Introduction
1Le placement en famille d’accueil pose de nombreuses questions touchant aux repères familiaux de l’enfant placé. Qu’elles soient récentes ou anciennes, continues ou émaillées de retours dans la famille d’origine, qu’elles concernent des enfants jeunes ou plus âgés, les situations de placement recouvrent une même réalité : des enfants qui vivent dans une autre famille que la leur. En effet, même si son avis peut être considéré lors des audiences, l’enfant placé est le plus souvent « objet » de décisions judiciaires, il ne choisit pas de vivre dans une autre famille que la sienne. Il s’agit d’un enfant en souffrance et/ou en danger qui sera confié à une famille choisie et rémunérée par l’Etat. Ce dernier, par le biais de l’Aide Sociale à l’Enfance, met en œuvre généralement tout le possible pour que les liens avec la famille d’origine soient maintenus.
2A l’occasion d’observations menées au sein de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), la rencontre avec des enfants placés a montré la complexité des questionnements, des attentes et des repères des enfants concernant la notion de « famille ». Quelle peut être la signification de ce mot pour l’enfant placé ? Entre ses parents biologiques, qu’il peut parfois ne pas connaître, et sa famille d’accueil, à quelle famille a-t-il le sentiment d’appartenir ? Ces questions posent indirectement celle du lien, entre l’enfant et ses parents biologiques, mais aussi entre l’enfant et son assistante maternelle et, plus globalement, les membres de sa famille d’accueil.
3Contrairement aux liens de filiation que l’enfant ne choisit pas, les liens d’affiliation sont le reflet d’un processus actif de la part de l’enfant. Ribes (1986) observe que le sentiment d’affiliation familiale et le fait de reconnaître ses géniteurs comme ses parents se construit dès le plus jeune âge, laissant croire que ce sentiment pourrait être quasiment inné. Toutefois, l’auteur précise que ce processus se fait sur une durée et que toute séparation pourrait le perturber ou changer son cours. Il apparaît alors concevable que des enfants placés très jeunes, et ayant vécu plus de temps dans leur famille d’accueil qu’avec leur mère biologique, puissent s’affilier à leur famille d’accueil et considérer leur assistante maternelle comme leur mère. Ainsi, existerait-il une période sensible pour la construction du sentiment d’affiliation ? La présente étude, étayée par deux illustrations cliniques, explore l’influence de l’âge de l’enfant lors du placement sur son sentiment d’affiliation.
Le placement en famille d’accueil
4L’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) est « une action sociale en faveur de l’enfance et des familles » (Lhuillier, 2002, p. 17). Elle a pour buts principaux de mener des actions de prévention en faveur des enfants en difficulté et de leur famille, de les soutenir et de protéger les mineurs en danger. L’ASE dispose de plusieurs moyens pour aider les enfants et leur famille dont l’équilibre est bouleversé. Certains d’entre eux permettent à l’enfant de rester dans son milieu d’origine, d’autres imposent le retrait de l’enfant et son placement dans une institution ou dans une famille d’accueil. David (1989, p. 4) définit le placement familial comme étant « l’accueil permanent d’un enfant, de jour et de nuit, pour quelque durée que ce soit, par une famille rémunérée pour cela qui, pendant toute la durée du placement, assure l’ensemble des soins et l’éducation de l’enfant, sans que celui-ci lui appartienne pour autant ».
5Remarquons que la notion d’appartenance est d’emblée posée et complexe. Le placement de l’enfant intervient lorsque la famille de celui-ci n’est plus capable de lui apporter la sécurité et les soins adaptés, que cela soit pour un court moment ou à plus long terme. Les motifs de ces placements sont le plus souvent la maltraitance physique, sexuelle ou psychologique, situations où, selon Rouyer (1996), l’enfant n’est pas respecté en tant que sujet et individu.
6Cette étude concerne des enfants placés en famille d’accueil, famille au sein de laquelle ils seront accueillis, en particulier, par une femme à qui a été attribué le rôle d’assistante maternelle. Les assistantes maternelles sont employées et rémunérées par le département pour accueillir les enfants pris en charge par l’ASE, après un agrément. Globalement, elles doivent satisfaire trois conditions pour obtenir leur agrément. Elles doivent garantir des conditions d’accueil favorisant le bon développement des mineurs, passer un examen médical et disposer d’un logement en bon état. S’il s’agit du renouvellement de l’agrément, elles doivent de plus avoir suivi une formation (120 heures sur trois ans) (Lhuillier, 2002). Ainsi se définit légalement le rôle de l’assistante maternelle. Mais qu’en est-il sur d’autres plans ? Qu’en est-il au quotidien, dans l’organisation de la famille, sur le plan psychique ou symbolique ?
7Accueillir chez soi un enfant qui n’est pas le sien et dont le statut demeure souvent flou est loin d’être une expérience banale. Aussi, le fait d’avoir comme métier celui d’être une « assistante de la mère » ou une « mère professionnelle » soulève de nombreuses questions touchant aux motivations de ces femmes et aux relations qu’elles entretiennent avec les enfants accueillis et leurs parents d’origine (Gauget, 2001). Comme l’observe Neyrand (2005), le statut actuel ambigu de l’assistante maternelle semble être un effet pervers de l’application du rapport Dupont-Fauville de 1972, Pour la réforme de l’aide sociale : « On passe ainsi globalement de la dépréciation de la famille d’origine et de la survalorisation de la famille d’accueil à la requalification de la famille d’origine et à la professionnalisation de l’assistante maternelle, tout en maintenant l’exclusivité de la bifiliation, c’est-à-dire en continuant à n’autoriser la référence qu’à deux parents (…) la législation la désigne comme auxiliaire de la “ véritable ” mère, biologique et sociale. Elle reconnaît ainsi l’importance de la problématique psychique de l’origine, tout en plaçant la professionnelle ainsi définie au centre d’une injonction contradictoire : aimer l’enfant comme une mère en se pensant comme une professionnelle. »
8Enfin, le placement suppose également que non seulement l’assistante maternelle soit concernée, mais aussi l’ensemble de sa famille (père et fratrie), dont le statut est presque toujours dénié (Neyrand, 2005). Dans la présente réflexion, toutefois, nous nous intéresserons plutôt à la famille d’accueil qu’à l’assistante maternelle ou aux membres de sa famille, dans la mesure où nous envisageons les relations de l’enfant avec ses deux « familles » : famille biologique et famille d’accueil.
Liens de Famille, Liens de Filiation
9Définir la famille est aujourd’hui une tâche peu commode. En effet, la notion de famille est devenue amplement plus complexe ces dernières années au vu des transformations importantes dans la structure familiale et des rôles parentaux, de l’augmentation des parentalités dites « atypiques » (familles monoparentales, élargies ou recomposées ; homoparentalité) et des multiples points de vue à partir desquels on peut l’appréhender.
10Ainsi, selon Décoret (1998), dans une perspective biologique et génétique, une famille est constituée par un homme et une femme conjoints et leur descendance. La famille est parfois aussi définie simplement comme un ensemble d’adultes et d’enfants vivant sous un même toit. Sur le plan affectif, une famille peut comprendre un couple d’adultes et des enfants qu’ils aiment et élèvent. Du point de vue économique, une famille constitue une unité de production et de consommation. Enfin, juridiquement, la famille regroupe des parents et des enfants autour d’obligations et des droits. Ces différents critères ne peuvent s’appliquer à tous les types de famille, et sans doute moins dans le cas des familles d’enfants placés. L’enfant ne vit plus sous le même toit que ses parents, ceux-ci ne l’élèvent plus au quotidien, et c’est un tribunal qui instaure de nouveaux droits et obligations entre parents et enfants. Parfois seul l’aspect affectif subsiste. Nous ne pouvons pas cependant affirmer qu’il ne s’agit plus de la famille de l’enfant ou que la famille d’accueil devient automatiquement sa famille.
11Il est intéressant de remarquer que ces dimensions correspondent de près à celles qui définissent la filiation. En effet, bien plus qu’établir un rapport de descendance, la filiation est à la base même de la formation de la famille. Soulé (1994) définit trois axes de filiation : biologique, narcissique et juridique. Le premier axe désigne le lien entre l’enfant et ceux qui l’ont engendré et lui ont transmis leur patrimoine génétique. La filiation narcissique ou « affective » serait celle qui naît du désir des parents d’établir des échanges affectifs avec leurs enfants qu’ils investissent comme tels dans les relations et soins au quotidien. Enfin, la filiation serait juridique ou instituée au regard du cadre législatif qui pose les liens de parenté, établit la transmission du nom et confère l’autorité parentale avec ses droits et ses devoirs.
