Devenir 2007/4 Vol. 19

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Article de revue

Une thérapie mère-bébé dans le XVIIIe arrondissement de Paris : intervention et prévention dans une famille à difficultés multiples et anciennes

Pages 327 à 373

Notes

  • [1]
    Cet article reprend une étude engagée dans le cadre d’une thèse de doctorat de psychologie, soutenue à l’Université de Provence, Aix-Marseille I, en février 2006 : Transfert et contre-transfert dans une thérapie à domicile d’une dyade à hauts risques.
  • [2]
    Psychologie clinicienne, psychothérapeute, Laboratoire de psychopathologie et psychanalyse, Université Aix-Marseille I, 29, Avenue R. Schuman, F-13621 Aix-en-Provence Cedex 1, mt. ccazenave@ gmail. com
  • [3]
    ASE : Aide Sociale à l’Enfance.
  • [4]
    W.R. Bion parle de « culture groupale », « d’hypothèses de base », comme d’un mode de fonctionnement particulièrement archaïque qui se déploie à l’intérieur du système « protomental » groupal et qui dans certains cas, ou en permanence, génèrent des « comportements » groupaux particulièrement illogiques. (W.R. Bion, 1962, p. 41).
  • [5]
    Identification projective pathologique.
  • [6]
    Michèle n’a, au départ, aucun souvenir de son enfance, ils reviennent progressivement, mais restent très lacunaires et clivés de l’expérience affective qui leur est associée.

Introduction

1L’incapacité de certaines familles en grandes difficultés à coopérer avec les travailleurs sociaux, qu’elles épuisent, a favorisé le développement d’interventions thérapeutiques à domicile. Ces interventions s’adressent d’une manière prioritaire aux familles dites « à problèmes multiples », inaccessibles aux consultations pédopsychiatriques et autres lieux mis à leur disposition. Ce mode d’intervention répond à la nécessité de trouver une manière adaptée d’entrer en relation avec elles. Les psychothérapies à domicile ont déjà une longue histoire. Travail de prévention et d’intervention, dans le cadre des relations précoces, elles sont particulièrement indiquées dans les situations où l’enfant souffre de différents troubles du développement, liés à des difficultés multiples. Ces difficultés ont tendance à se reproduire d’une génération à l’autre. Le suivi thérapeutique à domicile tente d’en adoucir les effets. Le travail qui suit s’inscrit dans les recherches faites sur la prévention des carences liées aux relations des premiers mois. Il tente, dans ce cas particulier, de faire barrage à la maltraitance et au placement de l’enfant en famille d’accueil ou en institution. Il propose d’abord une brève revue de la littérature concernant les interventions auprès des familles à difficultés multiples, puis présente le cadre de la rencontre avec Michèle, la jeune mère, et avec sa fille Myriam, puis le déroulement des interventions à domicile. Il propose enfin quelques réflexions sur la technique utilisée, sur les effets et les limites de l’intervention.

Histoire des modes d’intervention à domicile auprès des familles « à difficultés multiples »

2Conséquence de la guerre 1939-45, la souffrance impressionnante de nombreux enfants placés en institution alerte certains professionnels, mais échappe à d’autres. Peu nombreux sont ceux qui en prennent conscience. Les symptômes de détresse ou de renoncement que ces enfants séparés offrent aux regards sont pourtant la conséquence de l’ignorance de leurs besoins affectifs vitaux et de l’absence de relations suivies sécurisantes. Quelques professionnels tentent de donner l’alerte. René Spitz décrit les symptômes de la dépression anaclitique liée aux séparations et aux carences affectives du premier âge. John Bowlby à la Tavistock Clinic à Londres collabore dans ses recherches avec l’équipe française de Jenny Aubry, en charge de 1950 à 1968 de la fondation Parent de Rosan, pouponnière annexée au service pédiatrie de l’hôpital Ambroise Paré. Face aux conséquences de l’isolement et de la détresse des jeunes enfants, elle y rétablit les liens interpersonnels, introduit les psychothérapies d’enfants, la supervision des équipes, insiste sur la stabilité des personnes chargées des soins. Elle développe aussi de nombreuses pratiques préventives innovantes, tentant d’aider des soignants à sortir d’un mode défensif opératoire, non conscients qu’ils sont, dans leur désarroi et leur isolement, de maltraiter des enfants profondément perturbés. Avec elle, Geneviève Appell, Myriam David, et Marcelle Gerber tentent d’observer, d’analyser, de faire connaître et non sans difficultés de prévenir, les conséquences irrémédiables des carences affectives, liées aux conditions insuffisantes de maternage de ces enfants. En 1955, elles continuent ce travail de recherche et de prévention à la pouponnière Amyot, et plus tard, font connaître celui de l’Institut Lóczy à Budapest (David, Appell, 1993). Avec l’aide de Serge Lebovici, Myriam David développe en 1984, un placement familial spécialisé dans le cadre de l’Association pour la Santé Mentale du XIIIe arrondissement de Paris où elle peut envisager une continuité dans les soins, et une prévention des placements en urgence. Elle s’efforce d’utiliser autant les apports d’Emmi Pikler, fondatrice de l’Institut Lóczy que ceux de la psychanalyse, en donnant une place essentielle aux données de la recherche clinique. Ainsi développe-t-elle un travail d’observation directe et de prévention au sein même des familles (Dugravier, Guedeney, 2007). Lui succèdent, Françoise Jardin, avec Martine Lamour et leurs équipes, qui, à sa suite, orientent leurs recherches sur les interactions parents-nourrissons. Collaborant avec les intervenants de l’intersecteur, elles s’appuient sur deux lieux : le domicile et l’Unité. Les interventions au domicile des familles se font à deux, l’un des professionnels se centrant plus sur l’adulte, alors que parallèlement l’autre dirige essentiellement son attention sur l’enfant (Stoléru, Morales-Huet, 1989). S. Stoléru et M. Morales-Huet (1990) montrent à quel point ces mères à « problèmes multiples » – socio-économiques, psychologiques, somatiques – sont « difficiles à joindre ». Elles ne tolèrent aucun lien, mettent en échec toutes les tentatives d’aide, sont inaccessibles aux consultations pédopsychiatriques et deviennent « pour tous les soignants une source de difficultés thérapeutiques en apparence insurmontables ». (Stoléru, Morales-Huet, 1989, p. 14).

3Parallèlement aux recherches de Myriam David, une autre expérience débute en 1970 dans le Michigan. Lorsque la détresse d’un bébé ou d’une mère et d’un bébé est signalée, Selma Fraiberg, assistante sociale de formation, chercheuse en développement, et connue pour ses travaux sur les enfants aveugles de naissance, commence par se rendre à domicile pour tenter de répondre aux besoins vitaux des familles les plus désocialisées. Incluant l’analyse du transfert et du contre-transfert, elle construit une relation lente et progressive avec les jeunes parents, pour pouvoir avoir accès au bébé. Suivant l’évolution de cette relation, elle propose alors un travail thérapeutique spécifique des fragilités du bébé, entre visite à domicile et centre thérapeutique (Dugravier, Guedeney, 2007). L’attention est portée autant au parent qu’à l’enfant. Cette attention se doit d’être « nourrissante » pour le parent, « afin qu’il puisse à son tour répondre aux besoins du bébé ». Elle inclut une référence au passé, à l’enfance souvent blessée ou négligée du parent, à son ressenti face au bébé, tentant ainsi de sortir la relation parent-enfant du risque de la répétition d’une histoire d’abandon ou de maltraitance. Elle accompagne parallèlement le parent dans la prise de conscience des progrès que le bébé fait de semaine en semaine et s’en réjouit avec lui. Ainsi développe-t-elle un modèle original « considéré comme une approche unique à domicile, du traitement de très jeunes enfants et de leurs familles ». Il sera repris et adapté par ses successeurs aux différents contextes d’intervention (Weatherson, 2003).

4En 1977, dans une banlieue défavorisée de Washington, Stanley Greenspan et ses collaborateurs continuent l’œuvre de Selma Fraiberg. Lieberman, Weston et Pawl, en 1991, exercent dans un milieu surtout hispanophone. Ils insistent sur l’importance de la relation entre la mère et le thérapeute comme déterminante dans la création du lien avec le bébé et sur l’influence considérable du facteur culturel sur la formation des valeurs parentales. L’intervention a « des effets considérables » sur l’empathie de la mère et les réponses de l’enfant (Weatherson, 2003). En 1992, puis en 1999, Martha Erikson et ses collaborateurs mettent en place et poursuivent le programme STEEP (Steps Toward Effective, Enjoyable Parenting : étapes vers une parentalité effective et agréable). Il concerne un soutien à grande échelle des familles, par des visites à domicile, lors de la grossesse et de la première année de la vie du bébé. S’adressant à des familles considérées comme à hauts risques ou à des adolescentes isolées, à faibles ressources, il permet une amélioration réelle de la relation au bébé. D’autres variantes du modèle original de S. Fraiberg se sont développées : le travail de Muir en 1992 (Watch and Wonder), ou la guidance interactionnelle de McDonough en 1993. Ils utilisent, avec des variantes, le jeu comme support de l’attention du parent à la réponse de l’enfant, servant ainsi le développement de leurs relations. Cohen, Muir et Lokasek en 1999, en font également un support de relation. Lyons-Ruth en 1998 se pose la question de savoir ce qui provoque le changement en psychothérapie et montre que lorsque le parent est peu attentif et peu fiable, les interventions thérapeutiques sont alors extrêmement complexes. Cependant, ce peut être là, pour le parent, l’occasion d’une « expérience émotionnelle correctrice », d’un moment de rencontre et de confiance réciproque, d’une « expérience d’apprentissage de la disponibilité et de la réceptivité du thérapeute », d’une authentique relation et manière d’être avec le bébé.

5Les approches thérapeutiques au domicile sont donc multifocales, incluant la guidance interactionnelle de McDonough et la psychothérapie psychodynamique de Fraiberg, Lieberman et Pawl. Dans ces modes d’intervention, l’attention est parfois plus centrée sur la relation, parfois sur le parent, ou sur le bébé, parfois sur le ressenti verbalisé par le thérapeute de ce qui se joue dans l’interaction. Cependant l’importance de la qualité de la relation et de la confiance qui s’établit entre le psychothérapeute et le parent paraît évidente pour ces auteurs et pourrait être la source principale du changement (Weatherson, 2003). Ces approches ont toutes pour point commun, de rencontrer le couple parent-bébé à domicile et d’y inscrire, à la suite de M. David, S. Fraiberg, Greenspan, McDonough et de leurs prédécesseurs ou de leur successeurs, en France, Jeannine Noël (Guedeney, 2006), un suivi social et thérapeutique précoce. Les études de Olds à Elmira et diverses autres études ont montré comment les interventions précoces à domicile auprès des mères réduisent effectivement la prévalence des risques ultérieurs de santé mentale de l’enfant (A. Guedeney). L’étude CAPEDP-Attachement, mise en place par Antoine Guedeney et son équipe à l’hôpital Bichat Claude Bernard tente actuellement de comprendre les mécanismes en jeu dans la qualité de l’attachement, et la manière dont se fait la transmission du style d’attachement, « cette manière de nouer des liens qui est primordiale pour les relations psychosociales ultérieures. Une bonne qualité d’attachement permet à l’enfant de développer un large éventail de compétences pour explorer le monde qui l’entoure ». La compréhension du mode de transmission de l’insécurité de l’attachement de la mère à l’enfant pourrait permettre d’en bloquer la répétition à partir d’une intervention thérapeutique précoce et soutenue à domicile. Très ciblée, elle est destinée à des femmes enceintes, jeunes, en situation de vulnérabilité psychosociale (Guedeney, 2007).

6Les familles concernées par ce mode d’intervention ont épuisé ou épuisent les équipes de prévention, qui tentent de traiter les problèmes les uns derrière les autres avec une grande implication personnelle et un travail impressionnant, sans toutefois arriver à améliorer la situation. Toutes les propositions qui sont faites sont mises en échec. Bien souvent c’est le démarrage d’un processus de soin qui est empêché, car si ces familles qui ne font jamais appel le font, c’est pour s’adresser au service d’urgence de l’hôpital, à l’assistance sociale ou à la police. Aux Etats-Unis, on les appelle familles difficiles à joindre, car elles ne viennent pas aux rendez-vous fixés, ne sont jamais chez elles, ou ferment leurs volets et verrouillent leur porte à double tour, s’inscrivant dans l’isolement familial et social le plus total (Stoléru, Moralès-Huet, 1989).

Le cadre de la rencontre avec Myriam

7L’inquiétude de la maternité devant le comportement incohérent d’une jeune mère adolescente avec son bébé amène à la présenter au « staff de parentalité » de l’Hôpital. Michèle (prénom changé) a 19 ans ; son passé est marqué par la maltraitance, les séparations successives par placements en famille d’accueil, des fugues, la désocialisation, l’isolement. Après avoir envisagé l’IVG, puis l’accouchement sous X, Michèle accouche d’une petite fille en bonne santé, Myriam, dont elle n’arrive pas à s’occuper. Après avoir évoqué l’envie d’aller vivre en foyer maternel, la jeune femme décide finalement à cette occasion de rentrer chez sa mère, avec qui elle avait rompu. L’observation montre qu’elle établit une relation projective avec son bébé, marquée par un fort retour persécutif. Lorsque Myriam naît, alors que c’est un beau bébé sans problème, elle ne peut ni la regarder ni la toucher. Michèle résiste massivement aux propos du Professeur Antoine Guedeney, pédopsychiatre, qui la rencontre deux ou trois fois avec le père de l’enfant, déniant toutes difficultés, pourtant visibles, qu’elle a à percevoir les besoins de son bébé et à interpréter ses pleurs ; son comportement inquiétant amène le médecin à proposer un suivi thérapeutique à domicile. Il n’y a pas matière à proposer de séparer la mère de l’enfant. A domicile, la mère peut maîtriser l’espace de la rencontre et par là-même le dispositif peut lui sembler moins « intrusif », moins persécuteur. Il permet « d’établir une alliance thérapeutique en respectant les défenses contre l’angoisse, la méfiance et les ruptures de liens, considérées alors non comme une résistance à vaincre, mais à traiter » (Stoléru, Moralès-Huet, 1989, p. 95). Inscrite dans le cadre d’une recherche sur la prévention des relations mère-enfant en grande difficulté psychosociale, à laquelle la jeune femme acceptera de collaborer, je la rencontre à son domicile avec son bébé. Les rencontres sont intensément chargées d’éléments projectifs et persécutifs violents, qui s’adressent à moi comme à l’enfant. La résistance est majeure, la jeune mère n’a aucune capacité réflexive et ne peut penser son bébé comme différencié d’elle. Toute initiative de ma part est vécue comme une intrusion, une mise en danger immédiate. Malgré les nombreux obstacles, ces rencontres se poursuivront pendant trois ans, après un nombre non négligeable de rendez-vous ratés. Cependant, le suivi thérapeutique se continuera au sein de la famille, lorsque l’adolescente, rapidement séparée du père de Myriam, retournera vivre chez ses parents.

