Notes
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[1]
Cette terminologie franco-française correspond au tableau de Spécific Language Impairment (SLI), décrit dans la littérature anglo-saxonne chez Conti-Ramsden et Botting (1999).
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[2]
Dans le plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage oral et écrit, B.O. des 6 et 7 février 2002, il est stipulé un diagnostic tripartite : médical, psychologique et orthophonique.
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[3]
Du latin libellus (petit livre), il s’agit de petits écrits satiriques qui peuvent porter un caractère diffamatoire (Le Petit Larousse).
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[4]
Codage : C pour Consonne, V pour Voyelle.
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[5]
Les unités présentées en italique dans les listes n’ont pas été évaluées lors de la séance finale.
Introduction
1Comment prendre en charge la dysphasie, et construire, pour de jeunes patients, des passerelles vers un langage plus structuré et une communication facilitée ? C’est dans une tentative d’apporter des éléments de réponse à cette question globale que nous avons travaillé en partenariat à l’élaboration et la mise en place d’un dispositif expérimental de prise en charge groupale en ITEP (Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique), auprès de quatre adolescents présentant des problématiques de dysphasies développementales repérées.
2Nous verrons notamment en quoi la double approche professionnelle orthophoniste/psychologue du développement fut pertinente, en lien avec le choix d’une certaine forme d’outils médiateurs entre l’oral et l’écrit, à savoir le recours ludique aux rébus et charades. A partir de tels supports langagiers culturels, ces deux types d’activités visuo-auditives ont ouvert la voie à l’observation de potentialités préservées et de fonctionnalités cognitivo-linguistiques objectivables, notamment sur le mode compensatoire.
3Les niveaux d’analyse d’une telle expérience étant multiples, nous nous concentrerons sur le travail des rébus et l’observation des habiletés linguistiques phonologiques et lexicales, en lien avec la construction des schèmes logiques impliqués, tout en assumant la méthodologie empirique appliquée aux données recueillies, traitées a posteriori. Suite à l’étude des différents enjeux d’une telle réflexion, nous essaierons de dresser un bilan qualitatif et évolutif du soin apporté aux adolescents, et de la démarche employée. Enfin, nous envisagerons quelques questions prospectives et des pistes d’action cliniques.
Développement théorico-pratique
La dysphasie
4D’un point de vue général, la dysphasie consiste en un trouble structurel « survenu très précocement, (…) et ayant d’emblée interféré avec l’ensemble de la dynamique développementale de l’enfant », en lien avec un dysfonctionnement des structures cérébrales spécifiquement mises en jeu lors du traitement de l’information langagière (Mazeau, 2005, p. 116). Il s’agit donc d’un trouble développemental du langage qui entraîne un déficit des performances verbales, durable et significatif en référence aux normes d’acquisition. On note un langage malaisé, avec une difficulté à échanger verbalement de manière satisfaisante, et parfois des troubles de la compréhension. On constate systématiquement des difficultés d’apprentissage du langage écrit, sans nécessairement relever de décalage important entre lecture et écriture.
5Dans une perspective différenciée « des dysphasies » [1], la diversité des tableaux cliniques est largement reconnue. « En effet, il n’y a pas une dysphasie, mais des dysphasies, au sein desquelles chaque enfant réalise « sa » dysphasie. Il n’y a pas une « méthode », mais des rééducations, toujours longues et laborieuses, dont les objectifs d’amélioration, modestes mais réalistes et atteignables, permettent, dans la plupart des cas, des progrès encourageants. » (Mazeau, 2005, p. 151). Dans le groupe d’adolescents suivis, nous comprenons, au fil des séances, que chaque jeune est acteur de son handicap et réagit selon sa personnalité, le degré de sévérité de son trouble langagier, ses capacités à mettre en place des moyens de compensation, et les ressources qu’il trouve auprès de son environnement familial et amical, proche et éloigné.
Une prise en charge auprès d’adolescents dans le contexte d’un ITEP
Troubles des apprentissages et troubles spécifiques du langage
6Le contexte précité est celui des troubles des apprentissages d’origine multifactorielle. Les jeunes sont orientés dans le milieu spécialisé en raison d’un échec scolaire avéré dont la profondeur et les répercussions questionnent les soignants réunis en équipe pluridisciplinaire. Dans ce contexte d’échec et de stigmatisation, le risque de persistance des difficultés langagières est important dans les formes les plus sévères qui touchent alors l’expression et la compréhension du langage oral/écrit. Deux remarques ressortent souvent de ces échanges cliniques :
- L’intrication entre les paramètres comportementaux et les aspects cognitifs rend difficile la compréhension des difficultés d’apprentissage. L’analyse sémiologique des anomalies langagières peut reposer alors sur une première distinction entre troubles du langage « primaires » et « secondaires » (Billard, 2008). Les premiers, plus ou moins sévères, sont qualifiés de « spécifiques » ; ils nécessitent un diagnostic médical et des projets de soin relevant notamment de rééducations, d’une recherche de moyens de compensation et de méthodes adaptées. Conformément aux textes de santé publique [2], un diagnostic pluridisciplinaire, requis dans les Troubles Spécifiques du Langage tels que la dysphasie, précise le caractère précoce et durable d’un déficit langagier signalé dès la petite enfance. Le trouble du langage secondaire serait, quant à lui, un signe repérable dans un contexte de dysfonctionnement plus global, et de difficultés à caractériser. Chez les patients accueillis en ITEP, peuvent coexister des troubles perceptifs (surdité), neurologiques (enfants cérébrolésés) et psychoaffectifs (troubles relationnels divers). Dans ce dernier cas, la question des carences affectives peut se poser.