12L’élaboration de la filiation de l’enfant placé n’est pas aisée. Elle est souvent incertaine, fragile, voire incohérente. Il existe une dissociation entre les parents biologiques, juridiques et affectifs (Théry, 1998). Pour l’enfant placé, seule la filiation biologique semble être incontestable, les parents biologiques sont bien ceux qui l’ont mis au monde. La filiation juridique, par contre, n’est pas clairement définie chez les enfants placés car, d’une part, les parents biologiques gardent l’autorité parentale mais de l’autre, la loi juge qu’ils ne sont pas de bons parents et confie leur enfant à d’autres parents. Il en résulte que le statut parental des parents biologiques fait « à la fois l’objet d’une reconnaissance officielle et d’une dénégation » (Biarnès, Boucher et Mesnier, 1999, p. 82). Pour ce qui concerne la filiation narcissique, devant l’incapacité des parents, le quotidien éducatif et relationnel sera donné par la famille suppléante, mais les parents biologiques peuvent conserver le versant affectif de cette filiation. En effet, les possibilités d’investissement affectif mutuel par l’enfant, les parents biologiques et la famille d’accueil dépendent largement des particularités entourant le placement : son motif, sa durée, l’âge de l’enfant, la fréquence des visites des parents, et surtout la qualité des échanges relationnels et affectifs établis avec la famille d’accueil et de ceux maintenus ou non avec les parents biologiques. Ainsi, contrairement aux axes biologiques et juridiques, le lien de filiation narcissique dépend aussi des mouvements affectifs de l’enfant (Berger, 1997). Il peut désinvestir ses parents s’il estime qu’ils ne l’aiment pas assez ou qu’ils l’ont trop fait souffrir et s’attacher à la personne qui prend soin de lui, ou il peut considérer l’aide éducative de la mère suppléante sans qu’il ne se crée un lien affectif très fort avec elle.
Au-delà de la filiation : l’affiliation
13A la suite de ces idées, de nombreux auteurs soulignent de plus en plus les aspects symboliques comme fondateurs de la famille et de la filiation. Décoret (1998) propose qu’une famille est formée de personnes qui se considèrent comme faisant partie de la même famille. Dans le même ordre d’idées, pour Luneau et Rambaud (1997) la famille est un réseau, un tissu relationnel où l’appartenance résulte d’un acte symbolique liant les enfants et les parents entre eux. Cette appartenance imposerait une solidarité au sein du groupe familial au profit d’une identité groupale (Rousseaux et Ballas, 2000).
14Faire partie d’une famille ne dépendrait donc plus d’une réalité biologique ou quotidienne, mais plutôt d’une réalité symbolique du sujet que nous appellerons le sentiment d’appartenance, ce qui n’exclut pas le sentiment d’appartenir à la fois à plusieurs familles. En effet, comment se situer entre deux familles ? Cette question est omniprésente et paraît insoluble dans le placement familial : l’enfant « appartient » à des parents qui ne peuvent pas s’occuper de lui mais qui ne l’abandonnent pas non plus. En même temps, l’enfant ne peut pas appartenir à la famille d’accueil (David, 1989). L’enfant placé se trouve aux carrefours de ces notions, entre ses parents biologiques, sa famille d’accueil et le statut que la loi lui attribue. C’est là qu’intervient l’affiliation, le fait de se reconnaître comme appartenant à une lignée, à une famille. L’affiliation est aussi le processus par lequel l’enfant reconnaît ses parents en tant que tels. De Caevel, Kerihuel et Balannec (1997) observent que « le sentiment d’appartenance se place à la jonction entre le réel des chromosomes et symbolique du nom » (p. 94). Dans ce processus, l’enfant n’est plus passif, héritier d’une filiation, mais actif, jouant sur le plan psychique une opération imaginaire et affective nécessaire à son équilibre. Nous pouvons remarquer que cette opération, impliquant donc un mouvement affectif, se rapproche de celle réalisée par l’enfant lorsque l’on considère l’axe narcissique de la filiation.
15Peille (1997) souligne que l’appartenance s’établit à partir de la mutualité des rapports entre les membres de la famille et de la conscience que l’enfant acquiert progressivement que « les » parents sont « ses » parents. Ainsi, « le sentiment d’appartenance germine mieux dans l’histoire quotidienne que dans l’hérédité biologique » (Cyrulnik, cité par Ben Soussan, 2001, p. 35). Villerbu (1997) remarque que la famille d’accueil pourrait être un lieu où l’enfant pourrait se poser et penser ses origines. Contrairement à l’enfant vivant dans sa famille d’origine, l’enfant placé est confronté à la fois à ses parents biologiques reconnus défaillants et à des « parents » de substitution « experts ». Toutefois, si l’enfant placé est confronté à un choix affiliatif, les décisions de justice altèrent sa liberté de choix. En effet, des auteurs observent que « ce statut ne laisse pas de place à l’enfant (…) sa vie ne lui appartient pas (…) elle appartient à des décideurs qui jugent de ce qui est bien pour lui » (Aussenberg, 1996, p. 18), ou encore que « de tous les opprimés doués de parole, les enfants sont les plus muets » (Rochefort, cité par Lani, 1984, p. 22).
16Différents scénarii illustrent la difficulté de l’enfant à se situer dans cette situation. Certains enfants placés peuvent idéaliser leurs parents absents comme l’on peut idéaliser un mort. Ces enfants estiment que leurs parents ne sont nullement responsables de ce qui leur arrive et toute parole des parents aura bien plus d’impact que celle de n’importe qui (Berger, 1997). L’idéalisation de leurs parents rendue possible par le déni de leurs défaillances fait que ces enfants souffrent beaucoup de la séparation. A son tour, le fait que cette séparation ne soit pas définitive ni irréversible confine l’enfant à une situation incertaine, un véritable flou familial et affectif. L’illusion tenace de retrouvailles rend difficile le désinvestissement des parents biologiques et entraîne presque une interdiction d’entrer dans une autre relation (Peille, 1997). « Aimer l’un c’est comme tuer l’autre » (Berger, 1997, p. 14), l’enfant se retrouve en proie à une ambivalence et à une culpabilité déchirante (Lani, 1984). Lorsque la situation précédant le placement, la fréquence et la tenue des visites ne reflètent aucun intérêt des parents pour l’enfant, il est concevable que l’enfant veuille se dégager de ces imagos parentales défaillantes. Certains auteurs admettent alors que l’enfant doit pouvoir accepter le fait que ces parents l’ont rejeté et « l’acceptation de cette réalité lui permettrait de les rejeter à son tour et de se libérer pour pouvoir accepter d’autres parents plus aimants » (Rentuik, cité par Lani, 1984, p. 193). Toutefois, cette optique est très peu considérée car il régnerait actuellement ce que Berger (1997) nomme «l’idéologie du biologique », une autre conséquence du rapport Dupont-Fauville déjà évoqué. Cette idéologie défend que le maintien du lien physique réel entre l’enfant et ses parents serait une valeur sûre et intouchable, presque « sacrée ». Les intervenants sociaux et judiciaires prendraient en compte davantage la douleur des parents et l’idée de l’importance du lien enfant-parents biologiques plutôt que l’intérêt de l’enfant (Bass et Pellé, 2002). Or, rappelons qu’il n’y a pas de lien en soi, puisque « ce sont les expériences mutuelles quotidiennes, les échanges, les conflits et les ambivalences qui feront le creuset de ce sentiment d’appartenance et non la filiation biologique » (Peille, 1997, p. 16).
17Ainsi, Pellé (2002) remarque que « l’enfant placé restera celui de l’entre-deux » (p. 67). Il n’est pas alors surprenant d’observer que cette situation est en miroir avec la double contrainte imposée à la famille d’accueil. La loi lui demande d’accueillir un enfant au quotidien, de s’occuper de lui, de lui prodiguer de l’affection pour qu’il puisse se sentir à l’aise et développer son affectivité mais lui ordonne de « ne pas trop s’y attacher ». Comment ne pas penser ici à une injonction paradoxale, une double contrainte, qui incite les protagonistes à faire tout et son contraire ? (Cébula, et al., 2000). Pourtant, le besoin d’affiliation, de se sentir attaché et d’y appartenir, serait un des piliers sur lesquels se construit le psychisme de l’enfant et se fonde son identité. Cyrulnik (1989) observe que l’absence d’affiliation aurait des conséquences très néfastes pour la construction identitaire de l’enfant puisque « l’enfant de personne c’est presque personne » (p. 272). Pour Cyrulnik, l’identification serait rétrospective, « on sait qui l’on est en regardant d’où l’on vient » (p. 275). De plus, le sentiment d’appartenance procurerait un apaisement, un sentiment de sécurité : « Je sais d’où je suis, de qui je suis » (p. 278). Enfin, le besoin d’affiliation serait d’autant plus fort chez l’enfant sans famille : « Rien ne renforce plus le désir de famille que le manque de famille, le désir de lien que l’absence de lien » (p. 300). A ce sujet, Biarnès, Boucher et Mesnier (1999, p. 16) évoquent la notion de génogramme imaginaire, opération mentale de reconstruction de l’appartenance familiale : « la filiation pour un enfant, ce n’est pas savoir qui est son père, qui est sa mère, ses grands-parents, etc., mais c’est surtout avoir les moyens de reconstruire, même fantasmatiquement, le lien qui le situe dans son passé familial ».
