Devenir 2006/2 Vol. 18

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Article de revue

Clinique, recherche et formation : les trois axes du travail de Myriam David dans la prévention des carences institutionnelles

Pages 125 à 138

Notes

  • [1]
    Chef de clinique. CHU Bichat-Claude Bernard.
    Service de psychiatrie infanto-juvénile du Professeur Guedeney 124, boulevard Ney, F-75018 Paris, romain. dugravier@ bch. ap-hp. fr
  • [2]
    Psychiatre, elle travaille auprès de Jenny Roudinesco dès 1948. Elle est reconnue pour ses recherches sur les relations mère-enfant, en Ouganda.
  • [3]
    Médecin psychanalyste et chercheur.
  • [4]
    Jenny Roudineco, pédiatre psychanalyste (1903-1987). Mariée à Alexandre Roudinesco, elle divorce et se remarie ensuite avec Pierre Aubry en 1952. Dans le texte, ces deux noms seront utilisés selon l’époque évoquée.
  • [5]
    « Monique, un cas d’arriération psychogène » (1953), 16 mm, CPOES ; les effets de la carence de soins maternels chez les jeunes enfants, Association Pikler-Lóczy-France.
  • [6]
    Ce terme utilisé à l’époque fait référence à « l’élevage en troupeau » des enfants placés en institution.
  • [7]
    Psychanalyse des enfants séparés : Etudes cliniques, 1952-1986, Jenny Aubry, Elisabeth Roudinesco (préface). Denoël, 2003.
  • [8]
    Directrice adjointe de l’institut Lóczy.

1Ce texte s’appuie sur des recherches bibliographiques ainsi que sur des entretiens menés auprès de Myriam David, Geneviève Appell et Marcelle Geber [2]. Les travaux de Myriam David illustrent bien le combat pour la reconnaissance des effets de la carence de soins maternels et la nécessité d’une réflexion institutionnelle permanente pour les prévenir.

La notion de carence de soins maternels

2René Spitz et John Bowlby furent les premiers à décrire de façon systématique les conséquences sur les très jeunes enfants de la privation de relation satisfaisante avec leur mère.

3Spitz [3], en 1946, décrit la « dépression anaclitique » à partir de ses observations d’enfants placés en pouponnière, privés de stimulations et d’affection. Cette psychopathologie du nourrisson est consécutive d’une rupture soudaine et prolongée de la relation avec sa mère, entre le 6e et le 9e mois. Si la séparation se prolonge au-delà de 5 mois, Spitz décrit un état plus dramatique encore, l’« hospitalisme » ; si cette situation perdure, la mort est une évolution possible (Spitz, 1965).

4Parallèlement aux travaux de Spitz et après la seconde guerre mondiale, Bowlby, missionné par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), parcourt l’Europe afin de décrire les différents modes d’accueil en pouponnière. Il rassemble l’ensemble des travaux existant dans ce domaine dans une monographie, Soins maternels et santé mentale, publiée en 1951. Il met l’accent sur les conséquences dramatiques d’une situation où l’enfant ne jouit pas d’un lien affectif, intime et constant, avec sa mère, ou un substitut maternel et qu’il désigne sous le nom de « carence de soins maternels ». Les besoins relationnels du bébé sont alors mis en évidence.

5On désigne actuellement sous le terme de « carence de soins maternels » une situation dans laquelle un enfant très jeune (moins de trois ans) ne jouit pas du lien affectif à sa mère (biologique ou de substitution). C’est un processus morbide qui risque d’apparaître lorsque l’enfant a subi une rupture de ses premiers investissements avec les personnes significatives de son entourage sans que cette rupture ait pu être préparée.

6Ces carences peuvent être :

  • extrafamiliales, lorsque l’enfant est hospitalisé ou placé en institution, et qu’il ne rencontre pas de substitut maternel approprié. Mais aussi, lorsqu’il subit des séparations répétées, et qu’il perd son aptitude à une relation satisfaisante avec une figure maternelle même si celle-ci est présente et prête à lui donner des soins satisfaisants ;
  • ou intrafamiliales : un jeune enfant peut souffrir de carence sans être séparé de sa mère si celle-ci s’avère incapable de l’entourer des soins affectueux dont il a besoin (par exemple si elle est déprimée).