- La profondeur des atteintes cognitives, dont l’évaluation résiste à une approche superficielle, met en avant la fréquence des dissociations liées à l’hétérogénéité des scores psychométriques, des asynchronies de développement (Chevrie-Muller & Narbona, 2000), des phénomènes de comorbidité et de troubles cognitifs associés tels que : dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dyspraxie, troubles attentionnels avec ou sans hyperactivité. Par conséquent, il reste difficile de mesurer les interactions entre d’une part l’impact de difficultés inhérentes au problème de développement du langage, l’enfant rencontrant des difficultés insurmontables tout au long de sa scolarité, et d’autre part les troubles psychopathologiques tels que les réactions émotionnelles de type retrait/inhibition ou au contraire agitation/excitation, ainsi que les attitudes comportementales de provocation diverses et insidieuses. Dans le contexte du trouble primaire, ou spécifique, on note des répercussions sur le comportement d’apprenant en termes de vulnérabilité, de défenses ou d’immaturité notamment. Il n’empêche que ces jeunes disposent de capacités d’adaptation correctes : ce sont des adolescents coopérants, qui s’appuient sur une compréhension verbale possible, et qui disposent en expression de capacités conversationnelles permettant de compenser les imperfections formelles du code linguistique dont ils disposent. En faisant référence aux classifications de Rapin et Allen (1983), de Gérard (1993), et Mazeau (2005), nous avons souhaité associer symptomatologie descriptive clinique et approche linguistique ; ce qui nous a permis de faire ressortir quelques traits des tableaux cliniques des quatre jeunes, trois garçons et une fille, âgés de 13 à 15 ans. Compte tenu de leur parcours scolaire et médical, ils présentent tous une dysphasie développementale, ainsi que des troubles cognitifs associés de type dyspraxie, dyslexie, dysorthographie. De plus, le registre émotionnel et socio-comportemental est également touché, à travers notamment des difficultés d’adaptation relationnelle et/ou comportementale, compliquant d’autant plus leur intégration sociale.
Présentation des adolescents
7Comme on peut le lire dans l’annexe 1, deux des adolescents sont « anciens » car ils sont entrés à l’ITEP depuis deux années au moins ; il s’agit de Bernard et Jordan. Bernard, alors âgé de 15 ans et demi, présente des troubles phonologiques en réception associés à une hypospontanéité verbale qui se traduit notamment par un problème de fluence. Pour ce jeune, l’apprentissage en cours de la lecture semble avoir des répercussions positives sur les structures du langage oral. Jordan, 15 ans, a une parole parfaitement intelligible et s’exprime apparemment facilement, mais il rencontre deux types de difficultés : d’une part il présente des troubles phonologiques massifs en réception (la conversion lettre/son, nécessaire pour l’apprentissage de la lecture, est quasiment impossible à établir) ; d’autre part, il est très gêné par un accès perturbé à des connaissances précises sur demande.
8De plus, à la rentrée 2007, Damien et Marie sont arrivés à l’ITEP. Les études de dossier ont révélé un diagnostic de dysphasie développementale précédemment posé, ainsi qu’une nécessité de prise en charge orthophonique et d’actualisation de l’évaluation de leurs capacités. Damien, 13 ans, présente une dysphasie phonologico-syntaxique associée à une dyspraxie de la motricité fine (bucco-phonatoire et digitale). Le double diagnostic est stipulé dans le dossier. Il s’exprime comme un jeune enfant, simplifiant toutes les syllabes complexes, et se contentant d’une syntaxe télégraphique. Il dispose d’une bonne compréhension, mais ses difficultés phonologiques sont un frein dans l’accès à la lecture. Marie, 14 ans, présente une dysphasie non étiquetée dans les informations dont nous disposons à l’époque ; ses troubles phonologiques se traduisent par une parole au débit très rapide, comportant des mots mal articulés et des sons escamotés. De plus, le comportement de communication (regards, silences, apartés) de cette jeune fille surprend ses interlocuteurs. Il n’empêche qu’elle a développé un langage écrit fonctionnel, en lecture et en écriture.
9Comme l’on pouvait s’y attendre, les troubles phonologiques constituent le point commun de ces tableaux cliniques. Les difficultés sont observables plutôt en entrée (input) pour Bernard et Jordan, et en sortie (output) pour Damien et Marie. Sans chercher à qualifier la nature du déficit (qui peut toucher les représentations phonologiques, la mémoire verbale, la rétention auditive immédiate, etc.), nous allons d’abord préciser nos choix théoriques respectifs.
Référentiels théoriques croisés
10D’un point de vue général, le langage étant un élément fondamental du développement cognitif, il est clair que « le fonctionnement intellectuel de l’enfant dysphasique est rarement semblable à celui d’un enfant tout venant, précisément à cause d’un accès difficile voire énigmatique à la symbolisation, à l’abstraction et à la généralisation. Les processus séquentiels de traitement de l’information sont rarement efficients » (Lussier & Flessas, 2005, p. 145). Actuellement, différentes approches, dont l’orthophonie et la psychologie développementale, cherchent à comprendre la spécificité de ces dysfonctionnements.
