Devenir 2002/4 Vol. 14

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Article de revue

La honte, la culpabilité et le drame œdipien : considérations développementales à propos de la moralité et de la référence aux autres

Pages 335 à 362

Notes

  • [1]
    Reproduit traduit à partir de Self concious emotions : the psychology of shame, guilt, embarrassment and pride, chapitre 17, pp 413-436. Guilford, publications, New York,1995, et reproduit avec la gracieuse autorisation de Guilford publications,inc.
  • [*]
    Directeur, Center for Infant Studies university of Colorado Health Science Center 4200 East 9th Avenue Denver, CO 80111 USA.
  • [**]
    Psychologue, enseignant et chercheur, Université de Maïfa, Israël.

1Depuis ses débuts, la théorie psychanalytique classique s’est adressée à la culpabilité comme émotion morale dominante (Fenichel, 1950 ; Rapaport, 1967). La honte a occupé une position moins centrale, et n’a reçu que de façon intermittente l’attention des psychanalystes (Abrams, 1990 ; Gillman, 1990 ; Kohut 1977 ; Lewis, 1991 ; Piers et Singer, 1953 ; Yorke, 1990). Ce travail se centre sur la honte en relation avec la culpabilité. La honte et la culpabilité sont des émotion morales qui impliquent la conscience de soi en relation à l’autre. Nous nous centrerons sur le niveau individuel de l’expérience, et nous pensons que la honte et la culpabilité impliquent des communications interpersonnelles, mais aussi des influences culturelles. La théorie psychanalytique récente insiste sur une perspective dyadique concernant le développement des relations sociales, en termes de relation d’objet (Bolwby, 1988 ; Sandler ; 1987 ; Winnicott, 1965), et en termes de psychologie du Soi (Kohut, 1971, 1967). Cette façon de penser n’a cependant pas été intégrée dans les conceptions antérieures concernant les configurations dyadiques et les relations sociales plus complexes, ainsi qu’elles sont décrites dans l’interprétation classique de Freud du drame œdipien. Dans la théorie de Freud du développement moral, la culpabilité est considérée comme une fonction du développement du Surmoi, lequel est à son tour une issue de l’Œdipe ; la honte n’est pas apparente.

2Le présent travail est une tentative d’allier quelques-uns de ces domaines. Nous proposons une perspective psychanalytique contemporaine, qui fait usage de la recherche sur le développement. Nous commençons avec la phénoménologie de la honte et de la culpabilité, en nous centrant sur la honte, et en proposant des suggestions pour distinguer ces deux émotions. Nous discutons ensuite le drame œdipien, du fait de son rôle majeur dans le développement de la honte et de la culpabilité, en suggérant que la conception de Freud basée sur l’individu pourrait être un additionné de deux autres perspectives : le niveau interpersonnel et le niveau culturel. Le point de vue du développement nous conduit alors à proposer une vision relationnelle et motivationnelle du complexe d’Œdipe, à mesure que l’enfant s’éloigne des expériences dyadiques pour atteindre des expériences sociales plus larges, incluant à la fois la honte et la culpabilité. Finalement, nous discutons les émotions morales, et la prise en compte des autres au-delà du cercle de la famille. La nécessité de nouvelles recherches à propos des différences entre individus, et des différences entre les différents contextes, est soulignée.

L’expérience de la honte et le contraste avec la culpabilité

3Avant de discuter la phénoménologie de la honte et de la culpabilité, il semble nécessaire de donner un cadre général à propos des émotions. Comme beaucoup d’autres, nous considérons les émotions comme des processus actifs, évolutifs et adaptatifs. Cette conception contraste, cependant, avec celle de générations antérieures des théoriciens des émotions (incluant ceux qui appartiennent aux champs de la psychanalyse), qui regardaient les émotions comme des états réactionnels, intermittents, et discrets. Nous considérons la honte et la culpabilité comme exemplaires d’une classe d’émotions morales qui sont plus complexes et qui se développent plus tardivement que les émotions darwiniennes discrètes (la joie, la surprise, la colère, la peur, la tristesse, le dégoût et l’intérêt) ; en tant que telles, les émotions les plus complexes n’ont pas de correspondance aussi simple avec des modalités d’expression du visage, de la voix ou de la posture.

4La classe des émotions morales a encore d’autres caractéristiques. Elles sont basées sur les relations – sur l’histoire des expériences avec des individus particuliers dans des contextes particuliers – et elles supposent un sens développé d’une signification partagée avec ceux parmi les autres qui ont une valeur affective particulière. Les émotions morales sont aussi basées sur un certain sens de la lutte, du conflit, de l’affrontement. En cela, elles sont anticipatoires, signalisatrices, et représentent d’une certaine façon les conséquences d’un résultat intentionnel. Les émotions morales conduisent souvent au désir de résoudre un problème, ou motivent une action à valeur sociale. Comme le titre de ce travail le suggère, la classe des émotions morales à laquelle appartiennent la honte et la culpabilité peut être considérée comme celle des « émotions conscientes d’elles-mêmes ». De notre point de vue, ces émotions organisent l’accès à la conscience ; elles organisent notre attention vers la possibilité qu’une transgression soit intervenue, ou vers le risque de blesser l’autre. Comme nous l’avons discuté ailleurs (Emde et Clyman, sous presse), nous croyons que les émotions morales ont la fonction de rendre procéduralement connus et conscients les buts moraux inconscients. La mise en jeu d’une émotion morale est automatique et conduit à un effet sur le Soi (qui peut être alors présent et responsable), en relation avec une ou plusieurs autres personnes importantes (autres qui peuvent apprécier l’action comme positive ou négative). Ces jugements peuvent être non conscients (Lazarus, 1991), mais ils ont tendance à le devenir quand ils sont renforcés par des émotions morales.

5Passons à la phénoménologie de la honte et de la culpabilité d’un point de vue psychanalytique. Le sentiment de honte, comme le sentiment de culpabilité, implique la douleur morale et le désir de faire quelque chose pour lutter contre elle. La comparaison avec la culpabilité est révélatrice du fait même du contraste. La culpabilité implique ou bien un désir de réparer la situation dans laquelle on se sent mal, à propos du risque de blesser quelqu’un, ou le désir de s’excuser pour un acte interdit. La culpabilité peut aussi impliquer le désir de se punir. Avec le sentiment de culpabilité, l’autocritique est ressentie comme provenant d’une voix interne. La honte, comme la culpabilité, implique aussi une douleur morale et le désir de lutter contre elle. Mais avec la honte, l’expérience est différente : le désir est d’être hors de la vue, d’éviter le regard de l’autre, et d’éviter de voir le regard critique de l’autre. La honte implique un sentiment d’être petit et sans pouvoir. Avec le sentiment de honte, la critique interne n’est pas vocale, mais fonctionne plutôt à travers une image visuelle de l’autre.

6Une discussion psychanalytique récente de la honte a rassemblé l’expérience de nombreux cliniciens, et insisté sur les points précédents tout en en ajoutant d’autres. Ce qui précède est essentiellement basé sur un colloque tenu au centre Anna Freud, en 1988, et dont certains points ont été résumés antérieurement par Yorke, en 1990. La honte, en contraste avec la culpabilité, implique de s’imaginer qu’un observateur ou plusieurs sont ressentis comme désapprobateurs ou critiques. C’est un affect puissant et douloureux, dont le début souvent brutal est ressenti comme envahissant. La honte entraîne un sentiment puissant d’être exposé, la peur d’être physiquement ou psychologiquement nu, et s’associe avec un sentiment très intense d’agitation et avec le besoin de se cacher et d’échapper au regards.

