh, XV, 4) et De spectaculis (CTh, XV, 5) sur les représentations impériales, le De Maïuma (CTh, XV, 6) sur la fête orgiastique d’origine sémitique, le De Scaenicis (CTh, XV, 7) sur les acteurs et les actrices, le De expensis ludorum (CTh, XV, 9) sur les dépenses relatives aux jeux, le De equis curalibus (CTh, XV, 10) sur les chevaux de courses de chars, le De usu sellarum (CTh, XV, 13) sur l’utilisation de sièges dans les lieux publics ou encore le De feriis (CTh, II, 8) attestent, certes la richesse du vocabulaire lié aux spectacles, mais surtout soulignent la volonté de l’autorité impériale de mieux contrôler des activités qui concentraient, autour des spectacles, une population nombreuse en effervescence.

82 Emmanuel Soler s’intéresse, plus particulièrement, à deux lois relatives à la gladiature. La loi de Constantin, en 325, ne cite pas le mot munus et les gladiatores cités évoquent, semble-t-il, pour l’auteur, plutôt des condamnés exécutés à midi dans les parodies de combat. Ces meridiani sont de toute façon secondaires par rapport au munus plenum. La loi de Constance et de Julien, en 357, évoque un munus gladiatorium où les gladiateurs sont des auctorati, c’est-à-dire des engagés professionnels. Cette loi vise l’interdiction de l’engagement pour les soldats et ceux qui occupent des charges palatines et démontre la volonté des empereurs d’interdire l’auctoratio, sans condamner les munerarii, ces aristocrates ou notables qui donnent les spectacles de gladiateurs.

83 La christianisation des empereurs conduit progressivement ceux-ci à adopter une attitude distante envers les jeux qui conduisent à la mort d’hommes. Dans la loi XV, 5, 2, datée du 20 mai 386 et qui porte sur un De spectaculis, les empereurs Gratien, Valentinien et Théodose conseillent aux gouverneurs de ne plus participer qu’aux spectacles du matin constitués de venationes. Parfois ces restrictions sont seulement financières comme dans la loi du 25 février 409 contenu dans XV, 9, 2.

84 Les auteurs qui s’intéressent aux spectacles ont d’ailleurs tendance à substituer des synonymes nombreux à munus, ce qui contribue à accroître la confusion à propos du sens que nos sources accordent respectivement aux jeux et aux spectacles. Ainsi Tertullien, à la fin du IIe siècle déjà, dans son De spectaculis utilise munus ou officium comme synonymes. Au milieu du IIIe siècle, Minucius Felix, dans son Octavius (37, 11-12), amalgame ludi et munera. Augustin (Confessions, VI, 20, 11), Rufin d’Aquilée et Servius pratiquent aussi cet amalgame dans une même condamnation des fêtes et des spectacles païens. Les lois De imaginibus imperialibus, XV, 4, 1 de 409 et De expensis ludorum, XV, 9, 2 de 425, dans lesquelles le terme ludi n’apparaît que deux fois, manifestent par cette rareté du vocabulaire lié aux jeux et aux spectacles la tension entre nécessité de célébrer les jeux et le culte impérial, et la tentation d’un adoucissement des jeux. Ceci se traduit par une évolution sémantique qui conduit désormais à parler de ludicrae artes à propos des ludi theatrales ou scaenici (CTh, XV, 6, 2) ou les ludicra ministeria dans les lois De scaenicis de 380-381 afin d’éviter une évocation trop nette de ludus, connoté comme acte éminemment païen. Il en va de même avec la désignation elliptique des courses de chars par la formule sollemna certamen. Les sollemnitates se substituent aux ludi circenses.

85 Cette évolution sémantique est patente, car les ludi circenses étaient précédés de la pompa circensis comme le rappelle fort bien Tertullien dans De spectaculis, 7, 1, 2. Pour les chrétiens, cette pompa est une pompa diaboli. Toutefois, les champs sémantiques peuvent évoluer paradoxalement. Ainsi, les uoluptates associées à Vénus et à Libitina évoluent vers une signification neutre qui est justifiée, dans le Code Théodosien, par leur fonction positive d’arrachement du peuple de la tristitia pour lui offrir de la laetitia par la uoluptas theatrorum et circensium dans CTh XV, 5, 5 daté de 425. C’était déjà ainsi que l’on dissimulait les plaisirs des ludi dans la loi de 380 lorsqu’on trouve le syntagme uoluptates publicae, même si la loi de 395 cherche à supprimer des jours de fêtes considérés comme des sollemnes paganorum superstitionis dies.

