Devenir 2002/2 Vol. 14

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Article de revue

Effets à court et à long terme de l'alcoolisme parental sur les enfants

Pages 169 à 182

Introduction

1 L’alcoolisme est la forme la plus courante d’abus de substances aux États-Unis. Elle frappe environ le quart de la population adulte à un moment ou un autre de la vie, faisant l’objet d’un diagnostic chez 10% d’entre eux. On estime à plus de 28000000 le nombre d’enfants de parents alcooliques (EPA), parmi lesquels 2250000 sont âgés de moins de cinq ans.

2 L’âge moyen de la première consommation se situe autour de 14 ans, et les enfants qui commencent à boire avant cet âge sont quatre fois plus susceptibles de devenir dépendants de l’alcool que ne le sont les jeunes qui commenceront à consommer à l’âge de 20 ans (Grant et Dawson, 1997). L’impact économique de l’alcoolisme sur l’économie américaine était évalué à 170 milliards de dollars en 1995 (NIAAA/NIDA, 1998) et ce chiffre dépassera vraisemblablement deux cent milliards en l’An 2000. Les estimations des coûts en matière de bien-être individuel et de qualité de vie restent quant à eux plus difficiles à déterminer.

3 Bien que la consommation d’alcool puisse ne pas débuter avant l’âge de 12 ans, les données de l’étude longitudinale du Michigan State University – Universiy of Michigan (MSU-UM) suggèrent que les déterminants associés au début de la consommation et à l’abus d’alcool sont présents avant l’entrée dans la puberté. De plus, il ne semble pas que l’abus d’alcool ou la dépendance alcoolique suive une trajectoire unique. Au contraire, de multiples voies conduisent à l’alcoolisme et, selon nos indications, elles se dessinent déjà dans les années précédant l’entrée à l’école sinon même avant (Fitzgerald, Puttler et al., 2000). L’étude de la MSU-UM a été conçue pour mettre en évidence les trajectoires menant à l’abus d’alcool, en préciser les facteurs de risque les plus influents et formuler des recommandations visant à la prévention de l’alcoolisme à partir des connaissances acquises sur son étiologie.

Les influences causales dans l’étiologie de l’alcoolisme

4 Quand on tente de préciser les facteurs interagissant dans l’étiologie de l’alcoolisme, il est nécessaire de prendre en compte deux catégories d’influences, selon qu’elles sont spécifiques, i.e. prédisant sélectivement l’alcoolisme, ou non spécifiques à l’alcool, s’agissant alors de facteurs qui prédisent à la fois l’alcoolisme et des psychopathologies associées (voir tableau 1).

Tableau 1

Facteurs de risque familiaux influant sur le développement de psychopathologies chez les enfants de parents alcooliques (EPA) comparés aux enfants de parents non alcooliques 1

Facteurs de risque Données de recherche
Influences familiales spécifiques à l’alcool2
Modèle de comportement associé à la consommation Les EPAs sont familiers avec un plus large éventail de boissons alcooliques à un âge plus précoce et ils développent des schèmes de consommation (i.e. croyances liées à l’expé-rience) plus tôt dans leur vie.
Attentes liées à l’alcool Les EPAs ont des attentes plus positives quant à la valeur de renforcement de l’alcool (i.e. ils sont plus portés à croire que l’alcool les fera se sentir bien).
Appartenance ethnique et habitudes de consommation Chez les EPAs de certains groupes ethniques, il existe un risque accru d’abus d’alcool, à cause de l’interaction entre les attentes liées à l’alcool et celles entretenues dans le groupe ethnique en cause.
Influences familiales non spécifiques à l’alcool 2
Psychopathologie parentale Certains sous-groupes de EPAs sont élevés dans des familles où les parents ont des troubles psychiatriques diagnostiqués, tels que trouble de personnalité antisociale ou dépression, en plus d’une dépendance alcoolique. La présence de co-morbidité est associée à un risque accru pour ces enfants.
Statut socio-économique (SSE) Les EPAs dont les parents ont des troubles co-morbides sont plus susceptibles de vivre dans un foyer à faible statut socio-économique où la famille est exposée au stress financier.
Psychopathologie du système familial Les familles alcooliques sont caractérisées par une faible cohésion (i.e. peu de rapprochement entre les membres de la famille), un niveau de conflit élevé et de faibles capacités à résoudre les problèmes. Les EPAs sont aussi plus sujets à venir de familles éclatées.
Agression/violence familiale Les EPAs sont plus sujets à être la cible d’abus physique et être témoins de violence familiale.
Déficit cognitif chez les parents Les EPAs sont plus susceptibles d’être élevés par des parents qui ont de faibles capacités cognitives et d’évoluer dans un milieu qui leur offre peu de stimulation.