8Les rencontres avec Michèle sont traversées par l’inquiétude permanente de ne jamais pouvoir rétablir le lien sans cesse mis à l’épreuve. Elles sont envahies par les projections déformantes de la jeune mère, la violence de la famille, les détresses de la petite fille, la crainte que j’éprouve pour sa vie même. L’intensité des mouvements psychiques qui traversent l’espace de la relation, met en danger l’enfant et comporte un risque pour son développement. Michèle s’inscrit dans ces familles en rupture de liens. « Difficiles à joindre », elles ont un comportement qui exclut, à plus ou moins long terme, tous les intervenants extérieurs, médicaux et sociaux, soucieux de prévention. Pourtant, ce serait une erreur de penser qu’eux seuls sont concernés. Les liens avec la famille, parents, enfants, oncles et tantes, grands-parents, cousins…, tous ces liens familiaux sont sans cesse en danger de rupture (Bion, 1962) ou le plus souvent inexistants, soumis à l’indifférence, aux conflits, aux rejets permanents, de même que les liens sociaux : pas de familiarité, ni de solidarité avec les voisins, pas d’engagement social ou politique, pas de travail. Bref, l’isolement est quasi complet. Souvent lié à des sentiments d’injustice, de persécution et de menace, cet isolement peut dissimuler les symptômes phobiques liés à la pathologie d’un ou de plusieurs de ses membres. Les menaces qui pèsent sur l’environnement pèsent aussi sur le groupe familial. L’attaque contre les liens est une attaque contre tous les liens. Elle détruit les pensées en instance d’être pensées, désarticule le langage, clive les représentations, abrase les affects. Les mécanismes de défense associés ne permettent pas la transformation des violences primaires qui circulent à l’état brut entre les personnes. Le défaut de fonctionnement « des éléments alpha, ? » mine « la barrière de contact » qui ne peut filtrer le passage des représentations primaires. La réalité est elle aussi attaquée dans sa perception ; difficilement partageable, elle échappe « au sens commun » (Bion, 1962) et l’enfant est au centre.

9Ce travail est principalement centré sur le contre-transfert et son évolution, dans le cadre d’un suivi à domicile. Il permet, en tout premier lieu, d’éprouver les impressions profondes que provoque le fonctionnement psychique de cette jeune adulte et de sa famille et les conséquences sur l’enfant. Il est la résonance intime, résultant du mode de communication utilisé par la jeune mère et par le groupe familial, probablement celle que peut éprouver l’enfant à son contact. Il est la boussole qui détermine mon comportement, tente de contenir l’orage des affects qui m’envahissent et parfois me submergent, car avant tout, et c’est une de mes premières préoccupations, il faut tenir, face à la déferlante de projections, aux besoins affectifs insatiables des adultes… Entre captation et rejet, il faut rester coûte que coûte dans les lieux.

10Pour Eleonore Pavenstedt et ses collaborateurs, la « grande déprivation » qu’ont subie les besoins infantiles des parents se met en telle rivalité avec celle des enfants qu’il semble important, dans l’approche de ces familles, de satisfaire « leurs besoins de dépendance primitifs, tout en évitant de susciter des exigences infantiles insatiables ». Cependant la notion de contre-transfert, dans le processus thérapeutique, est conceptualisée différemment selon les auteurs. E. Pavenstedt en propose un point de vue fort différent de celui de S. Fraiberg. Par exemple, l’intervenant fonctionnerait plus comme figure parentale primaire (figure parentale substitutive) et non comme objet de transfert. Cette position d’objet de transfert est conceptualisée autrement dans le travail de W.R. Bion, à la suite de Mélanie Klein, et fait l’objet de ma propre recherche… Il est bien évident que le constat se fait très rapidement, et « qu’une éducation… des parents dans le but de remplir les lacunes éducatives » est immédiatement disqualifiée (Stoléru, Moralès-Huet, 1989). L’attaque du parent contre les liens psychiques se fait encore plus violente à la mesure de la perception elle-même dévalorisante des conseils éventuels donnés, en toute bonne foi et légitimitée par les intervenants. Elle aboutit à la rupture de la relation.

11Dans ce travail, je fais référence aux écrits de Donald W. Winnicott et de Wilfrid R. Bion. Celui-ci, à partir des travaux de Mélanie Klein, a théorisé l’identification projective comme mode de communication normal entre la mère et l’enfant dans les premiers mois qui suivent la naissance. « L’appareil à penser les pensées » de la mère permet à l’enfant d’élaborer sa propre conception du monde qui l’entoure. Si « l’appareil à pensées » de la mère est défaillant, l’identification projective devient pathologique, attaque tous les liens, empêchant l’enfant de développer sa propre capacité à penser et à faire des liens.

Une très jeune femme qui inquiète, un bébé persécuteur

12Michèle n’a aucun souvenir de sa grossesse, la pensée d’un enfant à venir n’existe pas, aucun projet ne s’y rattache. Le bébé est enfoui dans un corps enrobé où les formes de la féminité refusée disparaissent. Elle apparaît comme sans âge, tant les vêtements lâches cachant ses formes arrondies, lui donnent un aspect impersonnel et asexué (Gutton, 1990, 1991). Toute tenue qui marque la féminité est à ses yeux condamnable et fait surgir des représentations archaïques et violentes, des évocations inquiétantes, de viol et de prostitution. Michèle ne veut rien savoir des transformations de son corps masqué par l’embonpoint, ni de cette grossesse méconnue, ni de l’existence de l’enfant dont l’arrivée ne peut alors que brutalement la surprendre. Ainsi l’acte de grossesse vient-il mettre en acte les conflits internes, les inscrivant brutalement dans la réalité (Fraiberg, 1989). Michèle vit son accouchement comme un cauchemar, une violence incompréhensible qui vient la surprendre et la sidérer. Cet évènement réactualise les traumatismes passés et fait jaillir des sentiments de persécution, impossibles à élaborer. L’adolescente court alors le risque « d’agir » la violence qui lui est faite en la déplaçant sur l’enfant.

Un suivi à domicile s’engage

13En lien avec l’équipe hospitalière de la maternité et du CMP, une puéricultrice de la PMI se rend au domicile. Un suivi psychologique est également mis en place pour cette jeune mère et son bébé, dont l’instabilité et les comportements envers l’enfant sont particulièrement inquiétants. Il a lieu une fois par semaine, au domicile de la jeune mère, le même jour, à raison d’une heure et demie par rencontre. Le cadre de l’intervention ne peut être mis en place d’une manière rigide, il doit donc rester souple et ne peut être défini une fois pour toutes. Dans les premiers temps, il ne va pas cesser de voler en éclat, tant les sentiments de persécution de l’adolescente sont intenses. L’heure des visites doit être adaptée aux ruptures sans cesse renouvelées, le lien indéfiniment rétabli. Le lieu des rencontres est toujours celui que la jeune fille impose de fait : les bancs publics, les trottoirs, les rues, l’épicier, le marchand de chaussures, l’amie qui la console et la materne un moment, de parc en parc, là où il faut se rendre, pour fuir les uns après les autres, les conflits qui, de l’intérieur, se portent sur l’extérieur. D’autres, inconnus, amis, parents de passage, grands-parents omniprésents, viennent tour à tour parasiter les rencontres, agissant comme un écran protecteur, et/ou comme un moyen de décourager le visiteur. Ils tentent d’inscrire une fois encore, la rupture de ce lien maintenu avec tant d’efforts.

14Il me faut prendre d’infinies précautions pour me présenter à Michèle, qui accepte, au départ, de me rencontrer régulièrement chez elle avec sa petite fille. Pour cela, je centre ma demande sur l’enfant : « Comment les enfants entrent-ils en contact avec leur jeune mère ? » évitant de renforcer les sentiments de persécution que l’on sait déjà massivement agissants dans l’histoire de la famille. Je peux ainsi entrer en relation avec Michèle et sa mère, que je ne rencontre presque jamais l’une sans l’autre, car Michèle me reçoit rarement seule. Il me faudra faire avec… Il me semble également fort utile d’insister sur ma position de chercheur appartenant à un laboratoire extérieur. Elle me situe ainsi hors des circuits habituels autour desquels ces familles gravitent, qu’elles redoutent et fuient par-dessus tout : PMI, Services sociaux, Aide Sociale à l’Enfance… Mes courriers auront toujours, à cet effet, l’en-tête du laboratoire de recherche auquel je suis rattachée, marquant ainsi l’autonomie de ma démarche. Je ne cache cependant pas que si un problème suffisamment sérieux se présente, je ne le gérerai pas seule, mais que je suis en permanence en lien avec Monsieur Guedeney, « qui a le souci de cette petite fille et de sa famille ».

15Il me semble important de demander à ces familles de nous aider à enrichir notre réflexion, en participant activement à notre propre apprentissage. Cette demande les place en collaborateurs valables, capables de nous enseigner à partir de leur expérience propre. Une situation qui, si elle est authentiquement proposée et vécue, peut ainsi espérer être investie. Elle a alors pour mérite de ne pas majorer les mouvements de fuite et de rejet qui se réactualisent au contact des étrangers potentiellement dangereux. Car ces familles isolées sont non seulement sans demande, mais insaisissables. Elles rompent avec « une ténacité sans faille » tout lien qui pourrait être créé avec elles. En m’appuyant sur deux figures parentales bien investies pendant et à la sortie de la maternité : une sage-femme, figure « grand-maternelle », et le Professeur Antoine Guedeney, pédopsychiatre du secteur de prévention, figure masculine représentante du tiers et d’une loi, indispensable à rappeler, je vais très progressivement tenter d’établir une relation de confiance avec l’adolescente et son bébé. De même, en passant par la grand-mère, il faudra établir un lien avec la famille et les autres de passage, quand l’adolescente quittera son compagnon. Je ne manque pas, non plus, de faire connaître mon souci attentionné et encore mon inquiétude, bien réelle, pour chacun des membres du groupe familial, lorsque cela me semble nécessaire.

Une relation transféro-contre-transférentielle étonnamment vite engagée

16La simple évocation de l’histoire de Michèle semble porteuse d’une tonalité propre : une immense tristesse, éprouvée bien avant la rencontre. Le contre-transfert vient me surprendre, alors que je n’ai pas encore contacté la famille, à la suite de la proposition qui m’est faite de rencontrer la mère et l’enfant. L’entretien avec le pédopsychiatre qui me parle d’elle et de Myriam, me laisse sur un étrange sentiment de solitude et d’abandon… Neyrault (1974) pense que le contre-transfert précède le transfert et curieusement j’en fais l’expérience. Celui-ci vient s’actualiser dans l’instant, quand, à la simple évocation d’une histoire familiale traversée de ruptures traumatiques, s’impose une impression de profonde étrangeté qui met si longtemps à disparaître.

Les premières rencontres

17Lorsqu’elle apparaît dans l’embrasure de la porte, le corps tendu, droite sur le bras de Michèle, Myriam, quatre mois, le visage sérieux, presque immobile, interroge avec une vigilance inquiète l’étrangère que je suis. Il me faut avec patience attendre de longs mois avant de pouvoir l’approcher sans être perçue comme menaçante par Michèle et sa famille. Michèle vit depuis peu avec un compagnon d’origine étrangère, dans les quartiers nord et très défavorisés d’une grande ville, et c’est, dans un petit deux pièces, bien rangé ce jour-là, qu’elle m’accueille, présentant presque en permanence une défense maniaque dont il est difficile de se déprendre. Elle se protège ainsi de ma présence, tout en m’empêchant de m’approcher de l’enfant. Chaque fois que je tente de porter mon attention sur Myriam, cet intérêt semble vécu par l’adolescente comme un abandon de ma part. Il renforce la dangerosité qu’elle éprouve face à son enfant. Des représentations archaïques et violentes peuplent alors son discours : maltraitances, fractures, fantasmes de blessures, de ruptures et d’attaques : « Myriam a les os fragiles… ». De quelle fille et de quelle mère me parle-t-elle ? Elle aussi croit se souvenir, quand elle était petite, de l’hôpital, des fractures… Ces fantasmes convoquent des représentations inquiétantes qui se nourrissent les unes des autres… Elles donnent naissance à une forme de « délire » massif et étrange qui me sidère. Je me demande alors qui maltraite qui dans cette histoire, qui est la fille, qui est la mère ? Cette forme d’inquiétude quant au risque de maltraitance se réactive au moment de chaque séparation et plus particulièrement les premières années de nos rencontres, à chaque annonce de mon départ :

18

– « Le bébé pourrait avoir des bleus, la peau qui marque, être hospitalisée, regardez !… »

19Une trop grande proximité génère de la violence, pourtant toute séparation est vécue comme insupportable. L’ensemble des relations de l’adolescente et de la famille s’inscrit dans un registre très archaïque, où quelque chose se répète d’un contrat rompu : une histoire familiale de perte et d’abandon, duquel émerge un « fantôme », revenant inquiétant qui court en filigrane dans l’histoire familiale. D’une génération à l’autre, quelqu’un « bat un enfant, enlève un enfant… », et ceci, jusqu’à quand ?

20Myriam m’apparaît comme une petite fille curieuse, animée d’une gaîté que l’on remarque. Elle interroge de ses grands yeux, sollicite sa mère, fait le clown… C’est sans doute sa façon à elle de se défendre et d’exister, que de solliciter l’adulte. Sa mère la fait passer sans transition de l’abandon à la « sur-stimulation ». Au sein de cette excitation maniaque, la montée des ressentis de persécution poussent l’adolescente à rejeter à nouveau sa petite fille, ou à la mettre en danger : carte téléphonique coupante donnée à la petite fille pour jouer, abandon de l’enfant en position dangereuse et instable, colères non comprises, mise en danger de Myriam dans la rue, à la maison, incompréhensions et rejets impulsifs… Ces comportements maternels laissent Myriam inconsolable. Je ne supporte alors ni la détresse de l’enfant, ni la façon dont l’adolescente met sa difficulté en scène. A travers ces éclats remarqués, elle dit à qui veut l’entendre :

21

– « Regardez comme je suis une mère incapable, mauvaise, battante, maltraitante… » C’est ce que tout le monde dit, c’est comme cela que je me sens si souvent ?

22Ou bien, se plaint-elle ?