7Les liens de la honte avec l’apparence physique et avec les fonctions du corps sont un autre thème. Les conceptions psychanalytiques antérieures établissait un lien entre les expériences de honte et les avatars de l’apprentissage de la propreté, en accord avec les conceptions de Freud sur le développement de l’analité (Freud, 1905/1953 ; York, 1990). C’est un thème qu’Erickson a élargi, pour y inclure une théorie du développement de l’autonomie du jeune enfant, qui accepte des variations culturelles importantes (Erickson, 1950). Être considéré comme petit ou incompétent est une des expériences les plus fréquentes génératrices de honte dans la petite enfance (Yorke, 1990), et beaucoup ont noté les liens de l’expérience de la honte avec les difformités physiques, pendant l’enfance ou à la suite de blessures de guerre ; de telles expériences peuvent durer toute la vie.

8Ceci nous amène à d’autres aspects de la honte : c’est une émotion complexe qui peut inclure l’expérience de l’impuissance et le sentiment d’une perte de l’estime de soi, les deux intervenant comme la conséquence de l’échec. La culpabilité, en contraste, est souvent plus spécifique et liée au fait d’avoir fait quelque chose d’interdit, ou à un sentiment d’omission. La honte a souvent à voir avec le sentiment d’un écart entre le soi idéal et le soi perçu. La honte est seulement l’une des façons de se sentir inférieur et de ne pas être à la hauteur de son idéal (par exemple, le sentiment de dégoût de soi-même, l’impuissance, l’humiliation en sont d’autres aspects). Ainsi, il apparaît qu’il n’existe qu’un lien assez lâche entre la honte et la perte de l’estime de soi.

Le développement précoce de la honte et ses aspects

9Les qualités complexes des expériences de honte, et leur contraste avec des expériences de culpabilité, sont illustrés par le développement de ces émotions. La honte apparaît plus tôt dans le développement que la culpabilité, et paradoxalement, la honte semble continuer à se développer tout au long de la vie, bien plus que la culpabilité. Une revue des observations développementales de la Hamsptead Clinic et de ses crèches (Kennedy et Yorke, 1982) s’est montrée à la fois surprenante et instructive. Les observateurs ont eu du mal à dire quand la honte apparaissait. La plupart du temps, la honte est d’abord pointée par les parents, par ceux qui s’occupent de l’enfant et par les pairs plus âgés, qui « font honte » à l’enfant (dans le sens de lui dire qu’il devrait avoir honte). Ceci survient considérablement plus tôt que la période à laquelle on s’attendrait à voir des expressions d’évitement ou de honte de la part de l’enfant. Les séquences initiales semblent inclure les liens de la honte avec l’évitement du fait d’être vu et la fuite du regard de l’autre. La honte précoce semble ainsi se relier à la motivation à éviter l’exposition sociale. Une forme plus complexe de honte, l’humiliation narcissique, semble être liée au sentiment d’être petit et impuissant au milieu des autres. Plus tard dans le courant du développement, il semble que la honte puisse être liée au secret dans lesquels un enfant s’imagine qu’il ou elle pourrait être vu, ou découvert, et ensuite laissé de côté, avec une peur de l’exposition mentale d’une certaine façon analogue à l’exposition corporelle. Ainsi, la peur comme organisateur de la pensée semblent souvent faire partie de la socialisation culturelle et religieuse (« Dieu te regarde, toi et tes pensées »).

10La maîtrise, le plaisir et la fierté s’observent quant à eux bien avant les expressions de honte. Les observations de la Hamspstead Nursery pendant la guerre indiquent que les jeunes enfants ne se soucient guère de ne pas être propres. À la place, les observateurs notaient la préoccupation des parents, et leur honte, en l’absence de toute honte de la part du jeune enfant. Une observation remarquable par Kennedy et Yorke (1982) illustre bien comment le jeune enfant dans la même nursery semblait être en train d’internaliser la désapprobation et la honte de la part des autres. L’enfant, nommée Brigitte, semblait avoir du mal à acquérir le contrôle de sa vessie. Mais elle atteignit un point crucial quand elle fut capable d’annoncer avec beaucoup d’emphase : « Plus de pipi sur le parquet : maman n’aime pas ça, Nanny n’aime pas ça, Brigitte n’aime pas ça. » (Kennedy et Yorke, 1982, p. 225).

11Plusieurs hypothèses développementales peuvent s’élaborer en résultat de ces observations. D’abord il se peut que la fierté et le plaisir de répéter, liés aux expériences de maîtrise, doivent être expérimentés au cours du développement, avant l’acquisition de la capacité à se sentir honteux. Deuxièmement, en dépit des arguments de Darwin (1872) et d’autres (Izard, 1977 ; Tomkins, 1962) en faveur d’une programmation biologique, la honte pourrait avoir ses origines développementales dans des expériences de socialisation de la part des parents. Il pourrait être nécessaire que certains parents expriment et ressentent de la honte en face d’un enfant pour que l’enfant puisse l’expérimenter lui-même. La honte pourrait ainsi avoir besoin d’être « importée » à travers des expériences concrètes avec les parents et les autres enfants, avant que l’on puisse dire que l’enfant ait acquis ces émotions morales.

12Ces considérations conduisent à proposer deux aspects différents pour l’expérience de la honte, d’égale importance mais qui peuvent prédominer selon les circonstances. Un aspect de la honte est liée au fait d’être petit ou de ne pas être la hauteur. Cet aspect de la honte est basé sur des expériences du développement au cours desquelles un enfant est plus petit que les autres, et s’inquiète à propos de sa croissance. La base maturationnelle de cet aspect de la honte était implicite quand Freud suggéra l’idée d’un « refoulement organique », comme processus au cours duquel la honte accompagne le plaisir lié au stade psychosexuel précoce, mais est ressentie à nouveau lorsqu’une personne est plus âgée (lettre de Freud à Fliess, 1950/1966, et discussion dans Greenberg, 1991). De puissantes influences issues des expériences de socialisation, avec les parents, les frères et sœurs, les autres enfants contribuent indubitablement à cet aspect de la honte. De telles expériences incluent par exemple le « tu devrais avoir honte », lorsque l’enfant agit « comme un bébé ». De telles expériences de honte peuvent être vécues à nouveau de façon très forte lorsque l’on s’en souvient, et sont parmi les expériences les plus vives de la petite enfance (Yorke, 1990).

13D’autres aspects de la honte sont liés à la transgression. Ceci repose sur le sentiment qu’un individu a de transgresser des règles ou de ne pas s’être comporté selon les standards habituels. Cet aspect de la honte trouve ses origines développementales dans nombre d’expériences d’interdiction de la part des parents, des professeurs, des frères et sœurs, et des autres enfants. Elle prend son origine dans des critiques qui surviennent dans une situation de face-à-face. Pourquoi situons-nous parfois la culpabilité en lien à la transgression, et parfois la honte ? S’agit-il d’expériences sociales différentes ? Certains enfants sont-ils exposés à des expériences de honte plus fortes de la part de leurs parents ou de la part d’autres enfants ?

14Ces deux aspects de la honte (du fait d’être petit et du fait d’avoir transgressé) implique que la crainte qu’un autre puisse voir « à l’intérieur de soi ». La personne veut donc fuir le regard, se situer hors de la vue, et ceci rappelle le mécanisme primitif de se cacher les yeux, de détourner le regard, ou même de s’aveugler soi-même, comme dans le drame œdipien.

La référence sociale et les dialogues internalisés avec les « ça se fait » et les « ça ne se fait pas »

15Comme nous l’avons vu, la honte semble avoir ses origines dans les interactions précoces avec les autres. Dans ce qui suit, nous suggérons que la référence sociale puisse être l’un des mécanismes centraux par lesquels des expériences de honte sont transformées dans le cours du développement précoce, depuis le niveau interpersonnel et intersubjectif de l’expérience jusqu’au niveau intrapsychique.