Facteurs de risque familiaux influant sur le développement de psychopathologies chez les enfants de parents alcooliques (EPA) comparés aux enfants de parents non alcooliques 1

Note 1: Adapté de Ellis D, Zucker RA, Fitzgerald HE. The role of family influences in development and risk. Alcohol, Health & Research World 1997; 21: 218-226.(domaine public).
Note 2: Les influences familiales spécifiques à l’alcool permettent de prédire l’abus et la dépendance alcoolique alors que les influences familiales non spécifiques à l’alcool prédisent divers problèmes psychiatriques incluant l’alcoolisme.

5 La notion dite de «structure d’accueil» implique que les enfants sont exposés à des facteurs de risque fréquemment présents de façon concomitante chez leurs parents. Le risque pour ces enfants n’est pas simplement lié à l’alcoolisme paternel mais aussi aux autres facteurs qui l’accompagnent. Par exemple, dans les familles où les parents sont alcooliques et présentent aussi des psychopathologies, le risque d’alcoolisme autant que celui de psychopathologies chez les enfants de ces familles se trouve accru jusqu’au point de saturation (Zucker et al., 2000). Presque un tiers des EPAs de l’étude longitudinale MSU-UM sont exposés à deux parents qui ont un diagnostic d’abus ou de dépendance alcoolique, et pour la moitié d’entre eux, au moins un des parents souffre d’un type ou un autre de psychopathologie (tel que trouble de personnalité antisociale ou dépression).

6 L’étude longitudinale MSU-UM a entrepris de suivre trois cents familles sur une période de vingt ans afin d’identifier les facteurs de risque et de protection qui jalonnent les trajets menant vers l’alcoolisme ou ceux permettant à ces enfants d’éviter cette dépendance de même que des psychopathologies associées (Zucker, 1987, 1990). Le concept central qui guide notre travail depuis ses débuts consiste en un modèle de cumul des risques comprenant des comportements agressifs, un affect négatif et la consommation d’alcool, modèle à la fois probabiliste et dynamique qui conduit, sous l’effet de conditions réunies, à l’abus d’alcool ou à la dépendance alcoolique, à l’abus d’autres substances et/ou à la présence de psychopathologies concomitantes (Fitzgerald et al., 1994, 1995, 2000; Zucker et al., 1996, 1995, 2000).

7 Des résultats sont actuellement disponibles pour trois vagues de l’échantillon: enfants de 3 à 5 ans, de 6 à 8 ans, et de 9 à 11 ans, à propos de presque toutes les variables étudiées. Nous avons procédé à plusieurs analyses considérant trois types de familles définies d’après les caractéristiques des pères: alcooliques antisociaux (AALs): diagnostic d’abus d’alcool ou de dépendance alcoolique et trouble de personnalité antisociale; alcooliques (NAALs): alcoolisme chez le père mais sans trouble de personnalité antisociale, et sans diagnostic (familles témoins). Bien que le comportement de la mère soit d’une importance évidente dans l’éducation des enfants, l’état clinique des mères n’a pas été pris en compte dans la répartition de cet échantillon.

8 Nous avons relevé dans l’histoire des AALs une plus forte incidence de problèmes de comportement dans l’enfance, de délits et de fréquentes arrestations, d’habitudes de mensonge, de conflits ou ruptures dans leurs relations, de dépression et de violence familiale. Il existe aussi chez eux des tendances névrotiques, un dysfonctionnement et un faible rendement cognitif et un statut socio-économique les apparentant à la classe défavorisée.