Orthophonie et psycholinguistique
11Selon une conception modulaire (Rondal, 1983), le langage repose sur la mise en synergie de cinq types de composants : phonologique, lexical, morpho-syntaxique, sémantico-discursif, et pragmatique. Dans cet emboîtement de systèmes, nous nous attacherons au premier : le traitement de la parole dans l’interaction langage oral/écrit. Dans cet objectif, le modèle psycholinguistique de Stackhouse et Wells (1997) permet de construire des liens entre différents niveaux de fonctionnement, notamment entre langage oral, langage écrit et mémoire. L’acquisition du langage oral repose en partie sur les capacités de traitement mnésique qui président à tout encodage phonologique sous forme de sériation séquentielle de phonèmes. L’apprentissage du langage écrit repose en partie sur les capacités de conscience phonologique des rimes, syllabes, phonèmes, nécessaires à l’acquisition de la voie d’assemblage qui initie le déchiffrage. Les perception et production de parole répondent ainsi à des mécanismes d’automatisation inconscients, alors que la maîtrise du code alphabétique passe par la prise de conscience qu’il existe différents niveaux d’unités segmentales : il faut découper mentalement la parole en segments de taille différente.
12Selon Mazeau (2005), l’expérience montre que les enfants dysphasiques « présentent généralement de très grandes difficultés à travailler sur des segments de mots, unités non signifiantes, infralexicales, de l’ordre de la syllabe, ou pis encore, du phonème. (…) S’ils accèdent aux premiers apprentissages concernant les règles de conversion grapho-phonologique, ils ne peuvent aboutir à du sens mais seulement à l’oralisation d’une suite de sons qu’ils ne peuvent “lexicaliser” (p. 127-128). Cependant, notre clinique, ainsi que la création d’outil tels que la Méthode d’imprégnation syllabique (Garnier-Lasek, 2002) prouvent que ces enfants bloquent notamment au niveau de la fusion phonémique (p+a = pa), alors qu’ils sont capables d’extraire des unités « syllabes » qui vont leur permettre de repérer visuellement des unités lexicales du niveau des morphèmes, correspondant à la plus petite unité significative linguistique. Une hypothèse de travail consiste alors à contourner l’analyse segmentale en travaillant sur des unités sublexicales recombinables, pour parier d’une part sur l’installation de stratégies séquentielles compensatoires, et d’autre part sur un accès pluriel aux représentations lexicales.
13En effet, les pratiques de lecture montrent qu’il existe différentes manières d’identifier un mot écrit (Morais, 1994) : la reconnaissance logographique par des indices visuels, la devinette en se basant sur le contexte, la correspondance grapho-phonétique partielle ou totale, le décodage lettre par lettre ou graphème par graphème, la combinaison décodage partiel et analogie, le décodage à partir d’unités plus larges que les lettres (syllabes par exemple), le décodage par activation de représentations orthographiques chez le lecteur expert notamment. Grâce aux processus d’apprentissage associatif (PAL) développés par Hulme et al. (2007), Windfuhr et Snowling (2001), ou encore au « modèle du triple code » théorisé par Dehaene (1992), on peut penser que ces différentes stratégies alternent, se complètent ou se cumulent, permettant la création de liens entre les trois formats : représentations verbales, visuelles et conceptuelles. Ces points d’appui théoriques corroborent des travaux d’Ecalle (1997) qui expliquent comment les représentations lexicales s’élaborent à partir de différentes modalités d’accès au sens du mot : phonologique (sons), orthographique (lettres), syntaxique (schémas prédicatifs), imagée (indices visuels), et conceptuelle (couleurs, actions, qualités, fonctionnalités). Face au traitement difficile, voire impossible, du support verbal séquentiel, l’entraînement de stratégies compensatoires de nature visuelle pourrait permettre de viser des capacités associées telles que la dénomination rapide et la mémoire verbale, tout en manipulant le langage sous toutes ses formes (Van Hout & Estienne, 2001).
Psychologie du développement et remédiation cognitive
14L’étude des rapports entre développement cognitif et langagier, ou plus largement communicatif, continue à alimenter de nombreux débats entre les partisans de diverses hypothèses théoriques à ce sujet (Nader-Grosbois, 2006). Pour aller plus loin, la littérature fait état de résultats contradictoires concernant les liens entre développement opératoire et linguistique. Bernardi (1997) a notamment procédé à une revue des travaux de l’école piagétienne consacrés au développement opératoire des enfants dysphasiques. Une première vague de recherches menées par Ajuriaguerra et al. (1963), Inhelder (1963) et Schmid-Kitsikis (1969) concluaient à la normalité du développement opératoire. Mais les études plus récentes dans ce domaine (Bernardi, 1997 ; Szliwowski, Klees, Poznanski & Grammaticos, 1997) s’avèrent plus nuancées quant à leurs conclusions. En effet, pour Bernardi qui a évalué la construction des opérations concrètes infra-logiques et logico-mathématiques chez des enfants dysphasiques, « c’est tout le développement de la réversibilité opératoire qui se trouve retardé » (1997, p. 200), de même pour Szliwowski et al. qui relèvent « un retard de développement significatif (2 ans de retard au minimum) » de la pensée logico-mathématique (1997, p. 118).