23

– « Regardez, Madame Cazenave ! » ce que me fait cette infernale enfant, je n’y arrive pas, mais plaignez-moi donc !

24Une éternelle plainte, qui se renouvelle, comme une mise en scène, attirant les regards sur elle et les détournant de son enfant, lui qui lui enlève d’autant l’attention qu’elle requiert de l’intervenant ou que requiert l’enfant maltraité qui parle en elle. Ces deux enfants malheureux se confondent, comme en surimpression d’un passé-présent ou comme dans un cauchemar éveillé, ou l’un pourrait être l’autre. « En raison de ce qui a pu leur faire défaut sur les plans psychiquement ou somatiquement vitaux, ces patients, sollicitent une place… maternelle (au sens de Winnicott). A ce titre, ils induisent chez nous des attitudes contre-transférentielles où imaginairement nous nous identifions à l’enfant lésé de la mère défectueuse, et corrélativement à une mère réparatrice. » (Fédida, 1992). Ces attitudes préconscientes constituent en quelque sorte notre « condition-limite », condition intenable des identifications contraires). Car nous savons que si nous éprouvons ce ressenti, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire !

25Si je protège Michèle de la souffrance qu’elle expose, pensant à travers elle protéger l’enfant auquel elle ne me donne pas accès, j’essaie de ne pas tomber dans le piège de me croire pouvoir être une bonne mère, pour l’enfant…, mais pour la mère ? Ces mères, qui nous font oublier leur enfant… « Et l’enfant ? » me demandera plus tard le Professeur Guedeney. L’attention du thérapeute doit être à tout instant vigilante, afin de ne jamais oublier l’enfant que ces mères tentent dans leurs besoins insatiables d’attention, de nous faire oublier.

Accompagner jusque dans l’errance

26Je rencontre souvent Michèle sur les trottoirs, toujours accompagnée de son bébé. Elle semble le déplacer comme elle déplacerait un objet, elle ne supporte pas plus Myriam qu’elle ne peut la lâcher. L’adolescente est à la fois clivée des éléments extérieurs et emboîtée avec l’enfant dans un système familial au fonctionnement particulier. Il n’est pas question qu’elle laisse la petite fille dans l’appartement familial, à la garde des grands-parents. Sans doute ne le veut-elle pas, mais aussi, personne ne le lui propose.

27« C’est ta fille, tu l’as voulue, tu t’en occupes ! » Ainsi, passe-t-elle ses journées à déambuler avec Myriam sur un itinéraire restreint, reflet lui-même d’une restriction intérieure que la pathologie impose. L’appartement de ses « parents », situé à deux rues du sien, témoigne de l’impossible séparation. L’environnement géographique varie peu. Il semble être révélateur du fonctionnement de cette famille, incapable d’intégrer la nouveauté. Son bébé dans sa poussette, l’adolescente tient la conversation à qui le veut dans la rue, au gré des rencontres. Aimable avec tout le monde, elle déploie des qualités d’entregent que je ne lui connais ni avec moi, ni avec sa fille, ni avec le groupe familial, relations superficielles d’où l’enfant est absente… La curiosité de Myriam, plus forte que l’indifférence de sa mère, s’occupe avec l’animation de la rue et n’est pas invitée à participer à l’échange des « adultes »… Pour être sûre de les rencontrer, il faut les suivre là où elles vont. Il faut supporter, sans rien dire dans un premier temps, les absences, entendre de la rue la voix de l’adolescente qui hurle, en écho aux hurlements de l’enfant qui s’oppose, ou le chagrin désespéré de Myriam qui me prend à témoin de son incompréhension et de son impuissance face aux comportements incohérents de sa jeune mère. Cette mise en scène inaccessible à la conscience de l’adolescente, éveille en moi l’envie de protéger cette mère qui s’expose, jusqu’à m’en faire oublier la détresse de l’enfant. Et l’enfant ?… Elle me cache Myriam, la soustrait à mon empathie et je ne peux intervenir directement sans risque d’aggraver les choses. D’où la nécessité, malgré ma propre désespérance, de prendre patience, d’attendre, avant de tenter de glisser un avis, sachant que, dans un premier temps, comme un élément étranger, celui-ci va être immédiatement annulé, évacué et détruit.

28La violence n’est pas agissante uniquement entre la mère et l’enfant ou à l’intérieur du groupe familial. Elle l’est aussi à l’extérieur. Lieu où nous nous réfugions lorsque le grand-père nous met dehors.

29

– « Madame Cazenave, il vaut mieux sortir, le grand-père ne supporte plus la petite ! »

30C’est alors que les femmes organisent sa protection, en se sauvant ! Mais la violence « s’externalise », elle les suit. Les squares sont marqués par les conflits que porte la famille et qu’elle projette à l’extérieur, dans l’espace de toutes leurs rencontres. En attribuant la faute à l’autre, la mère et la fille sont souvent obligées de changer de lieux, pour aller quelques rues plus loin…, recommencer. Et à nouveau, lorsque dans un square les familles ne se supportent plus, elles changent encore et encore, pour retourner à nouveau à la case départ, et refaire le même trajet quelques mois plus tard, en résumé l’histoire de cette famille. Ainsi à peine créés, les liens se rompent, attaqués de toute part par le mode de fonctionnement qu’elles utilisent et qui semble ne pas pouvoir évoluer. Au gré des conflits, de square en square, régulièrement s’opère la répétition « d’une transhumance »…

« Myriam le fait exprès »

31Incapable de comprendre les besoins et les détresses qu’elle provoque, Michèle vit les manifestations de son enfant comme une attaque dirigée volontairement contre elle :

32

– « Rien que pour m’embêter ! »

33D’ailleurs :

34

– « Myriam le fait exprès ! »

35Désespérante dans son impossibilité d’accéder au sens et à la compréhension de Myriam comme à la sienne propre, Michèle se protège d’un environnement qu’elle vit en permanence comme menaçant, par l’omnipotence de la pensée, le déni de la réalité, une relation d’emprise avec Myriam, ses proches, ou tous ceux qu’elle vit comme dangereusement étrangers… Aussi inégal qu’incohérent, son discours est en permanence peuplé de ruptures, d’interprétations impérieuses, de croyances projetées, de colères, et de reproches. Ce qui frappe chez cette jeune femme, c’est l’exaspération. Une colère permanente l’habite, entrecoupée de plaintes ou d’indifférence. Aucune satisfaction ne semble possible. Michèle réagit dans l’instant, intolérante à la contradiction ou à la frustration, évacuant avec violence les contradictions qui la traversent. Elle attaque tous les moyens mis en place pour l’aider, sans possibilité de penser sa colère.

Les ruptures des liens précoces chez cette jeune mère, la conduisent à la répétition

36La méfiance, la rupture et la fuite portent la trace des premières relations d’un monde où les conflits règnent à tous les niveaux. Coupé des sources pulsionnelles enrichissantes et de l’imaginaire, ce monde est un monde plat et ennuyeux, il est pourtant parsemé de contradictions. Malgré cela, chaque jour se ressemble, sans projet, sans passé. Comme dans un éternel recommencement, les ruptures de liens jalonnent l’histoire de Michèle.

37Une séparation précoce, à 8 ans, pour maltraitances, une famille explosée, une scolarité bâclée (elle sait à peine lire et compter), un apprentissage interrompu…, une année d’errance au sortir de l’ASE [3], des hommes de passage, une IVG à 18 ans, des étrangers sans papier, pas de métier, pas d’avenir…, et un bébé. Mais encore, un père biologique évanoui, bientôt plus de compagnon, le père adoptif de sa fille, avec qui elle rompt sous la pression de la fragilité organisationnelle et de la famille, etc. Les traces répétées des ruptures de liens et leurs conséquences s’inscrivent ainsi dès le début de son histoire. Michèle reste donc jusqu’à sa majorité dans des familles d’accueil qu’elle met en échecs successifs. Elle ne cherche pas à les revoir et elle n’en a aucun souvenir. Elle n’exprime aucune reconnaissance, aucune nostalgie, aucun regret, aucune colère contre ce destin,… un véritable désert. Il ne reste qu’une rancune tenace à l’égard des institutions, de leurs représentants et le souvenir idéalisé d’un tuteur inaccessible.

38La souffrance psychique est intense, mais non perçue par Michèle, qui la dénie. Massivement présente, elle pose l’adolescente dans une solitude autant méconnue que maintenue. A travers une adaptation apparemment normale, celle-ci manifeste des comportements qui surprennent. Alors que nous croyons parler la même langue, elle vit sur un continent qui échappe, aussi étranger que difficilement accessible. Elle manifeste une forme de clivage : « être là et pas là à la fois… » Chaque fois que je lui parle d’elle, je n’arrive pas à la rejoindre. Elle me répond en déplaçant son discours sur ce que sa fille lui fait subir, maltraitance méconnue, qui se répète…

Le fonctionnement du groupe familial est très singulier

39Ses membres vivent dans une sorte d’emboîtement, une juxtaposition de survie matérielle et psychique, un espace clos, traversé par des projections intenses et violentes. Les échanges sont primaires, il y a peu d’écoute, peu de capacité d’empathie, beaucoup de défenses et d’attaques critiques. Il faut tenter d’attirer l’attention sur ce qui se passe, modérer, protéger d’une manière ou d’une autre l’enfant à travers l’adulte, en essayant de ne pas me retrouver prise dans les conflits qui risquent à tout moment de dégénérer… Les éléments archaïques projetés à travers l’espace familial ne cessent de se renforcer, de s’additionner, de s’enfler, tel un ouragan qui vient sidérer l’enfant. Une obsession parcourt en permanence la famille de Myriam, une croyance inattaquable, accompagnée des émotions fusionnelles qui s’y rattachent. Menace extérieure, qui vient renforcer, dominer, envahir la vie mentale du groupe, en fonde la cohésion et se manifeste de manière répétitive dans le discours de celui-ci, comme dans celui de chacun de ses membres : le risque du danger et la nécessité de le fuir, par l’isolement ou par l’agression. Ce qui domine dans ce fonctionnement, c’est l’intérêt du groupe et sa conservation. « L’intérêt de l’individu importe peu, pourvu que le groupe se perpétue… » [4]

40Du fait de ce mode de fonctionnement qui « annule » tout évènement, la famille ne peut inscrire dans son histoire ni évolution ni progrès, pas plus qu’elle ne peut s’inscrire dans le temps, celui de la vieillesse et de la mort… L’histoire reste sans profondeur. Ainsi, pour Michèle, les jours succèdent aux jours, « reproduction du même » avec le risque que les traumatismes passés s’actualisent dans le présent et se répètent. A ce niveau l’intervention est rendue difficile, « tout encouragement à une évolution quelconque produit une réaction d’hostilité ». Le groupe ne peut envisager « d’endurer les douleurs de la croissance et l’effort d’apprendre »… Ce handicap l’inscrit dans la pauvreté psychique culturelle et sociale. Il porte des interdits inexprimés mais imposés de fait. Ainsi se transmettent tels quels des éléments aliénants et impensables, au risque d’être agis, comme ce fil rouge qui parcourt l’histoire du groupe, sans savoir s’il est passé ou à venir : un enfant est enlevé, un enfant est maltraité.

La part du thérapeute : peut-on mettre à disposition son appareil à penser les pensées ?

41La violence des projections, qui s’échangent dans les relations et qui traversent l’espace psychique du groupe familial, emplit de confusion, attaque l’intelligence et la cohérence de la pensée, sidère l’intervenant comme il sidère l’enfant. Myriam peut en rester figée sur place, ou, pour s’y soustraire, tenter d’en épouser la volonté, protégeant « son vrai Self » (Winnicott, 1949) derrière une attitude séductrice et obéissante, face à l’incohérence des demandes. Les attaques contre les liens se renouvellent sans cesse. Chaque lien créé, ne pouvant être supporté, est rompu avec haine, inscrivant l’absence de continuité, l’insécurité, l’abandon, désorganisant le temps ou le figeant dans la répétition, avec l’effacement de l’histoire personnelle et familiale qui en découle. Les mots sont autant de projectiles qui viennent détruire les pensées et la capacité de penser elle-même.

42Et l’enfant ? On vous en barre l’accès. Il faut passer par l’adulte pour pouvoir espérer le protéger, tenter avec prudence de dire une parole, mais aussi avoir le souci d’attendre le meilleur moment pour le faire et pour cela supporter les incohérences qui ne cessent de le bousculer et de vous atteindre. Passer outre, c’est prendre le risque de se retrouver immédiatement à la porte sans espoir de se réintroduire. Il faut donc savoir se taire, devant parfois l’insupportable. Il faut partager avec l’enfant, les menaces de l’amour impossible à dire autrement que comme la haine. Confusion des paroles, confusion des sentiments, violence des affects en tout ou rien, ils ne peuvent qu’être extrêmes, barrant la voie d’accès à une connaissance nuancée des émotions.

Comment protéger l’enfant ?

43Protéger l’enfant, c’est s’intéresser à chaque adulte comme s’il était unique, à la fois comme appartenant au groupe et comme ayant son existence propre. Je ne cesse d’osciller entre ces deux positions, suivant ce que le groupe vous permet de vivre. Car si je joue trop ouvertement avec Myriam, elle va être amenée à dormir tout au long de ma prochaine visite. Le groupe va tester ma résistance, la capacité à ne pas répondre à la peur qu’il suscite, et qu’il a l’habitude d’expérimenter comme agissante.

44Si, au cours des premières rencontres, une crainte massive se manifeste par la fuite et le sentiment de persécution devant l’inconnu, la chance est de pouvoir manier le cadre et, malgré les ruptures, d’arriver avec ténacité à le remettre en place. Les visites à domicile offrent cette possibilité, car la ténacité ouvre la voie à la mise en place des rencontres et aux « besoins d’attention » qu’elles finissent par créer, besoins inconnus jusqu’alors par ses familles qui projettent sans cesse sur l’autre les conflits violents qu’elles portent en elles et les déceptions aussi violentes qui en résultent.

45S’introduire dans l’espace groupal déclenche des mécanismes de défense massifs qui viennent embrouiller la pensée, en attaquer la logique, la rendre inopérante. Le besoin de penser se fait pourtant urgent, lorsqu’il est annexé. Et c’est très rapidement que je vais être obligée de faire avec les blancs massifs, les maux de tête, les incohérences, les provocations verbales et/ou agies, les angoisses innommables, les peurs de maltraitance envers l’enfant. Les filmographies hallucinantes témoignent des projections qui m’habitent, à travers les images qui s’imposent. C’est comme un « rêve-cauchemar », qui vient me surprendre et dont il m’est difficile de me dégager.