9 On notait aussi dans ces familles un choix fréquent de conjoint parmi les AALs (Jester et al., 2000). Ce trait laisse supposer que l’environnement d’accueil comporte une histoire familiale où l’alcoolisme est répandu, ce qui accroît substantiellement le risque pour les enfants à venir. Il apparaît donc clairement que les adultes dans les familles AALs offrent un milieu éducatif à risque d’autant plus qu’ils ont eux-mêmes des antécédents de troubles de la régulation et de psychopathologie parentale, de troubles relationnels, de structuration lacunaire des valeurs, de fonctionnement cognitif déficient et de statut socio-économique bas (Fitzgerald et al., 2000; Zucker et al., 2000).

Les effets à court terme pour les EPAs d’âge préscolaire

10 Les comparaisons faites à partir de coupes transversales de la première vague composée de garçons âgés entre 3 et 5 ans indiquent que les fils de pères alcooliques (FPA) ont des niveaux plus élevés d’hyperactivité, d’humeur négative, de relations sociales problématiques, de plus lourds handicaps dans leur fonctionnement cognitif et un plus haut niveau de comportement agressif. On note aussi que ces garçons développent précocement des schèmes internes relativement à la consommation d’alcool et d’autres substances. Les caractéristiques parentales négatives accentuent d’autant la gravité des facteurs de risque pour ces enfants.

11 Les EPAs élevés dans des milieux à risque démontrent significativement plus que les non-EPAs des comportements agressifs et délinquants, des problèmes d’attention, de la dépression et des problèmes sociaux. Les problèmes extériorisés doivent faire l’objet d’une attention spéciale, vu la possibilité que ces troubles figurent comme autant d’indicateurs voisins de problèmes d’alcool apparaissant plus tard. Nous avons proposé que dès l’âge préscolaire, les EPAs avaient intégré un ensemble de comportements dysfonctionnels qui semblent symptomatiques de psychopathologies associées (Fitzgerald et al., 2000; Zucker et al., 2000) et qui risquent en particulier d’amener ces enfants à adopter des comportements inappropriés qui se manifesteront de façon persistante au cours de leur scolarité élémentaire (Fitzgerald et al., 2000; Loukas et al., sous presse; Mun et al., sous presse; Wong et al., 1999).

L’impact de la somme des risques sur les garçons

12 Un certain nombre d’études longitudinales ont fait des liens entre la présence de dysfonction bio-comportementale chez l’enfant et un risque accru que se développent l’alcoolisme et des psychopathologies associées (Caspi et al., 1995, 1996). Un trouble bio-comportemental peut s’exprimer chez un jeune bébé sous forme de tempérament difficile; il prendra la forme d’une hyperactivité au cours de la petite enfance, d’agressivité et de troubles des conduites durant l’enfance et l’adolescence et enfin d’abus d’alcool associé à diverses psychopathologies au cours de l’âge adulte. Les enfants qui s’engagent dans cette voie semblent enfermés dans un modèle de dysfonction à forte continuité.

13 Nos résultats montrent que les garçons chez qui les problèmes de comportement atteignent un seuil clinique ont des tempéraments plus difficiles. On remarque une continuité dans leurs comportements dangereux, laquelle est plus fréquente durant la période transitionnelle de leur développement précoce qu’à la période coïncidant avec l’entrée en maternelle jusqu’au primaire, et les pères de ces garçons étaient aussi plus souvent alcooliques et antisociaux (Behling et al., 1996).

14 De fait, le lien entre tempérament et problèmes de comportement semble être influencé par l’addition des psychopathologies auxquelles l’enfant est exposé (Mun, Fitzgerald et al., sous presse). Dans le cas de garçons d’âge préscolaire exposés à des parents ayant deux diagnostics ou plus de psychopathologies (alcoolisme, trouble de personnalité antisociale), on relevait un niveau élevé d’activité, une forte réactivité et une capacité d’attention limitée qui prédisaient des problèmes de comportement extériorisés, tandis que la tendance au retrait laissait présager des problèmes intériorisés. Chez les garçons exposés à des parents ayant moins de psychopathologies, la réactivité seule prédisait des problèmes extériorisés. Les rapports entre comportements extériorisés et comportements intériorisés n’étaient pas clairs quand les garçons avaient entre 3 et 5 ans mais l’étaient devenus lorsqu’ils avaient entre 6 et 8 ans.