15La psychologie du développement sociocognitif offre donc ici un cadre théorico-pratique pertinent. Plus précisément, et dans une perspective clinique, on peut faire référence à la méthode d’intervention face à certaines problématiques d’apprentissage, issue de l’école lyonnaise néo-piagétienne, à savoir la remédiation cognitive opératoire logique telle que définie par Dolle et Bellano en 1989, et modélisée par Bellano (1992). Cette méthode fut notamment reprise auprès d’enfants et d’adolescents présentant un retard mental et appliquée au langage écrit par Clavel (1996). Cette dernière s’inspire du constat initial que les schèmes en jeu dans la construction des opérations logico-mathématiques selon Piaget (Piaget & Inhelder, 1966), à savoir les schèmes de composition additive, d’ordination et de classification, sont également nécessaires à l’acquisition du langage écrit (Clavel, 1996).
16En effet, selon l’axe syntagmatique tout d’abord, la composition additive consiste en l’ajout d’unités linguistiques les unes aux autres pour former une unité de rang supérieur (syllabe, mot, puis phrase). Par ailleurs, ces unités doivent être ajoutées dans un ordre déterminé, ce qui fait alors appel au schème d’ordination. D’autre part, selon l’axe paradigmatique, le sujet doit pouvoir identifier une unité, c’est-à-dire la comparer à travers ses ressemblances et différences par rapport à d’autres, pour ainsi parvenir à la ranger dans une catégorie, ce qui équivaut, par conséquent, à mettre en œuvre le schème de classification. L’accès au langage écrit passant par la constitution des axes paradigmatique et syntagmatique, on comprend donc aisément le lien avec la nécessaire construction des schèmes logiques impliqués, et leur utilisation consciente transférée à cet objet particulier qu’est la langue écrite. Rappelons ici qu’un schème consiste en une structure d’organisation des actions transférable et généralisable lors de la répétition de cette action, dans des conditions semblables ou analogues (Piaget & Inhelder, 1966).
17Singer-Lenas a récemment mis en application cette méthode de remédiation dans le cadre de la dyslexie (2007), mais le problème est plus complexe dans le cas de la dysphasie. En effet, il est difficile de travailler de la même façon avec des sujets dysphasiques, précisément parce que la méthodologie de la remédiation cognitive linguistique telle qu’elle est conçue, s’appuie non seulement sur la manipulation concrète, mais aussi et surtout, sur le langage oral dans le cadre de l’entretien clinico-critique mené par le psychologue (Clavel, 1996). Il s’agit en effet d’interagir avec le patient sous forme de suggestions et de contre-suggestions afin de lui permettre peu à peu de prendre conscience des schèmes logiques travaillés et dans le même mouvement, de les construire au moyen d’une pensée alors plus opérative que figurative (Dolle & Bellano, 1989). Ainsi, avoir recours au référentiel de la remédiation cognitive linguistique auprès de jeunes dysphasiques suppose donc de prévoir une nécessaire adaptation de la méthode.
18Grâce à ces connaissances inter-reliées, il est possible d’approfondir la compréhension des modes d’apprentissage des adolescents dysphasiques. Ces derniers n’apprennent à lire et à écrire qu’avec difficulté même s’ils acquièrent progressivement un langage informatif, au service des connaissances d’une communauté linguistique, et qu’ils font preuve d’adaptation sur le plan conversationnel notamment. Les activités métalinguistiques des rébus et charades, ainsi que la situation de groupe ont permis de travailler sur ces deux versants.
La démarche et ses adaptations méthodologiques progressives
Qu’est-ce qu’un rébus ?
Définition historico-culturelle
19L’étymologie du mot « rébus » est encore discutée aujourd’hui (Préaut, 2004), mais on peut, si l’on suit le Petit Robert, la rapprocher de la formule latine de rebus quae geruntur signifiant « au sujet des choses qui se passent ». Cette formule aurait en effet été utilisée par les clercs, à la fin du xve siècle (1480), pour nommer des libelles [3] qui comportaient des dessins énigmatiques. Le rébus est donc un jeu d’esprit populaire, qui a traversé les siècles jusqu’à nos jours et qui peut être défini comme une « suite de dessins, de mots, de chiffres, de lettres évoquant par homophonie le mot ou la phrase qu’on veut exprimer » (Le Petit Robert). Composer, deviner, déchiffrer un rébus revient donc à produire et comprendre du langage, ou peut-être des langages, car comme précisément défini, et tel que le rappelle Préaut (2004, p. 19) à juste titre, dans les rébus, « l’image ne remplace pas un mot, mais le son de ce mot ». Nous n’avons d’ailleurs pas cherché à simplifier ces entrelacs langagiers, mais au contraire, à les mettre à profit.
Définition technique
20Selon Issoufaly et Primot (1996, p. 5), dans leur jeu Phonorama, les mots rébus sont destinés à « saisir plusieurs unités sémantiques à l’échelle de la syllabe et à les concaténer de façon à créer des mots. Ce travail sur syllabes sémantisées est plus propre à faire distinguer les éléments constitutifs du mot que le résultat. Les opérations de fusion de mots monosyllabiques signifiants en un seul se rapprochent de la fonction de lecture qui consiste à faire du sens avec des unités de plus en plus grandes : d’abord appréhender le mot par ses composants, puis la phrase, puis le texte ».
21Comme on peut le constater à travers le stock des unités linguistiques utilisées présenté en annexe 2, les rébus et charades sont des supports multi-facettes ; c’est pourquoi nous avons constitué progressivement un ensemble d’exercices en contrôlant au moins trois critères : phonologique (mots de une à quatre syllabes), lexical (mots essentiellement familiers et fréquents) et sémantique (représentations à propos d’objets du quotidien, d’animaux, d’histoire et de géographie).