46Remettre en route le fonctionnement de la pensée propre est d’une urgente nécessité et c’est dans cette urgence qu’il faut trouver le moyen de donner sens à ces rencontres qui laissent hébétée et solitaire, seule sur le trottoir, tentant vainement de mettre un peu d’ordre dans le chaos, et d’évaluer avec justesse, les risques que court l’enfant, quant à l’inceste, la maltraitance…, ou de perdre la vie, même. Cette question ne cesse de me hanter avec plus ou moins de force, c’est selon. Que risque Myriam ?

Les incohérences maternelles désespèrent l’enfant

47Il faut renoncer sans cesse à faire reconnaître sa fonction, aux tentations de donner des conseils, même s’ils se font prudents et interrogatifs. Ils seront immédiatement annulés et violemment rejetés par un « non, c’est pas ça » maternel.

48

– « Un biberon entier de Coca à cinq heures ? »
– « Non c’est pas ça qui l’empêche de dormir. »

49Sortir, lorsque la petite fille demande à sortir du bain, alors que sa mère refuse de la voir.

50

– « Tends tes bras quand tu veux sortir du bain ! »

51Et lorsque Myriam le fait :

52

– « Non, c’est pas ça, tu veux pas sortir. »

53Propos maternels, qui rendent la scène insoutenable pour moi, devant les appels muets de l’enfant, mais qui cesse dès que je m’en extrais, alors que sa mère refuse de la voir (Myriam a douze mois). L’enfant est également instrumentalisée, mise au service de la toute-puissance de l’adulte :

54

– « Il faut le faire, Madame Cazenave, c’est Myriam qui veut, sinon elle va se fâcher ! »
– « Il ne faut pas parler du parc, sinon elle croit qu’on sort et elle va faire une colère. »
– « C’est Myriam qui commande ! »

55Mais c’est elle aussi « qui en prend une », lorsque ce qu’elle fait n’a pas été programmé par l’adulte. Entre les interprétations péremptoires de l’adolescente, ses agacements, ses brusques refus, les changements de comportement qu’elle impose à l’enfant, causant sa désespérance et ses colères, les prophéties fusent :

56

– « Vous allez voir, Madame Cazenave, elle va pleurer, d’ailleurs elle ne fait que pleurer. Ça suffit Myriam ! »
– « Vivement qu’elle grandisse pour qu’on la comprenne, elle pleure tout le temps et on n’y comprend rien ! »

57Mais lorsque j’essaie de mettre du sens, mon interrogation est immédiatement rejetée…

58

– « Peut-être est-elle un peu fatiguée, veut-elle marcher ? »
– « Non, c’est pas ça ! », et immédiatement un gâteau tente de faire taire cette bouche béante, qui, par sa colère, persécute la jeune mère.

L’induction des pleurs, une marque de la mère

59« Un enfant ça pleure » et Michèle ne conçoit pas qu’il en soit autrement. Sans doute cette conviction doit-elle se réaliser à tout prix. Je note qu’elle induit de brusques et imperceptibles secousses à chaque change, ou chaque fois qu’elle habille le bébé. L’enfant pleure et la mère satisfaite dit :

60

– « Vous voyez Madame Cazenave, elle n’aime pas qu’on l’habille. »

61Ce qui deviendra plus tard, alors que l’empreinte est acquise :

62

– « On ne comprend pas pourquoi elle pleure quand on l’habille, on lui fait rien… »

63Et encore : l’étonnement qui saisit, quand, à la parole de sa mère, l’enfant de quatre mois tire avec violence sur ses vêtements comme pour les arracher…

64

– « Vous voyez, Madame Cazenave, elle est comme moi, elle ne supporte pas les vêtements serrés. »

65Seule, la mise en place d’une observation inscrite dans un certain retrait, une application de l’observation de E. Bick (1963), me permet de percevoir les imperceptibles marques de la mère, d’en retenir les commentaires, d’en déjouer les pièges, d’en supporter les attaques, pour comprendre le mode de fonctionnement psychique et inscrire une présence « contenante » dans la continuité. Ce n’est qu’à ce prix que l’on m’autorise à rester sur place.

Au prix de la folie. Evolution des « représentations-créations » d’un espace psychique

66L’annexion de la pensée de l’autre inscrit la toute-puissance de la maîtrise de la jeune mère, elle induit un risque de répétition, inscrit dans les arrêts de pensées et des passages à l’acte. Mais elle peut se servir de sa capacité de penser sa maltraitance et les représentations irrépressibles qui s’y rattachent, si le psychologue arrive à recevoir et à transformer ses projections violentes.

67La fuite devant le sentiment de persécution que provoque mon arrivée est d’abord marquée par des actes : une distance physique, doublée d’un comportement maniaque, Michèle se retranche dans sa cuisine, et nettoie « sans fin » jusqu’à s’en faire mal, avec un décapant agressif, qui la fait abondamment pleurer et lui brûle les mains. Il lui est impossible de se rapprocher de moi, tant je lui fais peur… Elle laisse sa fille endormie dans sa poussette, chaudement habillée, comme prête à sortir. Et, contre toute attente, celle-ci restera entre nous, posée comme on pose un objet sur un meuble, obstacle entre la jeune mère et moi qui la protège de mon intrusion. C’est à travers ses propos que l’on peut interroger les peurs qui l’envahissent :

68

– « Des souris entrent dans l’appartement et peuvent faire du mal au bébé. Lorsqu’on les chasse par la porte, elles reviennent dans la cuisine, impossible de s’en défaire. »
– « La machine à laver est en panne et l’eau sale peut contaminer le bébé et le rendre malade. »

69Michèle met son sein entre elle et l’enfant, non comme un lien, mais comme une protection contre les cris du bébé et son risque de maltraitance. Elle peut en maîtriser le don comme le retrait et l’enfant s’adapte, marquant à son tour par des arrêts spontanés, l’empreinte que la mère a laissée.

70Les six premiers mois, à chacune de mes visites, je trouve Myriam systématiquement endormie, ainsi m’en barre-t-on l’accès. C’est un parti pris de la jeune mère, d’instaurer une fin de non recevoir à l’intrusion de l’autre, façon d’être la seule détentrice d’un lien qui pourrait lui être ravi. « Elle dort tout le temps », dit la puéricultrice. Mais je m’aperçois vite que la jeune femme sait à volonté retarder ou avancer le sommeil de l’enfant pour la soustraire à tout visiteur indésirable.

Puis, l’adolescente utilise la fonction alpha de l’analyste

71Michèle, tant qu’elle est chez elle, utilise en ma présence les séries télévisées comme support d’élaboration de sa maltraitance.

72

– « Hier, sur FR3, j’ai regardé une drôle d’histoire, celle d’une adolescente qui abandonne son enfant. »

73Michèle, parle plusieurs fois de cet épisode, et je suis peut-être à ce moment-là, à la fois celle qui soutient la narration et l’objet de tous les dangers. Elle raconte :

74

– « Au début, elle était bien cette jeune femme, mais après elle mâchait du chewing-gum, c’était moche, ça ne se fait pas ! » (Bon et mauvais objets clivés se succèdent, et la dévalorisation tient à peu de chose, un détail.)

75Je dis que je n’ai pas vu l’émission et je lui demande de m’en parler.

76

Michèle : « Elle a fait ce que je voulais faire avec Myriam et que je n’ai pas fait, abandonner son enfant … »

77Une autre histoire lui sert de support d’élaboration au cours d’une autre rencontre. Le scénario évoque les impulsions qui conduisent une jeune mère à tenter d’étouffer son bébé dont elle ne supporte pas les cris. Une autre fois encore, un bébé est enlevé par un couple sans enfants… Mort, séparation, danger de passage à l’acte de maltraitance viennent « toucher » la jeune femme dans ses représentations et dans son histoire.

78Pourtant, il semble que l’adolescente ne puisse faire directement un rapprochement avec sa propre histoire d’abandon et le risque de répétition qu’elle véhicule. Mais elle est capable, cependant, de se servir des séries que propose la télévision l’après-midi, pour reconnaître, dans le jeu des acteurs, les mouvements affectifs et les envies violentes qu’elle peut éprouver elle-même. Ces représentations, totalement extérieures, semblent alors soutenir une capacité d’évocation qui lui fait par ailleurs défaut. Ainsi s’amorce la capacité de penser sur soi d’une manière singulière mais pas encore habitée. Progressivement, les propos font de l’autre le mauvais objet et permettent, ainsi, de déplacer sur autrui, en la présence du thérapeute, les impulsions de maltraitances maternelles, tout en s’en distançant.

79

– « Moi, je ne ferai jamais ça. »

80Parallèlement à ce début de narration, vite interrompu par le retour chez ses parents, les projections de Michèle tentent par ailleurs de trouver une autre voie de transformation en annexant la pensée du thérapeute. La mise en image est une autre tentative de traitement. Pour cela, n’utilisant pas le support télévisuel, elle va utiliser « l’appareil à penser les pensées » du thérapeute et faire naître une autre filmographie.

Des « hallucinations » se manifestent chez le thérapeute

81Utilisé de manière pathologique, ce mode de fonctionnement psychique qui est de tenter de transférer des affects intenses dans la psyché d’un autre, s’inscrit dans l’utilisation omnipotente de la pensée et vise à faire éprouver, par autrui, des ressentis et des représentations particulières. Leur but est de provoquer des comportements attendus…, parfois dans un demi éveil (ou sommeil), dans l’inconscient de la figure (aimée ou haïe) à annexer. Ainsi, par le clivage et l’identification projective pathologique, le monde extérieur et ses objets dangereux et craints, peuvent-ils coïncider avec le monde intérieur, omnipotent, du sujet. Des éléments archaïques de la psyché sont violemment expulsés et déposés dans l’espace psychique d’autrui, pour neutraliser et se venger du sentiment d’attaque éprouvé, comme venant de lui.

82W.R. Bion, qui évoque les écrits de S. Freud, montrant le rêve comme gardien du sommeil, pense que l’individu encombré d’éléments bêta (?), ne peut ni rêver, ni dormir, ni s’éveiller… C’est ce que je ressens dans les moments où le bombardement d’éléments bêta, liés aux défenses érigées contre ma présence par cette jeune mère, se déchaîne [5] J’éprouve, comme dans un « rêve-cauchemar », être traversée par une sensation d’hallucination devant les scènes qui se déroulent devant moi. Ni tout à fait éveillée, ni tout à fait endormie, je me retrouve être comme le témoin obligé de films aux scènes étranges, dont je ne peux immédiatement me déprendre.

De la télévision à la pensée du thérapeute : Se déroule devant mes yeux, un mauvais film : un bébé bascule de sa poussette

83Ce jour-là, la télévision est éteinte, mais un scénario vient me surprendre dans mon observation de l’enfant. Etrangement (Entretien de la première année), j’éprouve une sensation qui s’inscrit devant moi comme une hallucination. L’enfant est assise dans sa poussette et soudain, comme un film qui se déroule sans vraies raisons devant mes yeux, sinon l’évocation d’une séparation, (la rencontre se termine et je prends congé…), l’enfant bascule de sa poussette et s’écrase sur le trottoir. C’est un film de chute violente, incongrue, surprenante. Peut-être l’attache de l’enfant est-elle située très bas, ou plus justement, suis-je porteuse des fantasmes de casse de la jeune mère ? Je n’en éprouve aucune émotion, ces images me sont totalement étrangères, étonnant… C’est d’une manière analogue que s’était imposée à moi la représentation de cette même enfant tombant brutalement de la baignoire, alors que je ressentais de l’intérieur, la pression psychique que la jeune mère m’imposait : celle de laisser la petite fille seule dans le bain. Sans rien dire, je vais retarder mon départ, afin de ne pas obéir à cette « injonction » qui m’est étrangère. (L’exercice de la toute-puissance de la pensée est un moyen illusoire pour certaines organisations psychiques de changer le monde.) J’adapte mon cadre.

84Je réalise alors que mon départ en vacances va la laisser seule avec son enfant. Malgré son envie de me voir partir, la jeune femme le vit comme une persécution. La séparation est traumatique et réactive des émotions violentes qui viennent s’actualiser dans l’instant. La peur de mettre fin à un lien qui, somme toute, commence peut-être à prendre place, se manifeste par de nombreuses excuses, la dédouanant d’une violence possible à mon égard et la protégeant d’une rétorsion potentielle de ma part. Parallèlement, des fantasmes de maltraitances et d’accidents ne cessent d’être projetés, ainsi cette chute de l’enfant par basculement. Je ne dis rien, mais évalue les limites toujours frôlées de la maltraitance qui habitent la pensée ou le ressenti de la mère et qu’elle me fait partager. Il y a une différence entre craindre réellement que Myriam tombe du toboggan, et ces films qui se déroulent devant mes yeux et qui semblent étrangers à mon fonctionnement. Il me semble qu’à ce moment-là, Michèle utilise l’épaisseur de mon préconscient, comme un écran de projection de ses fantasmes, pour me les donner à représenter, puis à penser. Elle utilise ma capacité à représenter (fonction alpha, ?), comme les films de la télévision, mais dans un mouvement inversé, projetant de l’extérieur vers l’intérieur les éléments bêta (?), sous une forme moins violente qui les rend accessibles, puisqu’elle permet la représentation en images de ses impulsions via la « psyché » de l’autre…

Des hallucinations, encore et encore : le bébé est jeté sur le canapé

85Pour Michèle, les pleurs de l’enfant ne sont pas un langage qu’elle pourrait comprendre dans le but d’en soulager la cause, mais des attaques à faire cesser sous peine de catastrophe annoncée. Aujourd’hui encore, elle ne tolère plus les manifestations de sa fille. L’exaspération à peine contenue qui se manifeste dans ses gestes et l’incapacité à supporter les pleurs de Myriam accentuent le climat dramatique qui s’instaure à cet instant. Les réactions d’impatience de sa mère provoquent la vigilante inquiétude de Myriam. Ne la supportant vraiment plus et voulant se débarrasser de sa fille, Michèle l’exprime par un mouvement d’exaspération devant « cet enfant qui pleure encore ». Non seulement elle tente de projeter ce qui lui paraît mauvais sur l’extérieur, mais elle met ses mouvements psychiques de rejet en acte. Elle amorce le geste de jeter l’enfant de six mois sur le canapé, mais… la grand-mère n’est pas loin, et récupère sa petite-fille dont elle va s’occuper seule pendant toute la rencontre.