Les premiers travaux à la Fondation Parent de Rosan (1950-1956)

7Dans les années 1950, en France, les efforts de pionnières telles que Jenny Roudinesco [4] et Geneviève Appell pour mettre en évidence les conséquences dramatiques de l’accueil prolongé de jeunes enfants en institution sont accueillis avec scepticisme par la communauté médicale (pédiatres, psychiatres). Les conséquences de ces situations carentielles sont encore méconnues voire déniées ; les travaux de René Spitz sont restés confidentiels. A la parution de leurs premiers articles, Geneviève Appell et Jenny Roudinesco (Roudinesco et Appell, 1950, 1951) seront vivement critiquées par la communauté des pédiatres et psychiatres de l’époque. Par contre, elles seront les deux seuls auteurs français cités par John Bowlby dans Soins maternels et santé mentale (1951).

8Mme Roudinesco, en 1946, alors que la France subit encore les restrictions de la guerre, prend en charge la Fondation Parent de Rosan, un foyer de l’assistance publique, alors rattaché au service de pédiatrie de l’hôpital Ambroise Paré (Paris). Dénonçant le marasme de cette institution et l’état de quasi-abandon dans lequel vivent les enfants, Mme Roudinesco exige et obtient des moyens supplémentaires. Pourtant l’organisation des soins, comme les progrès dans la prise en charge thérapeutique n’évolueront réellement qu’avec l’arrivée de Myriam David comme chargée de recherche.

9Nous allons décrire la Fondation telle que l’ont découverte ces femmes, et les modifications qu’elles ont su y apporter ; nous verrons également comment ce travail a alimenté leurs recherches et leurs élaborations théoriques.

Description de la Fondation

10Elle est constituée de deux maisons particulières où séjournent soixante enfants de moins de trois ans. Les pavillons sont situés en dehors de l’hôpital, et ce sont les externes et internes du service de pédiatrie qui assurent le suivi médical des enfants, mais cela reste une fonction un peu marginale. Le personnel est composé de trois infirmières et de « filles de salle ». Elles se sentent abandonnées, à l’image de la population des enfants dont elles ont la charge et de leurs parents (Maître-Compain, 1950 ; Appell, 2003).

11Les enfants sont séparés de leur mère pour diverses raisons : célibat, divorce, maladie, emprisonnement, attente de logement, abandon ; le placement étant la mesure d’assistance la plus utilisée à l’époque pour une population exclue du champ de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie. Ils ont déjà passé quelques jours à la section des enfants assistés de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul et sont en « dépôt », dans l’attente de pouvoir retourner chez leurs parents ou de partir chez une nourrice dépendant de l’Assistance Publique. La durée du séjour est toujours indéterminée. Certains sont séparés de leur mère, depuis quelques jours, pour la première fois ; d’autres ont déjà connu des mois d’errance, d’hôpital en hôpital, ou de placement nourricier en placement nourricier, avec à chaque fois un passage par le dépôt central. On ne se préoccupe ni du maintien des liens avec les parents, ni de la qualité de ces liens, et encore moins des liens qu’ont pu nouer ces enfants avec leur nourrice ou le personnel des institutions d’accueil.

12Ces enfants sont toujours dans un état général médiocre. Leur souffrance s’exprime par des troubles somatiques (rhinopharyngites, diarrhées…), des anomalies comportementales diverses, mais rien de tout cela n’est jamais identifié comme signe de détresse. D’autres, dès leur arrivée, présentent de grandes arriérations, des états catatoniques, des stéréotypies, sans trouble organique décelable. Ces états sont imputés à des « tares » qui résulteraient d’un milieu originel défavorisé, tel que des parents alcooliques, syphilitiques, malades mentaux… Les plus atteints sont jugés « irrécupérables ».

13Lorsqu’ils sont malades (rhinopharyngites, diarrhées…), les enfants sont transférés dans le service de pédiatrie des Enfants Malades ou dans celui de Saint-Vincent de Paul.