18Abraham Maslow, en 1956 (cité par Savourey-Alezra, 2002), a tenté de déterminer quels étaient les besoins essentiels à l’être humain, par ordre d’importance et d’apparition dans la vie, pour les faire figurer dans une pyramide. Les besoins physiologiques en constituent la base. Ils doivent obligatoirement être satisfaits pour permettre la survie de l’individu. En deuxième position figure le besoin de sécurité, c’est-à-dire de se sentir à l’abri des dangers, des menaces et des privations, tant morales que matérielles. Notons au passage que ce besoin n’est plus assuré dans les cas de maltraitance, où l’enfant ne peut pas compter sur un cadre protecteur. Ensuite viennent précisément les besoins sociaux d’appartenance, dont le lieu privilégié serait la famille. Le sentiment d’appartenir à sa famille devrait permettre à l’enfant d’explorer d’autres environnements et de s’y intégrer. D’autres lieux étaient également envisageables pour développer ce sentiment, et il citait l’école et le groupe de pairs. Dès lors, pourquoi ne pas envisager la famille d’accueil comme un autre lieu privilégié pour construire ce sentiment d’appartenance à un groupe ? La famille d’accueil deviendrait un espace affectivement chargé dans lequel l’enfant pourrait se développer en satisfaisant ses besoins fondamentaux, notamment celui d’appartenance.
19Chapon-Crouzet (2005a), partant de la notion de « suppléance familiale » (Durning, 1985), montre que celle-ci peut se faire à des degrés variés et en fonction de la situation de chaque enfant : elle serait substitutive lorsqu’elle caractérise une substitution de la famille d’origine par la famille d’accueil lors d’un placement de longue durée ; partagée si elle se présente comme une double affiliation, qui se construit en fonction du présent en tenant compte du passé ; investie lorsqu’elle s’oriente vers un soutien à la parentalité d’origine et une intervention ponctuelle de la famille d’accueil ; et enfin incertaine dans une situation de placement en attente et d’un enfant isolé affectivement. Dans cette diversité, l’auteur plaide pour la pluralité possible des investissements affectifs entre la famille d’accueil et l’enfant placé.
Affiliation et attachement
20Ces remarques évoquent également la question du lien affectif. En effet, pour comprendre ce qui se joue lors des séparations, il convient de s’intéresser au lien qui attache l’enfant à la figure maternelle, tel qu’il a été étudié par Bowlby (1978). Soulignons d’emblée que, pour cet auteur, la « figure maternelle » n’est pas nécessairement la mère biologique mais la personne qui donne les soins maternels à l’enfant et à laquelle il s’attache. Cette personne serait donc plutôt une « figure d’attachement ». Par ailleurs, la théorie de l’attachement montre bien que le lien à l’autre est un besoin primaire, indépendant de la satisfaction d’un besoin physiologique et ne résultant pas d’un apprentissage ni d’un étayage (Zazzo, 1991). Ainsi, le besoin de s’attacher serait tout aussi primaire et fondamental que celui d’assouvir sa faim.
21Bowlby (1978) a montré que l’attachement se développe dès la naissance, mais la personne à laquelle le bébé s’attacherait ne serait donc pas obligatoirement la mère biologique. L’attachement à une personne donnée serait plutôt déterminé par les interactions entre adulte et enfant (Décoret, 1998). Les expériences quotidiennes, les échanges, les interactions répétées et même les conflits seraient déterminants pour faire naître l’attachement tout comme l’affiliation, bien plus que la filiation biologique. Cette relation dans la continuité permettrait à l’appartenance réciproque et à l’attachement de se construire. L’adoption en serait le meilleur exemple : ce n’est pas la filiation biologique qui prime, mais bien la filiation narcissique qui engendre à la fois l’attachement et le sentiment d’appartenance à une famille (Peille, 1997).
22Bowlby (1978) décrit le processus de formation du lien d’attachement en l’échelonnant autour des premières années de vie de l’enfant. Dès quatre mois, l’enfant répond différemment à sa mère par rapport aux autres membres de la famille. A partir de 18 semaines, l’enfant dirige préférentiellement son regard vers les yeux de sa mère et s’oriente vers elle lorsqu’il est tenu par quelqu’un d’autre. Vers huit mois, l’enfant va s’enfuir vers sa mère plutôt que vers toute autre personne en cas de stimulus alarmant. Bien d’autres comportements qui témoignent du lien progressif de l’enfant à sa figure d’attachement sont repérables et décrits par Bowlby.
23Si l’attachement se construit principalement au cours de la première année de vie, il se développe et se complexifie pendant la seconde et la troisième années de l’enfant, notamment grâce à « l’accroissement de l’éventail perceptuel de l’enfant et de sa capacité à comprendre les événements du monde qui l’entoure » (Bowlby, 1978, p. 279). Un changement se produit à la fin de la troisième année, les enfants acceptant bien mieux l’absence temporaire de leur mère. Ce changement pourrait donner à penser qu’à cet âge, un certain seuil de maturation est atteint.
24Bowlby a également observé que certains enfants mettaient plus de temps à s’attacher que d’autres. Par exemple, le comportement d’attachement dirigé différentiellement, qui apparaît généralement autour de 9 mois, pourrait se manifester chez certains durant la seconde année. Les enfants ayant reçu peu de stimulation sociale provenant de la personne qui les garde seraient les plus touchés par ce retard à s’attacher. Les mères de ces enfants leur pourvoiraient des soins en moins grande quantité, surtout au niveau des interactions sociales. Ces interactions seraient plus importantes pour le développement de l’attachement que les simples soins de routine.
25Ces références à Bowlby nous amènent à notre choix des trois premières années de l’enfant comme limite d’âge fixée dans ce travail. Si cette période semble capitale pour le développement de l’attachement, le serait-elle également pour le sentiment d’affiliation ? Qu’en serait-il pour les enfants dont les interactions précoces ont pu être perturbées comme dans le cas d’enfants placés ?
26Ainsi, dans cet article, nous explorons la notion selon laquelle le sentiment d’affiliation ou d’appartenance familiale serait un élément fondateur du sentiment de sécurité et de l’identité de l’enfant qui évoluerait en parallèle avec les relations d’attachement. Partant du principe que les trois premières années de l’enfant sont constitutives de ces relations d’objet privilégiées tout comme du sentiment d’affiliation, un enfant placé en famille d’accueil précocement, avant l’âge de trois ans, aurait tendance à s’affilier à sa famille d’accueil plutôt qu’à sa famille biologique. A l’inverse, un enfant placé après la petite enfance aurait plutôt tendance à s’affilier à sa famille d’origine.
Illustrations Cliniques
Cadre de l’étude
27La présente réflexion a eu pour point de départ des observations réalisées à l’Unité Territoriale de Prévention et d’Action Sociale d’Hazebrouck (Nord) auprès d’une trentaine enfants, sur une durée d’un an. Nous avons choisi de rapporter ici deux illustrations cliniques qui semblent bien met-
28tre en évidence la problématique de l’affiliation chez les enfants placés. Il s’agit de deux filles que nous appellerons Marine et Audrey, âgées de 11 et 12 ans respectivement. Marine est scolarisée en classe de CM2 et placée en famille d’accueil depuis l’âge de 5 mois. Certains de ses frères et sœurs sont également placés, mais dans différentes familles d’accueil. Audrey est scolarisée en classe de 6e et placée avec sa sœur aînée en famille d’accueil depuis trois ans. A l’occasion de cette recherche, toutes les deux rencontraient périodiquement la psychologue de l’ASE pour des difficultés liées au vécu de leur placement.
Outils d’observation
29Quatre outils ont été utilisés afin d’explorer notre question d’étude : le test du dessin de la famille (selon l’approche de Jourdan-Ionescu et Lachance, 1997), le Children Apperception Test (CAT, analysé selon Boekholt, 1993), l’entretien clinique et l’étude du dossier social.
30Les entretiens cliniques ont été réalisés afin d’approfondir l’étude de la problématique psychologique de l’enfant par rapport à sa situation familiale. Bien qu’ayant été libres d’aborder des sujets annexes, les enfants étaient invités à s’exprimer à propos de la composition de leur famille biologique et de leur famille d’accueil, des relations qu’ils entretenaient avec ces deux familles, la façon dont ils ont vécu et vivaient leur placement et les souvenirs qui s’y rapportaient, comment se situaient-ils par rapport à ces deux groupes familiaux et enfin, comment se projetaient-ils dans l’avenir sur le plan familial. Plus que l’analyse de leur situation dans la réalité, nous avons privilégié la prise en compte de la dimension subjective du vécu de chaque enfant. Les entretiens ont été enregistrés.