15 Invités à évaluer les enfants à partir d’un questionnaire regroupant divers traits, les enseignants à l’élémentaire interrogés différencient les enfants de parents AALs, NAALs et de parents du groupe témoin par des scores de statut du développement, ce qui laisse entendre que le comportement des enfants n’est pas spécifique au contexte de vie familial. Bien que les évaluations des enseignants à propos de l’agressivité, l’activité, l’amabilité et l’attractivité des enfants ne permettent pas de différencier les groupes dans chaque cas, les moyennes se situaient dans la direction attendue, les enfants de parents AAL ayant les scores les plus bas. Quand on leur a demandé de prédire la performance des enfants au niveau d’études secondaires, les enseignants ont attribué une plus faible performance aux enfants d’AALs. Les professeurs rapportaient aussi que les parents AALs manifestaient moins d’intérêt pour les performances scolaires de leurs enfants que les parents NAALs ou les parents du groupe témoin (Fitzgerald, Davies et Zucker, sous presse).

16 Ces résultats sont d’autant plus intéressants que les enseignants ignoraient complètement le protocole de recherche et les regroupements de familles étudiées. Enfin, les scores des enseignants et leurs perceptions des performances des enfants sont supportés indirectement par les données montrant que les fils des AALs ont de plus faibles résultats académiques et un moins bon fonctionnement intellectuel que les fils des NAALs ou des parents du groupe témoin (Poon, Ellis, Fitzgerald et Zucker, 2000).

L’impact de la somme des risques sur les filles

17 Une différence potentielle dans la matrice causale entre les garçons et les filles peut être le degré auquel les problèmes de régulation de l’affect interviendront dans l’étiologie des troubles relevés chez les filles par rapport aux garçons. Durant l’enfance, la prévalence des symptômes dépressifs est légèrement plus forte chez les garçons que chez les filles. Vers la mi-adolescence, le pattern se renverse de sorte qu’en arrivant à l’âge adulte, la dépression est nettement plus caractéristique des femmes que des hommes. Nolen-Hoeksema et Girgus (1994) suggèrent qu’il existe une diathèse autour de la dépression chez les filles qui devient manifeste en rapport avec des défis spécifiques de l’adolescence, le lien entre stress et contexte se faisant davantage sentir chez les femmes que chez les hommes. On peut avancer que le rapport alcool-dépression chez les femmes est équivalent à celui entre alcool et comportement antisocial chez les hommes.

18 Selon les données disponibles actuellement, la recherche de facteurs de protection devrait en tout premier lieu tenir compte de la somme et de la sévérité des risques, du type d’alcoolisme parental et des caractéristiques individuelles des enfants tel que le tempérament et le niveau de fonctionnement adaptatif (Loukas, Fitzgerald, Zucker et von Eye, sous presse). Par exemple, on note chez les filles de parents AALs un niveau de fonctionnement intellectuel plus faible que chez les filles de parents NAALs ou de parents témoins (Puttler et al., 1997, 1998).

19 Une hypothèse que nous explorons actuellement concerne l’impact de l’alcoolisme parental selon que le parent est du même sexe ou non que l’enfant. Par exemple, les filles peuvent être plus affectées par la psychopathologie de leur mère, alors que les garçons le seront davantage par leur père, ou peut-être encore par la somme des troubles psychopathologiques maternels et paternels (Fitzgerald et al., 2000; Mun et al., sous presse). Une des explications possibles des différences observées entre garçons et filles tient dans l’importance donnée à la régulation des émotions qui est plus grande dans la relation mère-fille que dans la relation mère-fils. L’influence du père sur la socialisation en regard du rôle sexué peut venir accentuer cette différence, avec pour conséquence que la fille sera plus affectée par l’alcoolisme chez sa mère qui pèse plus directement sur sa relation avec elle en tant que parent du même sexe. Ces éléments donnent du poids à l’hypothèse voulant que les enfants élaborent mentalement des représentations du comportement parental dans le cours de leur développement et que ces modèles internes les guident ensuite dans leur processus de décision lorsqu’ils seront mis plus tard dans des situations les obligeant à faire des choix.