14Geneviève Appell se souvient de son arrivée à la Fondation (en 1948, en tant que psychologue) comme du « choc de son existence » : « Jamais je n’avais imaginé que des jeunes enfants puissent avoir un tel comportement et être traités ainsi ». Elle s’insurge contre certaines pratiques, courantes alors, comme appeler les enfants par leur numéro (inscrit sur des colliers et sur leur oreiller), les changer sans cesse de lit par commodité, les calmer en fermant les volets et en frappant dessus ou encore en les menaçant de la venue du loup…

15Les enfants grognent, gémissent, se balancent. Leur regard est vide, comme aveugle. Les plus jeunes restent couchés ; ils sont parfois attachés. Certains sont immobiles, allongés, d’autres sucent le rebord de leur lit. Les plus grands font quelques pas, tombent à plat ventre, ou demeurent assis. Une fois levés, ils « déambulent sans but, gauches, atones, plutôt silencieux » (Appell, 2003). Beaucoup fuient discrètement le contact, et ceux, peu nombreux qui cherchent le secours de l’adulte sont toujours déçus. D’autres, enfin, demeurent inertes ou absorbés dans des balancements sans fin. Ils peuvent garder des heures durant un objet serré contre eux.

16Au fil de la journée, ils passent sans cesse d’une pièce à l’autre pour être lavés, pour les repas, pour jouer, mais ils ne sont que peu stimulés. La toilette (ils sont douchés car le bain prend trop de temps) et l’alimentation (ils mangent avec de grandes cuillers à soupe, car les petites se perdent trop facilement) ne sont pas accompagnées de paroles : « personne ne parle à l’enfant » sauf pour « ordonner ou réprimer » (Maître-Compain, 1950). Les enfants n’utilisent pas les quelques jouets qui se trouvent à leur disposition. Jusqu’en 1948, il n’y en avait d’ailleurs pas car ils n’étaient pas prévus dans le budget du service, les rares jouets étaient alors apportés par Geneviève Appell et les autres membres du personnel. Il y a un grand jardin mais les enfants n’y vont guère, jamais l’hiver parce qu’il fait froid et que leurs vêtements ne sont pas adaptés, et rarement l’été parce que, entre autres raisons, ils pourraient abîmer les fleurs…

17Tout ceci contraste avec l’entretien soigneux des lieux (les parquets sont toujours cirés…). Par ailleurs, le personnel paraît négligent, voire maltraitant.

18L’embauche d’infirmières en plus grand nombre, d’une jardinière d’enfants, la réfection des locaux avec des peintures claires, des salles décorées, plus gaies, l’achat aussi de quelques jouets, ne suffisent pas à modifier cette atmosphère morbide, évidemment délétère. Les enfants restent tristes, craintifs, inhibés et ne profitent pas des modifications apportées.

19Plusieurs contraintes sont identifiées telles les changements fréquents d’infirmières, les vacances, les transferts incessants des enfants (jusqu’à neuf changements pour un enfant).

La Fondation Parent de Rosan avant l’arrivée de Myriam David

20Lorsqu’elle prend le service en charge, Jenny Roudinesco, pédiatre de formation, ne connaît pas encore la psychiatrie de l’enfant, qui en est d’ailleurs à ses balbutiements. Mais elle a lu René Spitz et John Bowlby, lequel vient d’ailleurs visiter la Fondation. Dès 1948, Geneviève Appell teste les enfants de Parent de Rosan et d’autres « dépôts » avec le test de Gesell, découvert par Mme Roudinesco lors d’un séjour aux Etats-Unis. Beaucoup lui apparaissent impossibles à évaluer. Lorsqu’elle y parvient néanmoins et qu’elle renouvelle le test après trois mois, le Quotient de Développement (QD) a baissé inexorablement au cours du séjour. Toutes deux sont alors convaincues que les troubles qu’elles observent chez ces enfants sont consécutifs aux traumatismes subis et à l’absence de chaleur affective.

21Parallèlement, Geneviève Appell s’attache, avec Mme Roudinesco, à établir l’anamnèse de ces enfants, ce qui n’avait encore jamais été réalisé. Elles s’aperçoivent ainsi du nombre impressionnant d’institutions fréquentées, des multiples séparations successives subies par chaque enfant. En remontant dans leur histoire, elles mettent en évidence aussi que les troubles semblent de plus en plus importants au fil des placements.

