Devenir 2002/4 Vol. 14

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Article de revue

Douze ans après. Une nouvelle interview avec Robert N. Emde

Pages 331 à 334

English version

1Antoine Guedeney : Robert Emde, quels ont été les changements majeurs dans vos thèmes de recherche depuis douze ans ?

2R.N. Emde : Il y a à peu près huit ans, j’ai proposé un changement majeur des thèmes de recherche de mon groupe. Auparavant, je m’étais intéressé à une diversité d’études concernant le développement émotionnel et social précoce, la régulation de l’affect, tant chez les enfants normaux que dans des populations cliniques. J’ai aussi continué mon travail de psychanalyste. L’article sur la honte, la culpabilite et le drame œdipien, avec David Oppenheim, est un bon résumé du travail de cette période. Mais il y a huit ans, j’ai décidé que le groupe que je dirige allait se consacrer aux études sur les interventions précoces. Il s’agissait en particulier d’étudier les programmes qui pouvaient être efficaces pour les enfants qui naissent dans des milieux avec des risques multiples, et en particulier dans la pauvreté. J’ai eu la chance de faire partie d’un programme nouveau, et important, qui s’appelle le « Early Head Start ». Il en est question dans quelques-uns des articles de ce numéro. Il s’agit d’un programme préventif pour les jeunes enfants de milieux défavorisés. Et ainsi, notre équipe a été impliquée dans une étude d’évaluation randomisée de ce programme du « Early Head Start ». Il existe 17 projets de ce genre aux États-Unis, dont deux dans l’état du Colorado, et nous sommes particulièrement responsables de leur évaluation, et de la coordination de ces programmes. Enfin, nous avons commencé à travailler dans des contextes culturels divers, et en particulier avec des Indiens américains.

3A.G. : Pourriez vous nous présenter les articles de votre équipe ?

4R.E. : Avec plaisir. Les contributions présentées ici reflètent cette nouvelle orientation. L’article par John Korfmacher, le sens caché des programmes précoces d’intervention, décrit de quelle manière ces programmes d’intervention précoce ont été initiés et développés aux États-Unis. Leur thème général est celui de l’effet des relations sur les relations. Ceci implique la recherche sur l’attachement, bien sûr, et l’évaluation de tous les types de relation d’aide, ce qui est un sujet sur lequel la psychanalyse a beaucoup à apporter. Et nous souhaitons amener ce genre de problématique dans l’évaluation des interventions précoces. Il s’agit d’évaluer bien sûr la relation parents-enfant, mais aussi les autres types de relation de support et d’aide.

5Une autre contribution, écrite par le docteur Lorraine Kubicek, s’intéresse au sujet des routines familiales dans les trois premières années de l’enfant. On sait combien ce sujet est important pour tous ceux qui travaillent avec les jeunes enfants, et en particulier dans le domaine de l’éducation. Cependant, la recherche ne s’est pas encore intéressée à cet aspect. Lorraine Kubicek montre combien la disponibilité émotionnelle est importante pour promouvoir ces habitudes ancrées dans la routine familiale, et le rôle de ces routines dans différents aspects du développement en particulier dans celui du soi moral précoce. L’article de Lorraine Kubicek décrit comment on peut évaluer ces routines.

6A.G. : On dit ici que l’enfance et faite de « re », de répétitions…

7R.E. : C’est très vrai. Paul Spicer est un anthropologue, dans notre équipe. Il décrit de façon générale comment la méthode anthropologique peut être utile au travail d’inspiration psychanalytique. Je sais combien ce point de vue a été bien développé en France. Paul Spicer décrit comment la méthode anthropologique nous permet d’aborder le sens que peuvent prendre pour les parents les programmes d’interventions précoces, quand ces parents appartiennent à des groupes culturels divers. Et nous avons ensuite deux articles, d’inspiration plus clinique, et qui concernent l’utilisation de la batterie d’histoires à compléter, dite de Mac Arthur, pour les enfants entre 3 et 6 ans. Joann Robinson et Kimberly Kelsey en donnent la description, avec un aperçu de la manière de l’évaluer. Le clinicien propose un thème, et on demande à l’enfant de donner la suite de l’histoire. Cette batterie est très utilisée aux États-Unis et en Europe. Elle donne des indices pour l’intervention thérapeutique et l’évaluation des situations psychopathologiques. L’article de Kimberley Kelsey, pédiatre et psychiatre d’enfants, décrit l’utilisation clinique de la batterie d’histoires. Les enfants aiment vraiment cette situation, et elle permet d’accroître l’alliance thérapeutique.