16Nous avons défini la « référence sociale » comme un processus qui implique trois composantes. Quand un individu rencontre 1) une situation d’incertitude, il y a 2) une tendance à chercher un signal émotionnel de la part d’une personne importante de façon à 3) réguler sa conduite en fonction de celle-ci (Emde,1992 ; Klinnert, Emde, Butterfield et Campos, 1986 ; Sorce et Emde, 1981). Ainsi un enfant de un an qui marche et qui rencontre une surface de solidité incertaine, ou qui voit s’approcher de lui un jouet inhabituel va se retourner vers la mère ; si celle-ci exprime alors du plaisir ou de l’intérêt, l’enfant va s’approcher et continuera d’explorer ; si au contraire, la mère exprime de la peur ou de la colère, l’enfant va probablement éviter l’objet, ou cessera son exploration. Les interdictions parentales deviennent l’occasion de référence sociale pendant la seconde année de l’enfant. Ainsi, quand l’enfant s’approche d’un objet tentant comme le magnétoscope, il aura tendance à regarder de façon répétée en arrière, vers sa mère, et à procéder à des vérifications sur la continuité des interdictions de la part de celle-ci. Il peut même y avoir des références sociales à la suite de la résistance à la tentation, et de l’acceptation de l’interdit, parfois même avec un sentiment de fierté et un sourire partagé. Les parents utiliseront le terme de « tester les limites » à propos de telles séquences ; ailleurs, nous en avons parlé comme des « expériences de négociations », avec la référence sociale jouant alors un rôle important dans l’internalisation de ces expériences de la part de l’enfant (Emde, Johnson et Easterbrooks, 1987). La référence sociale dans la petite enfance peut ainsi se concevoir comme le mélange de deux aspects du développement moral précoce, qui impliquent tous les deux la recherche d’un support de la part de l’autre, de façon à réguler le comportement quand il existe une incertitude ou un conflit. L’un de ces aspects implique ce que nous avons appelé les « ça se fait » et l’autre, les « ça ne se fait pas ».

17Ainsi que nous l’avons montré, la honte implique le fait de se représenter visuellement une ou plusieurs personnes importantes. En tant que telle, elle implique une forme particulière de référence sociale. Nous pensons que la référence sociale devient de plus en plus internalisée, au-delà de la petite enfance, même si elle continue de garder de l’importance comme comportement interpersonnel. La référence sociale internalisée admet deux composantes, qui incluent toutes les deux la notion de sens partagé. L’une de ses composantes est ressentie comme proactive, et peut être reliée au « ça se fait » du développement moral précoce. Cet aspect implique la recherche de support de la part du référent internalisé avec lequel l’individu entretient des dialogues dans les situations d’incertitude. Le dialogue débouche sur un sentiment d’encouragement, d’intérêt conjoint, d’expansion (parfois de fierté), et de sentiments « d’aller ensemble » (we-go), c’est-à-dire une sorte de moi dyadique. En contraste, l’autre composante de la référence sociale internalisée est ressentie comme réactive, et peut se relier aux « ça ne se fait pas » du développement moral précoce. L’individu fait alors l’expérience du regard d’un autre, vécu sur le mode de la vigilance, et qui le considère comme n’étant pas à hauteur. Le sentiment est alors celui de la déflation, de l’agitation et de la honte ; il y a le sentiment d’être petit et seul, plutôt que le sentiment du « on y va ensemble ».

18Notre travail dans la petite enfance s’est centré sur la référence sociale comme processus essentiellement visuel, au sein de la communication émotionnelle. Bien que ceci soit plus difficile à vérifier, il semble très probable qu’un processus identique implique les canaux auditifs de la communication émotionnelle. À mesure que l’enfant s’éloigne de la petite enfance et acquiert une capacité narrative, il semble probable que le développement moral utilise de plus en plus le dialogue internalisé, des conversations avec des voix intérieures, ainsi que des scénarios visuels imaginaires. La confirmation de ces idées vient de l’observation de jeunes enfants qui monologuent juste avant d’aller se coucher, ou au cours de jeux solitaires, en utilisant de nouveau les voix des parents au cours d’échanges à propos de discipline (Dore, 1989). Dans les processus plus complexes de référence sociale internalisée, nous pensons que les dialogues impliquant des voix intérieures puissent être associés avec la culpabilité, alors que les dialogues qui mettent en jeu des visage imaginaires s’associeraient plutôt avec la honte, ou avec sa contrepartie, la fierté (voir l’exemple précédent de Brigitte, à la Hamspstead Clinic, Kennedy et Yorke, 1982). Et ce sont là des domaines dans lesquels nous avons très peu de connaissances développementales, et pour lesquels des recherches nouvelles sont réellement nécessaires.

19Jusqu’ici nous avons discuté la honte (et, à un moindre degré, son contraste avec la culpabilité) dans le contexte d’une relation dyadique avec une personne importante qui s’occupe de l’enfant (caregiver). Avant d’aller plus loin, nous souhaitons pointer d’autres domaines qui nécessitent des recherches. On connaît très peu de choses sur les précurseurs développementaux de la honte (Lewis, 1991), et sur ceux de la culpabilité, ou sur les variations dans les expériences séparées de la honte ou de la culpabilité chez le jeune enfant. On connaît très peu de choses sur le sens de la honte ou de la culpabilité dans différents contextes relationnels. De façon surprenante, on sait très peu de choses sur les conséquences développementales des variations dans la communication précoce de la honte et de la culpabilité. Ceci nous conduit à une autre dimension de l’étude des émotions morales qui est rarement mise en évidence dans le point de vue du développement : la honte et la culpabilité ont aussi des aspects culturels et communautaires.

Au-delà de la dyade : les aspects sociaux plus larges de la honte et de la culpabilité

20Nous nous sommes jusqu’à présent centrés sur les niveaux intrapsychiques et interpersonnels de la honte dans sa relation à la culpabilité. Il existe aussi une phénoménologie de la honte et de la culpabilité qui implique la communauté et qui est définie par une culture particulière. Les états de conflit, de choix, et de responsabilité personnelle sont reconnus publiquement, et sont aussi un sujet d’expression publique régulier. Il existe en quelque sorte un état publiquement défini de ce qui est partagé, et qui est souvent codifié d’une manière qui pose les conséquences des actions qui viennent en violation des règles et des normes de la communauté ou de la société. Il existe des variations considérables entre les cultures et entre les familles pour ce qui concerne ces aspects de la honte et de la culpabilité. Au Japon, par exemple, la honte est perçue en termes très publics, c’est-à-dire comme un état mental de mortification de la personne qui apporte la honte à sa famille ou au groupe. Nous pensons que les aspects plus larges de la honte et de la culpabilité ont été sous-évalués dans nos points de vue développementaux. En pratique, ces émotions morales sont des médiateurs essentiels de la régulation du comportement dans un grand nombre de relations et de contextes communautaires. L’individu en développement fait l’expérience de la honte ou la culpabilité comme forme de communication avec les autres. Les communautés sont organisées autour de règles partagées, et les transgressions par rapport à ce qui est attendu en pratique sont exprimées implicitement ou explicitement par le biais d’émotions morales. Le processus par lequel les émotions morales signalent l’existence d’un conflit et ses conséquences a des aspects remarquablement dynamiques, et ce processus joue à différents niveaux : intrapsychique, interpersonnel et communautaire.

21Une perspective développementale et psychanalytique sur la honte et la culpabilité se doit maintenant de prendre en compte le drame familial du jeune enfant, dans son complexe d’Œdipe. Ce travail propose un nouveau regard sur la théorie du complexe d’Œdipe, de façon à inclure ses aspects sociaux les plus larges. Ce nouveau regard se base sur une relecture de la tragédie originelle qui a inspiré Freud.