86Je suis habitée par des représentations imagées qui illustrent la fin de cette chute du bébé « jeté-lâché ». Une représentation sans doute reçue dans le contre-transfert : image d’écrasement de l’enfant sur le canapé induite par la violence des projections de la jeune femme. Cependant, cette lecture « contre-transférentielle » me permet de comprendre que c’est une violence qui paraît inconsciemment contrôlée, peut-être dans une tentative de mise en scène qui nous implique la grand-mère et moi-même, même si cela n’en reste pas moins une violence. (Amour et haine, liaison et déliaison sont exprimés de concert sans pouvoir se conjuguer.) Le canapé est là, la grand-mère pas loin et je suis présente. Cependant, cette brutale séparation vient doubler la violence que semble induire l’annonce de mon départ en vacances. Cette violence de la mère prend sens, en lien avec les angoisses de pertes et de séparations qui l’habitent, parce qu’elle n’a pas accès à leur compréhension.

87Les éléments bêta m’envahissent, mais n’empêchent pas ma capacité de représentation de fonctionner. J’achève, comme dans un rêve, le mouvement de chute amorcé par l’enfant et le représente, sans doute à la place de la mère, ce qui me fait prendre conscience d’une violence exprimée, impulsive, non pensée, mais contrôlée inconsciemment, car elle s’exerce en présence d’objets protecteurs de la mère et de l’enfant. On imagine la réaction de frayeur qu’une figure étrangère pourrait éprouver face à cette scène. Je me demande cependant si toutes ces expositions d’impulsivité et d’impatience envers Myriam, dans leur appel à témoins, ne sont pas une manière de mettre en place des objets protecteurs de ces éléments clivés qu’elle sent dangereusement agissant en elle.

L’attaque contre les liens gagne les équipes

88Les puéricultrices ne peuvent plus entrer, les médecins de la PMI sont très inquiets : « Il faut retirer l’enfant », nul ne pense à me demander mon avis, mais une psychologue décide de suivre Michèle sans lien avec les autres intervenants. Je pense à partir, je suis inutile (disqualifiée ?). Ce mode de fonctionnement qui attaque les liens s’inscrit et se répète au niveau du groupe, semblant mettre en danger les liens déjà crées. Pour M.P. Blondel et F. Jardin (1997), « ces phénomènes de contagiosité nous parlent des projections sur les intervenants des parties clivées du fonctionnement psychotique du patient, il n’est pas rare dans ces situations inquiétantes de voir les services se dresser les uns contre les autres…, dans des positions contradictoires et conflictuelles. Le regard sur l’enfant est difficile avec la tentation de ne rien voir, de retirer l’enfant en urgence, ou de passer la main. »

Du mauvais film à la pensée, la mienne : les hallucinations cessent, je peux penser

89La grand-mère a déserté le groupe familial pour garder un autre bébé, ailleurs. C’est insupportable pour Michèle qui met à nouveau en danger sa fille. Myriam est absente depuis un long moment, alors que ni la jeune femme ni le grand-père ne bougent ou ne manifestent d’inquiétude. La position est incestueuse… L’adolescente et le beau-père parlent de l’enfant et s’interrogent sur les mauvaises habitudes auxquelles ils l’ont habituée petite, comme un couple le ferait. Ces remises en question, pourtant étonnamment justes, ne peuvent rester libres. « Des fantasmes sous-jacents de casse » affleurent rapidement dans le langage et traversent la narration. Progressivement, Michèle me décrit une scène dramatique. Dans un bus, un bébé et sa mère sont assis. Le bus freine brutalement et la mère est projetée en avant, l’enfant, assis sur ses genoux, de même. Mais, il échappe à la mère et la tête la première, passant par le pare-brise, il s’écrase sur le trottoir et meurt. Au fur et à mesure que le récit se déploie et s’expose à mon écoute, je pense que Myriam est en danger.

90

– « Où est Myriam ? »

91Je me retiens longuement de dire mon inquiétude sachant que sa manifestation peut faire monter des sentiments de persécution, et générer des réactions de violente colère. Puis il me semble urgent de l’exprimer. La réponse vient de suite :

92

– « Elle joue avec le chien. »

93La jeune femme continue son récit, ignorant superbement l’absence de l’enfant et mon inquiétude monte.

94Je finis prudemment par dire (pour que ce ne soit pas un reproche) :

95

– « Myriam est bien silencieuse, que fait-elle ? »

96La jeune femme me répond :

97

– « Oh, elle doit être dans la chambre en train de jouer… »

98Je pense depuis un moment que Myriam est sur le balcon, seule, qu’elle pourrait grimper sur la chaise et tomber, comme le bébé du bus la tête la première. Ma pensée s’élabore et fait des « va-et-vient » entre la narration dramatique du fantasme et la réalité de l’enfant, seule sur le balcon. Devant mon inquiétude presque silencieuse, Michèle part à sa recherche.

99

– « Oh Myriam ! » dit-elle, puis à nous : « Elle lance ses affaires dans la rue et l’on va dire : “ C’est encore eux ! ” », mais elle ne se fâche pas, revient avec l’enfant et dit qu’elle était encore en train de lancer son biberon dans la rue. (L’évocation des risques de chute que courait l’enfant reste encore très présente à mon souvenir.)

100Je crains souvent l’expression de la violence et protège, comme je le peux, l’enfant, par mes interventions ou par un silence contenant. Souvent, je sens monter en moi des bouffées de craintes quand j’évoque ces situations dans l’après-coup du travail « contre-transférentiel ». Et, aujourd’hui, j’ai senti Myriam en danger. J’ai peur à la place du groupe, de la mère, et c’est moi qui semble pouvoir penser à leur place. Peut-on inscrire cette identification projective modérée, qui montre son évolution au sein du fonctionnement psychique de la jeune femme et de nos rencontres, puisque « ces fantasmes de casse » d’enfant ne se déroulent plus comme un mauvais film, mais s’inscrivent dans une narration ? Parallèlement à cette narration, l’identification projective, déployée de manière plus modérée par la jeune mère, fait surgir le fantasme d’enfant étranger en danger : un garçon. Celui-ci est habituellement objet d’idéalisation excessive. A cet instant, la jeune femme me laisse penser (ou tente d’étayer sa pensée sur la mienne) l’enjeu d’une réalité et le risque de sa dramatisation.

101On peut faire l’hypothèse, à la suite de cette expérience, d’une maturation progressive de la capacité de penser de la jeune mère. Elle me permet maintenant d’évoquer, en l’absence de l’objet et parallèlement à cette absence, l’exposition du risque de son oubli infiltré de sadisme ? (Ambivalence primaire.) Il me semble que, au-delà de la « haine » pour l’objet persécuteur, Michèle a une perception floue, défensive, mais réelle du risque et de l’objet absent (l’enfant). Même si cette pensée est une pensée qui m’habite, il semble qu’elle ne m’appartienne pas et qu’elle se soit imposée à moi progressivement, et non brusquement, comme je pourrais l’éprouver brutalement en pensant un enfant en danger. Elle s’est installée, au fil de la narration, par la jeune mère. Michèle pourrait utiliser mon « appareil à penser », pour « penser ses pensées » (W.R. Bion, 1962), comme le fait le jeune enfant en communication précoce avec sa mère ?

102Lorsque la violence des projections pathologiques retombe, les fantasmes, représentés de manière imagée, se déploient dans une narration avec déplacement ou substitution de l’objet, source des projections. Ainsi, « l’appareil pour penser les pensées » du thérapeute, est mis au service de l’élaboration des pensées d’autrui. Il en reçoit les émotions intenses, montrant combien sont encore très présents les éléments archaïques. Cependant, à ce moment, les mécanismes de défense ne se mettent pas en route massivement. La mère n’entre pas dans le « déni » et elle peut agir, comme si, par la transformation d’un fantasme concernant un enfant de remplacement, fantasme qu’elle exprime, elle pourrait alors par le vecteur de la pensée du thérapeute, accepter de se soucier du risque, du danger dans lequel se met son propre enfant, mais qu’elle ne peut encore penser ainsi. Encore une fois, ces ressentis éprouvés sont bien loin de mes ressentis habituels. Dans une situation semblable hors du cadre du contre-transfert, ma réaction aurait été immédiate. J’aurai instantanément réagi à l’absence de Myriam et à la peur (élaborée dans l’instant), provoquée par le risque que court cet enfant, restée trop longtemps hors de la surveillance des adultes (Entretien de la deuxième année).

103La fois suivante, Michèle peut à nouveau mettre en mots ce fantasme.

104

– « Dans le quartier, une maman qui ne surveillait pas son enfant, l’a laissé tomber par la fenêtre. Il est conduit d’urgence à l’hôpital, car il est tombé sur la tête et s’est fait très mal. Mais cela n’a pas servi à cette mère qui est incapable (d’apprendre par l’expérience) et il est à nouveau tombé. La mère ne le surveille pas assez ! » Comment ne pas penser que c’est d’elle dont Michèle me parle en « externalisant » cette histoire qui peut être maintenant mise en mots, sans être projetée. Déplacée, elle peut se dire à travers l’évocation d’une autre mère et d’un autre enfant (Entretien de la deuxième année).

105Encore une mère incapable, certes, mais la narration est marquée par la mise à distance de sa propre histoire. Est-ce un passage obligé ? Michèle pourra-t-elle un jour s’y reconnaître, et ainsi lever le risque que porte à nos oreilles le contenu obsédant de sa narration ?

Elle peut raconter un fait réel sans avoir besoin d’en déplacer la narration : un début d’apprentissage par l’expérience

106« L’autre jour », me dit-elle, « j’ai mis Myriam dans l’ascenseur, et la porte s’est refermée. J’ai entendu Myriam crier, la poussette s’était renversée et l’ascenseur s’est mis en marche. J’ai appelé “ au secours ” et j’ai couru en descendant les marches jusqu’à l’étage en dessous. J’étais si affolée et j’ai eu tellement peur pour Myriam. Elle n’avait rien, heureusement, mais maintenant je place la nacelle de cette poussette face à moi, comme ça, je peux la surveiller lorsque Myriam se met debout malgré moi. » Michèle devient-elle capable d’une narration directe d’un accident survenu à sa fille et a-t-elle accès aux émotions qu’il provoque ? Je m’étonne. Est-elle moins soumise à un surmoi archaïque, intolérant ? S’adoucit-il ? La jeune mère commence-t-elle, par moment, à pouvoir « apprendre par l’expérience » ? (Entretien de la deuxième année).

107Il y aura de nombreux retours en arrière. Dans ces passages incessants de la position « schizo-paranoïde » à la position « dépressive ». Peut-on, à travers ces nouveaux faits, s’autoriser à percevoir des signes de croissance psychique, et de transformation ?

Par moment, elle commence à accéder à une réflexion plus personnelle

108

– « Ce n’est plus moi la mère. Mes parents m’ont pris mon enfant pour s’en occuper. Ma mère s’intéresse à moi pour mon argent. » J’entends qu’elle progresse et peut mettre en mots ce qui se joue dans les relations quotidiennes. Elle se sent maltraitée, spoliée et peut maltraiter, en retour, son enfant. Comment ne pas rejeter l’enfant, quand on l’a soi-même toujours été ? (Entretien de la deuxième année).

109Et encore :

110

Michèle nettoyant les fesses de sa fille.
– « Myriam n’aime pas ça, je crois qu’aujourd’hui, je lui fais mal. »
Je réponds que : « Ça fait mal, quand on appuie trop fort. »

111Le geste est un peu rude, mais c’est la première fois qu’elle en prend conscience. Je pense que lorsque la jeune mère est maniaque, elle ne doit pas s’en rendre compte et Michèle m’explique comment se fait le lien (fantasmatique) entre ces gestes brusques et sa pensée.

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– « Au fond, si elle n’aime pas qu’on la touche, c’est bien comme cela. Elle se défendra et ne se laissera pas faire… »
– « Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? »
– « Parce que ce sera pas comme moi, on (les parents) ne la traitera pas de traînée, quand elle aura un peu de retard. » (Entretien de la deuxième année).

113Aujourd’hui il y a beaucoup de tendresse dans ses propos, et elle peut en parler directement, sans besoin de s’en défendre.

Se fait jour une demande de la jeune mère…

114« C’est mon heure à moi, vous prenez rien d’autre. On me lâche à la maison, ma mère ne s’occupe plus de moi. Elle veut un autre bébé… » dit-elle, alors que je me pose la question de cesser mes visites. (La mère de Michèle parle de se faire déligaturer les trompes.) Je ne peux donc pas lâcher ce bébé-adolescent, lâché par sa mère, et qui lâche l’autre bébé, que Michèle devrait porter. Aujourd’hui, elle me parle de sa fille en disant, au moment où je la quitte : « Ne me laissez pas, je peux la maltraiter. » A cet instant, elle peut reconnaître une réalité qui lui appartient et qui est plus de l’ordre de l’ambivalence que du clivage. Je vais me contenter d’accueillir et d’infirmer ce qui vient de se dire, en raison de l’intensité de la prise de conscience qui se révèle, alors que la position psychique est inscrite dans une ambiance dépressive (Entretien de la deuxième année).

115Un autre jour :

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– « Le beau-père est en colère, il n’y a plus d’argent, ça ira mieux vendredi. » (Il y aura des versements.)
– « A quoi je sers ? » dit Michèle, « à donner des papiers et de l’argent ? J’en ai marre, j’y arrive pas, je mélange tout, c’est la pagaille à la maison, peut-être faudrait-il que mon enfant soit ailleurs. Qu’est-ce qu’elle dira de moi plus tard…, je prends le même chemin que ma mère ! » (Entretien de la deuxième année).

117Elle me dit le risque « de rapt » de Myriam par le beau-père qui veut l’adopter et la mettre, elle, à la porte. Je parle du père de Myriam. Elle l’idéalise. « Je voudrais retourner avec lui », et dans sa plainte, j’entends la petite fille qui pleure en elle.

118

– « Je voudrais rentrer à la maison ! » Idéalisée, aussi, cette maison de l’homme, comme sans doute, celle qu’elle évoque du temps de son enfance. Je pointe et reformule. Michèle pleure ; un événement !
– « Je sais pas à quoi je sers, si j’étais pas née, ce serait peut-être mieux. »
– « Myriam a besoin de vous, vous êtes sa maman. »

119Je tente de « renarcissiser », de consoler, je sens l’empathie qui m’habite résonner aux propos de la jeune femme…, une nouveauté !

120Myriam dort dans sa poussette et je crains pour elle. Mais je ne « vois » plus se dérouler devant mes yeux ces « mauvais films » qui ne m’appartiennent pas. (Je ne sens pas poindre la crainte du mauvais objet menaçant. Peut-être est-il encore trop difficile de se séparer de sa fille ?) (Entretien de la troisième année).