Les représentations mentales de l’alcoolisme et de psychopathologies associées

20 Les représentations mentales renvoient au fait d’encoder des expériences dans la mémoire, supposant ici que les événements sont emmagasinés dans la mémoire à long terme. D’après les expériences rapportées, les souvenirs personnels commencent à se consolider dans la mémoire à long terme durant la seconde année de vie alors que l’enfant développe ses fonctions symboliques, qui sont alimentées par l’apprentissage du langage et la capacité à représenter l’expérience verbalement.

21 Le récit que se fait l’enfant et ceux apportés par les adultes sur les expériences vécues aident l’enfant à consolider les événements dans la mémoire à long terme, mais le récit tel qu’il est rapporté modifie aussi l’événement. Les souvenirs autobiographiques sont des reconstructions d’événements, et en tant que tels, sont sujets à être embellis tôt dans le processus de consolidation. Selon Howe et Courage (1997), la mémoire autobiographique des événements se développe en même temps que les enfants acquièrent «une structure de savoir dont les composantes servent à organiser les expériences qui m’arrivent à “moi”» (p. 499).

22 Notre travail avec les enfants de parents alcooliques suggère qu’à un âge aussi précoce que trois ans, ces enfants ont acquis des schèmes intégrant les aspects contextuels, motivationnels, affectifs et normatifs reliés à la consommation d’alcool (Zucker et Fitzgerald, 1991; Zucker et al., 1995). Les fils de pères alcooliques savent identifier des boissons alcoolisées spécifiques et en nommer correctement un plus grand nombre que ne le peuvent les fils de parents non alcooliques, et ils sont plus susceptibles que ces derniers d’avoir déjà intégré des schèmes cognitifs dans lesquels la consommation d’alcool est un attribut lié au rôle masculin adulte. À cet égard, les fils d’âge préscolaire de pères alcooliques ont déjà des représentations mentales de leur père montrant la consommation d’alcool comme faisant partie du rôle paternel (Zucker et al., 1995).

23 Dans la petite enfance, l’accent mis sur les représentations mentales rejoint un double objectif: développer chez l’enfant des représentations mentales à propos de ses objets d’attachement, lesquelles auront une influence certaine sur ses capacités parentales futures. Ainsi, les souvenirs d’événements familiers rattachés à son développement précoce (relations mère-nourrisson) interviennent dans la construction faite par l’enfant d’un «modèle interne de travail» constitutif de son soi et de ses propres liens, lequel lui sert d’hypothèse dans l’âge adulte et sera évoqué lorsqu’il sera dans la position de parent. Selma Fraiberg a appelé ces représentations les «fantômes dans la chambre des enfants» (Fraiberg, Adelson et Shapiro, 1975). Davidson (1996) rapporte pour sa part que les enfants tendent à se souvenir des événements qui coïncident avec les stéréotypes de rôle qu’ils se sont forgés, plutôt que des expériences qui s’en détachent. Il est d’ailleurs frappant de voir que lorsque les événements ne correspondent pas aux stéréotypes, les enfants d’âge préscolaire déforment l’information afin de la rendre conforme à ceux-ci. Concernant les représentations de rôles, il s’agirait d’un domaine où les garçons semblent organiser des schèmes relatifs aux rôles sexués plus tôt dans la période préscolaire que ne le font les filles.