86 Françoise Dumasy [17] souligne cette contradiction, sur un point particulier, en s’appuyant sur Salvien et son De gubernatione Dei, VI, 37-39 qui constate que les chrétiens préfèrent se rendre aux jeux publics plutôt qu’à l’église. A l’époque tardive, le succès des jeux païens ne se dément donc pas, dans les provinces occidentales, comme l’atteste l’activité de 115 théâtres, 50 amphithéâtres et 4 cirques en Gaule, malgré les canons IV et V du Concile d’Arles, en 314, qui interdisaient la communion aux theatrici dans l’exercice de leur art. Il ne faut pas non plus oublier que la dernière pièce de théâtre en latin, Querolus, due à un proche du dédicataire Rutilius Namatianus, d’origine gauloise, est jouée entre 414 et 417.

87 L’activité relative aux jeux et aux spectacles reste importante comme l’attestent la construction du cirque de Trèves au IVe siècle (Pan. Lat., VII, 22, 5 ; Augustin, Confessions, 8, 6) et l’activité de Vienne (Ammien Marcellin, XIV, V, 1-5) ou d’Arles où des jeux sont donnés par Constance en 354. En 461, Sidoine Apollinaire (Ep. I, 11, 10) cite des ludi donnés par Majorien. Procope (De bello gothico, III, 33, 5) parle des courses de chars données par les rois francs et, enfin, on peut citer aussi Symmaque (Ep., IX, 20) qui parle des nomades de Camargue et des chevaux qu’il doit acheter pour les courses que son fils doit donner à Rome à l’occasion de sa préture en 401. On observe que la christianisation progressive de la société se heurte du point de vue moral à la uoluptas des habitants de l’empire qui aspire toujours à retrouver les cadres traditionnels de la religiosité païenne dans les thèmes du répertoire théâtral de la fin de l’Antiquité comme le souligne, dans cet ouvrage, la synthèse proposée par Violaine Malineau [18].

88 La persistance des traditions païennes et le goût pour les jeux et les spectacles amènent à s’interroger sur l’efficacité des politiques impériales en matière de contrôle et d’éradication des formes les plus blessantes pour la sensibilité chrétienne. Juan Antonio Jimenez Sanchez [19] s’intéresse à l’action d’Honorius en la matière. Cet empereur, fils cadet de Théodose Ier et d’Aelia Flavia Placilla, revêt la pourpre occidentale en 395, à la mort de son père et sous la tutelle de Stilicon, alors qu’Arcadius est en Orient sous la tutelle de Rufin. Après la querelle avec sa sœur Galla Placidia et l’exil de celle-ci avec Valentinien en Orient, Stilicon est exécuté et les barbares, Suèves, Vandales, Alains et Visigoths pénètrent profondément dans l’empire d’Occident. N’oublions pas qu’Alaric saccagera Rome en 410.

89 Avant 412, il y a une multiplication des jeux pour calmer les mécontentements. On mobilise le tribunus uoluptatum et on rappelle les danseuses et les actrices pour les ludi scaenici. Malgré cela on maintiendra l’interdiction des mariages entre acteurs et auriges ou filles de boulangers, car toutes ces professions qui sont héréditaires sont rassemblées dans des corporations étroitement surveillées.

90 C’est dans ce contexte de tensions internes et externes qu’Honorius et Constance III vont rétablir les jeux du cirque à Trèves alors que l’édifice avait été détruit par les barbares (Salvien, De gubernatione Dei, XVI, 13, 72-76 ; 15, 85-89). De même les anniversaires de l’empereur qui sont célébrés deux fois par an grâce au dies natalis et au dies imperii sont un moyen, grâce aux jeux et aux spectacles, de ressouder les relations de déférence du peuple avec les élites et l’empereur. C’est dans cette perspective qu’Honorius avait rétabli, en 397, l’obligation du cursus honorum et des jeux qui accompagnent chaque étape.