31Afin d’enrichir notre compréhension de la situation particulière de chaque enfant, nous avons pu avoir accès à leur dossier social. Celui-ci nous a fourni une présentation complète de la situation familiale passée et actuelle de chaque enfant, notamment des raisons qui ont motivé son placement. Les dossiers nous ont également fourni des pistes de réflexion à partir de la comparaison des informations contenues dans les dossiers et de la réalité subjective rapportée par chaque enfant. Afin de préserver la confidentialité de chaque situation et de ne pas nous étendre dans cette présentation, les résultats issus de ces analyses seront ici présentés de façon résumée.
Procédure
32Les enfants ont été rencontrés à deux reprises à la Direction Territoriale d’Hazebrouck avant le début de la recherche proprement dite. Ces rencontres visaient à leur exposer notre démarche ainsi qu’à obtenir leur accord de participation dans l’étude, dont le but était de mieux comprendre le vécu des enfants placés en famille d’accueil. Il leur a été précisé que plusieurs rencontres seraient nécessaires, que cela ne consisterait en aucun cas en un travail de type scolaire et que nos rencontres n’auraient aucune incidence sur leur situation de placement, étant donné que nous n’étions pas des intervenants du placement familial. De plus, les enfants ont été assurés de l’anonymat de toutes les données les concernant. Ainsi, des détails de leurs histoires personnelles et de leurs propos ont été modifiés ou supprimés dans les illustrations qui suivent. Les prénoms sont fictifs. Suivant leurs disponibilités en dehors des temps scolaires, trois rencontres étaient fixées. La première était consacrée au dessin de la famille, laissant le reste du temps au jeu ou à l’entretien libre. La seconde séance était consacrée à la passation du CAT, suivi également d’un temps d’entretien libre. Enfin, la dernière séance fut consacrée à l’entretien clinique semi-directif. La consultation du dossier social de l’enfant ne se fit pas en sa présence.
Illustration clinique 1 : Marine
Etude du dossier social
33Marine est issue d’une famille d’origine gitane, vivant sédentairement dans un camp de nomades depuis plusieurs années. C’est dans ces conditions précaires que Marine a vécu ses premiers mois. Un placement d’urgence, quand elle était âgée de cinq mois, l’a conduite à vivre chez Madame B. Soulignons dès à présent l’âge précoce de l’enfant lors de ce placement. Elle a été retirée à ses parents pour carence de soins massive. Marine était régulièrement laissée seule ou en compagnie d’enfants dans la saleté, sans les soins que nécessite une enfant de cet âge. Elle a une sœur et deux frères aînés, Bryan et Christopher, tous les trois placés en même temps qu’elle, mais dans des familles d’accueil différentes. Sa sœur, 19 ans, est aujourd’hui retournée avec son père dans le camp de nomades, elle serait enceinte de deux mois d’un « manouche », selon les termes de Marine. Ses frères sont encore confiés au service de l’ASE. Les parents de Marine sont séparés, et ont tous les deux refait leur vie avec de nouveaux compagnons. Ils ont eu chacun d’autres enfants, à un tel rythme que Marine, qui en a perdu le compte, accueille chaque annonce de nouvelle naissance par un « Encore ! ». Les visites avec les parents sont autorisées, mais les parents les honorent de manière très irrégulière. Marine n’a pas vu sa mère depuis un an et demi et son père depuis plus de six mois. Marine n’a jamais changé de placement, elle vit chez la famille B. depuis maintenant 10 ans et demi. La famille B. a trois enfants plus âgés que Marine : Baptiste, Alain et Fanny, déjà maman. Madame B. a de plus la garde d’autres enfants confiés par l’ASE : Aurélie et Jordan, plus jeunes, et Marie, du même âge que Marine, arrivée tout récemment dans la famille. Marine appelle Monsieur et Madame B. « papa » et « maman ». Tous les autres enfants placés dans cette famille les appellent « tonton » et « tata ». Marine a déjà émis le souhait d’être adoptée par les B., mais cela n’est pas possible légalement.
Dessin de la famille
34Marine montre dans son dessin un net sentiment d’affiliation à sa famille d’accueil. En réponse à la consigne « Dessine ta famille », c’est bien celle de son assistante maternelle qu’elle représente. Marine représente sur ce dessin cinq personnages. Elle se dessine en premier, à l’âge de trois ans, élément allant dans le sens d’une valorisation narcissique associée à un désir de régression. Elle dessine à la suite, de gauche à droite, Baptiste, à 5 ans, son papa Marc et sa maman Brigitte. Elle ajoutera aussi Alain tout à droite, dont elle ne dessine que le buste avec en dessous un carré représentant le magasin où il travaille. Le personnage dessiné avec le plus de soin est elle-même, tant au niveau des traits du visage que des détails des vêtements. Ces détails prennent le sens d’une valorisation narcissique, qui coïncide bien avec le fait de se dessiner en premier. La différence des sexes est bien posée, avec la jupe et les talons des personnages féminins, sans exagération. Le père est légèrement plus grand que la mère, sans disproportion. Cela peut évoquer la puissance paternelle. Le frère aîné représenté partiellement tout à droite peut ainsi être plus tourné vers l’avenir, étant donné son statut de jeune adulte presque indépendant, qui a déjà un travail. C’est à lui que s’identifie Marine, car « il s’occupe des jouets à son travail ». Le plus heureux sur ce dessin est « la petite souris dans son trou qui se cache ». Marine élude la question qui fait appel à un ressenti, à une attribution d’émotions, et utilise une pirouette. Dans le dessin de Marine cohabitent les désirs de régression, elle se représente à 3 ans, et d’autonomisation, avec l’identification à un jeune adulte qui lui-même s’autonomise. Ces désirs contradictoires semblent tout à fait légitimes à l’entrée de l’adolescence, où cette problématique dominera. Ce dessin témoigne du sentiment d’appartenance à la famille d’accueil, ainsi que d’une ambivalence entre désirs de grandir et de redevenir petite.
CAT
35Marine est très en retrait lors de cette épreuve, en témoigne le faible nombre de réponses données, et la grande quantité de procédés de restriction, notamment un « C’est tout » venant ponctuer la fin de chaque planche. Toute tentative d’intervention dans un but d’étayage est ignorée, et ne permet pas l’élaboration d’un récit plus riche. Ce protocole, très restrictif, ne présente pas de désorganisation syntaxique. Le vocabulaire est simple mais correct. Le retrait se manifeste aussi sur le plan corporel. Ce manque d’implication se traduit également dans l’utilisation de procédés d’évitement et d’accrochage à la réalité externe. Les relations entre personnages sont rares et chargées d’agressivité, surtout vis-à-vis de l’image maternelle, avec un vécu de crainte de perte d’objet. Ainsi, lorsque la mère est mise en scène, c’est sur un mode peu gratifiant. Cette maman ne distribuerait que de la « crème glacée » à ses petits, ne pouvant les satisfaire. Les mouvements affectifs les plus violents sont contrôlés avec quelques scotomes et tendances à la fausse perception, cependant très rares. A une planche sollicitant les représentations de relation à la figure maternelle, Marine voit « un kangourou qui renverse sa mère », limite de la fausse perception. On peut noter ici le débordement des pulsions agressives. Puis, le retour à une description adaptée peut se faire, avec la mise en place d’une activité socialisée de groupe, un pique-nique. Marine montre des défenses adaptées qui cèdent cependant à l’évocation des relations familiales. En particulier, une planche mettant en scène la famille fait tomber les défenses habituelles de Marine. D’un temps de latence important on passe à une réponse immédiate, et de la restriction on passe à une production spontanée et abondante. Marine identifie sa famille à celle représentée sur la planche, une famille de singes. « C’est la période préhistorique », « C’est ma famille », dit-elle, dévalorisant ainsi sa famille biologique. Marine nous parle vraisemblablement de sa « pré-histoire », de son histoire avant son placement. Marine semble ainsi beaucoup souffrir dans sa relation avec sa mère biologique et l’ensemble de sa famille naturelle, dans un contexte de quasi abandon par celles-ci. Toutefois, l’absence de signes de désorganisation, ainsi que l’utilisation à bon escient des différents mécanismes de défense suggèrent que Marine a pu vivre des expériences suffisamment bonnes pour se structurer correctement, de manière cohérente et adaptée, pendant son placement.