24 Notre travail avec des enfants de parents alcooliques rejoint les données d’études normatives sur le développement cognitif et émotionnel qui posent que les enfants à un âge aussi précoce que trois ans ont internalisé des modèles de travail ou des schèmes intégrant des figures et des événements familiers. On voit ensuite comment ces schèmes se consolident dans la mémoire à long terme sous l’influence de nombreux facteurs, dont le moindre n’est pas celui des parents qui en racontant et en interprétant des souvenirs d’événements ajoutent ainsi à la construction de l’expérience faite par l’enfant (Schneider et Bjorklund, 1998). Le fait également de vivre avec un parent alcoolique fournit à l’enfant de multiples occasions de modeler un comportement en regard du rôle sexué et de construire un modèle de travail de ce qu’est un père, une mère ou un époux. Nous soumettons en tant qu’hypothèse dans le tableau 2 les quatre composantes majeures de ce schème émergent.

Tableau 2

Composantes du schème relatif à l’abus ou la dépendance alcoolique et à des comportements associés à la consommation d’alcool, tel qu’élaboré par des enfants d’âge préscolaire de parents alcooliques (Fitzgerald et al., 2000: 150)

Composante sensori-perceptuelle
  • Identification sensorielle des substances
  • Discrimination perceptuelle des substances
Composante émotionnelle
  • Processus d’autorégulation et d’auto-contrôle
  • Relations interpersonnelles
Composante cognitivo – motivationnelle
  • Attributions concernant ce qu’est un «véritable » consommateur
  • Rapport entre attentes et conséquences en regard de la consommation
Composante sociale
  • Modèles de socialisation
  • Relations avec les pairs
  • Hiérarchie de pouvoir/ Rapport de dominance

Composantes du schème relatif à l’abus ou la dépendance alcoolique et à des comportements associés à la consommation d’alcool, tel qu’élaboré par des enfants d’âge préscolaire de parents alcooliques (Fitzgerald et al., 2000: 150)

La stratégie d’intervention auprès des familles

25 Les enfants élevés par des parents alcooliques, en particulier des parents qui en plus de l’alcoolisme souffrent de psychopathologies associées, sont soumis à des risques de dysfonctionnement au niveau du comportement et de l’autorégulation des affects, dans leurs rapports interpersonnels, leur fonctionnement cognitif et la structuration de leurs valeurs. Dans le cours de leur développement, plusieurs enfants croisent néanmoins ce qu’on pourrait appeler certains facteurs de protection qui se présentent naturellement à eux. L’enfant peut ainsi entrer en contact avec un professeur, un entraîneur, un ministre ou un conseiller spirituel, un aîné ou un bénévole, Grand Frère ou Grande Sœur, dont la figure contraste avec le schème de l’adulte qu’il a intégré et qui pourra par suite en soutenir la réorganisation.

26 D’autres enfants, par contre, sont entourés de telles structures de maintien que même les occasions de résilience qui s’offrent naturellement ne parviendront pas à modifier le cours actuel de leur évolution. Les conséquences à plus long terme en seront l’engagement dans une trajectoire développementale résistante au changement alors que l’enfant empruntera une voie menant à l’abus de substance et à diverses psychopathologies associées. Plus le jeune avance dans cette voie, plus il ou elle devient un agent actif dans la constitution de structures de maintien, telles que des initiatives par rapport au choix d’amis ou de pairs, à l’abandon des études, à la consommation d’alcool et à des agirs délinquants.

27 Le défi ultime à relever pour notre société est celui de traduire les savoirs acquis sur ces repères étiologiques dans des programmes de prévention et d’intervention efficaces qui tiennent compte de la progression développementale de l’enfant. Bien qu’elles soient encore rares, certaines données suggèrent que les interventions précoces visant à réduire le niveau de violence et d’agression dans l’environnement familial contribuent à fournir de meilleurs modèles parentaux aux enfants d’âge préscolaire élevés par des parents alcooliques (Fitzgerald et al., sous presse; Maguin, Zucker et Fitzgerald, 1994; Nye, Zucker et Fitzgerald, 1997).