91 On assiste à une grande effervescence édilitaire avec une véritable politique de restauration et de construction d’édifices de spectacles. C’est dans ce contexte qu’est construit le cirque de Ravenne, ville où s’installe la cour en 402. On restaure également le théâtre de Pompée à Rome de 395 à 408 sous l’impulsion d’Honorius et d’Arcadius. Sans doute restaure-t-on aussi le cirque Flaminius en 410 lors de la préfecture de la Ville d’Anicius Glabrio Faustus. On restitue et restaure, peu après, des statues dans le théâtre de Pompée en 418-420, sous la préfecture d’Aurelius Anicius Symmachus. On restitue aussi des statues au théâtre de Marcellus entre 420 et 421. L’empereur favorise également les restaurations dans les provinces comme à Madaure (Africa Proconsularis), à Mérida (Lusitanie, Hispania) montrant ainsi son attachement à un renouveau de la culture des spectacles.

92 Ces mesures sont prises alors que le pouvoir cherche aussi à apaiser l’Eglise avec la possible fermeture des écoles impériales de gladiateurs comme le suggère les Adnotationes ad cyclos Dionysianos. Pourtant ludus à la fin de l’Antiquité semble toujours se confondre avec ludi gladiatorii (SHA, Had., 9, 9 ; Gal., 3, 7 ; Symmaque, Ep., II, 46, 2 ; Servius, Ad Aeneide, VIII, 636). En fait, il semble bien que la suppression des ludi impériaux soit possible parce que les ludi privés continuent et sont encore attestés au début du Ve siècle (Prudence, Contra Symmachum, II, 1094-1095). D’ailleurs le pouvoir s’inquiète, car des gladiateurs deviennent gardes du corps des sénateurs et peuvent contribuer à renverser l’empereur. On conserve en mémoire le souvenir de l’usurpation de Népotien en 350. Pour contrer cette possibilité on exile les gladiateurs qui se mettent au service des sénateurs (CTh, XV, 12, 3).

93 En 409, Honorius franchit une étape majeure dans le processus d’interdiction des jeux impériaux en interdisant, par une loi dictée à Ravenne, l’organisation de jeux le dimanche, même si ce jour est celui du dies imperii (CTh, II, 8, 25). Toutefois, ces interdictions n’empêcheront pas la survivance des spectacles traditionnels dans l’Italie ostrogothique comme le souligne Valérie Fauvinet-Ranson dans sa contribution écrite [20], en s’appuyant sur les Variae de Cassiodore qui condamne les histrions, la superstition et les supercheries des spectacles. De fait, on assiste à un compromis, dans la Rome de Théodoric et de ses successeurs, entre l’interdiction chrétienne des jeux et la tradition de uoluptas recherchée par les Romains. C’est également ce que souligne Christophe Hugoniot [21] à propos des royaumes vandales où les jeux survivent dans les grandes cités entre 439 et 533 sous le contrôle royal qui favorise la continuité des ludi et des uenationes. L’Anthologie Latine (AL, pars 1, 282-370) conserve ainsi les témoignages de Luxorius sous Hildéric (523-530) et Geilimer (530-533) qui vantent les acrobates lors des ludi molles, c’est-à-dire sans gladiateurs. On trouvera une similarité avec les poèmes célébrant les auriges dans l’Anthologie grecque. Les treize poèmes de Luxorius prouvent la survie des spectacles dans le royaume vandale et corroborent ainsi les propos de Procope et de Victor de Vita sur la pratique toujours active des jeux et des spectacles.

94 Les diverses communication proposées dans ce volume démontrent, par des voies différentes, la persistance de la culture païenne et, dans le cadre des jeux et des spectacles, les accommodements nécessaires du christianisme avec des aspects des plus condamnables du point de vue de sa morale. La survivance des jeux, dans la partie orientale, accentue l’impression d’une tradition vivace et que seule la longue durée estompera et sublimera.