121Dans trois mois, nous devons nous séparer. Myriam ira à l’école et nos rencontres prendront fin. Puis un jour, elle raconte, elle se souvient du tribunal, du jour où on les a séparés, elle et ses frères, de ses parents. Elle n’avait rien compris. Le discours est confus, le sub-délire emplit complètement mon espace psychique, m’interdisant toute pensée. Dans ce moment débordant, et chargé d’angoisse, tout se mélange : confusion des genres, confusion des générations, confusion du temps, des dates… dont elle ne semble avoir aucune conscience. Elle me dit : « J’en ai marre, c’est comme ça depuis que mes parents m’ont abandonnée… Ça s’est fait si vite, c’était comme un mauvais film… » (Comme ceux que, dans ses projections, elle me propose d’élaborer ?)

122

– « Il y a eu ce jugement, j’avais trois ans. Je suis arrivée avec mes parents, et puis on m’a emmenée sans eux et… on m’a dit : “ Tu vas les revoir tout à l’heure ! ” Et je les ai pas revus… »

123Instant rare, que je voudrais voir durer… Je tente de faire se continuer l’évocation du traumatisme et de la montée d’angoisse. Je reste à l’écoute en maintenant un long moment de silence empathique… Puis je dis :

124

– « Ça n’a pas été facile ! »
– « Non, j’arrive pas à retourner devant les juges, ça me fait très peur… »
– « Je comprends que ce sont des événements douloureux, vous étiez si petits… »
– « Oui, et j’ai toujours peur que ça recommence… »
– « En quoi cela pourrait-il recommencer ? »
– « Le grand-père de Myriam dit que je suis “ maltraitante ”, les gens dans la rue aussi, on pourrait m’enlever Myriam… » [6]
– « Qu’est-ce que vous en pensez ? »
– « Parfois, c’est vrai, elle écoute rien… Ma mère dit qu’elle est têtue, et qu’elle me ressemble… C’est pour cela que je veux pas voir le juge pour la paternité de Myriam… »

125Malgré ces prises de conscience, il y a de nombreux retours en arrière. Les capacités, qui se découvrent, ne sont jamais définitivement acquises, tout lien est constamment en danger d’être détruit et les acquis remis en cause. Peut-on penser que l’utilisation de l’appareil à pensées du thérapeute, et de ses capacités de rêveries représentatives puisse jouer le rôle de prothèse ? Il permettrait progressivement à la jeune mère d’accepter de faire des liens, d’explorer son monde intérieur et de reconnaître certains traumatismes de sa vie passée et présente, avec moins de risques pour elle et pour l’enfant.

Evolutions

126Des « transformations » s’annoncent :

La crainte d’une catastrophe

127L’enfant a un plâtre. « Peut-être que l’accompagnement que l’on fait n’est pas suffisant, peut-être devra-t-on retirer l’enfant ? » suggère le Professeur Guedeney. Il est vrai que les explications sont vagues, Myriam aurait glissé dans le couloir sur une feuille de papier, Michèle lui aurait massé le pied et le grand-père, qui dormait, n’aurait rien vu. « Il fallait me réveiller ! » dit-il. Mais la gêne qu’ils manifestent à mon égard me fait penser que peut-être: une porte trop vite refermée par la jeune mère, une chaussure enfoncée avec trop de passion… ? Myriam, qui pourtant n’aura rien de grave, mettra beaucoup de temps à remarcher.

Catastrophe ou changement catastrophique ?

128A l’acmé de la violence, étonnement : un changement s’opère. La violence est impensable et sidérante, mais elle est mutative. On retire l’enfant ? On prend le temps, deux ou trois jours. La violence est verbale et dirigée contre moi. Aujourd’hui, l’espace d’un moment durant lequel la jeune mère est brutalement sortie de la pièce sans prévenir sa petite fille, je reste seule avec le grand-père. A côté de moi, l’enfant hurle et n’arrive pas à se calmer, ma voix n’y fait rien… Le grand père se met en colère contre l’enfant, sa voix enfle et il me dit :

129

– « J’en peux plus, elle ne veut plus quitter sa mère et hurle tout le temps dès qu’elle s’éloigne… Je ne comprends pas et je ne la supporte plus. Avant, la semaine dernière, elle aimait bien venir avec moi, je jouais avec elle. Mais je deviens fou. Elle me rend fou ! »

130Le ton monte, l’enfant hurle, je tente de maintenir ma position d’écoute et mon cadre intérieur pour ne pas être envahie. Distance et maîtrise de l’angoisse qui monte en moi ; l’enfant est-il vraiment en danger immédiat ?

131

– « Je deviens complètement malade, rien ne la calme. J’ai envie de la mettre là, sur le fauteuil, et de m’asseoir dessus, comme cela elle se taira ! »

132Le niveau de tension est effrayant et les propos, de même. Je ne pense qu’à une chose, ne pas montrer la peur que crée en moi cet homme de cent soixante kilos, qui pourrait passer à l’acte sur l’enfant, tant l’impulsivité envahit ses propos, et tant le niveau de violence verbale et passionnelle traverse la pièce et augmente la détresse de l’enfant. Malgré ma peur extrême, je ne bouge pas, mais tente de contenir et de faire passer toute ma compréhension pour cet homme qui ne peut supporter les cris d’une enfant encore bien petite. Dans l’instant, je centre toute mon attention sur lui et accueille avec bienveillance ses plaintes et sa colère, même si le contenu de ses propos me fait frémir.

133

– « Je vais la jeter contre un mur ou la passer par la fenêtre et croyez-moi, je ne mettrai pas de matelas en-dessous pour amortir sa chute ! » et debout, il mime ce qu’il est censé faire si cette enfant continue de le « provoquer » par ses pleurs. « Elle le fait exprès, il va bien falloir qu’elle s’arrête, je ne garantis rien ! »

134Je suis sidérée d’effroi, mais visiblement, le grand-père ne projette pas en moi, ce qui laisse ma pensée en état de fonctionnement. Il propulse sa colère et son impulsivité dans la pièce. Il semble qu’il me protège d’une attaque directe et je peux donc recevoir sa plainte.

135Je tente de surmonter l’aspect catastrophique de la scène et d’oublier les cris de l’enfant. C’est le seul moyen de ne pas me disperser et d’être là où je dois être dans cet instant. Il me faut choisir. Consoler l’enfant ou contenir la colère de l’homme et sa partie immature, incontrôlable. Je montre combien je suis attentive à ses émotions et combien il peut être compris dans son ressenti propre. Il me faut être inconditionnelle de cet homme. J’évaluerai après le niveau du risque, si je peux…

136Lorsqu’il se tait et se rassied, il tape nerveusement ses mains sur ses cuisses, montrant ainsi que son degré d’énervement n’est pas totalement retombé. En fait, je sais par Michèle que lorsque le grand-père de Myriam tape sur ses genoux, c’est qu’il va exploser et qu’il vaut mieux se sauver avec l’enfant.

137Je dis : « Les cris d’un bébé, c’est difficile à supporter, surtout lorsque cela dure. Ça peut parfois nous envahir et faire qu’on a du mal à contrôler son agacement et même sa colère, surtout quand “ on ” ne comprend pas pourquoi “ ça ” pleure. »

138Je sens que la tension retombe, mais Myriam n’a pas renoncé à donner de la voix. Je l’avais oubliée un instant… Impossible de tout gérer.

139Monsieur s’apaise et me répond que, pour éviter de se mettre en colère, il va prendre une semaine de vacances, dans l’Est, dans sa famille. (Mais comme d’habitude, rien ne changera…)

140

– « C’est quand même pas moi qui vais partir ! » dit-il encore. (Entretien de la deuxième année).

141Le changement catastrophique prend sans doute le même chemin de violence et de « désastre » soudain et brutal que la catastrophe, tant ses manifestations peuvent être « quasiment physiques » (Bion, 1965). Ainsi, la colère déferlante du grand-père. Mais les conséquences en sont différentes. La catastrophe est mortelle pour la psyché, le changement catastrophique est « mutatif », même s’il implique d’autres personnes que le couple analytique, écrit W.R. Bion, et dans un groupe, différentes personnes du groupe peuvent être concernées ou témoins… C’est un « sentiment de désastre » ou de violence apocalyptique, signant comme un passage de non-retour, dans une sensation de fin du monde. Et dans ces moments-là, tout semble anéantir l’espoir d’une transformation possible de la situation en cours. Ce n’est plus une rupture de lien, ce n’est plus une attaque contre les liens, c’est un typhon qui envahit tout, submerge tout, emplit l’espace sans limites. Seuls vont se poser comme limites les murs de la pièce où explosent les violences des parties projetées en blocs successifs. Un raz-de-marée psychique qui vient figer la pensée du thérapeute dans un instant qui semble une éternité. Viennent se mettre en acte verbal et psychique toutes les angoisses du groupe familial : la peur de la violence d’un de ses membres, la crainte de la maltraitance qui va confirmer le fantasme groupal inscrit dans la répétition : « On va enlever les enfants ». Et celui, extérieur au groupe, qui perçoit comme en écho, lui aussi avec terreur et souci de sa responsabilité : « Il faut absolument enlever l’enfant… »

A l’acmé de la violence du groupe il n’est plus possible de faire du lien à tout prix !

142Au-delà de ces moments précis, à l’acmé de la violence du groupe personnifiée par les projections de l’homme (grand-père) contre l’enfant, s’ajoute l’incapacité de la mère à la protéger au moment où la grand-mère est défaillante. Ces violences s’inscrivent comme une répétition de ce passé où on a retiré à la grand-mère, sa fille, petite, et ses frères.

143Ainsi, je pars, emplie des angoisses catastrophiques qui me sont transmises et qu’il me faut prendre en charge. J’ai tenté de les transformer sur place, par la présence de mon écoute et, ailleurs, dans un travail de relecture. J’ai tenté ce jour-là, de ne pas céder à la panique qui m’envahissait et je me suis accordé quelques jours de plus avant d’accepter mon impuissance et le constat de la réalité. Cette fois-ci, l’enfant est réellement en danger…, il faut accepter de ne pouvoir aider à maintenir ce lien. Il n’est plus possible de « faire du lien à tout prix ! » Il faut protéger Myriam autrement.

144Mais, comme si l’empathie du thérapeute, sa résistance, avaient pu être mises à l’épreuve jusqu’aux limites du supportable, les provocations cessent. Cette rencontre éprouvante pour le thérapeute semble avoir été vécue comme un passage initiatique, et sa résistance semble ne plus avoir besoin d’être mise à l’épreuve de cette manière. Le mardi suivant, la tension est retombée, je suis attendue avec bienveillance, alors que je suis très inquiète de ce qui a pu se passer durant ces quatre jours. C’est le grand-père qui me répond et Michèle m’ouvre la porte, Myriam dans ses bras, sérieuse et droite. Elle me fait passer par sa chambre bien rangée, calme le chien, puis me conduit dans le salon. A partir de cet événement, quelque chose va changer. Le grand-père va pouvoir mettre en mots combien les cris de Myriam lui sont insupportables.

145

– « Bien sûr, je ne l’aurais pas fait, je ne suis pas aussi méchant que je le parais ! »

146Il rajoute :

147

– « Je n’en peux plus, Myriam est impossible, elle pleure tout le temps, et je ne sais pas pourquoi, si au moins on savait, mais on ne sait pas et ça va mal finir. » Le ton est dépressif. « Et puis, Myriam me fait la tête… » dit-il en me montrant l’enfant. Il parle lui-même comme un enfant déçu et boudeur « …et puis je ne lui parle plus, puisqu’elle ne veut plus de moi… »

148Il grommelle : « Si au moins on comprenait, on pourrait l’arrêter ! »

149

– « C’est sans doute un moment à passer. Elle ne veut plus quitter sa mère pour le moment. C’est bien difficile de supporter une petite fille qui crie, mais elle va grandir et ça va changer progressivement. »
– « C’est vrai, j’ai envie de la passer par la fenêtre… »

150Devant mon silence, il rajoute avec un pâle sourire : « …mais je ne le ferai pas. »

151C’est la première fois que cet homme me parle ainsi. Il me fait penser à un enfant qui a fait une bêtise, mais il n’est plus dans une position toute-puissante de retrait et d’hypervigilance. Peut-être une amorce de changement. (Transformation). Mais, à ce moment, je n’y pense pas, tant tout est toujours à recommencer.

152Après quelques événements consolidateurs, nous pouvons évoquer quelque chose d’un changement catastrophique, celui d’un raz-de-marée « mutatif », à repenser sur le long terme.

153Pour W.R. Bion : la période précatastrophique est « théorique » (perçue par l’intuition psychanalytique), sans « changements extérieurs notables », « sans émotions manifestes », pourtant quelque chose semble planer. Des problèmes somatiques, l’asthme du beau-père, la crise à venir, l’impulsivité toujours présente quand l’air vient à manquer, l’ensemble de ces prémices se vivent comme une menace de fond, réelle mais imprécise. Au stade post-catastrophique, la violence s’exprime dans toute sa splendeur, sidérant la capacité de penser, et envahissant, par l’intensité des projections, l’espace physique, émotionnel, et psychique de l’analyste. W.R. Bion remarque que ces stades font intervenir les invariants des théories Kleiniennes : identification projective, objets externes et internes… angoisse de la crise annoncée, et intolérance à tout objet étranger venant du dehors.

154D’autres expériences vont venir renforcer ces modifications. C’est ce que W.R. Bion nomme transformation. Lorsque la prise de conscience est possible, la violence adoucie peut être par l’attention apportée à l’écouter et à la contenir, malgré son extrême niveau. Si le thérapeute n’a pas été détruit, peut-être peut-on être en colère, sans être dangereux ? Ma peur, pourtant réelle, n’est pas venue doubler celle de cet homme, conduisant à la répétition d’une séparation qui a déjà eu lieu, dans le passé, avec les mêmes acteurs. Ne pas recevoir en retour une image dangereuse ou mauvaise, peut permettre de faire cesser la répétition, en transformant la violence et en apaisant la colère.

Le changement est un véritable changement

155Michèle fait attention à moi, les rôles s’inversent. Je peux parler de Myriam et jouer avec elle ; sans être perçue comme dangereuse ou frustrante.