28 C’est en cherchant à remonter aux sources du problème que nous avons développé un programme d’intervention s’adressant aux familles qui présentent de multiples facteurs de risque pour les enfants qui y vivent: présence d’alcoolisme chez le père et de psychopathologies associées (comportement antisocial chez le père, dépression maternelle), et alcoolisme dans certains cas chez la mère (même si les familles sont recrutées sur la base de l’alcoolisme paternel (Zucker et Noll, 1987; Zucker et al., 1990). La procédure utilisée dans cette intervention est rapportée dans Maguin et al., 1994 et dans Nye et al., 1999. Les familles participantes sont connues dans la communauté comme étant des familles intactes dont le père est alcoolique et qui comprennent au moins un garçon d’âge préscolaire vivant à la maison. Les problèmes de comportement de l’enfant sont perçus comme un signe précurseur d’un comportement antisocial futur et pouvant aussi conduire à l’abus ou la dépendance d’alcool.

29 Les familles furent assignées au hasard dans l’un des deux groupes de traitement. Dans l’un de ces groupes, on mettait l’accent sur la modification du style parental chez la mère et chez le père, alors que l’autre groupe s’attachait seulement à modifier le style parental maternel. Un troisième groupe de parents témoins, choisis au hasard, ne recevaient aucun traitement.

30 La procédure d’intervention consiste en une version modifiée du Social Learning Therapy Protocol, développé en vue de modifier les comportements antisociaux chez des enfants socialement agressifs (Patterson et al., 1975). Nous avons intégré à ce protocole des techniques de résolution de problèmes familiaux et conjugaux et plutôt que de nous concentrer trop strictement sur le comportement de l’enfant, nous l’avons présenté aux participants comme un programme éducatif destiné à améliorer la communication entre parents et enfant. L’un des buts visés était de modifier les comportements violents et l’attitude autoritaire des parents par rapport à leurs enfants de même que dans leurs rapports conjugaux.

31 L’intervention se déroule sur une période de dix mois à l’intérieur de 28 sessions. Au début, les parents reçoivent une formation visant à améliorer leurs stratégies éducatives vis-à-vis de leurs enfants. Ils assistent deux fois par semaine à des sessions et ont des contacts hebdomadaires par téléphone avec leur thérapeute au cours desquels celui-ci renforce les stratégies d’encadrement s’adressant aux enfants et intervient au niveau des problèmes familiaux et conjugaux présentés par les parents. L’engagement des parents, les attentes de part et d’autre des parents et du thérapeute ainsi que la satisfaction éprouvée dans les contacts entre parents et thérapeute sont autant d’éléments qui ont une part dans la réussite de l’intervention. De façon spécifique, chaque variable était corrélée à des changements dans le comportement de l’enfant et dans le style parental pour chacune des familles ayant participé au programme jusqu’à la fin. Les sessions avaient lieu à la maison (45%) aussi bien qu’en clinique (55%), aucun résultat n’attribuait toutefois de valeur significative au cadre de traitement.

32 Bien que nous ne puissions déterminer si les changements dans le style parental furent effectivement induits par cette intervention de dix mois, il apparaît que, dix-huit mois après la fin du traitement, ces changements s’étaient maintenus et persistaient toujours (Maguin et al., 1994; Nye et al., 1999). En admettant que ces améliorations soient durables, les enfants seront ainsi exposés à un modèle de comportement moins violent et un style parental moins autoritaire ou vindicatif, ce qui théoriquement devrait réduire le risque que la trajectoire de ces enfants mène à des comportements impulsifs ou antisociaux et à l’abus d’alcool ou la dépendance alcoolique.

33 En somme, cette intervention de type comportemental démontre que lorsqu’une famille s’engage activement dans le traitement proposé en travaillant à modifier ses stratégies éducatives, il est possible d’obtenir des améliorations au plan du comportement de l’enfant, incluant une diminution des comportements incontrôlés et des affects négatifs. Un point important à noter est que cette intervention était centrée sur l’enfant, et qu’aucune tentative directe n’était faite pour modifier le comportement de consommation ou d’abus d’alcool chez le ou les parents. Nos efforts se portaient plutôt à tâcher de modifier la trajectoire symptomatique pour, enfin, rompre le cycle selon lequel l’enfant qui grandit auprès de parents alcooliques et antisociaux est exposé au danger de connaître une semblable évolution dans sa vie.

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Mots-clés éditeurs : etude longitudinale, alcoolisme parental, effets sur l'enfant

https://doi.org/10.3917/dev.022.0169

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