Entretien
36L’entretien avec Marine se déroule de manière beaucoup plus détendue que la passation du CAT, très restrictive. Marine est plutôt volubile quand il s’agit de parler de sa famille d’accueil. Elle nous dira d’ailleurs clairement que pour elle, sa famille est sa famille d’accueil. Elle explique son placement par le fait que sa mère l’ait abandonnée. Elle se souvient de moments heureux de son enfance. Sa vie actuelle chez Monsieur et Madame B. est selon ses dires heureuse. On ressent chez Marine un attachement net à sa famille d’accueil, elle appelle d’ailleurs papa et maman ses parents d’accueil. Quand on lui demande qui est sa famille, elle cite les membres de sa famille d’accueil. Marine possède un statut particulier par rapport aux autres enfants accueillis, elle se considère comme une véritable fille de la famille. Marine garde des contacts avec ses frères biologiques. Elle n’a pas vu sa mère biologique depuis un an et demi et son père depuis 6 mois environ. Elle tourne cela en dérision, mais on sent tout de même une souffrance derrière ses propos, souffrance d’avoir été abandonnée. Sa définition de la famille est à ce propos très intéressante. Pour elle, une famille « c’est quelqu’un qui n’abandonne pas ». Marine confirme qu’elle a réellement trouvé sa famille dans sa famille d’accueil quand elle nous parle spontanément en fin d’entretien des qualités de cette famille, dans laquelle on reçoit ce dont on a besoin, des biens matériels comme de l’affection. On n’est pas « abandonné », laissé sans soin, comme ce qu’elle a vécu quand elle était bébé. Marine utilise la dérision quand nous lui poserons une question qui la gêne plus : ce qu’elle aimerait changer dans sa vie ? Sa réponse sera que le chanteur « X » (elle évoque ici le nom d’un jeune chanteur américain assez connu) devienne son père. La fin de la séance étant libre, Marine se mettra spontanément à écrire un poème qu’elle a inventé, inspiré ici encore par une chanson de son idole, à qui elle s’identifie beaucoup. Ce poème est destiné à sa mère biologique, dans lequel elle crache sa haine vis-à-vis de cette mère qui l’a abandonnée. Cette haine semble reliée chez Marine au fait que sa mère ne l’ait jamais nettement abandonnée, ce qui lui permettrait d’être réellement adoptée par sa famille d’accueil. Elle semble encombrée de ce fardeau, de ces parents qui sont censés venir la voir et qui toujours la déçoivent. Même si Marine est attachée à sa famille d’accueil, sans ambiguïté, elle n’oublie pas d’où elle vient.
Synthèse
37A travers son dessin de la famille et pendant l’entretien, elle a montré une nette affiliation à sa famille d’accueil, les dessinant pour représenter sa « famille », et les citant quand on lui demande qui est pour elle sa famille. Ces réponses se font à un niveau conscient. Le test projectif que nous avons utilisé, le CAT, a été appréhendé sur un mode très défensif et restrictif. Malgré cela, Marine montre beaucoup de haine vis-à-vis de l’image maternelle. Cet élément transparaît aussi dans le poème qu’elle a rédigé pour sa mère biologique, dans lequel elle l’insulte et lui crie sa haine et son dégoût. Il apparaît là un « lien » de haine. Comment alors expliquer que, bien qu’attachée à sa famille d’accueil et totalement investie affectivement par elle, Marine ressente de tels sentiments de haine vis-à-vis de sa mère biologique ? Il est possible qu’à l’approche de l’adolescence, la problématique d’abandon réémerge chez elle, avec un questionnement sur le pourquoi de cet abandon quasi total par la mère. Il faut cependant noter que les mécanismes de défense mis en place par Marine sont bien adaptés aux situations cliniques et ne passent pas par la désorganisation du discours. Nous pouvons même nous demander dans quelle mesure cet évitement et cette restriction ne sont pas ceux que Marine a pu utiliser toute petite lorsqu’elle était victime de carence de soins, pour laquelle elle a été placée. L’enfant victime de maltraitance peut développer des conduites d’évitement par rapport au parent maltraitant. L’utilisation de l’évitement et de la restriction par Marine pourrait être un héritier de son vécu précoce de solitude.
Illustration clinique 2 : Audrey
Etude du dossier social
38Audrey, 12 ans, est la dernière d’une fratrie de sept enfants, cinq garçons, aujourd’hui adultes, et une fille de 15 ans, Chloé. Ses parents sont alcooliques, ils se disputent fréquemment, et son père a souvent des comportements violents vis-à-vis de sa mère. Les enfants subissent aussi cette maltraitance physique, et la famille a bénéficié par le passé de nombreuses mesures d’AEMO. La maman d’Audrey souffre actuellement d’un cancer du sein qui nécessite de nombreuses hospitalisations et qui la fragilise beaucoup. Lorsqu’Audrey avait 7 ans, elle a été placée avec sa sœur Chloé dans la même maison de l’enfance, à cause de la violence des parents et de leur incapacité à prendre soin d’elle. C’est au cours de ce placement que Chloé a révélé des abus sexuels de la part de son père. Ces abus ont été reconnus par la justice et le père a fait de la prison pour cela. Il en est aujourd’hui sorti. Audrey n’a rien révélé, mais de fortes présomptions existent concernant des abus qu’elle aurait pu subir. Elle aurait au moins assisté à des scènes de nature sexuelle. Alors qu’elle avait 11 ans, Audrey et sa sœur Chloé ont été placées chez une assistante maternelle. Les parents d’Audrey sont aujourd’hui en instance de divorce. L’assistante maternelle d’Audrey, Madame P., a deux fils de 24 ans, des jumeaux, Dominique et Francis, qui vivent encore au domicile familial. Audrey appelle Monsieur et Madame P. « tonton » et « tata ».
Dessin de la famille
39Audrey ne dessinera pas tous ses frères, le justifiant par le fait qu’elle n’aurait pas assez de place. Ses frères, absents graphiquement, le sont aussi réellement pour elle qui ne les a pas vus depuis le début de son placement. Audrey dessinera ses parents biologiques, sa sœur et elle-même en réponse à notre consigne. Elle y ajoutera son chien, entravé d’une chaîne, qui le relie à sa grande sœur. C’est un animal auquel Audrey tient beaucoup, donné par son père. On peut ainsi se demander ce qui lie Chloé à son passé et indirectement à son père. Audrey s’identifie aussi à sa mère et en valorise le personnage, dessiné avec beaucoup de soin. Plus que la composition de la famille elle-même, révélatrice du sentiment d’affiliation d’Audrey, les postures et les détails sont très intéressants. Un lourd ballon est représenté au-dessus de la tête des filles, comme une menace qui pèserait sur elles. Les personnages féminins sont extrêmement sexualisés, avec une insistance sur les seins, le nombril et le pubis. Le père est également représenté sans mains, ce qui peut évoquer la culpabilité d’ordre sexuel. Tous ces éléments vont dans le sens d’une grande érotisation des relations familiales. Audrey semble ici nous montrer une affiliation à sa famille biologique, à la structure toutefois modifiée par la situation de placement.
CAT
40Audrey est souriante et participante, avec une tendance à utiliser la motricité et le corps pour entrer en relation. Ainsi, elle bouge beaucoup sur sa chaise, fait des mimiques, rit bruyamment. L’étayage du clinicien lui permet le plus souvent de trouver une issue à la planche. Le langage est très simple, avec énormément de fautes de syntaxe et des expressions patoisantes. Audrey a l’air de vouloir paraître plus âgée, en particulier à travers sa façon de se vêtir, ce qui contraste avec une attitude parfois enfantine et un langage peu élaboré pour son âge. Les procédés utilisés par Audrey sont très variés. Le recours massif à l’évitement et l’inhibition, associé à l’accrochage au cadre, est signe de pauvreté de la vie fantasmatique. La quantité de la production contraste avec la relative pauvreté du contenu, émaillé de nombreuses répétitions. De multiples recours à la motricité servent de décharge à l’énergie pulsionnelle. On note de nombreuses mises en scène de personnages, élément rassurant quant à la vie psychique d’Audrey. Néanmoins, ces interactions revêtent le plus souvent un caractère érotisé, en particulier lors des sollicitations mettant en scène la famille. Ainsi, dans une de ses mises en scène, les enfants réclament une place dans le lit de leurs parents : « Ben ils ont demandé pour aller dans le même lit ». L’agressivité y est dans la plupart des cas associée, avec des signes de désorganisation : « Leur bébé il est toujours à l’écart, alors que les parents y sont toujours collés à deux, et puis le bébé il est à l’écart ». Les troubles de la syntaxe sont fréquents. Les affects sont relativement peu exprimés de façon élaborée, mais plutôt à travers le corps, notamment grâce au procédé de traduction corporelle de l’affect et au recours aux qualités sensorielles du matériel : « Et y’aime bien le moelleux, ben y’a pris des coussins ». L’image maternelle semble positive mais peu contenante comme si elle ne pouvait pas être rassurante : « C’est la maman lapin elle dort avec son petit, son petit lapinou. Et puis comme ils ont toujours peur, ils ouvrent à chaque fois la porte ». A l’opposé on perçoit une image paternelle toute-puissante. Ainsi, lorsqu’elle met en scène une famille entière, le père fait des reproches à son enfant, et personne n’ose le critiquer ouvertement : « Ils parlent tout bas en disant qu’il le dispute de trop ». Les sollicitations faisant appel à une thématique sexuelle génèrent une certaine désorganisation, à laquelle Audrey fait face en réussissant à maintenir un discours adapté à la réalité. Audrey peut mettre en place des relations érotisées entre les personnages, qui peuvent poser question sur le fonctionnement de sa famille biologique, déjà reconnu comme incestueux par la justice.