La honte, la culpabilité, et le drame œdipien

22La théorie psychanalytique du complexe d’Œdipe s’adresse au conflit typiquement vécu par l’enfant entre 3 et 6 ans. Ce qu’on appelle complexe est un conflit émotionnel ressenti par l’enfant dans sa famille, mais aussi la compréhension croissante de la part de l’enfant de sa propre unité, au travers de ses multiples relations sociales, et enfin son immersion dans un contexte d’expériences qui va au-delà de la dyade. La période œdipienne du développement comprend un conflit émotionnel, de la tension, et des phases de résolution. C’est un drame familial, qu’on le regarde du point de vue de l’enfant ou de celui de son entourage.

23La contribution freudienne au développement de la moralité s’est centrée sur sa théorie du complexe, et s’est inspirée du drame de Sophocle, Œdipe roi, écrit cinq siècles avant J.-C. La pièce était considérée comme représentative de la condition humaine. La culpabilité, sous la forme du surmoi, était considérée par Freud comme émergeant de la résolution du complexe d’Œdipe. Mais aujourd’hui la théorie psychanalytique de l’Œdipe et ses liens au développement moral ont besoin d’une révision majeure, à la lumière des connaissances développementales récentes. Avant que nous proposions cette révision, il est cependant important que nous reprenions la pièce qui inspiré la théorie. En effet, la relecture de la pièce nous procure un contexte social plus large, pour la compréhension de la honte comme pour celle de la culpabilité.

24Freud s’est montré très sélectif dans son utilisation de la pièce de Sophocle. Quand on considère l’histoire, il y a deux autres versions, en plus de celle choisie par Freud, qui apportent une contribution sociale plus importante au drame. Le lecteur, habitué à penser à Œdipe comme le Héros du drame de Sophocle, ainsi que l’a fait Freud, peut se demander en quoi d’autres points de vue peuvent être utiles. Tout d’abord, nous pouvons nous rappeler que les sociétés sont organisées de façon fonctionnelle comme des « communauté morales » (Sweder, 1991), et qu’elles prohibent l’inceste en établissant des barrières entre les générations. Mais il existe, de temps en temps, des ruptures, et les communautés ont besoin de réviser leurs règles à propos de ses sujets. Elles le font par la mise en place de rituels, en particulier par les légendes et par la représentation de tragédies. Le drame œdipien, en tant que tragédie exemplaire, a été, au sens propre, joué pendant l’histoire occidentale sur plus de cent générations. Deuxièmement, nous pouvons nous souvenir que le drame œdipien, en plus de sa dimension psychologique, admet aussi un niveau interpersonnel. Le centre du drame œdipien prend place à l’intérieur de la famille, et il est mis en jeu sur une scène interpersonnelle. Ainsi, la honte et la culpabilité résultent toutes deux d’un conflit intergénérationnel. La honte intervient du fait d’un conflit à propos de « ne pas être à la hauteur », du fait d’un sentiment d’impuissance et de se sentir petit face aux autres. La culpabilité intervient du fait d’un conflit à propos du sentiment de n’avoir pas bien agi, d’avoir blessé les autres, et d’être accusé et puni par la voix des autres. Et il est plus difficile d’échapper aux voix qu’aux visages.

25Tournons-nous maintenant vers la pièce. Suivant la tradition grecque classique, annonçons les différentes versions. Dans l’une de ces versions, Œdipe est un provocateur, dans une autre, il est une victime, et dans une troisième, il est un enquêteur, à la recherche d’un secret caché. La première version fait appel à un niveau d’action individuel et intrapsychique. La seconde version se situe au niveau interpersonnel, et la troisième se centre sur le niveau de la communauté. Œdipe est un héros tragique dans chacun de ces récits, mais la signification de chaque histoire est différente.

Œdipe comme provocateur

26Dans l’utilisation du drame qu’a fait Freud pour la psychanalyse, Œdipe est l’agent essentiel de l’action, et le niveaux d’intérêt est intrapsychique. L’histoire est celle d’un conflit de désir et d’attention, aussi bien qu’une histoire de conflit d’événements et d’imbroglios. Tout au long du drame, les événements sont mis en jeu par l’individu ; en conséquence, c’est dans l’individu que surviennent le refoulement et le déni. Écoutons à ce propos la voix de Freud, écrivant en 1900 :

27

« Œdipe, fils de Laïos, roi de Thèbes, et de Jocaste, fut exposé, bébé, parce qu’un oracle avait prévenu Laïos que le bébé à venir serait le meurtrier de son père. L’enfant fut sauvé, et grandit comme un prince dans une cour étrangère, jusqu’à ce que, dans le doute sur ses origines, il questionna lui aussi l’oracle, et fut prévenu d’avoir à quitter son foyer, puisqu’il était destiné à tuer son père et à se marier avec sa mère. Sur la route qui s’éloignait de ce qu’il croyait être son foyer, il rencontre le roi Laïos, et le tue dans une querelle soudaine. Il se rend ensuite a Thèbes et résout l’énigme que lui pose le sphinx, qui lui barrait la route. La gratitude des habitants de Thèbes le fait devenir roi, et lui donne Jocaste en mariage. Il règne alors longtemps, dans la paix et dans l’honneur, et celle qui, sans qu’il le sache, était sa mère, lui donna deux fils et deux filles. Mais la peste se répand, et les habitants de Thèbes s’adressent une fois de plus à l’oracle. C’est à ce moment que la tragédie de Sophocle s’ouvre. Les messagers rapportent la réponse que la peste cessera quand le meurtrier de l’alliance aura été exilé…

28L’action de la pièce ne consiste en rien d’autre que dans le processus de la révélation, avec des retards et une excitation croissante – un processus qui peut se rapprocher du travail d’un psychanalyste –, que c’est Œdipe lui-même qui est le meurtrier de Laïos, mais plus encore qu’il est le fils de l’homme qu’il a tué, et celui de Jocaste. Effondré par l’abomination qu’il a perpétrée malgré lui, Œdipe s’aveugle lui-même et quitte son foyer… Son destin nous émeut parce qu’il aurait pu être le nôtre, parce que l’oracle fait la même prédiction pour nous, avant notre naissance, que celle qu’il a faite pour lui. C’est notre destin à tous, peut-être, de diriger notre première impulsion sexuelle vers notre mère, et notre premier vœu de haine et de meurtre vis-à-vis de notre père. Nos rêves nous convainquent que le roi Œdipe, qui tua son père Laïos et épousa sa mère Jocaste, nous montrent nos souhaits infantiles devenus réalité… Comme Œdipe, nous vivons dans l’ignorance de nos désirs, qui heurtent notre sens moral, qui nous ont été imposés par la nature, et après leur révélation, nous souhaitons tous fermer nos yeux sur les scènes de notre petite enfance. » (1900/1953, vol 4, pp 261-264).

29Il est à peine besoin de marquer la cohérence de cette conception de l’histoire à la période victorienne, pleine de refoulement et de culpabilité à propos des désirs sexuels. Cette version a également une cohérence toute particulière vis-à-vis de la théorie psychanalytique des névroses, et de leurs origines dans des désirs conflictuels de l’enfance, une théorie qui a dominé la pensée clinique pendant cinquante ans.

Œdipe comme victime

30La version suivante apporte d’autres éléments. Là encore, Œdipe lutte, mais il apparaît comme plus vertueux à bien des égards. Le refoulement est manifeste plutôt que caché, bien que certaines de ces réalités puissent être présentes.