22Mais leur travail bute sur l’approche thérapeutique de ces enfants. Ils semblent refuser la relation, ne progressent pas, deviennent parfois violents (c’est à cette même époque, en 1954, que Spitz écrit que les troubles sont irréversibles)… Lors des rares temps de relation individuelle avec l’enfant, le personnel est rapidement débordé. Il perçoit mal toute proposition de changement. Certaines tentatives pour modifier la routine s’avèrent préjudiciables. Ainsi, au cours d’une de ses visites, Mme Roudinesco recommande qu’on détache un enfant du lit. Le lendemain, Geneviève Appell retrouvera cet enfant debout, accroché aux barreaux de son lit, seul dans la chambre, hurlant, ne sachant pas se rasseoir.

23Geneviève Appell, soutenue par Mme Roudinesco, a aussi l’idée de filmer les enfants. Cette initiative sera d’abord malheureuse : le responsable de l’Assistance Publique, après avoir vu un film sur les balancements incessants de certains enfants, pris de colère, renvoie la surveillante-chef sans modifier quoi que ce soit du fonctionnement institutionnel.

24Par contre, le film consacré à Monique [5], arrivée à la Fondation avec un papier portant la mention « irrécupérable », permet d’observer un des premiers enfants réagissant à une psychothérapie individuelle intensive menée par Geneviève Appell.

25Les deux premières années de Geneviève Appell à Parent de Rosan (1948 à 1950) sont consacrées au bilan du développement psychomoteur de ces enfants. Grâce à une communication sur les premiers résultats des tests aux Journées d’étude d’hygiène mentale, Le syndrome de stabulation hospitalière[6] (1949), Mme Roudinesco retient l’attention du Professeur Robert Debré alors directeur du Centre International de l’Enfance ; il accepte alors de financer une recherche (commanditée par l’UNICEF) sur « les effets de la séparation et la stabulation hospitalière chez les jeunes enfants ».

Myriam David

26Mme Roudinesco embauche alors Myriam David à mi-temps avec pour objectifs d’organiser la recherche, introduire la psychothérapie d’enfants, de superviser l’équipe.

La recherche

27Débutée en 1950, cette recherche allie une observation médicale, la passation du test de Gesell, une observation psychologique, une anamnèse très détaillée, la prise en compte du milieu familial.

28L’équipe londonienne de la Tavistock clinic, menée par John Bowlby, qui travaille sur un sujet similaire depuis deux ans, y est associée. Le Dr Bowlby, lui, travaille dans des conditions différentes de l’équipe parisienne puisqu’il se rend dans des institutions et des hôpitaux et examine les enfants avant, pendant et après la séparation. Il étudie, en outre, des enfants ayant souffert d’une séparation au cours des quatre premières années de leur vie et se sert pour cela d’interviews, de tests, d’observation directe, de questionnaires (Bowlby, 1950 ; Robertson, 1952).

L’approche thérapeutique

29Lorsque Myriam David arrive en 1950, s’impose à elle la similitude entre le regard qu’elle observe chez ces enfants et celui, « si particulier », qu’elle avait connu dans les camps auprès de ses camarades déportées. Forte de son travail de deux années auprès de Beata Rank et Marian Putnam à Boston (1949), elle intervient donc à tous les niveaux, et réorganise le fonctionnement de l’institution de façon à lutter contre les effets de la carence de soins maternels.

30Elle observe des enfants à leur arrivée, en prend certains en psychothérapie, assure des préparations et des accompagnements lors des changements de situation.

31Elle prend plusieurs mesures afin de limiter les déplacements des enfants au sein de la Fondation. Ainsi, deux salles sont réservées aux entrants, ils y restent de quinze jours à un mois. Ceux dont le séjour se prolonge pourront disposer d’une chambre avec leur propre lit.

32Le jardin d’enfants est conçu comme un lieu thérapeutique avec moins d’enfants, de niveau de développement relativement homogène. La jardinière doit avoir non plus une attitude stimulante, ce qui est généralement vécu par ces enfants comme une menace intrusive, mais il lui est demandé d’être attentive et de soutenir leurs plus petites initiatives.

33Les observations au cours du séjour (dactylographiées en trois exemplaires grâce au financement de la recherche), ainsi qu’au jardin d’enfants, lors des tests et des psychothérapies, permettent de décrire l’état clinique et l’évolution des enfants.