Entretien
41Audrey est relativement détendue au cours de l’entretien. Elle nous parle sans problème, avec un langage simple et qui se moque souvent des règles du français, de sa situation. Ses réponses en restent très souvent au factuel, Audrey a du mal à exprimer des émotions, elle se contente de décrire ce qui se passe, avec beaucoup de détails. Elle se souvient par exemple de son arrivée chez son assistante maternelle, nous la décrit par le menu mais ne dit rien de ce qu’elle a éprouvé à ce moment-là. Elle ne voudra pas nous parler des raisons qui ont motivé son placement, bien qu’elle les connaisse. On note par là une certaine volonté de protéger ses parents. Audrey se dit attachée à ses parents, principalement à sa mère. Elle garde une illusion de toute-puissance de son père. Quand on demande à Audrey à qui elle aimerait ressembler, sa réponse est à la « petite copine du fils de ma famille d’accueil », avec comme raison non pas un attachement affectif, mais plutôt une envie de séduction, de relation sexualisée, en argumentant le fait qu’elle soit « grande et belle ». Ce qui serait censé améliorer sa situation est que ses parents se remettent ensemble, comme si cette réconciliation du couple parental était le moyen de commencer une nouvelle vie. En ce qui concerne la définition de la famille d’Audrey, on peut remarquer qu’elle est l’inverse de ce qu’elle vit actuellement avec sa famille d’origine : « C’est quelqu’un qui prend soin de toi, qui est toujours là quand il arrive quelque chose ». Cette phrase montre bien qu’Audrey se rend bien compte des défaillances de sa propre famille, sans toutefois pouvoir les exprimer directement. Audrey nous parlera ensuite de ses relations avec un des fils de la famille d’accueil, qu’elle décrit comme conflictuelles. Audrey relate un conflit dans lequel elle aurait été accusée injustement pour une « bêtise » qu’elle n’aurait pas faite. La famille d’accueil ne l’aurait pas crue, au détriment de ce garçon qui la désignait comme responsable. On peut se demander ici si l’épisode qu’elle décrit s’est réellement produit de cette façon ou s’il ne s’agit pas plutôt de la réinterprétation qu’elle en fait. Audrey se décrit dans une position de victime, passive, qu’on n’écoute pas. Cette position n’est pas sans évoquer celle qu’elle a pu subir chez elle ou plus récemment en étant placée : elle ne décide pas de ce qui lui arrive, elle subit ce placement. Audrey insiste sur le vécu d’injustice, seul affect qu’elle peut exprimer dans cet entretien. Elle évoquera à peine sa sœur Chloé, pourtant placée avec elle depuis le début. A la suite de l’entretien, Audrey voudra jouer au pendu, jeu auquel elle tentera de gagner en nous donnant de faux indices, ce qu’elle n’avait pas fait lors des autres rencontres. Voulait-elle ainsi se « venger » de ce sentiment d’injustice qu’elle dit ressentir ?
Synthèse
42Les résultats d’Audrey sont surtout marqués par une apparente richesse quantitative qui contraste avec une relative pauvreté du contenu, surtout au niveau des affects qu’elle exprime très peu. Les relations mises en place par Audrey sont très sexualisées, même au sein de la famille d’accueil, ce qui n’est pas sans entraîner chez elle quelques signes de désorganisation mineurs. Audrey semble attachée à sa famille biologique, avec un fort sentiment d’appartenance à cette famille. Elle ne paraît pas avoir développé de lien affectif par rapport à sa famille d’accueil. L’attachement à ses parents biologiques est très net et exclusif. Elle les considère comme sa seule famille, et ne semble pas avoir investi affectivement sa famille d’accueil. Le placement semble toutefois avoir remodelé légèrement l’image de sa famille puisqu’elle n’y inclut plus ses frères. En effet, Audrey continue de voir ses parents mais pas ses frères. Le quotidien dans une autre famille l’a peut-être conduite à se détacher de ses frères qu’elle n’a pas vus depuis quatre ans. Il est clair que le lien subsiste entre Audrey et ses parents biologiques, malgré les actes de maltraitance sexuelle commis sur sa sœur aînée, et reconnus par la justice. Nous avions évoqué l’hypothèse de possibles abus sur Audrey, ou au moins la présence d’un climat incestueux dans la famille. Cela va dans le sens de notre hypothèse qui prévoit un maintien des liens entre parents biologiques et enfant placé après trois ans, et ce quelle que soit la nature de la relation parents-enfants.
Discussion
43Nos observations auprès d’enfants placés par l’Aide Sociale à l’Enfance nous ont permis d’aborder la complexité de la question du maintien des liens entre l’enfant et sa famille biologique ainsi que des liens que l’enfant peut établir avec sa famille d’accueil. Rien n’est simple dans ce domaine, de nombreuses variables entrant en jeu dans le processus de construction des repères familiaux chez l’enfant. Nous avons souhaité mettre l’accent, en particulier, sur l’impact de l’âge lors du placement dans la construction du sentiment d’affiliation ou d’appartenance familiale des enfants placés.
44Etant donné que ce sentiment se construit sur une durée et en parallèle avec les relations d’attachement, nous sommes partis de la notion que la petite enfance pourrait constituer une période sensible pour le développement du sentiment d’affiliation. Parmi les nombreux enfants rencontrés, nous avons souhaité étayer notre hypothèse de travail par l’analyse clinique de deux situations d’enfants placées, l’une à 5 mois et l’autre à 7 ans. Ces deux situations tendent à conforter l’idée que des enfants placés très jeunes, avant l’âge de trois ans et ayant de ce fait vécu plus de temps dans leur famille d’accueil que dans leur famille biologique, semblent s’affilier à leur famille d’accueil plutôt qu’à leur famille d’origine. A l’inverse, des enfants placés plus tardivement et ayant vécu dans leur famille d’origine pendant leur petite enfance, semblent construire leur affiliation par rapport à leur famille biologique. Ces résultats tendent à appuyer les observations rapportées par d’autres auteurs (Gallois, 2003 ; Gauthier, Fortin et Jéliu, 2004 ; Ribes, 1986).
45Le temps de la petite enfance semble précieux dans la construction identitaire individuelle et familiale de l’enfant. Ainsi, il émerge que la prise en compte des sentiments d’affiliation de l’enfant placé devrait également guider leur suivi social et psychologique. Toutefois, il semble que l’existence d’un processus d’affiliation émanant de l’enfant soit souvent peu considérée voire ignorée par nombre d’intervenants sociaux.
46En effet, nous pouvons rappeler ici les propos de Berger (1992 ; 2003) à propos de « l’idéologie du lien » qui régnerait dans les services de protection de l’enfance. Plutôt que protéger prioritairement l’enfant, être en développement, dépendant et vulnérable, les professionnels défendraient le maintien du lien entre parents biologiques et enfants, telle une position intouchable, une obligation morale. Cet auteur plaide pour une vision différente du placement familial, qui mettrait en avant le « droit de l’enfant ». Or, durant les dernières décennies, de nombreux professionnels ont surtout défendu la prise en compte du droit des parents d’être aidés à élever leur enfant, à avoir des difficultés dans l’exercice de la parentalité, à garder un lien avec leur enfant placé et surtout à ne pas en être dépossédés. Ce mouvement semble refléter une forte identification des professionnels aux parents en difficulté. L’importance pour l’enfant de ne pas perdre ses origines et la question de la place des liens de filiation pour sa construction psychique ont fait naître l’idée selon laquelle il suffirait de s’occuper des parents pour soigner l’enfant (Bass et Pellé, 2002). Gallois (2003) a remarqué qu’à cette idéologie du lien familial s’était jointe une « idéologie du lien fraternel » qui voudrait que l’on maintienne les fratries ensemble à tout prix. A travers une étude auprès de fratries d’enfants placés en Village d’enfants SOS, l’auteur remarque que le placement en fratrie peut faire obstacle à la prise en charge individuelle de l’enfant au détriment de son individuation, alors que chaque enfant placé devrait pouvoir échapper au rappel permanent de cette histoire commune, sans que les frères et sœurs, compagnons d’infortune du passé, lui rappellent sans cesse la filiation. Cette prise en charge globale de la fratrie entraverait également le processus affiliatif de chaque enfant. Par ailleurs, la création de liens fraternels au sein des familles d’accueil, entre enfants naturels et placés, tels ceux que l’on peut observer dans les familles recomposées, devrait également être prise en compte, notamment lors d’un placement précoce et durable (Chapon-Crouzet, 2005b).