31L’histoire se déroule ainsi. Bien avant la naissance d’Œdipe, son père, Laïos consulta l’oracle qui lui dit qu’il devrait craindre d’avoir un fils car, selon la malédiction, un tel fils le tuerait, et épouserait ensuite Jocaste. (Dans une version de la légende qui ne fait pas partie intégrante de la pièce, l’audience sait que la malédiction a été proférée par le roi Pélops, parce que Laïos a violé et sodomisé son fils illégitime Chrysippe. La légende dit encore que Laïos évite de faire l’amour avec Jocaste, et qu’elle le séduit de façon à avoir un fils). Quand Œdipe naît, Laïos et Jocaste l’abandonnent, de façon à écarter la prophétie. Pour s’assurer du destin de l’enfant, Laïos perce les talons d’Œdipe, lie ses pieds et l’abandonne sur une colline. Œdipe, qui tient son nom de cette forme de mauvais traitements (« pied gonflés »), est sauvé par un berger, et adopté plus tard par le roi de Corinthe. Plus tard encore, quand Œdipe adulte quitte la maison où il a été élevé, il rencontre d’autres voyageurs, au croisement de trois chemins. Les autres sans s’identifier, lui demandent de façon provocante de passer son chemin, et de leur laisser la route. Un combat s’ensuit. Œdipe les tue, tous sauf un.

32Dans ce récit, Laïos se montre extrêmement provocant. Le conflit intergénérationnel remonte bien avant la naissance d’Œdipe, et Jocaste est complice. Elle veut un fils mais participe plus tard à l’abandon de l’enfant. Plus tard encore, elle devient, de son plein gré, l‘épouse d’un Œdipe triomphant, qui a sauvé la cité de Thèbes. Quand Œdipe commence alors à dénouer le mystère du passé, celui du parricide et de l’inceste, Jocaste plaide pour qu’il ne pousse par son enquête plus avant. « Beaucoup d’hommes », dit-elle, « bien avant toi, ont eu l’idée de dormir avec leur mère, qu’ils l’aient eue de la part de l’oracle ou à partir des rêves ; il vaut mieux ignorer ces idées. »

33Dans cette version du drame, Œdipe est la victime d’abus, de négligence et de séduction. Les conflits sont interpersonnels, et l’émotion morale consciente est la honte. La honte est ressentie vis-à-vis des autres, et il existe peu de culpabilité (Sophocle dépeint Œdipe à Colonne comme un vieil homme, se défendant face à Créon, qui veut l’exiler. Œdipe tente de retourner la honte sur Créon et sur les autres. Il évoque l’image des trois routes qui se croisent, là où il fut jeté hors du passage : « Dites-moi une seule chose, si quelqu’un essayait de vous tuer, là et maintenant, vous, nobles moralisateurs, que feriez-vous ? Demanderiez-vous d’abord si l’étranger est votre père ? Ou ne chercheriez vous pas à vous défendre vous-mêmes ? Je pense que dès lors que vous aimez vivre, vous les traiteriez à la mesure de la menace. ») Cette version du drame œdipien concerne la lutte avec le conflit intergénérationnel, et le fait de trouver son chemin à partir d’un épisode de mauvais traitements pendant l’enfance. Freud a débuté avec une théorie de la genèse de la névrose basée sur les épisodes d’abus et de séduction pendant l’enfance. Il abandonna ensuite cette théorie pour celle des vœux œdipiens de l’enfant, vœux universels et à base biologique, qui sont la cause d’un conflit intrapsychique refoulé chez l’adulte. Aujourd’hui, nous sommes conscients des réalités dévastatrices des mauvais traitements aux enfants. L’expérience clinique nous a montré que l’amour et la haine surviennent naturellement vis-à-vis des figures parentales, à des moments particuliers du développement. Mais l’expérience clinique nous a montré aussi combien les mauvais traitements et les séductions par les parents sont répandus. De telles expériences peuvent générer des influences profondes sur le développement, en particulier des sentiments de honte ténébrants, et des épisodes de dissociation (Ciccetti et Carlson, 1989 ; Putnam,1994).

Œdipe comme chercheur

34La troisième version ajoute plus à l’ensemble de l’histoire. Pendant tout le drame, il existe une recherche de la connaissance cachée. Les conflits œdipiens impliquent l’exclusion par rapport aux autres. Nous nous souvenons que le drame de Sophocle se déroule au cours d’une seule journée. Il rappelle une intrigue policière, avec Œdipe cherchant à découvrir ce qu’on lui cachait. Le niveau de l’action dans cette version est au-delà de l’intrapsychique et de l’interpersonnel. Il implique la communauté, et ce qui est partagé ou non.

35Les événements antérieurs au drame peuvent être résumés d’une façon qui nous permette de mieux comprendre ce qu’il en est à propos des secrets. Les choses se déroulent d’une façon tout à fait banale pour Œdipe, jusqu’au jour où il entend un éclat provocateur de la part d’un invité ivre, dans la maison de ses parents, à Corinthe. L’invité révèle que Œdipe n’est pas le fils de ses parents corinthiens. Œdipe consulte alors un oracle, qui le prévient de l’existence d’un secret bien caché : il doit prendre garde à une malédiction dans laquelle il tuerait son père et épouserait sa mère. Confus, Œdipe prend la route. Il a quitté Corinthe pour chercher qui il est, pour éviter la malédiction par respect à ses « parents de Corinthe ». Œdipe arrive alors au croisement bien connu, où on lui enjoint de céder le pas de façon provocante, par des voyageurs qui ne s’identifient pas, et il s’ensuit un combat. Œdipe les tue, tous sauf un. Sans savoir, il a tué son propre père. De plus, le seul témoin qui en réchappe retourne à Thèbes, et reste silencieux. Œdipe s’en va alors vers le Sphinx, qui a jeté un sort au peuple de Thèbes, sous la forme de la peste. Si Œdipe peut résoudre l’énigme, la peste cessera. Œdipe résout l’énigme en répondant à la question de savoir qui est la créature qui change de façon de marcher, et aussi de puissance, au cours de sa vie. Il trouve la réponse correcte, l’homme. La première peste du drame cesse. Œdipe rentre à Thèbes. Il est accueilli comme un héros, lui qui a mis fin à la peste. Puisque le roi de Thèbes est mort récemment, Œdipe est encouragé à être le nouveau roi. En suivant la coutume, il prend la veuve du précédent roi comme épouse.

36La pièce elle-même s’ouvre plus tard, à Thèbes. Œdipe a régné, heureusement, pendant dix-sept années, mais un nouvel épisode de peste survient. L’oracle consulté à nouveau, Œdipe apprend que la peste ne cessera que si un autre secret est révélé et un mystère résolu. La peste stoppera quand le meurtrier du roi précédent, Laïos, sera dévoilé et puni. Œdipe se met à la recherche de cette personne, et finit par apprendre son parricide à la croisée des chemins, 17 ans plus tôt, et son inceste. Le secret majeur semble alors révélé.

37Mais il existe d’autres aspects du secret. La cité est restée silencieuse pendant dix-sept années, pendant lesquelles Œdipe a régné sans nuage. Le témoin original raconte que le roi a été tué par une bande de voleurs, mais n’en dit pas plus. Créon, le frère de la femme du roi d’alors, ne pousse pas les choses plus loin. Quand Œdipe arrive d’abord à Thèbes, il n’est pas question de ses origines, ni de ses relations avec ces événements, et personne ne discute la coïncidence de l’âge d’Œdipe et de sa ressemblance avec Jocaste et Laïos. Ces considérations ont conduit Steiner (1985) à postuler une sorte de complot politique.