34Les psychothérapies entreprises au cours de la recherche « montreront qu’il ne s’agit pas de troubles réactionnels cédant aux “ bons soins ” mais de troubles structurés » nécessitant un traitement.

L’accompagnement des professionnels

35Les observations sont toujours rédigées et reprises en supervision individuelle avec Myriam David. Elle supervise aussi les thérapies individuelles dont la retranscription est systématique ; les séances sont instaurées à un rythme de trois par semaine et les premiers progrès notables peuvent enfin être observés. Geneviève Appell s’intéresse alors plus au traitement et à la prévention des troubles de ces enfants qu’à la passation des tests.

36Une réunion hebdomadaire est organisée autour de Jenny Roudinesco. Après quelque temps, un interne en médecine est affecté de façon régulière à la Fondation Parent de Rosan. Une assistante sociale est recrutée, d’autres participent aux observations et psychothérapies. Tous les professionnels participent à la recherche.

37Myriam David apporte aussi un éclairage nouveau en mettant en évidence la souffrance d’un personnel désemparé que l’on considérait seulement maltraitant, et elle affirme la nécessité de le former et de l’encadrer. De plus, les propres enfants du personnel sont souvent eux aussi placés. Il est bien difficile, pour ces femmes, d’investir les enfants qui leur sont confiés, souvent peu attirants, mal développés, voire « anormaux ». « Indésirables » au sein des services médicaux, elles sont peu formées par ailleurs. Elles sont, en conséquence, peu réceptives aux conseils et recommandations.

L’implication des parents

38Vis-à-vis des parents s’opère le même changement d’attitude que vis-à-vis du personnel. C’est l’occasion de découvrir la misère dans laquelle vit cette population, qui était initialement considérée comme irrécupérable en raison de « tares » telles que l’alcoolisme, la prostitution… Une collaboration avec l’administration et les services sociaux s’amorce autour des parents comme au sujet des enfants.

39Les rencontres entre équipes anglaise et française sont importantes, car elles permettent que les réactions immédiates à la séparation soient décrites et répertoriées. Les deux équipes écrivent un article commun permettant de distinguer le rôle respectif des divers facteurs intervenant lors d’un placement tels que l’âge de l’enfant lors de la séparation, la durée et les causes de cette séparation, les circonstances qui l’ont entourée et la qualité des soins offerts (Rosenbluth, Aubry, Bowlby, 1951).

40Complétés par les présentations de cas suivis en psychothérapie, ces travaux permettent un début de compréhension des processus psychiques mis en œuvre dans les situations de carence.

41Ainsi sont précisées des notions essentielles, comme la séparation traumatique, les soins maternels de substitution, l’importance du maintien du lien avec les parents dans l’adaptation et le développement de l’enfant.

42Le livre que publie par Jenny Aubry, La carence de soins maternels (1955), expose le résultat des recherches. Ce travail, écrit avec l’ensemble de ses collaborateurs, reste encore actuellement une référence lorsqu’on aborde la question des carences de soins maternels. Tout récemment, sa fille, Elisabeth Roudinesco, a fait paraître ses écrits cliniques [7], sans mentionner la recherche en collaboration avec John Bowlby.

La recherche à la pouponnière Amyot (1956-1962)

43Désireuses de continuer à travailler ensemble après l’expérience de Parent de Rosan, Myriam David et Geneviève Appell débutent à la pouponnière Amyot, en 1956, à Montrouge, en banlieue parisienne, un travail de recherche sur les facteurs de carence. Leur expérience préalable leur permet d’affiner leur compréhension et de répondre plus précisément et plus rapidement aux difficultés respectives des enfants et du personnel.

Contexte

44Soutenue par John Bowlby, Myriam David obtient de l’OMS qu’elle finance une recherche clinique fondamentale sur « Les effets immédiats et lointains d’une séparation à la naissance pour une durée de trois mois » dans laquelle sont envisagés :

  • les facteurs de carences en pouponnière ;
  • les moyens de les atténuer ;
  • les répercussions d’une séparation mère-bébé au cours des trois premiers mois de la vie.
Le service a été conçu comme un lieu de stage-pilote pour les auxiliaires de puériculture et assistantes sociales. Geneviève Appell y exerce en tant que psychologue ; le personnel qui a un grand souci de bien faire est compétent, en nombre suffisant. L’ambiance générale est agréable.