47Il semblerait donc que l’on ait trop souvent oublié le droit des enfants à investir un lien affectif et affiliatif avec d’autres personnes. Quel est le sens pour un enfant d’être contraint de se rendre à des rencontres où, depuis des mois, voire des années, ses parents ne sont pas venus, le laissant seul avec sa déception ? Cette obligation et son corollaire de souffrance ne seraient-ils pas non plus une forme de maltraitance institutionnelle ? Un parent a le droit d’abandonner son enfant, mais l’enfant n’aurait pas le droit de faire le deuil de ce parent qu’on l’oblige sans cesse à prendre en compte. « Nous avons tous en tête ces récits de jeunes qui se sentent bien dans leur famille d’accueil et qui pourraient vivre leur placement comme une belle parenthèse sans que soient évoqués et travaillés les liens avec leur histoire originelle », observent Luneau et Rambaud (1997, p. 251).
48Dans le cas d’enfants placés très jeunes, certaines situations rencontrées semblent relever d’une forme de contrainte où l’on s’efforcerait de « recréer » des liens familiaux entre un enfant et ses géniteurs alors que ces liens n’ont jamais existé. En effet, en cas de placement précoce, il semble que l’enfant et sa famille soient confrontés à l’impossibilité de restaurer ce qui a été rompu par la séparation, car celle-ci a pu justement empêcher l’élaboration psychique des liens familiaux. D’autre part, il convient de souligner que le placement précoce, lorsqu’il est nécessaire, est celui qui semble occasionner le moins de troubles psychologiques à long terme pour l’enfant. Les études sur les fratries d’enfants placés au même moment montrent que les plus jeunes présentent souvent moins de troubles dans leur évolution que ceux ayant passé plus de temps dans leur famille dysfonctionnelle (Berger, 1992 ; Mouhot, 2003).
49Par ailleurs, il paraît fondamental que les professionnels se préoccupent davantage des effets de la discontinuité des relations parent-enfant sur la capacité de l’enfant de construire des liens durables. Les changements de famille d’accueil, les retours temporaires dans les familles d’origine ainsi que les visites maintenues à tout prix vont à l’encontre de la nécessité pour l’enfant d’évoluer dans un cadre de vie stable et qui ne serait pas menacé ni changé de façon impromptue.
50Le travail d’expertise clinique de situations d’enfants placés réalisé à Montréal par Gauthier, Fortin et Jéliu (2004) témoigne de l’importance de la stabilité familiale pour la continuité psychique et le développement d’un attachement sécurisé chez l’enfant. Les auteurs préconisent souvent le maintien des enfants dans leur famille d’accueil, et ce d’autant plus que le placement a été long et les contacts avec la famille biologique pauvres. Par ailleurs, ils concordent avec nos propos concernant l’impact de l’âge lors du placement : « De plus, l’âge de l’enfant au moment du placement est sans doute important : plus l’enfant est jeune au sortir de sa famille biologique, plus il aura tendance à développer un attachement de type sécure à ces nouvelles figures. Les deux premières années de vie de l’enfant sont les plus sensibles pour la mise en place d’un attachement de qualité (Marvin et Britner, 1999). L’enfant plus âgé – 18-24 mois et plus – passera nécessairement par une réaction de protestation-deuil plus ou moins importante, selon la qualité du milieu d’origine et du type d’attachement à ses parents naturels, avant de développer un attachement significatif à ses parents d’accueil » (Gauthier, Fortin et Jéliu, 2004). Toutefois, quand le lien affiliatif et affectif entre l’enfant et ses parents biologiques existe, nul ne doute qu’il soit nécessaire de permettre à l’enfant de le conserver, de le cultiver, et même de le réparer.
51Par ailleurs, lorsqu’un sentiment d’affiliation se construit envers la famille d’accueil, celui-ci n’empêche pas le maintien d’un lien familial avec les parents biologiques. En effet, certains enfants que nous avons rencontrés semblaient témoigner d’une double appartenance. Cette possibilité pour l’enfant de se sentir membre des deux familles pourrait être un moyen de concevoir le placement familial autrement, non pas comme une concurrence mais plutôt comme une coopération entre deux familles. Salomon (1999) évoque la possibilité pour les parents de l’enfant placé à long terme d’exercer une parentalité partielle ou double parentalité, qui pourrait permettre à l’enfant de s’attacher à sa famille d’accueil sans pour autant perdre ses parents biologiques, sans être pris dans un conflit de loyauté, « le feu vert donné à l’enfant pour qu’il puisse grandir ailleurs et s’attacher à ses parents d’accueil peut être accompagné du fait que les parents assument une parentalité partielle jusqu’à la majorité de l’enfant » (p. 191). Toutefois, la contrainte d’une double appartenance peut mener à des clivages et des confusions au niveau des représentations familiales et avoir des effets néfastes à long terme, comme en témoigne l’étude de Mouhot (2001). A son tour, Oxley (1999) souligne que les professionnels sociaux pourraient soutenir l’aptitude de l’enfant à se situer entre deux familles, à se « servir » des deux pour construire des identifications en mosaïque, « à “ grappiller ” au fil des rencontres le sens de son origine, à vivre à travers le déplacement non pas la rupture et l’exil mais plutôt une expérience d’ouverture vers d’autres investissements » (p. 19).
52Toutefois, cette possibilité semble étroitement liée à la façon dont la famille d’accueil conçoit sa mission et répond aux prescriptions de la loi. De fait, comme nous l’avons déjà remarqué, il semblerait que les familles d’accueil soient l’objet d’une injonction paradoxale à l’égard de l’enfant accueilli : « Qu’en est-il (…) de l’impact de certains messages adressés aux familles d’accueil : “ Ne vous attachez pas trop… maîtrisez votre attachement… attachez-vous sans vous attacher ” ? Pris au premier degré, ces messages peuvent pousser l’assistante maternelle à n’être qu’une professionnelle, à taire ce qu’elle ressent, à ne pas exprimer l’attachement, le désir qu’elle porte pour tel enfant accueilli » (Luneau et Rambaud, 1997, p. 253). Si l’enfant est accueilli dans ce cadre, nous pouvons supposer qu’il ne sera pas enclin à s’affilier à une famille qui n’est elle-même pas prête à l’accueillir affectivement. Pourtant, bien des assistantes maternelles témoignent de l’affiliation de l’enfant placé à leur famille. Affiliation, attachement et appartenance se trouvent au cœur de la problématique du placement familial et toute situation devrait faire l’objet d’une analyse approfondie, au plus près de l’enfant concerné.
53A ce sujet, il nous semble pertinent d’évoquer ici certains résultats issus d’une étude rétrospective concernant, entre autres, les liens familiaux à l’âge adulte d’anciens enfants placés. Dumaret et Coppel-Batsch (1996) ont rencontré des jeunes adultes, âgés de 28 ans en moyenne, ayant été placés pendant au moins cinq ans en famille d’accueil et en étant partis depuis au moins cinq ans. A l’âge adulte, les anciens enfants placés semblent avoir fait un choix entre leur famille d’accueil et leur famille biologique. Les deux tiers ont plutôt des contacts avec leur ancienne famille d’accueil, et habitent souvent à proximité de celle-ci. Environ 4 jeunes sur 10 ont des relations avec leurs parents biologiques. Au niveau des attaches familiales donc, le choix se fait apparemment assez nettement entre les deux. Si le contact avec la famille biologique ou la fratrie subsiste, les liens avec la famille d’accueil seront faibles voire inexistants. En revanche, les jeunes qui ont des contacts importants avec leur famille d’accueil ne verront généralement plus leur famille biologique. Une très faible proportion parvient à garder des liens avec les deux familles. Il est intéressant de noter que les auteurs relient ce choix à l’âge où les enfants ont quitté leur famille d’accueil. Plus ils l’ont quitté jeunes, plus ils se lient à l’âge adulte avec leur famille biologique. Un autre facteur intervenant serait le type de relations que l’enfant entretenait avec ses parents pendant le placement. L’enfant qui n’a pas ou peu reçu de visites pendant son placement se liera très peu probablement à ses parents biologiques une fois devenu adulte. Les conclusions des auteurs insistent alors sur l’aspect positif du placement quand il peut être stable et bien encadré.