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– « Myriam aime jouer, j’ai longtemps observé que lorsqu’elle crie, c’est qu’elle ne veut pas se séparer trop vite de sa maman ou qu’elle veut dire quelque chose. Elle accepte tout à fait de transformer ses cris en jeu, si on lui donne un objet pour jouer et si on ne la quitte pas trop vite. »

157La grand-mère me dit : « Oui, elle aime pas qu’on s’en aille. » Michèle s’arrête et m’écoute, mais elle ne dit rien. Avant de se séparer, elle me rend un stylo que j’ai oublié et elle me dit : « Je l’ai gardé pour vous ! » Il semble avoir de la valeur à ses yeux. Le mouvement naturel que je sens en moi serait de le lui donner, mais je m’abstiens et remercie. A ce moment, j’observe que quelque chose a changé. Je sens que je peux donner un conseil qui pourrait ne pas être perçu comme persécuteur. Aujourd’hui, Michèle m’a laissé jouer avec sa fille sans en prendre ombrage ou la soustraire. Elle a su prendre soin de moi, en prenant soin de l’objet qui m’appartient et me quitte avec calme, en souriant : « A mardi ». Une amorce de changement dont je n’ai pas immédiatement conscience…

158La famille me laisse plus souvent seule avec Michèle. Nous arpentons de long en large le quartier, Myriam dans sa poussette. Un espace transitionnel naît et se renforce ; au sein de ce cadre, Michèle parle. Elle n’ira pas vers ces hommes de rencontre que la grand-mère dans un double langage appelle (pour l’argent) et rejette à la fois (« traînée ! »). Ces hommes que Michèle décrit elle-même comme dangereux.

159

– « Les hommes d’autrefois, vous vous souvenez ? »

160Et au lieu de courir vers eux, de les apostropher, aujourd’hui elle change de trottoir. Je suis à la fois étonnée et reconnaît avoir pensé parallèlement la protéger.

Des jouets apparaissent, je peux librement accéder à l’enfant

161Progressivement, le changement est un véritable changement. Des jouets apparaissent, l’impulsivité s’atténue et avec elle la maltraitance. La famille me demande des conseils, ils me montrent les exploits de Myriam, qui participe activement à la fierté générale. On m’attend autour d’un café qu’il ne faut pas manquer, Myriam trempe son gâteau dans ma tasse sans qu’on l’en empêche, c’est un moment harmonieux.

162

– « Tiens, tu montres pas à Madame Cazenave tes nouveaux jouets ? »

163Myriam me montre un sac à dos avec des cubes qu’elle emboîte. Je demande l’autorisation de les utiliser et nous jouons un moment ensemble. (Je compte toujours sur l’imitation lorsque je joue avec l’enfant. Un adulte de la famille aura-t-il l’idée de reproduire la relation ?) Myriam me montre un lion, des oiseaux… Elle nomme, mais ne prononce pas encore très bien. Je reprends et désigne avec elle. Elle ne fait pas de phrases construites mais montre les images. Elle a son jargon.

164J’observe avec étonnement l’adolescente la prendre et la mettre sur les genoux du beau-père qui la berce et la calme, le groupe bénéficie de ces instants de grâce. Cependant Myriam va continuer de pleurer et sa contrariété se transforme en un vrai chagrin. Le grand-père ne s’en offusque pas. La petite fille a de la peine, mais on lui permet de l’exprimer. On lui amène les gâteaux et le café qu’elle refuse, elle se calme progressivement…

165Myriam va chercher son vélo et se prépare à partir. Michèle a initié ce mouvement chez sa fille, pendant que sa mère traîne pour prendre son café et rester avec moi. Ainsi encore une fois, l’adolescente agit, sans mots, sur son environnement, à travers sa fille. Je m’assieds sur le canapé en attendant que chacun se prépare.

166Dehors, l’enfant pédale sur le trottoir sans que sa mère se fâche. Michèle va encourager sa fille à jouer avec un autre enfant, ce qu’elle fait sans problème. On me présente :

167

– « La psychologue de Myriam. »

168Je semble maintenant être une fierté familiale. On m’exhibe ! Et ce sera dorénavant ainsi. Je ne réagis pas plus que lorsque la question de savoir pourquoi je suis là, se pose.

La suite va s’inscrire dans « les va-et-vient » des humeurs du groupe familial. L’enfant s’individualise et prend plaisir à jouer

169La petite fille est épanouie et, le plus souvent, vient me chercher pour jouer. « On » m’autorise à l’habiller : « Coucou la main, coucou le pied ! » Et l’enfant prend l’habitude d’aller chercher ses habits pour que je l’habille, elle qui ne « veut » pas habituellement s’habiller. Intérieurement, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Le risque, c’est que ceci soit trop difficile à gérer pour la jeune mère actuellement conciliante. Je préfère dire que je m’y prends très mal, que je n’ai plus l’habitude et qu’heureusement maman et mamy ne sont pas loin. L’enfant prend plaisir mais n’est pas dupe de mon discours ? Elle me montre que c’est à elle qu’il faut que je m’adresse désormais, elle me fait savoir qu’elle est là comme un sujet à part entière. Ces manifestations m’étonnent et me surprennent tant elles sont expressives et véhémentes. Elles m’obligent à repenser mon mode d’intervention en profondeur, ce qui va faire changer mes propos d’adresse. J’accentue la traduction des comportements et des demandes de Myriam. Maintenant, cette position est possible puisque les sentiments de persécution créés par ma présence diminuent…

170Je peux plaisanter en faisant sourire même le beau-père. Je peux pointer les exploits de la petite fille qui, par moment, peut faire rire l’ensemble du groupe. Ce sont des progrès réels qui concernent la capacité à maintenir les liens et à créer un espace psychique… Maintenant Michèle est capable de me dire qu’elle n’est pas bien, de solliciter un temps pour elle toute seule, et m’entendre lui répondre :

171

– « Peut-être, on peut se voir tout à l’heure ? »
– « Oui, je vous raccompagnerai. »

172Ainsi, ayant pu séparer le temps qui lui revient de celui de sa fille, lorsque l’enfant me demande de pousser sa poussette, la mère ne s’y oppose pas et le vit sans agressivité. Elle encourage même Myriam à venir vers moi, mais je me garde toujours de trop en faire. Maintenant, Myriam me demande souvent et directement de l’aide. Il y a encore des raisons d’être fiers : « Myriam est propre ! » et donc elle va pouvoir être acceptée à l’école, c’est une nouvelle ! Me sont montrés avec fierté, le petit sac à dos, la jolie robe et les chaussures assorties. La grand-mère est attendrie : « Elle ressemble à Michèle quand elle était petite ! » Le ton est juste. (Etrangement demeurent évacuées, à ce moment-là, les douloureuses séparations. Eternellement, ne compte que l’instant présent.) Une ardoise magique, un petit bureau, des cubes imagés, un tableau musical, des feuilles et des crayons, puis une poupée et une dînette apparaissent progressivement. On me les montre avec fierté. Puis elle aura une poussette qu’elle traînera dans les rues, parallèlement à celle de sa mère et qui sera la source de quelques discordes entre mère et fille. A chaque visite, il m’est maintenant possible de jouer avec l’enfant. Michèle joue rarement, sait-elle jouer d’ailleurs ?

Des positions à tenir

173Ce mode d’intervention à domicile s’adresse en premier lieu à la mère et à l’enfant, mais dans sa réalité même, doit tenir compte des différents acteurs du groupe familial. Il s’inscrit donc à la fois dans l’accompagnement parent-enfant, tout en faisant appel aux théories de groupe. W.R. Bion, à travers son approche individuelle et groupale, est un support essentiel pour penser ce mode d’intervention. Sa théorisation de l’identification projective pathologique, de ses attaques contre les liens, du changement catastrophique comme transformation, permettent d’élaborer, de comprendre et de supporter les mouvements psychiques violents qui traversent l’espace de la rencontre avec ces familles, et qui renforcent leur isolement. Destructeurs de la vie psychique, de la pensée, ces mouvements psychiques violents appauvrissent et tarissent les échanges, inscrivent l’histoire individuelle et groupale dans la répétition, celle de la maltraitance, des carences et des abandons. C’est ce cercle infernal de la répétition que l’intervention thérapeutique au plus près des familles tente de rompre et de transformer.

174Seul un suivi régulier et prolongé à l’intérieur de ces familles peut aider à prendre un risque éclairé. Dans la mesure où le thérapeute est, depuis longtemps, soumis aux projections fantasmatiques individuelles et familiales, celles-ci l’atteignent sans doute de manière différente lorsqu’il intervient de l’intérieur. Etre dans la famille diminue le risque d’une décision de retrait dans l’urgence, et permet de faire une autre lecture des évènements. Cependant l’inquiétude est importante et il faut l’accepter. Réelle ou imaginaire (Bion, 1965), c’est sans doute une position permanente de l’analyste dans « ces familles à problèmes multiples », que d’être toujours inquiet sur ses capacités réelles d’évaluation et sur la tentation d’en minimiser ou d’en grossir les risques de dangerosité. Il est donc important de ne pas travailler seul.

175W.R. Bion recommande au thérapeute de travailler « sans mémoire et sans désir », c’est-à-dire de telle manière que son écoute ne soit pas parasitée par le rappel de ses théories en cours d’entretien et sans être conduit par son désir de guérir. Au fond l’expérience que j’en fais, c’est que ce conseil est adapté à la fois à la position du thérapeute et à l’écoute toute particulière d’organisations à la limite de la psychose.

176C’est ce qui permet de résister aux attaques contre les liens et à la perception introjectée que le temps dans lequel cette famille se déplace est un temps immuable. Chaque rencontre est alors considérée comme une nouvelle rencontre, au sens de W.R. Bion. Elle fait oublier la précédente et laisse totalement ouverte à l’écoute de la rencontre en cours. Mais pour ne pas sombrer dans la folie de l’autre, il faut au thérapeute la volonté et le désir de rétablir un sens à l’histoire.

177Le travail d’écriture et de supervision est indispensable pour cela. Faire usage de l’analyste, c’est aussi l’« user », écrit avec humour D.W. Winnicott. Et « l’usage fait partie de l’usure ». Lorsque le patient fait usage de l’analyste à un moment de son parcours, quelque chose a changé. Auparavant, en protégeant l’analyste de son usage, il le maintenait comme idéalisé et inatteignable. C’est de cette manière que Michèle se représente sa mère qui n’a pu l’aider à faire ce passage vers l’utilisation de l’objet. Elle reste pour elle idéalisée, inatteignable et donc persécutrice. Idéalisée comme un parent grandiose, agressée dans son savoir mais pas pour son abandon, ce mécanisme de défense qui protège la représentation fantasmatique de la mère, empêche la jeune femme de prendre conscience de sa défaillance : « Je n’en veux pas à ma mère. » L’objet ne s’est pas laissé utiliser, et c’est là sa défaillance. De génération en génération dans ces familles, l’environnement non facilitant (W.D. Winnicott, 1969) s’inscrit dans la méconnaissance des besoins de l’enfant et, ainsi, dans la répétition d’un manque, celui d’un creux pour recevoir ses projections chargées de terreur et permettre qu’elles soient transformées en émotions, source de croissance (W.R. Bion). Il faut que le thérapeute puisse survivre non seulement dans son existence propre, mais aussi dans sa faculté de maintenir ou remettre en usage, lorsqu’elle est endommagée, l’existence de sa fonction de contenance et de transformation, lorsque celle-ci a été « saturée » (W.R. Bion). C’est le rôle de l’analyse du contre-transfert et la nécessité de la supervision.

178L’exercice du contre-transfert est, dans ce cas, le moyen le plus adapté pour le thérapeute. Il lui permet de recevoir les attaques sans en être trop atteint, et de demeurer disponible face aux résistances de l’adolescente et aux projections intenses du groupe familial.

179Pour cela il lui faut être « comme un bouchon sur l’eau », pas seulement à travers une attention flottante, l’attention n’étant pas dans les organisations « limites-limites » centrées prioritairement sur le langage, mais c’est tout « l’être » qui doit être dans cette position flottante… A la fois en retrait, observatrice mais aussi agissante, il est nécessaire de déplacer l’« attention » au gré des mouvements psychiques qui se mobilisent et s’affrontent. Seul l’exercice du contre-transfert et son analyse permettent cette position, sans risque de rester confus, ou d’être détruit. Par une position qui reste asymétrique, même en se mettant « à disposition », le thérapeute peut ainsi résister à « l’effort » que peuvent déployer ces patients « pour tenter de rendre fou » (Searles, 1965) et pour cela, maintenir en état sa capacité à penser (fonction alpha, ?).

180Il faut également accepter de ne pas être reconnu dans sa fonction telle qu’on la conçoit, renoncer à exercer ses connaissances. Exigence d’un renoncement narcissique souvent difficile à faire, face à cette destruction programmée, où l’existence psychique et l’identité même du thérapeute sont sans cesse menacées d’être annihilées. « C’est dans la mesure où le médecin (ou le psychologue) accepte ses limites qu’il peut aider le patient à abandonner son omnipotence infantile, pour admettre sa dépendance » (Urtubey, 1994).

181Il lui faut donc renoncer, sans jamais abandonner, même aux moments des plus violentes attaques et des plus profonds découragements, il lui faut faire encore et encore « du lien à tout prix ». L’impression générale est toujours la même : « rien ne change ». Elle renforce alors le sentiment d’impuissance et d’inutilité du thérapeute alors qu’imperceptiblement quelque chose a changé, et qu’il ne le sait pas encore. L’impression qui l’habite longtemps est celle d’une inévitable, constante et désespérante répétition qui semble annuler toute possibilité de créativité de la part du thérapeute ou du patient. Et pourtant…

Discussion

182Ce travail repose sur une approche transféro-contre-transférentielle. Les évènements ont fait que cette thérapie à domicile ait été vécue en solitaire, donc dans un isolement qui a mis en évidence pour le thérapeute la nécessité d’un soutien contenant, en raison des risques encourus par l’enfant et d’une confiance absolue entre les intervenants. Ce rôle de soutien et de référent a été assumé avec une exigeante fidélité par le professeur Antoine Guedeney.

183D’autres formes d’intervention auraient sans doute levé difficilement l’intensité envahissante des modes de défenses mis en place par l’adolescente et sa famille : massivité des projections à la hauteur des sentiments de persécution éprouvés. Dans cette famille, aucune question ne pouvait être posée au départ, l’accès à l’enfant est longtemps barré, la porte souvent désespérément close, le lien constamment rompu. Impossible d’observer l’enfant dans un premier temps, puis bien plus tard, impossible de l’approcher sans donner parallèlement la même attention aux adultes y compris les visiteurs présents. Une façon de se protéger de la dangerosité que représente le thérapeute. De la même manière que les jouets disparaissent, dès que le thérapeute s’aventure à « tenter » prudemment de s’en servir, de la même manière, lui supprime-t-on l’accès à l’enfant.