22De plus, compte tenu de l’emboîtement des différentes sortes d’unités linguistiques, un métalangage a dû être élaboré pour nommer les mots, donner les consignes, amener les jeunes à réfléchir de façon métacognitive sur leur propre démarche, et décoder les stratégies progressivement construites autour du déchiffrage des rébus. Deux catégories de mots ont ainsi été différenciées systématiquement : (1) les mots-composants, ou mots-parties, réunis dans un tableau-poster de dessins à fond rouge ; (2) les mots-cibles, appelés également mots-solutions, réunis dans un tableau de dessins à fond vert. Les terminologies utilisées avec les jeunes ont été choisies pour travailler ici la classification logique qui distingue le tout et ses parties, comme pour rappeler la dimension transformatrice assurée par l’opération additive des parties formant un ensemble différent, qui constitue alors la « solution » à l’énigme posée par le rébus.
Pourquoi des rébus ?
23Nous nous sommes posé la question suivante : comment mobiliser des capacités langagières chez des adolescents grâce à un support unificateur, permettant de mettre au travail chacun, en commun et en individuel ?
Pour aborder les difficultés structurelles par des moyens cognitifs détournés
24A la lumière des réflexions théoriques précédemment développées, les rébus et charades ont semblé des exercices judicieux et peu proposés aux jeunes, pour entraîner les fonctions cognitives impliquées dans les traitements auditivo-verbaux du langage. En effet, pour contourner les troubles phonologiques, l’écrit se doit d’être exploité comme « un support rééducatif privilégié permettant l’amélioration de l’oral » (Mazeau, 2005, p. 137), « avec l’idée d’allers et retours incessants entre oral, écrit, pictogrammes et expérimentation (…), et ce tant en compréhension qu’en production » (p. 127).
25Mazeau situe par ailleurs les pictogrammes, représentations iconiques du mot, comme des outils particulièrement recommandés en tant que « précurseurs et intermédiaires dans l’acquisition de l’écrit. ». Ils partagent en effet avec le langage écrit « de nombreuses caractéristiques (persistance de la trace, transmission du sens par la succession séquentielle, linéaire et ordonnée de signifiants indépendants) (…) [et] contrairement aux langages écrits alphabétiques ou syllabiques, ils ne comportent pas de sous-unités infralexicales et permettent ainsi un accès sémantique facile » (2005, p. 128).
Pour créer avec les jeunes une ambiance favorable au remue-méninges
26Comment poursuivre des apprentissages, alors que rien ne s’enclenche comme prévu ? Les apprentissages scolaires prennent l’allure d’un « combat », les rééducations stagnent, le soutien familial s’épuise. Face à des adolescents, la motivation et l’intérêt pour la tâche restent source d’espoir et de découverte. En plus de la situation groupale motivante puisqu’engageant une forme de « compétition naturelle » entre les jeunes, à celui qui trouvera le premier la solution à l’énigme tout en se gardant de la dévoiler à ses camarades encore en recherche, les rébus et charades développent cette appétence à trouver et à deviner : la quête du mot mystère qu’on peut ensuite avoir davantage envie de retenir parce qu’il a par ailleurs été cherché et fabriqué. Mazeau (2005, p. 147) insiste sur l’impact de ce type de dynamique : « On encouragera les exercices et jeux favorisant l’expression, nécessitant des désambiguïsations et des précisions, en individuel ou en groupe, en situation la moins artificielle possible ».
27De plus, dans un contexte de troubles instrumentaux qui engendrent une grande lenteur et une fatigabilité importante, Szliwowski et al. (1997) recommandent « des approches pédagogiques concrètes, gestuelles et visuelles » pour permettre l’accès à l’écrit, car c’est bien cet apprentissage qui va apprendre aux patients à mieux parler. C’est pourquoi nous avons cherché à adapter au maximum l’outillage à chaque sujet, et à chaque adolescent : dessins, jetons, cartes, symbolisations diverses, images avec syllabes sémantisées, et cela à travers des activités de découpage, collage, coloriage ou traçage.
28Enfin, sur le plan socio-affectif, le contexte groupal doit permettre l’expression de chacun et la confrontation des points de vue, la coopération pouvant ainsi être mise en sens, à travers avant tout le respect et la compréhension de règles communes. Les jeunes sont donc amenés à échanger entre eux et avec les adultes : l’hypospontanéité comme à l’inverse l’impulsivité, mais aussi la fluidité et l’informativité du discours sont ainsi travaillées de façon indirecte, en les encourageant avant tout à interagir. Nous rejoignons à nouveau Mazeau (2005), pour qui les objectifs prioritaires dans le cas de la dysphasie, sont de développer la communication et de lutter contre le risque de réduction psycholinguistique. Enfin, le groupe offre aussi un cadre contenant et rassurant, en regroupant des participants présentant tous le même trouble développemental autour d’activités médiatrices ritualisées et ludiques, et des professionnelles qui peuvent accueillir, à travers un double regard, ce qui se joue dans les dimensions cognitive, sociale, culturelle, affective et bien sûr linguistique.
Construction de la méthode et évolution
29Suite au projet formel initial, le dispositif s’est construit au fil des séances et de leur analyse, à travers des autorégulations et adaptations successives.
Cadre spatio-temporel
30La co-animation fut donc assumée par une orthophoniste linguiste et une psychologue du développement, alors dans sa dernière année de formation. Cette prise en charge groupale s’est déroulée en ITEP, dans le bureau de l’orthophoniste, selon une fréquence d’une heure hebdomadaire et ce durant sept mois, de décembre 2007 à juin 2008, soit dix-neuf séances. Chaque séance fut par ailleurs suivie d’un temps d’élaboration et de coordination entre professionnelles de trente minutes, ainsi que d’un travail annexe de traçabilité.