38Les secrets dans ce récit sont multiples. Ceux qui concernent le parricide et l’inceste sont les plus importants. Mais Œdipe est aussi conduit à découvrir les secrets de ses origines, les secrets de ses relations avec les autres, et les secrets qui permettent d’éloigner la peste. Plus encore, l’audience connaît les secrets intergénérationnels qui précèdent la recherche d’Œdipe. Elle connaît le secret de l’oracle révélé à Laïos, l’abandon, le percement des chevilles, et le sauvetage de l’enfant par un berger (qui plus tard apparaîtra à Thèbes, dans la pièce), ainsi que l’adoption d‘Œdipe à Corinthe. La définition formelle d’un secret consiste en un savoir que certains détiennent et dont d’autres sont exclus. Cette connaissance est souvent constituée d’une déclaration, à propos de qui fait quoi, en relation à qui, qui était tenu dans la peur, et ce qui est interdit. Quand le secret est révélé, il en résulte de la honte. Comme Sigler (1983) le montre, les grands mythes ont à faire avec la tension entre le révéle et le caché, entre savoir et ignorer, entre voir et être aveugle, entre cacher et trouver.

39Cette version est donc un conte de quête, à propos d’événements du passé qui impliquent d’autres gens, à propos de leurs origines et à propos de la signification de la vie elle-même. Mais ce qui rend ce récit différent, c’est que la connaissance recherchée est secrète. Cette connaissance est gardée secrète car il existe une collusion dans la communauté qui cache ce secret. Ainsi, une dimension supplémentaire du conflit est ajoutée au drame œdipien. En plus de la peur de ce qui pourrait être découvert, il y a conflit à propos du fait que les autres ne veulent pas que le héros découvre ce qu’il en est. Il y a un secret jalousement gardé par d’autres pour se protéger, pour garder le pouvoir, ou du fait des privilèges spéciaux de l’intimité. La lutte est ainsi d’un type différent de celle des deux précédentes versions. Le héros est motivé plus encore à découvrir son espace vital, sa signification et ses possibilités, qu’à découvrir son passé. Ce type de quête et son récit sont à même de changer la perception que l’individu peut avoir du monde.

La honte et la culpabilité dans le drame œdipien

40Freud a mis l’accent sur la culpabilité dans son interprétation du drame œdipien. Mais il y a aussi la honte. Ces deux émotions morales sont mises en jeu dans la pièce à travers leur manifestation psychologique et leur manifestation publique. Au niveau psychologique, Œdipe se perce les yeux avec la broche de la robe de Jocaste, quand il découvre toute l’horreur de sa situation, à la vue de sa femme/mère qui s’est donné la mort. L’interprétation classique est qu’Œdipe se punit, sans doute dans un sentiment de culpabilité. Mais il y a aussi la honte. Œdipe s’aveugle aussi pour éviter le regard mutuel, et il déclare plus loin qu’il ne peut supporter l’idée d’avoir à soutenir le regard des autres. A un niveau plus public, la honte d’Œdipe se fait jour à travers l’action de la communauté, sous la forme de l’humiliation, du mépris et du bannissement. Il est chassé, et non pas tué. Nous nous souvenons qu’il y a aussi une honte publique autant qu’une culpabilité qui est représentée par la peste sur Thèbes. La peste est une punition mais aussi une honte sur la communauté, qui doit affronter le fait qu’un idéal public et qu’une règle ont été violés.

41En résumé, nous avons vu comment une vue interprétative plus large du drame qui inspiré Freud dirige notre attention sur d’autres aspects conscients des émotions morales. La honte, autant que la culpabilité, sont manifestes dans le drame œdipien, et toutes deux peuvent résulter du type de conflit intergénérationnel mis en œuvre dans le complexe d’Œdipe. Les deux émotions impliquent la conscience de la responsabilité à propos des transgressions. La honte peut intervenir dans un conflit, si l’on a le sentiment de ne pas être à la hauteur, parce que l’on se sent exclu et sans pouvoir, ou du fait du sentiment de se sentir petit en face des autres. De plus, notre analyse insiste sur les influences interpersonnelles et sociales qui s’ajoutent aux influences psychologiques. La culpabilité peut provenir d’un conflit, avec l’idée d’avoir blessé les autres, d’avoir fait du mal, et d’être accusé voire même puni par la voix des autres. La culpabilité, à un niveau psychologique, diffère de la honte : une personne ne peut pas échapper à ses voix intérieures.

42La revue des théories de Freud sur le complexe d’Œdipe à laquelle nous allons procéder maintenant, montre aussi une évolution vers une vision plus large. Suivant notre recension, nous allons nous centrer sur les apports récents de la recherche sur le développement, et apporter à notre analyse les aspects sociaux du développement de la honte et de la culpabilité chez l’enfant.

Le drame œdipien et le complexe d’œdipe de l’enfant

43À la suite de l’auto-analyse de Freud et de sa reconstruction à partir des analystes adultes, une théorie sur Œdipe enfant fut créée. Elle devint la pièce centrale de la théorie de Freud sur la sexualité infantile, et elle a trait aux pulsions naturelles apparaissant dans la première enfance et qui sont ensuite réprimées dans la suite du développement. La formulation initiale du complexe d’Œdipe de l’enfant est très proche de la version que Freud donne du drame de Sophocle. Il y a là trois postulats. Le premier est que le jeune enfant fait normalement l’expérience du désir sexuel vis-à-vis du parent de sexe opposé, avec à l’extrême un désir de possession sexuelle. Le second postulat, c’est que l’enfant ressent naturellement des sentiments de rivalité et de compétition vis-à-vis du parent de même sexe, et à l’extrême, une rage meurtrière. Selon le troisième postulat, l’enfant ressent une peur de la vengeance de la part du parent de même sexe du fait de ces désirs. Les peurs de ce type incluent des fantasmes d’atteinte corporelle et de castration. Freud envisageait ces dernières comme la version psychologique de l’ancienne loi du Talion (œil pour œil).

44Ainsi que Freud l’a initialement considéré, ce qui initie le complexe d’Œdipe est une maturation des besoins psychosexuels intervenant naturellement. Par la suite, le développement mental, et en particulier la curiosité croissante de l’enfant, y prend également part. L’issue habituelle du complexe d’Œdipe était considérée comme étant l’identification au parent du même sexe, et la formation de la structure de base de la moralité, c’est-à-dire le surmoi. Ces deux conséquences étaient attendues entre la cinquième et la septième année.

45D’autres aspects de la théorie de base de Freud à propos du complexe d’Œdipe étaient plus implicites. Il était considéré comme étant un aspect universel du développement humain, et comme important du point de vue des motivations de l’enfant. La poussée œdipienne chez le jeune enfant se manifesterait dans le comportement et dans les interactions interpersonnelles ; de façon croissante, cependant, les forces du refoulement occasionné par la peur et par la culpabilité rendraient les vœux œdipiens inconscients. Finalement, le complexe d’Œdipe était perçu comme une construction organisationnelle. Selon la théorie de Freud du développement psychosexuel, les composantes les plus précoces de la libido sont organisées par le complexe d’Œdipe, avec une réorganisation majeure prenant place à la puberté.

46Freud et les premiers psychanalystes trouvèrent rapidement nécessaire de procéder à des ajouts. D’abord conçu à partir du garçon, le complexe œdipien fut ensuite élaboré pour les filles, avec les modalités du choix d’objet donnant lieu à une plus grande complexité. D’autres modifications résulterent de l’appréciation de l’ambivalence dans les relations humaines (l’amour, la haine), à partir de laquelle un complexe d’Œdipe négatif est souvent considéré comme générant d’autres émotions conflictuelles. Bien que l’insistance soit mise d’abord sur les pulsions d’origine interne, l’influence de l’environnement sur les variations du complexe fut jugée croissante. La sur-stimulation de la part des parents devînt un souci, et Freud en vînt à penser à des séries complémentaires entre le développement de l’instinct et l’environnement procuré à l’enfant, à mesure que l’enfant vit le conflit œdipien dans son développement.