Méthodologie

45Vingt nouveau-nés sont accueillis afin d’être vaccinés par le BCG et séparés de leurs parents, qui ont contracté la tuberculose, dès la naissance et jusqu’à l’âge de trois mois environ. Les familles retenues pour la recherche répondent à certaines conditions afin que soient écartés d’autres facteurs de carence. C’est ainsi une situation exemplaire où le facteur séparation est isolé, l’âge de l’enfant et la durée de séjour étant déterminés par une cause unique et clairement identifiée, la tuberculose parentale.

46Durant l’année 1956, est menée une étude-pilote portant sur treize bébés. Cela permet d’élaborer une méthodologie de recherche qui peut ensuite être appliquée à la nouvelle étude longitudinale à court terme de deux groupes composés chacun de dix bébés ; l’un est pris en charge comme à l’accoutumée, alors que l’autre, expérimental, bénéficie de soins renforcés. Des évaluations sont réalisées lors de leur séjour en pouponnière et à leur retour au domicile.

Résultats de la recherche

47Cette étude démontre qu’un lieu accueillant (si différent de la Fondation Parent de Rosan), un personnel compétent et dévoué, une ambiance de gaîté et de gentillesse font illusion et contribuent à occulter qu’un tel milieu puisse être source de carence affective. Pourtant les mêmes facteurs sont à l’œuvre :

  • La multiplicité et l’instabilité du personnel auprès d’un enfant : le nombre moyen de personnes s’occupant d’un enfant au cours d’un séjour de 3 mois est de 25. Pourtant, l’organisation générale prévoit qu’une seule auxiliaire doit toujours s’occuper des quatre mêmes enfants.
  • Les longues périodes de solitude de l’enfant : les soins sont rapidement donnés, sans communication réelle avec le bébé et, entre-temps il reste dans son berceau. L’auxiliaire de puériculture connaît insuffisamment l’enfant qui est peu stimulé.
  • La faible quantité et la pauvre qualité du contact social : l’auxiliaire de puériculture ne regarde guère l’enfant et réciproquement. Les échanges de sourires, de paroles, de gazouillis sont peu fréquents, limités en durée et en intensité. Beaucoup de manifestations spontanées de l’enfant passent inaperçues et restent donc sans réponse, ce qui contribue probablement à l’extinction de conduites innées (sons, sourires de communication, en réponse à l’adulte).
  • Le travail auprès des auxiliaires de puériculture : constatant que celles-ci ne parviennent pas à modifier leurs pratiques, Myriam David et Geneviève Appell comprennent que les soins institutionnels, dépersonnalisés, routiniers sont une réponse inconsciente au besoin que ressentent les soignants de se protéger de leurs émotions. Elles insistent donc sur la nécessité pour toute institution de jeunes enfants, conjointement à son travail clinique, d’organiser un soutien continu du personnel et, sous une forme ou une autre, de garder un regard régulier sur son travail.
  • L’implication des parents : lors des fréquentes visites au domicile des chercheurs, pendant la séparation, les mères éprouvent le besoin de parler de leurs peurs liées à la maladie, de leurs inquiétudes dues à la séparation, de leur réticence à visiter leur bébé, sans contact physique possible ; chez certaines la pauvreté d’évocation de leur enfant révèle leur difficulté à « penser l’enfant absent » et à s’y intéresser. Myriam David et Geneviève Appell insistent sur le fait que, même absent, l’enfant doit pouvoir continuer à se construire dans le psychisme de ses parents au risque, si cela ne peut avoir lieu, d’un désinvestissement de l’enfant pérennisant les facteurs de carence.
Plus tard, inspirées par les travaux d’éthologues et les séminaires organisés par John Bowlby, en 1959, à Londres sur « l’étude des interactions mère-enfant », elles écrivent un article à partir du « matériel » de la pouponnière Amyot, traitant des « chaînes » d’interactions : « La relation mère-enfant. Etude de cinq patterns d’interaction entre mère et enfant à l’âge de un an », paru dans Psychiatrie de l’enfant en 1966.