Méthodologie évolutive
31Nous avons rapidement décidé de coupler à l’activité rébus, une activité charade de fin de séance, afin de travailler les mêmes compétences logiques mais avec une entrée différente : celle du langage oral. Il s’agissait ainsi de faire directement appel aux capacités d’attention, de mémoire et de compréhension, et de solliciter l’accès au réseau sémantique à partir de la définition. Il nous est alors venu à l’idée de fournir aux patients, en fin d’activité, les images des mots-composants et mots-cibles mis au jour dans la charade, afin de permettre une boucle à travers les processus pluriels de traitement de l’information, en lien avec le travail d’accès visuel effectué au niveau des rébus.
32A cette première adaptation s’est ajoutée la création de deux tableaux-posters rouge et vert, affichés dans le bureau, et assurant non seulement une activité régulière de classification des mots utilisés à chaque séance, mais aussi une traçabilité permettant ainsi la constitution progressive d’un stock lexical visible sur repères imagés connus. Par la suite, un troisième tableau, jaune celui-ci, a été introduit afin de répertorier les différentes unités linguistiques écrites, introduites au fil de l’année à travers les rébus et charades combinant progressivement dessins et langage écrit, et classées selon leur nature, en termes de lettres, syllabes ou mots-outils. Ces différents tableaux ont ainsi pu soutenir le travail mnésique, et ont également servi de base à une évaluation en tâche de dénomination rapide chronométrée.
Outils
33Nous avons fourni à chacun un carnet de notes pour écrire et dessiner ainsi qu’un carnet répertoire permettant à ceux qui le souhaitaient de disposer d’un support mémoriel particulier des mots travaillés. Nous avons également construit pour chaque participant une « frise additive » soutenant le travail logique du schème de composition additive, et conçue sur le modèle de l’opération d’addition (…+…+…=…) avec des cases de couleurs différentes, respectivement rouges et vertes, pour les mots-composants et mots-cibles.
34Une signalétique similaire mais adaptée aux phrases-rébus a également été utilisée, avec la fabrication par les jeunes, de leurs propres frises additives correspondant à la phrase trouvée : les différents mots d’une phrase sont inscrits dans des cases comportant pour la première version les images des mots en question, et pour une seconde version, les mêmes mots, écrits de leur main, offrant ainsi le support à une relecture. On voit donc bien ici que les outils ont été conçus et utilisés dans une perspective d’allers-retours permanents entre oral et écrit (dessins ou langue écrite), selon « des modes d’approche de l’écrit différenciés ou habilement mêlés » comme le préconise Mazeau (2005, p. 128). De plus, nous avons procédé selon une alternance de moments de travail collectif et individuel, visant à développer l’autonomie, avec néanmoins un soutien individualisé pour chaque adolescent selon ses difficultés spécifiques.
35Illustrations du travail des rébus : mots et phrases Sur l’axe syntagmatique, nous travaillons l’addition et l’ordination par différentes tâches : identifier, compter, mettre en ordre, fusionner, recomposer des mots à partir de syllabes. Sur l’axe paradigmatique, nous orientons l’analyse sur la substitution des mots-composants entre eux, la comparaison de mots et leur classement dans les tableaux-posters.
36L’activité Rébus-phrase est menée de manière similaire :
- Dénomination collective de chacune des images du message-rébus et allers-retours avec le tableau-poster des mots-composants : discrimination des mots connus et nouveaux ;
- Entourer les mots identifiés dans le message-rébus ;
- Fabrication d’une frise par découpage des images des mots-composants, et collage dans des cases pour reconstituer chaque mot-cible du message-rébus ;
- Lecture du rébus-phrase à partir de la frise additive (frise-images) ;
- Ecriture collective de la phrase dans une deuxième frise-mots, parallèle à la première, et relecture de celle-ci ;
- Différencier les unités linguistiques non imageables des unités imageables par classement dans les différents tableaux-posters répertoriant dessins (tableaux rouge et vert) ou langage écrit (tableau jaune).
Evaluation qualitative des regards croisés
37Garantir un regard clinique suppose de tendre à une appréhension du sujet humain dans toute sa singularité et sa globalité, tel que toujours situé et en évolution permanente (Lagache, 1949). Il s’agit donc notamment de tenir compte de ce qui se joue au niveau des différents registres d’expression des patients et d’en extraire, selon nos perceptions et la recherche constante d’équilibre entre subjectivité et objectivité, des problématiques qui se dessinent. Le double regard offert par ce partenariat nous a conduites à accueillir et entendre ce qui s’est actualisé à travers le dispositif décrit selon au moins trois perspectives, différenciées ci-dessous mais conçues à l’évidence, de façon intriquée et interdépendante. [4]
Plan psychosocial et comportemental
38D’un point de vue psychosocial et comportemental, la participation des jeunes s’est révélée parfois très compliquée, les débordements ou les attitudes de retrait évoluant du simple parasitage aux contaminations du groupe entier. Néanmoins, des régulations groupales s’opèrent naturellement, et nous intervenons également à diverses occasions, afin de garantir le maintien du cadre de travail. Au-delà d’une grande variabilité de la disponibilité attentionnelle de chacun, on peut distinguer des profils d’attitudes particuliers.