95 Antonio GONZALES

96 Université de Franche-Comté – ISTA (EA 4011)


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Date de mise en ligne : 22/07/2012.

https://doi.org/10.3917/dha.372.0255

Notes

  • [1]
    Respectivement : Reliefprogramm religiös-mythologischen Charakters, 1981 ; Assyrische Königsdarstellungen, 1986. Voir encore S. Parpola dans N. Porter dir., One God or Many, 2000, p. 165 sq.
  • [2]
    Voir l’excellente étude des chapiteaux de Samarie ou de Ramat Rachel par R. Schmitt, Bildhafte Herrschaftrepräsentation im eisenzeitlichen Israel, Munster, 2001 (Alter Orient und Altes Testament, 283, M. Dietrich et O. Loretz dir.).
  • [3]
    Voir par exemple F. Briquel-Chatonnet, “Expressions et représentations du pouvoir royal dans le Proche-Orient ouest sémitique ancien”, dans Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité. Actes du colloque d’Angers, 28-29 mai 1999, M. Molin ed., Paris, 2001 p. 133.
  • [4]
    Œdipe, la Sphinx et les Thébains : essai de mythologie iconographique, Rome, 1985 (Institut suisse de Rome, 23), 2 vol.
  • [5]
    “Greeks in the East Mediterranean (South Anatolia, Syria, Egypt)”, dans Greek colonization : an account of Greek colonies and other settlements overseas, G.R. Tsetshhladze éd., Leyde, Boston, 2006, vol. 1.
  • [6]
    Voir ses travaux les plus récents, en particulier : “La revalorización de la Tierra y de la « autoctonía » en las Atenas de los Pisistrátidas : el nacimiento de Erictonio y de Dioniso órfico”, in Gerión, Madrid, 2008, p. 235-254 ; “La situación de las mujeres en las Atenas del S. VI a. C. : ideología y práctica de la ciudadanía”, Gerión, Madrid, 2007, p. 207-214 ; et “La constitución de la religion cívica en Atenas arcaica parte segundo”, ’Ilu Revista de Ciencas de las Religiones, 2005, 10, p. 261-326 et ’Ilu, Revista de Ciencas de las Religiones 11, 2006, p. 237-285.
  • [7]
    Miriam Valdès mentionne les travaux récents sur ce sujet, en particulier ceux de Violaine Sébillotte-Cuchet (Kernos, 18, 2005, « La terre-mère : une lecture par le genre et la rhétorique pâtriotique », p. 203-218 et Sonia Darthou (Kernos, 18, 2005, « Retour à la terre : fin de la geste d’Érechthée », p. 69-83) pour ce qui concerne la question des femmes et du genre.
  • [8]
    Walter Scheidel, “Quantifying the Sources of Slaves in the Early Roman Archaeology”, JRA, supp. 21, 1997.
  • [9]
    Id., “Human Mobility in Roman Italy, I : The Slave Population”, JRS, 95, 2004, p. 1-26.
  • [10]
    Moses I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne (Ancient Slavery and Modern Ideology, London, 1979, p. 80-81), Paris, 1981, p. 105.
  • [11]
    Orlando Patterson, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge, 1982, p. 54-58.
  • [12]
    Voir notre compte rendu de Page duBois, Slavery : antiquity and its legacy, Oxford/New York, 2009, 154 p. paru dans http://bmcr.brynmawr.edu/2010/2010-12-18.html.
  • [13]
    Stéphane Benoist, Spectacles et romanitas, du Principat à l’Empire chrétien, p. 13-22.
  • [14]
    Jean-Pierre Callu, Functio, l’avatar ludique d’après la Correspondance de Symmaque, p. 23-36.
  • [15]
    Emmanuel Soler, Ludi et munera : le vocabulaire des spectacles dans le Code Théodosien, p. 37-68.
  • [16]
    Georges Ville, La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien, Rome, 1981. Voir aussi Id., Comment ont pris fin les combats de gladiateurs, Annales ESC, 1979, 4, p. 651-671 (texte rédigé par Paul Veyne à partir des notes et des documents recueillis par Georges Ville).
  • [17]
    Françoise Dumasy, Les édifices de spectacles dans le paysage urbain de la Gaule tardive, p. 69-88.
  • [18]
    Violaine Malineau, Les thèmes religieux dans les répertoires théâtraux de l’Antiquité tardive, p. 89-122.
  • [19]
    Juan Antonio Jimenez Sanchez, Honorius, un souverain « ludique », p. 123-142.
  • [20]
    Valérie Fauvinet-Ranson, Les spectacles traditionnels dans l’Italie ostrogothique, p. 143-160.
  • [21]
    Chritophe Hugoniot, Les spectacles dans le royaume vandale, p. 161-204.
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