54Avant de conclure, il nous semble important de remarquer qu’au-delà de l’âge lors du placement, bien d’autres facteurs entrent en jeu dans le processus d’affiliation des enfants placés et mériteraient d’être mieux explorés. Parmi ceux-ci nous soulignerons l’attitude des parents vis-à-vis du placement, la possibilité du retour, réelle ou fantasmée, ainsi que les raisons qui ont motivé le placement.
Conclusion
55La notion d’affiliation est encore récente et les besoins de l’enfant en la matière peu pris en compte. Au-delà de la filiation biologique, il nous semble fondamental que la notion de « parents psychologiques » soit intégrée aux pratiques psychologiques, sociales et juridiques concernant la protection de l’enfance. Reprenant les propos de Berger (2003), il serait important de « se mettre à l’heure de l’horloge psychique de l’enfant », de respecter la notion de temps telle qu’elle est vécue par l’enfant et ce d’autant plus qu’il est jeune. Le sentiment d’affiliation ou d’appartenance familiale semble être un élément fondateur du sentiment de sécurité et de l’identité de l’enfant qui évolue en parallèle avec les relations d’attachement au cours des premières années de la vie. Tout comme l’attachement, l’affiliation correspond à un besoin primaire et précoce et son entrave pourrait avoir des conséquences néfastes pour la construction identitaire et le développement de l’enfant. La protection de l’enfance devrait donc permettre que ce processus se construise dans la continuité, au cours de la petite enfance, à l’égard de la famille qui, biologique ou d’accueil, serait en mesure d’offrir le meilleur terrain pour que ce sentiment puisse germer et s’affirmer. Partant de l’âge de l’enfant lors du placement, ces réflexions constituent des pistes pour des recherches ultérieures portant sur d’autres facteurs qui pourraient contribuer à rendre compte pleinement de ce phénomène complexe qu’est la création du sentiment d’appartenance à une famille.
56(Article reçu en mai 2008, révisé et accepté en juillet 2008)
Références
- 1AUSSENBERG J. : « Quelle place pour l’enfant placé ? », Génération, revue française de thérapie familiale, 1996 ; 6 : 17-21.
- 2BASS D., PELLÉ A. : 2001. L’Odyssée du placement familial ou l’illusion du retour, Ramonville-St Agnès, Erès, 1997.
- 3BASS D., PELLÉ A. : Le placement familial, une veille histoire à réinventer, Ramonville-St Agne, Erès, 2002.
- 4BEN SOUSSAN P. : « Un bébé à la mèr(e) », in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : 2001 l’Odyssée du placement familial ou l’illusion du retour, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1997.
- 5BERGER M. : Les séparations à but thérapeutique, Paris, Dunod, 1992.
- 6BERGER M. : L’enfant et la souffrance de la séparation : Divorce, adoption, placement, Paris, Dunod, 1997.
- 7BERGER M. : L’échec de la protection de l’enfance, Paris, Dunod, 2003.
- 8BIARNÈS J., BOUCHER A., MESNIER C. : « Placement familial et évolutions sociétales », Actes des Journées d’études de l’ANPF, Paris, L’Harmattan, 1999.
- 9BOEKHOLT M. : Epreuves thématiques en clinique familiale, Paris, Dunod, 1993.
- 10BOWLBY J. : Attachement et Perte, volume I : l’Attachement, Tavistock, Londres, 1969. Trad. française J. Kalmanovich, PUF, Paris, 1967.
- 11CÉBULA J.C., BERRHUEL J., ESCOTS S., HOREL C., SELLENET C. : Guide de l’accueil familial, Paris, Dunod, 2000.
- 12CHAPON-CROUZET N. (2005a) : « Un nouveau regard sur le placement familial : relations affectives et mode de suppléance », Dialogue, 2005 ; 167 : 17-27.
- 13CHAPON-CROUZET N. (2005b) : « L’expression de liens fraternels au sein des familles d’accueil : de la fratrie au groupe fraternel nourricier », Devenir, 2005 ; 17 : 261-276.
- 14CYRULNIK B. : Sous le signe du lien, Paris, Hachette, 1989.
- 15DAVID M. : Le placement familial : de la pratique à la théorie, Paris, ESF, 1989.
- 16DE CAEVEL H., KÉRIHUEL R., BALANNEC A. : « Le placement familial : Une autre scène pour l’affiliation de l’enfant », in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : 2001 L’Odyssée du placement familial ou l’illusion du retour (pp. 93-108), Ramonville-St Agnès, Erès, 1997.
- 17DÉCORET B. : Familles, Paris, Economica, 1998.
- 18DUMARET A.C., COPPEL-BATSCH M. : « Evolution à l’âge adulte d’enfants placés en famille d’accueil », La psychiatrie de l’enfant, 1996 ; 39 (2) : 613-671.
- 19DURNING P. : Education et suppléance familiale en internat, Vannes, CTNERHI, PUF, 1985.
- 20GALLOIS T. : Le choix affiliatif des enfants placés en villages d’enfants SOS et ses conséquences sur la fratrie, Mémoire de Maîtrise en Psychologie Clinique et Psychopathologie. Université de Lille III, 2003.
- 21GAUGET A. : « De la nourrice à la famille d’accueil : une exigence paradoxale », Spirale, 2001 ; 18 : 119-128.
- 22GAUTHIER Y., FORTIN G., JÉLIU G. : « Applications cliniques de la théorie de l’attachement pour les enfants en famille d’accueil : importance de la continuité », Devenir, 2004 ; 16 : 109-139.
- 23JOURDAN-IONESCU C., LACHANCE J. : Le dessin de la famille, Paris, Etablissement d’Applications Psychologiques, 1997.
- 24LANI M. : Enfants déchirés, enfants déchirants, Paris, Eds Universitaires, 1983.
- 25LHULLIER J.M. : Guide de l’aide sociale à l’enfance : Droits et pratiques, Paris, Berger-Levrault, 2002.
- 26LUNEAU M., RAMBAUD J.-Y. : « Interdit de famille », in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : 2001 l’Odyssée du placement familial (pp. 249-254), Ramonville St-Agnès, Erès, 1997.
- 27MARVIN R.S., BRITNER P.A. : « Normative development : The ontogeny of attachment », in CASSIDY J., SHAVER P.R. : Handbook of attachment : Theory, research, and clinical aplications (pp. 44-67), New York/Londres, The Guilford Press, 1999.
- 28MOUHOT F. : « Le devenir des enfants de l’Aide Sociale à l’Enfance », Devenir, 2001 ; 11 : 31-66.
- 29MOUHOT F. : « Séparations parents/enfant : impact de l’âge des enfants sur leur évolution », La psychiatrie de l’enfant, 2003 ; 462 : 609-629.
- 30NEYRAND G. : « La parentalité d’accueil », Dialogue, 2005 ; 167 : 7-16.
- 31OXLEY J. : « Séparation de très jeunes enfants », in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : L’art d’accompagner en placement familial. Du salon du prêt-à-penser à l’artisanat du sur-mesure (p. 15-22), Paris, Erès, 1999.
- 32PEILLE F. : Appartenance et filiation, Paris, ESF, 1997.
- 33PELLÉ A. : « L’impossible quadruple filiation : la co-parentalité », in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : 2002, Le placement familial, une veille histoire à réinventer (pp. 59-68), Ramonville-St Agne, Erès, 2002.
- 34RIBES B. : « La filiation : ruptures et continuité », Actes du colloque de Vaucresson, 26-28 juin 1985. Paris, Institut de l’enfance et de la famille, 1986.
- 35ROUSSEAUX N., BALLAS B. : Du placement à l’accueil familial, Paris, L’Harmattan, 2000.
- 36ROUYER M. : « Des enfants privés d’enfance », L’éducation au service de la santé, 1996 ; 116 : 9-12.
- 37SALOMON O. : « Avec les parents, de quoi se mêle-t-on exactement ? » in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : L’art d’accompagner en placement familial. Du salon du prêt-à-penser à l’artisanat du sur-mesure (pp. 187-196), Paris, Erès, 1999.
- 38SAVOUREY-ALEZRA M. : Recréer les liens familiaux, Lyon, Chronique Sociale, 2002.
- 39SOULÉ M. : Les questions incontournables des enfants et les réponses évasives des adultes, Paris, ESF, 1994.
- 40THÉRY I. : Couple, filiation et parenté aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 1998.
- 41VILLERBU L.M. : « De la parenté à la parentalité : peut-on penser la séparation ? » in BASS D., PELLÉ A. (éds.) : 2001, L’Odyssée du Placement Familial ou l’Illusion du Retour (pp. 93-108), Ramonville Saint-Agne, Erès, 1997.
- 42ZAZZO R. : L’attachement, Paris, Delachaux et Niestlé, 1991 (première édition : 1979).
Mots-clés éditeurs : placement d'enfant avant 3 ans, affiliation, famille
Date de mise en ligne : 09/12/2008
https://doi.org/10.3917/dev.084.0319