39Ainsi, Damien est facilement agité et il a tendance à malmener ses camarades. Il développe souvent des activités annexes de gribouillage, découpage et de manipulation d’objets divers. Il s’exprime beaucoup mais de façon impulsive, signifiant un important défaut de contenance. Damien cherche avant tout l’attention exclusive du groupe, et supporte mal toute forme de frustration, tel un jeune enfant. A l’inverse, Marie se situe plutôt sur le registre de l’inhibition, elle se montre très calme et responsable, organisant son action sans se laisser perturber. Elle répond à toutes les consignes, mais dessine souvent dans un certain repli, en s’évadant dans son imaginaire. Il est nécessaire de solliciter régulièrement sa participation orale, et elle communique en ce cas quasi exclusivement en aparté avec ses voisins. En alliance avec Bernard, Jordan est très sensible à l’ambiance, et se laisse influencer par la dynamique groupale, agitée ou sereine. Souvent en retrait, Bernard montre quant à lui des limites pour s’investir dans ce type d’activité et ses prises de parole non maîtrisées questionnent. Il assure pourtant une fonction de lien et de temporisation parmi les jeunes, mise à mal par ses absences répétées en rapport avec le démarrage de stages professionnels.
40On remarque que les liens avec les pairs et les professionnelles, médiatisés par les supports offerts, permettent malgré tout d’exprimer l’anxiété qui réside derrière les difficultés d’adaptation sociale relevées, et de retrouver, par saccades, une disponibilité cognitive au travail proposé. Les participants recherchent aussi régulièrement un fonctionnement en binôme, canalisant l’excitation et apaisant les angoisses. Il peut alors s’agir d’une participation sous forme d’alliance, comme ce fut souvent le cas de Jordan et Bernard, ou alors de la sollicitation de l’aide individualisée de l’adulte, en attention conjointe face à la tâche en cours.
Plan psychoaffectif et motivationnel
41Toute démarche de soin, en particulier dans le cas de patients confrontés régulièrement à des situations d’échec comme c’est le cas des jeunes en difficultés d’apprentissage, ne peut faire l’économie de la prise en compte de la question de l’estime de soi, ce qui suppose ici un bref éclairage théorique. La notion de compétence « perçue » est souvent placée au centre du concept d’estime de soi, défini alors comme l’écart entre nos performances et nos aspirations, entre idéal et réalité, tout deux demeurant subjectifs dans leur appréhension et soumis à l’influence de la qualité des feed-back sociaux renvoyés par l’entourage (Harter, 1985). Bandura (2003), montre bien quant à lui la nécessité pour chacun de développer des sentiments d’autoefficacité, laissant percevoir un système d’autorégulations entre estime de soi, performance et motivation, par ailleurs largement développé dans la littérature en lien avec la question scolaire notamment (Lieury & Fenouillet, 1997).
42Cette spirale affective et motivationnelle s’est illustrée constamment dans ce que les jeunes nous ont donné à voir à travers ce groupe. Jordan, tout d’abord, se dévalorise énormément dans son discours et démissionne si rapidement qu’il a besoin d’un étayage constant. Dans son cas, la dimension relationnelle tient une place très importante dans son jugement personnel. Devant la difficulté, il peut se montrer persévérant s’il est soutenu de manière réaffirmée voire guidée, mais la peur de l’échec le paralyse vite. Il s’ensuit démotivation, fatigue et repli. Néanmoins, lorsqu’il a pu se trouver en situation de réussite, le sentiment d’autovalorisation en retour, ajouté aux félicitations et encouragements des professionnelles, lui a été bénéfique, lui permettant ainsi de se risquer davantage à d’autres tentatives, entraînant, en chaîne, d’autres paliers de progression. Bernard a souvent réagi de façon assez similaire devant la difficulté, mais du fait de ses absences, il n’a probablement pas pu bénéficier d’une continuité suffisante du suivi pour prendre totalement sa place dans ce groupe et s’investir davantage.
43Damien quant à lui, perturbe ses camarades par un comportement intrusif, et se pose ensuite en victime, situation dont il cherche à tirer des bénéfices narcissiques secondaires mais qui conduit souvent à une forme de rejet de la part de ses camarades. Sa relation à l’adulte questionne le lien en permanence et cherche une approbation inconditionnelle. Marie se montre à l’inverse très autonome au niveau de ses choix. Elle est valorisée par le groupe de par son efficacité et sa rapidité, ainsi qu’à travers la qualité de ses productions, ce qui peut lui permettre de lever parfois son inhibition à l’oral.
44Ces adolescents ont pu ainsi, chacun à leur rythme et dans la mesure de leurs possibilités, avancer dans la restauration de l’estime d’eux-mêmes, avec les avantages et inconvénients que la situation groupale induit en ce domaine. La confrontation au regard des autres, la difficulté à s’exprimer face aux pairs et adultes, et la crainte de prendre le risque de se tromper sont contrebalancées par le sentiment d’autoefficacité apporté par les situations de réussite, et les progrès effectués à travers la mise en jeu du conflit sociocognitif dans un dispositif étayant. Enfin, le recours aux références culturelles, permettant d’échanger sur des liens d’appartenance communs, ainsi qu’une expression plurielle autorisée par l’écrit, le dessin, ou l’oral selon les besoins, ont également été des appuis solides et positifs, favorisant la communication dans un contexte encourageant la valorisation de soi.