47Les psychanalystes post-freudiens ont continué d’accumuler des données cliniques sur les variations du complexe d’Œdipe. Et de façon plus importante, l’expérience clinique avec les enfants, et la recherche, ont amené d’autres faits qui nécessitent une modification de la théorie. D’abord, le Surmoi, ou conscience morale, n’est pas un produit direct de la résolution du complexe d’Œdipe, comme le pensait Freud, puisque les exemples cliniques montrent la possibilité de la formation de surmoi sans résolution œdipienne (Sandler, 1960). De plus, un développement moral considérable prend place avant l’âge de trois ans, et donc avant le conflit œdipien (Emde et col., 1987). Deuxièmement, la recherche montre que l’identité de genre n’est pas une conséquence du complexe d’Œdipe, dans la mesure où cette identité s’établit plus tôt, habituellement au cours de la deuxième et de la troisième année (Stoller, 1973, 1976). Troisièmement, le père n’apparaît pas tardivement dans le monde de l’enfant, pour interrompre une relation auparavant intime avec la mère, quand l’enfant est âgé de 3 ou 4 ans. La recherche montre clairement que les pères, dans les conditions habituelles des relations, entretiennent des relations pleines d’affection et de proximité avec les bébés, tant filles que garçons, avec l’établissement de liens spécifiques d’attachement (Fonagy, Steele et Steele, 1991 ; Fonagy, Steele, Steele, Moran, et Higgit, 1991, Lamb, Hwang, Frodi et Frodi, 1982). Quatrièmement, les variations dans l’environnement familial sont la source d’influences majeures dans le conflit œdipien de l’enfant. Depuis la revue de Fenichel (1945), qui insistait sur l’influence des variations familiales, nous en sommes venus à apprécier la réalité trop répandue des mauvais traitements d’enfants par les parents (Ciccetti et Carlson, 1989, Kempe, 1980, Mrazek et Mrazek, 1985), et les circonstances dans lesquelles on assiste à la répétition de conflits œdipiens pathogènes sur plusieurs générations (Brazelton et Cramer, 1990, Fraiberg, 1980, Stoller, 1980). Dans la même perspective, l’école de la relation d’objet britannique et la psychologie du Soi de Kohut (Kohut, 1971) ont influencé les cliniciens dans une vision plus orientée vers l’extérieur des conflits de la première enfance, par rapport aux vues centrées sur la perspective pulsionnelle. Bowlby (1973), suivant Winnicott (1935), a théorisé les propos d’une expérience de soi clivée pendant la première enfance, basée sur les dures réalités qui sont celles de beaucoup de familles abusives.

48Où cela amène-t-il la théorie développementale du complexe d’Œdipe de l’enfant ? Il y a manifestement besoin d’un nouveau regard. Une théorie relationnelle et motivationnelle du premier développement de l’enfant est à même d’en offrir une (Emde,1988 ; Emde, Biringen, Clyman et Oppenheim, 1991). Dans cette facon de voir, les premières versions des émotions morales se développent à partir d’un ensemble de motivations biologiquement préparées, et ces émotions sont à même d’être activées dans le contexte des interactions comportant des sens partagés avec chacun des parents. Les émotions incluent le partage des émotions positives et de la fierté ; l’empathie en présence de la détresse de l’autre ; la détresse dans les situations qui violent les attentes de l’enfant et ses normes internalisées ; et les manifestations de honte et de sentiment de blessure.

49La théorie relationnelle et émotionnelle propose qu’un nouvel élément apparaisse au cours du complexe d’Œdipe de l’enfant. Cet élément consiste dans le sens, nouvellement acquis, du fait d’être exclu. L’enfant commence à comprendre que ces deux personnes qu’il aime ont un lien intime l’une avec l’autre. Du fait des progrès de la compréhension de l’enfant, il y a maintenant une nouvelle sorte d’exclusion douloureuse. L’enfant réalise que ces deux autres sont l’un à l’autre et prennent du plaisir quand il est absent. Mais l’enfant a toujours une compréhension relativement limitée, comme l’a montré la recherche de Watson : l’enfant peut ne pas réaliser qu’il existe de l’amour entre les parents et l’enfant, lorsque les parents ont ensemble des sentiments amoureux. En d’autres termes, le sens de l’exclusion peut être compris comme un phénomène en tout ou rien, dans la mesure où les jeunes enfants peuvent ne pas comprendre comment leurs parents peuvent simultanément être leurs parents et être des époux l’un avec l’autre (Watson, 1984 ; Watson et Getz, 1990).

50Les deux autres niveaux de l’action que nous avons vus dans le drame œdipien doivent maintenant être ajoutés au développement individuel. En plus du niveau individuel et psychologique de compréhension de l’enfant, il y a un niveau interpersonnel et intergénérationnel. Ceci introduit l’idée de triangulation, une construction interpersonnelle avec des propriétés motivationnelles impliquant des influences entre trois personnes. La triangulation est une situation dans laquelle une personne est exclue, pendant que les deux autres sont impliquées dans une coalition.

51L’expérience clinique a montré que les conflits œdipiens persistent quand il y a des troubles de la responsabilité des parents, laquelle est asymétrique pour l’enfant. On ne peut guère comprendre le développement des conflits œdipiens de l’enfant et leur résolution sans prendre en compte une perspective interpersonnelle. Les liens de responsabilité intergénérationnels sont cruciaux. Les parents ne peuvent chercher un substitut de leur intimité dans la relation dans une intimité exclusive avec l’enfant sans prendre le risque de créer chez lui des troubles du développement (Sameroff et Emde,1989). Il est donc judicieux pour l’enfant d’être exclu d’une part de l’intimité des parents, et il est nécessaire que l’enfant puisse percevoir les liens entre les adultes d’une façon qui soit clairement posée.

52La version de l’histoire d’Œdipe, avec le héros comme chercheur de l’énigme prend en compte une perspective sociale plus large, dans laquelle la famille et la communauté peuvent chercher à garder les secrets, et à perpétuer des types d’interactions inadaptées. Les approches systémiques sont aussi importantes dans notre compréhension basée sur la relation et sur la motivation. Bien trop souvent, des familles, après l’apparition du langage chez l’enfant, peuvent utiliser des secrets pour modifier l’expérience de l’enfant de telle façon que la réalité est décrite de façon bien différente de ce que l’enfant ressent, ou de ce qu’il sait être vrai (Bowlby, 1973, Stern, 1985). De la même façon, au cours de la deuxième année de l’enfant, la famille manifeste clairement ce qui est « bien » par opposition à ce qui « mal », et quelles actions ne devraient pas être envisagées ou ne devraient pas être publiques (Emde et col. 1987, Stipek, Gralinski et Kopp, 1990). Les secrets de famille, renforcés par des collusions entre les individus, peuvent mettre en jeu une censure commune, qui fonctionne pour préserver les triangulations. De telles situations triangulaires sont problématiques, et peuvent violer les frontières intergénérationnelles ; les familles peuvent aussi s’isoler de la communauté, et peuvent ainsi trouver des supports inadaptés pour maintenir des styles de familles de type « englué » (Minuchin,1974 ; Reiss, 1989).

Les émotions morales, la référence à l’autre au-delà de la famille : l’importance croissante de « l’œil de l’autre »

53Jusqu’ici, nous avons discuté les origines de la honte et de la culpabilité dans le contexte des interactions précoces et du système familial. Nous avons fait l’hypothèse que la référence sociale de l’enfant dans ce contexte puisse être un mécanisme important dans le développement de la honte et de la culpabilité. Notre prise en compte de la dimension familiale du drame œdipien a éclairé la signification des aspects plus largement sociaux de la honte et de la culpabilité. Nous voudrions maintenant étendre cette façon de penser au contexte qui se situe au-delà de la famille. Particulièrement en ce qui concerne la honte, qui continue à se développer la vie durant, à la façon d’une prothèse ; de telles expériences dans des contextes sociaux plus larges ont une importance aléatoire croissante. Ainsi l’enfant devient-il de plus en plus socialisé sous l’influence des autres, des pairs, par ceux qui lui seront plus éloignés en âge, et par d’autres groupes en dehors de la famille (Leiderman, 1989). Le processus de référence sociale vis-à-vis des parents s’étend maintenant aux membres d’un groupe et au groupe lui-même. Le concept d’un groupe de références est une idée ancienne en sociologie (voir la revue de Feinman, 1992) ; il semble logique de penser que les expériences de groupe or de la famille puissent avoir un rôle majeur dans le développement de l’enfant en ce qui concerne la honte. Les expériences de groupe sont manifestement parmi les plus puissantes des expériences de honte et font souvent l’objet d’une remémoration douloureuse.