Des institutions pensées pour lutter contre les carences (1966-1987)

Un lieu de soins : le centre familial d’action thérapeutique

48En 1966, c’est à la demande de Serge Lebovici que Myriam David fonde et dirige un placement familial spécialisé, au sein de l’association de santé mentale du XIIIe arrondissement. Elle y travaille jusqu’en 1987. Elle y met en œuvre ses conceptions sur les soins à prodiguer aux jeunes enfants exposés à des situations carentielles. C’est aussi l’occasion, pour elle, de créer un séminaire et d’écrire un livre, Le Placement Familial. De la pratique à la théorie, publié en 1989 (voir article d’H. Rottman dans ce numéro).

49En 1976, elle crée l’Unité de soins spécialisés à domicile pour jeunes enfants (voir article de F. Jardin et B. Rebillaud dans ce numéro), une structure plus nettement orientée vers la prévention.

La découverte de l’institut Lóczy

50

  • Le contexte : en 1968, à la suite de sa rencontre avec Judit Falk [8], Geneviève Appell visite l’Institut National de Méthodologie des Maisons d’enfants de 0 à 3 ans à Budapest. Myriam David l’accompagne au printemps 1971, pour une durée de 15 jours. Elles découvrent toutes deux le travail d’Emmi Pikler, fondatrice de l’Institut (pouponnière pensée aussi comme un lieu de recherche et de formation basé sur l’observation des enfants), qui considère qu’il est possible d’offrir à un jeune enfant séparé de sa mère, un cadre institutionnel favorisant son développement si les soins sont organisés de façon à prévenir les facteurs de carence.
  • Le principe est de favoriser une relation affective privilégiée de l’enfant avec ses nurses en limitant le nombre de nurses s’occupant de chaque enfant (toujours les mêmes aussi longtemps que dure le séjour) Les moments de soins sont strictement réglementés, chaque enfant est pris en charge dans un ordre donné et constant. Lors de ces périodes, la nurse répond aux manifestations de l’enfant par une verbale et une gestuelle ayant pour but de transmettre son attention, son intérêt, pour l’enfant. En contrepartie, nurse et enfant doivent réduire leurs élans, leurs manifestations d’affection. Les nurses s’engagent ainsi dans une relation réelle mais consciemment contrôlée afin de ne pas faire peser sur l’enfant leur propre affectivité et leurs attentes personnelles.
  • Entre les moments de soins, le but est de favoriser l’activité autonome de l’enfant qui peut se mouvoir en liberté, l’adulte intervenant indirectement en offrant des situations progressives et une diversité du matériel adapté à chacun. Myriam David et Anna Tardos (1991) décriront cette activité libre et comment elle participe à la structuration de l’enfant.
  • Le travail auprès des parents : le retour de l’enfant dans sa famille est minutieusement préparé par des rencontres régulières avec les parents. La rédaction d’une synthèse très détaillée relatant la vie et le développement de l’enfant lors de son séjour est remise aux parents.
Ainsi, Myriam David, accompagnée de Geneviève Appell, à travers ses travaux sur les conséquences des carences de soins affectifs en institution a, pendant près de quarante ans, contribué à la naissance de la psychiatrie du nourrisson en France, ceci en veillant à toujours allier clinique, recherche, et formation, considérant qu’elles s’enrichissaient mutuellement. Il importe que son travail reste constamment présent dans l’esprit des professionnels travaillant en institution. Leur vigilance, leur rigueur dans le travail institutionnel doivent permettre de prévenir la survenue de troubles chez des enfants en situation de particulière vulnérabilité.