184La volonté de la mère fait longtemps barrage, l’enfant dort sur commande dès qu’un intervenant, quel qu’il soit, parvient à franchir la porte de l’appartement. Le chien en dissuade l’approche, la boîte aux lettres est inaccessible. Difficile de franchir à nouveau le seuil lorsque l’on se trouve dehors, le silence est impressionnant, la sonnette en panne, le chien se tait. Pourra-t-on à nouveau entrer ? Il faut alors sans découragement penser au seul conseil du pédopsychiatre : « Faites du lien à tout prix » (Antoine Guedeney).

185La position contre-transférentielle permet de s’adapter souplement (attention flottante), de sortir des attaques projectives « confusionnantes ». Elle permet de les analyser pour en laisser émerger le sens, de rétablir ainsi le fil de la pensée du thérapeute et de l’histoire qui se joue. Elle révèle les tentatives de maîtrise de la jeune mère sur sa psyché et lui évite ainsi des passages à l’acte induits ou défensifs.

186A partir de l’analyse dans « l’après-coup » des rencontres, du contre-transfert, nous pouvons observer de quelle manière l’adolescente inscrite dans l’emprise de la pensée de l’autre et donc de l’enfant, utilise la psyché du thérapeute pour tenter de se défaire de ses impulsions de maltraitances. Dans un premier temps, elle utilise le soutien visuel des séries télévisuelles pour essayer de mettre en mots ses fantasmes persécutifs et ses obsessions de maltraitances envers Myriam. Privée de ce soutien, elle utilise la capacité du thérapeute à mettre en image ses représentations d’impulsions envers le bébé. Ce n’est pas sans surprise que celui-ci en éprouve les effets lorsqu’une véritable filmographie se déroule devant ses yeux. Les hallucinations lui sont pourtant jusqu’à ce jour étrangères. L’identification projective pathologique est un moyen, certes violent, que trouve l’adolescente pour se décharger de ses angoisses et tenter de représenter son monde interne persécuteur. Utiliser la psyché du thérapeute, d’après la théorie de Bion, comme l’enfant utilise l’appareil à pensées de sa mère pour traiter ses pensées en formation, permet d’atténuer et donner sens à ses ressentis traumatiques ou non. C’est un moyen de transformation essentiel. Il permet de développer sa propre capacité de penser. Des images de chute d’enfant, des fantasmes de casse, se transforment progressivement. Au fur et à mesure que le temps passe, la jeune mère peut raconter, faire éprouver au thérapeute des émotions, des peurs et non plus des angoisses confusionnantes. Capacité réflexive transitoire, non fixée, mais qui émerge par instant. Les images disparaissent alors de la psyché du thérapeute. Il peut éprouver les affects d’inquiétude que la mère lui fait vivre à sa place lorsque Myriam est en danger et non une filmographie de maltraitance et de mise en danger de l’enfant.

187La narration devient possible (Ferro, 2005), décalée sur l’enfant d’une autre mère disqualifiée et enfin véritable peur, éprouvée par Michèle pour Myriam, dont la poussette s’est renversée dans l’ascenseur. Ainsi, en prêtant son appareil à penser les pensées, le thérapeute permet à chacun des membres du groupe familial de trouver un espace pour se contenir psychiquement et entamer une maturation de ses propres représentations.

188Par l’exercice du contre-transfert, le thérapeute perçoit les résistances et les sentiments de rejets persécutifs, évite d’intervenir en force, prête son attention à chacun, de manière différenciée dès qu’il le peut, et accompagne la transformation des mouvements psychiques violents qui traversent habituellement le groupe. Moins chargé en fantasmes persécuteurs, celui-ci peut penser l’enfant, les jouets apparaissent. L’expérience d’une bonne relation possible est reconnue et utilisée par l’adolescente et sa famille. L’enfant devient plus facilement accessible, peut se servir du thérapeute et appeler pour elle-même son attention contenante.

189Les processus de transformation demandent du temps, ici deux ans, avant de sentir un changement notable dans le mode de fonctionnement individuel et familial, ce qui ne signifie pas qu’il n’était pas déjà à l’œuvre, ainsi que nous le voyons émerger dans le travail de « l’après-coup ».

190Il n’y a pas de contre-transfert sans transfert et inversement, quelle est la part du thérapeute ?

Ce qui a changé

191La famille n’a pas éclaté, elle ne s’est pas repliée sur elle-même. Incapable de se séparer de l’enfant, Michèle ne pouvait penser ses besoins, pas plus que ceux de Myriam. L’agitation maniaque diminue chez Michèle, sa représentation du mauvais bébé disparaît progressivement, ce qui lui permet de considérer sa petite fille autrement. Actuellement la jeune mère continue de s’autonomiser. Le père, lui, n’est pas évacué. La famille elle-même est autorisée à faire l’expérience d’un autre mode de relation que celle de la violence primaire inscrite dans la répétition et la rupture. Michèle, qui déambulait à longueur de journée dans les rues sans pouvoir se séparer de Myriam, a malgré des réticences, plutôt bien vécu l’entrée à l’école de sa fille qui grandit. Elle a trouvé un travail qui la stabilise en « prenant soin » des personnes âgées. Elle n’a pas refait de bébé. Dans une suite heureuse, Michèle et Myriam acceptent un suivi psychologique, et viennent régulièrement depuis la fin de cette intervention, à la consultation médico-psychologique du Professeur Guedeney qui les suit encore actuellement.

Limite et intérêt de ce mode d’intervention

192Ce travail n’empêche pas un infléchissement du langage chez Myriam, mais il lui permet de demeurer dans sa famille. Malgré un travail thérapeutique important avec l’ensemble du groupe familial et la jeune mère, avec pour conséquence l’atténuation des projections dirigées vers l’enfant, la prise en considération de ses besoins de jouer et de s’autonomiser, Myriam présente des troubles des apprentissages, une certaine inhibition, des moments d’agitation, une limitation des capacités cognitives. Ce qui interroge sur les limites de cette intervention.

193La prévention des conséquences des carences et des risques de maltraitance dans ces familles en grandes difficultés nous oblige à faire des choix, il est important d’en décider, même si des failles viennent tempérer les résultats.

194Aurait-on dû séparer dès le départ l’enfant de la mère ? Le levier légal était alors insuffisant, et Michèle s’y serait opposée.

195Aurai-je dû envisager des rencontres plus fréquentes, deux fois par semaine par exemple ?

196Prudente j’ai pensé que je courrais le risque de majorer le sentiment d’intrusion et de persécution éprouvé par la famille, m’en barrant définitivement l’accès.

197Le travail thérapeutique engagé avec l’adolescente et le bébé, puis la famille, et enfin avec la petite fille à chaque fois que c’était possible, a-t-il nécessité un temps trop long de transformation, alors que l’enfant construisait sa psyché et mettait en place ses acquisitions ?

198Pourtant, aucun retard n’a été observé dans les acquisitions de Myriam, en cours de thérapie la capacité à tromper l’adulte dans les jeux de « faire semblant » montrait la création d’un espace de pensée propre, autonome de l’adulte. A-t-il pu involuer lors de la séparation et de l’entrée à l’école, comme l’a fait le langage ?

199La thérapie engagée n’aurait-elle pas alors été un levier suffisant à la « désorganisation » de Myriam, face aux comportements imprévisibles de sa jeune mère ?

200Suffisait-elle pour interrompre la transmission générationnelle de ce mode de relations parent-enfant, peut-être pas ?

201L’impact thérapeutique sur le fonctionnement familial et individuel est important. Cependant, pourrait-on s’interroger sur l’existence d’un trouble génétique venant entraver les capacités de « résilience » de l’enfant et rendre compte des difficultés cognitives (A. Guedeney).

Une prévention ciblée

202Cette forme d’intervention à domicile, prévention d’Axe II de l’aggravation psychologique des troubles de l’attachement (Entretien avec A. Guedeney, 2007), ne doit être proposée que dans des situations particulièrement inquiétantes, à haut risque de maltraitance psychique et physique pour l’enfant. Elle invite les différents acteurs de la prévention à travailler ensemble en amont comme en aval, et demande à être particulièrement ciblée. En premier lieu parce qu’elle nécessite la mise en œuvre de moyens considérables à la fois en coûts de fonctionnement et en efforts thérapeutiques déployés. Ainsi concerne-t-elle plus particulièrement les mères adolescentes, en détresse, initialement isolées, ou les « familles à problèmes multiples », incapables d’utiliser les réseaux de soins existants et qui présentent une pathologie psychique avérée, un faible niveau socio-économique, ou une histoire générationnelle marquée par la maltraitance et le retrait des enfants. C’est le projet CAPEDP-Attachement, actuellement mis en place par le Professeur Antoine Guedeney et son équipe, Hôpital Bichat-Claude Bernard.

203C’est au cours du suivi de grossesse ou dès la maternité que les comportements de ces familles, souvent isolées, vont être perçus comme pouvant mettre en danger majeur la vie de l’enfant. Dans des mises en scènes dramatisées, inscrites dans l’enfermement de la répétition, par la frayeur qu’elles induisent et la violence qu’elles exposent, elles provoquent elles-mêmes les intervenants à agir trop souvent dans l’urgence et à retirer l’enfant. Si l’on veut espérer une « transformation » de leur mode de fonctionnement, ce ne peut être qu’au prix d’un fort investissement psychique des thérapeutes. Un très haut niveau de risque mental appelle un très haut niveau de formation. On ne peut penser négocier seul les contre-transferts violents éprouvés au contact et dans l’immersion familiale, il est indispensable d’être deux. En ce qui me concerne, faire intervenir une autre personne était impossible au moment ou j’étais déjà dans la famille, d’où l’importance de travailler en amont et dès le départ en binôme dans le sillage des sages-femmes. Une intervention à plusieurs et une supervision commune des acteurs concernés sont indispensables. Elles permettent de sortir de la confusion et des risques de rupture, dans lesquelles ces familles plongent les intervenants. Elles aident à maintenir ou à rétablir un espace pour penser l’enfant, le laisser penser, en tentant de diminuer l’impact des projections qu’il subit. Elles autorisent chaque membre de la famille, outre la mère et l’enfant, à trouver leur manière propre d’utiliser cette aide pour lui-même, au profit du groupe.

Conclusion

204Devenir un membre du groupe familial sans jamais l’être tout à fait est un risque psychique qui demande de mettre à plusieurs des mots sur les ressentis. L’utilisation du contre-transfert permet de prendre le recul nécessaire à une juste évaluation, afin de continuer à être présent sans s’épuiser. Chaque rencontre doit être, au-delà de la répétition mortifère, ouverte sur une nouveauté toujours possible.

205La limite du supportable étant convoquée ainsi que les décisions qui vont avec – retirer ou non l’enfant – cette situation doit être supportée jusqu’au bout, sans cesser d’être interrogée de l’intérieur et non seulement de l’extérieur. Il faut tenter de débusquer, par l’observation directe, l’exercice du contre-transfert et ses exigences, ce « retour des fantômes de l’enfance des parents » qui viennent parasiter « la relation au bébé » (A. Guedeney, 1997).

206A travers cette expérience, l’exercice d’une relation transféro-contre-transférentielle permet au thérapeute de découvrir, non sans un certain étonnement, comment l’adolescente, la petite fille et la famille s’emparent de l’espace psychique mis à leur disposition pour faire évoluer leur propre capacité à penser. Cette thérapie à domicile s’exerce dans sa spécificité propre, et tente, malgré les ruptures de liens, de rester en relation avec les instances de prévention, acteurs sur le terrain. Elle entre dans une recherche qui utilise des modes d’évaluation diversifiés de la relation et du comportement de la mère et de l’enfant afin d’en objectiver l’évolution et d’en ouvrir l’accès à un plus grand nombre.

207Au terme de ces trois années de rencontres, mesurant les évolutions intervenues, nous pouvons nous interroger sur la suite de ce travail, en particulier du point de vue de l’avenir Myriam. Lorsque Michèle dit :

208

– « Qu’est-ce que Myriam dira de moi plus tard ? je prends le même chemin que ma mère », nous pouvons nous interroger aussi :
– « Que deviendra Myriam et que pourra-t-elle raconter plus tard de son histoire ? » (Entretien avec A. Konicheckis, 2006).

Remerciements

Je tiens à remercier Monsieur le Professeur Philippe Gutton, directeur de thèse ; Madame le Professeur Monique Bydlowski co-directeur, de leur écoute, soutien et enseignements précieux sur l’adolescence et sur la relation mère-bébé ; Monsieur le Professeur Antoine Guedeney, de son suivi indéfectible et de cette parole : « Faites du lien à tout prix ! », ainsi une véritable rencontre avec la famille a pu se mettre en place. Je remercie Monsieur Alberto Konicheckis, président du jury, pour avoir interrogé ce travail tout en m’invitant à en poursuivre et en approfondir la réflexion ; Madame Marie-Christine Aubray, dont la supervision contenante, m’a dégagée du risque permanent de la répétition ou du passage à l’acte.

Références

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  • [8]
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  • [9]
    FERRO A. : La psychanalyse comme littérature et thérapie, Eres, Ramonville-Sainte-Agne, 2005.
  • [10]
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  • [12]
    GUEDENEY A. : CAPEDP-Attachement, Hôpital Bichat Claude Bernard, projet de recherche.
  • [13]
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  • [17]
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  • [18]
    STOLÉRU S., MORALES-HUET M. : « Psychothérapie mère-nourrisson dans les familles à problèmes multiples », Devenir, 1990 ; 20 (3) : 8-28.
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Mots-clés éditeurs : thérapie à domicile, thérapie parents-enfants, contre-transfert

Date de mise en ligne : 12/12/2007

https://doi.org/10.3917/dev.074.0327

Notes

  • [1]
    Cet article reprend une étude engagée dans le cadre d’une thèse de doctorat de psychologie, soutenue à l’Université de Provence, Aix-Marseille I, en février 2006 : Transfert et contre-transfert dans une thérapie à domicile d’une dyade à hauts risques.
  • [2]
    Psychologie clinicienne, psychothérapeute, Laboratoire de psychopathologie et psychanalyse, Université Aix-Marseille I, 29, Avenue R. Schuman, F-13621 Aix-en-Provence Cedex 1, mt. ccazenave@ gmail. com
  • [3]
    ASE : Aide Sociale à l’Enfance.
  • [4]
    W.R. Bion parle de « culture groupale », « d’hypothèses de base », comme d’un mode de fonctionnement particulièrement archaïque qui se déploie à l’intérieur du système « protomental » groupal et qui dans certains cas, ou en permanence, génèrent des « comportements » groupaux particulièrement illogiques. (W.R. Bion, 1962, p. 41).
  • [5]
    Identification projective pathologique.
  • [6]
    Michèle n’a, au départ, aucun souvenir de son enfance, ils reviennent progressivement, mais restent très lacunaires et clivés de l’expérience affective qui leur est associée.

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