8A.G. : Si l’on reprend l’une de vos formules-clefs à propos de la psychopathologie précoce, qui est de chercher qu’est-ce qui conduit à quoi, et à quelles conditions, quelles vous semblent être les tendances qui se dessinent actuellement dans la compréhension de la psychopathologie précoce ?

9R.E. : La période actuelle est particulièrement intéressante pour nous qui travaillons dans le champ de la psychopathologie précoce, du travail avec les jeunes enfants et les familles. Nous pouvons comprendre beaucoup mieux la façon dont les gènes travaillent au cours du développement. C’est une véritable révolution. Elle conduit à une compréhension nouvelle de la façon dont le cerveau fonctionne. La seule façon dont les gènes fonctionnent est avec l’environnement. Donc, ce n’est pas l’inné contre l’acquis, c’est l’inné avec l’acquis. L’interaction entre les gènes et l’environnement est continue tout au long du développement. La grande surprise, avec la carte du génome humain, est qu’il existe beaucoup moins de gènes que nous le pensions, 30 000 ou à peu près, au lieu de 100 ou de 200 000. Ce qui signifie que l’interaction des gènes entre eux est encore plus importante que nous le pensions. Et que le rôle de l’environnement dans leur régulation est croissant. D’où l’importance des indicateurs précoces de psychopathologie.

10A.G. : Quelles sont les conséquences pratiques pour l’intervention ?

11R.E. : Cela nous donne un modèle développemental des troubles mentaux qui surviennent chez l’adulte, comme la schizophrénie, où les troubles maniaco-dépressifs. Ils sont influencés par plusieurs gènes, et non pas par un seul. Et nous commençons à repérer quels sont les indicateurs développementaux précoces qui s’associent avec un risque accru pour ces maladies. Par exemple, pour la schizophrénie, ce peut être les déviations précoces de la poursuite oculaire, des phénomènes de traitement de l’information sensorielle. Bien entendu, cela ne signifie pas que tous les enfants atteints de ces troubles vont devenir schizophrènes. Mais on considère de plus en plus la schizophrénie comme un trouble neuro- développemental. L’espoir est bien entendu que l’on puisse déterminer des interventions précoces spécifiques qui puissent influencer ce devenir. Nous n’avons pas encore à l’heure actuelle la possibilité de ces interventions spécifiques. Mais nous connaissons de plus en plus ce que l’on appelle maintenant les phénotypes comportementaux, c’est-à-dire le mode d’expression dans le comportement des anomalies génétiques, comme par exemple l’X fragile. Comme nous les connaissons mieux, nous pouvons les dépister plus tôt, et intervenir plus tôt, ce qui change considérablement le pronostic développemental.

12A.G. : Ceci a bien été montré en particulier pour le syndrome de Turner, avec l’influence importante des relations précoces pour le pronostic émotionnel et cognitif.

13R.E. : Oui, absolument, et c’est aussi vrai pour les syndromes autistiques. Et je pense que le modèle d’intervention précoce et du développement va influencer profondément l’ensemble du champ psychiatrique. Pour résumer, je pense que tous ceux qui sont concernés par la psychopathologie vont adopter un modèle développemental, centré vers la prévention, et vers le devenir.

14Un autre point crucial concerne le rôle des conflits dans la famille. Elisabeth Fivaz montre bien comment se développent les relations triangulaires précoces, et combien les modèles des conflits familiaux peuvent les influencer. La recherche sur l’attachement est extrêmement productive, mais elle ne résume pas tous les aspects du développement. Le conflit existe, l’œdipe existe, et le père y joue un rôle spécifique. Mais en psychopathologie, le sens prend un rôle essentiel. Et c’est pourquoi la psychanalyse a toujours un rôle à jouer dans la compréhension du développement précoce. Le psychanalyste est un expert de l’individuel, et du sens, ce qui implique la symbolisation et la culture. Il a donc un rôle à jouer pour comprendre le sens de l’expérience précoce.

15Amsterdam, 18 juillet 2002

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