Bibliographie

Références

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  • 3
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    DAVID M., APPELL G. : « Etude des facteurs de carence affective dans une pouponnière », Psychiatrie de l’enfant, 1964 ; 4 (2) : 407-442.
  • 17
    DAVID M., APPELL G. : « La relation mère-enfant. Etude de cinq patterns d’interaction entre mère et enfant à l’âge d’un an », Psychiatrie de l’enfant, 1966 ; 9 (2) : 445-531.
  • 18
    DAVID M., APPELL G. : Lóczy ou le maternage insolite, CEMEA, Paris, 1973.
  • 19
    DAVID M., CASTEX E., LEGER E.M, MERLET A.M. « Danger de la relation précoce entre le nourrisson et sa mère psychotique : une tentative de réponse », Psychiatrie de l’enfant, 1978, 343-388.
  • 20
    LEBOVICI S. : « Aperçus des recherches sur la notion de carence maternelle. La carence de soins maternels. Réévaluation de ses effets », Genève, Cahiers de l’OMS, 1962 ; 74-94.
  • 21
    LEBOVICI S., KESTEMBERG E., FREJAVILLE A., KREISLER L., LEBOVICI M. : « L’observation en milieu familial de l’interaction entre les très jeunes enfants et leurs parents », Archives Françaises Pédiatriques, 1978 ; 35 : 697-706.
  • 22
    MAÎTRE-COMPAIN O. Sur les troubles du développement du langage dans le syndrome d’hospitalisme. Thèse pour le doctorat en médecine. Paris, 1950.
  • 23
    PIKLER E. : « Manifestations actuelles du syndrome d’hospitalisme dans les pouponnières », Le Coq Héron, 1975 ; 53 : 4-10.
  • 24
    PRUGH D.G., HARLOW R.G. : « La carence larvée chez le jeune enfant. La carence de soins maternels », Réévaluation de ses effets, 1962 Genève, OMS : 9-29.
  • 25
    ROBERTSON J., BOWLBY J. : « Responses to young children to separation from their mothers », Courrier CIE, 1952 ; 2 : 131-142.
  • 26
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  • 27
    ROUDINESCO J., APPELL G. : « Les répercussions de la stabulation hospitalière sur le développement psychomoteur des jeunes enfants », Semaine des hôpitaux de Paris, 1950 ; 26 : 2271-2273.
  • 28
    ROUDINESCO J., APPELL G. : « De certaines répercussions de la carence de soins maternels et de la vie en collectivité sur les enfants de 1 à 4 ans », Société Médicale des Hôpitaux de Paris, 1951 ; (3-4) : 106.
  • 29
    ROUDINESCO J., DAVID M. : « Peut-on atténuer les effets nocifs de la séparation chez des enfants placés en institution ? », Courrier CIE, 1952 ; 2 : 255-266.
  • 30
    SPITZ R. « Genèse des premières relations objectales », Revue Française de psychanalyse, 1954 ; 18 (4) : 479-575.
  • 31
    SPITZ R. Le non et le oui, PUF, Paris, 1957.
  • 32
    TARDOS A., DAVID M. : « De la valeur de l’activité libre du bébé dans l’élaboration du self », Devenir, 1991 ; 3 (4) : 9-33.
  • 33
    VAMOS J. : « La rencontre de Myriam David et Lóczy », Spirale, 2003, 25 : 57-68.

Mots-clés éditeurs : carence maternelle, psychiatrie du nourrisson, institutions

https://doi.org/10.3917/dev.062.0125

Notes

  • [1]
    Chef de clinique. CHU Bichat-Claude Bernard.
    Service de psychiatrie infanto-juvénile du Professeur Guedeney 124, boulevard Ney, F-75018 Paris, romain. dugravier@ bch. ap-hp. fr
  • [2]
    Psychiatre, elle travaille auprès de Jenny Roudinesco dès 1948. Elle est reconnue pour ses recherches sur les relations mère-enfant, en Ouganda.
  • [3]
    Médecin psychanalyste et chercheur.
  • [4]
    Jenny Roudineco, pédiatre psychanalyste (1903-1987). Mariée à Alexandre Roudinesco, elle divorce et se remarie ensuite avec Pierre Aubry en 1952. Dans le texte, ces deux noms seront utilisés selon l’époque évoquée.
  • [5]
    « Monique, un cas d’arriération psychogène » (1953), 16 mm, CPOES ; les effets de la carence de soins maternels chez les jeunes enfants, Association Pikler-Lóczy-France.
  • [6]
    Ce terme utilisé à l’époque fait référence à « l’élevage en troupeau » des enfants placés en institution.
  • [7]
    Psychanalyse des enfants séparés : Etudes cliniques, 1952-1986, Jenny Aubry, Elisabeth Roudinesco (préface). Denoël, 2003.
  • [8]
    Directrice adjointe de l’institut Lóczy.
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