54Le groupe des pairs devient de plus en plus important pour le jeune enfant et pour l’enfant d’âge scolaire. La plupart d’entre nous ont expérimenté les processus puissants de honte qui peuvent survenir dans un groupe de jeunes enfants. Ces expériences semblent liées au sens de ne pas être ‘assez grand’ ou compétent, l’un des deux aspects de la honte que nous avons mentionnés précédemment. Ils sont accrus dans les groupes d’enfants quand une partie importante du groupe se centre sur un enfant comme cible du ridicule et l’humilie au-delà de la taquinerie. Compte-tenu de l’importance de ses relations dans l’adaptation à l’école et le travail scolaire, ces expériences précoces de honte liées aux autres enfants peuvent être à l’origine d’une influence durable et importante.

55Quand nous considérons les relations entre pairs, il faut aussi prendre en compte l’influence puissante du genre. À partir de trois ans, les observateurs du développement ont rassemblé des observations qui montrent une forte tendance à la séparation des sexes, avec, chez les garçons, la tendance à se rassembler dans des groupes assez larges de jeu, les filles préférant plutôt des jeux à deux ou à trois, avec d’autres filles. C’est dans ce contexte que les différences entre les genres s’amplifient (Maccoby et Jacklin, 1980). On a proposé beaucoup d’hypothèses pour expliquer cette ségrégation des sexes. Nous suggérons que la honte puisse en être un moteur puissant. Les enfants peuvent être rendus honteux par leur mère de jouer avec des enfants de l’autre sexe, et chercher à éviter une telle expérience de honte ce qui peut-être un mécanisme puissant de la séparation des sexes.

56L’école procure encore un nouveau contexte chez les enfants d’âge scolaire. Les enfants peuvent devenir une cible de la honte quand ils sont identifiés comme des préférés ou quand ils donnent le sentiment qu’ils ne sont pas ajustés aux normes du groupe. De plus, les professeurs utilisent souvent la honte comme mécanisme puissant de contrôle. La honte s’amplifie du fait de l’exposition au regard public. Quant à l’enfant qui est exposé à la critique face à un large groupe d’enfants comme celui d’une classe, l’impact peut être particulièrement douloureux. Et comme l’analyse du drame œdipien nous le rappelle, il peut y avoir des influences communautaires puissantes sur les sentiments douloureux qui suivent la transgression. Les écoles diffèrent largement dans leurs cultures internes, en ce qui concerne l’apprentissage et le contrôle du comportement (Rutter, Maugham, Mortimore, Ouston et Smith,1979).

Conclusion : un cadre culturel pour la honte et la culpabilité

57Nous avons concentré ce travail sur deux émotions morales conscientes qui apparaissent dans le développement et qui impliquent la transgression, la honte et la culpabilité. Nous avons laissé de côté les autres émotions morales qui n’impliquent pas la transgression, c’est-à-dire la fierté, le sentiment de maîtrise à propos de faire ce qu’il faut, le plaisir dans la réciprocité de l’échange social, et l’empathie. Nous avons reconnu que la honte a été relativement négligée dans les différentes théories du développement, et en particulier dans les théories psychanalytiques ; nous en sommes venus à penser que la honte et la culpabilité sont des phénomènes autant interpersonnels qu’intrapsychiques, qu’il s’agisse de leurs origines et de leurs conséquences, ou encore du niveau de leur narration. De fait, la psychologie de ces émotions nous a conduits, de façon croissante, vers des influences extérieures, celle de la famille et de la communauté. Un nouveau regard sur le drame œdipien nous montre les limites d’un point de vue psychanalytique antérieur, qui se centrait trop exclusivement sur le niveau intrapsychique, et ceci nous a conduits à prendre en compte le niveau intergénérationnel et celui de la communauté.

58Les facteurs culturels jouent un rôle à tous les niveaux du sens : psychologique, interpersonnel, intergénérationnel, familial et communautaire. La connaissance culturelle guide l’action en fonction de ce qui est communément acceptable, et de ce qui est partagé collectivement. Les groupes culturels sont organisés selon des lignes morales (Sweder, 1991). Le conflit est inévitable dans la condition humaine, et il survient à tous les niveaux : dans l’individu, entre les peuples, entre les groupes d’une communauté. La tradition culturelle procure des règles pour le conflit, à travers la référence aux autres, et la communication émotionnelle. Mais l’influence de la culture est encore plus profonde, à travers des activités quotidiennes et sans faire appel à des émotions conscientes. Comme nous l’avons noté précédemment, toutes les émotions morales ne sont pas liées à la transgression ; un certain nombre d’entre elles, différentes de la honte et de la culpabilité, donnent un support positif et le sentiment de ce qui fait se sentir « bien », et des encouragements pour les actions quotidiennes, par opposition à ce qui « ne se fait pas ». Le jeune enfant se situe dans un berceau culturel, avec des rencontres constantes et implicites avec l’environnement moral des autres, qu’il soit passé ou présent, et ceci lui procure un guide pour les procédures de la vie quotidienne. Les transgressions et leur conscience surviennent comme des interruptions dans le flux des procédures, qui sont généralement définies et renforcées culturellement.

59L’importance de ce berceau culturel peut être illustrée par quelques réflexions finales qui concernent la variabilité de la signification de la honte aux États-Unis, en Israël et au Japon. La honte au Japon prend un sens qui implique d’imaginer que l’on apporte le dénigrement à sa famille, alors que la honte aux États-Unis implique l’image de se sentir petit en face des autres. En Israël, la honte est une puissante force de socialisation, puisque les enfants sont prompts à parler de ces expériences, et que tout le monde se connait : l’enfant se rend donc vite compte de l’audience que peut avoir le récit de ces expériences de honte. Plus le développement du soi est décrit en termes d’expérience de groupe, et plus il est probable que la référence au groupe et la honte dans ce contexte auront des influences développementales puissantes. Nous avons ici besoin de recherche dans différents contextes culturels sur ce point. Les émotions morales, la honte et la culpabilité sont des régulateurs importants qui ont toutes chances d’agir différemment dans différentes cultures.

60

Je suis redevable pour les discussions sur l’Œdipe à Devereux (1953), Kanzer (1950), Racovsky et Racovski, (1968), Ross (1982), Pollock et Ross (1968) et Weiss (1988). Le rôle d’Œdipe comme victime et la nature interpersonnelle des conflits centraux sont mis en valeur par les trois pièces de la trilogie de Sophocle.

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Mots-clés éditeurs : complexe d'Œdipe, honte et culpabilité, développement moral précoce

https://doi.org/10.3917/dev.024.0335

Notes

  • [1]
    Reproduit traduit à partir de Self concious emotions : the psychology of shame, guilt, embarrassment and pride, chapitre 17, pp 413-436. Guilford, publications, New York,1995, et reproduit avec la gracieuse autorisation de Guilford publications,inc.
  • [*]
    Directeur, Center for Infant Studies university of Colorado Health Science Center 4200 East 9th Avenue Denver, CO 80111 USA.
  • [**]
    Psychologue, enseignant et chercheur, Université de Maïfa, Israël.
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