Plan cognitivo-linguistique
45Par des allers-retours oral/écrit, de la syllabe au mot, pour viser l’énoncé et la phrase, la progression a été conçue en lien avec le développement normal du langage (Ferreiro & Gomez Palacio, 1988). Ponctuellement, des liens ont été tentés avec les graphèmes/phonèmes et la correspondance grapho-phonologique. On constate, pour les quatre adolescents, de plus en plus de possibilités d’accès à l’écrit en lecture/écriture, car si les images restent l’alternative principale, la langue écrite peut être introduite graduellement. De plus, ce dispositif a permis de mobiliser les capacités conversationnelles de ces jeunes, avec pour certains, un travail de maîtrise de leur impulsivité et pour d’autres, une avancée dans la levée progressive de l’inhibition.
46Ils se montrent acteurs de leur propre savoir, avec de plus en plus de manipulation voire même l’idée de créer eux-mêmes des rébus : la poursuite de la prise en charge dans cette perspective est même envisagée. On note aussi une amélioration notable dans la construction des schèmes précités (Clavel, 1996), essentiels à la manipulation de la langue écrite, notamment pour Jordan et Bernard. Néanmoins, les progrès restent encore furtifs et les stratégies non automatisées pour le moment. Ces deux adolescents ont également progressé dans la rapidité de lecture des mots-outils. Pour Jordan, les rébus permettent un mode compensatoire de nature sémantique. La lexicalisation systématique (« je pense à quelque chose ») semble relever du soulagement grâce à la mobilisation d’autres ressources.
47Damien a brillé quant à lui par ses performances encyclopédiques, ses initiatives plus ou moins appropriées et sa créativité, mais il persiste dans des difficultés phonologiques et supporte difficilement de se confronter à ses erreurs, ce qui rend sa progression difficile à ce niveau. Quant à Marie, ce dispositif lui a permis de montrer l’étendue de ses capacités sur le plan graphique, mais aussi à travers la pertinence et la rapidité de son évocation. Pour compenser les défauts phonologiques, elle a recours à l’orthographique, et dispose de processus de médiation phonologique « à trous » tout en utilisant un repérage alphabétique fonctionnel. Marie tente de contrôler et se montre très persévérante, mais sans réussir à tous les coups.
48Compte-tenu des particularités développementales des quatre « dysphasies » décrites, les limites de cette prise en charge se situent pour l’essentiel au niveau de l’évaluation. En effet, il faut bien comprendre que notre démarche correspond avant tout à une première tentative de nous lancer, avec ces jeunes, dans la création d’un dispositif novateur en adaptation constante, autour d’un partenariat initié à cette occasion. De fait, cette expérience donne à voir une esquisse d’une méthodologie qui demanderait dans l’avenir à être davantage précisée et évaluée, selon un cadre d’analyse rigoureusement prévu, dont le choix des indicateurs reste encore à réfléchir. L’avancée qualitative décrite précédemment montre en tout cas qu’une telle activité est une passerelle pour des diagnostics affinés, pour stimuler des compétences sociales et communicatives en devenir, et pour renforcer des modes autocompensatoires destinés à utiliser les zones de fonctionnalité préservées.
Conclusion
49Par le recours notamment à des référentiels orthophoniques, psycholinguistiques et néo-piagétiens, la prise en charge de ces quatre adolescents a valorisé deux axes d’intervention susceptibles de se compléter : la rééducation orthophonique et la remédiation cognitive, avec la possibilité envisagée de compléter le bilan orthophonique de chaque jeune par un bilan opératoire. Cette double approche vise à aborder avec les patients les dimensions linguistique et métalinguistique d’une part, et psychocognitive d’autre part, afin de les aider dans la construction et l’élaboration de leur pensée, en lien avec leurs problématiques dysphasiques spécifiques. Un bilan neuropsychologique permettrait évidemment de davantage tenir compte de fonctions cognitives au service du langage telles que la mémoire.
50L’éclairage de la littérature, ainsi que l’expérience institutionnelle que nous avons partagée confirment l’intérêt d’une approche interdisciplinaire (Walch, 1992). Comme l’argumentent Clair-Bonaime et Walch (2007), dans l’étude de la mise en évidence de stratégies compensatoires, la recherche d’interfaces, à la fois théoriques et pratiques, s’impose de plus en plus comme une possible voie d’accès au champ complexe du langage, et de ses perturbations développementales spécifiques. Par ailleurs, l’expérience clinique qui fut la nôtre nous a une fois de plus montré à quel point les registres affectif, sociocognitif et linguistique pouvaient être intriqués, ouvrant notamment la voie à une future piste de travail, à savoir le lien entre la communication au sens large et la question, là encore bien vaste, de l’estime de soi.
51Dans le cadre des apprentissages tardifs à mener auprès d’adolescents qui disposeront toujours d’un langage oral atypique, la pertinence des conditions de stimulation se pose, et notamment la question des outils à proposer pour développer entre autres des moyens cognitifs autocompensatoires, une autonomie dans l’utilisation d’outils-ressources tels que l’ordinateur, mais aussi une conscience des stratégies mentales grâce à un apprentissage entre pairs dans des ateliers de lecture/écriture par exemple. Agir sur le caractère causal de la dysphasie, ou favoriser l’adaptation par un entraînement, convergent vers le même but : optimiser le potentiel d’un jeune qui, malgré tout, produit et comprend des langages.
Annexe I - Présentation clinique des quatre tableaux langagiers
Annexe II - Stock d’unités linguistiques : rébus et charades confondus
52Répertoriées dans l’ordre de présentation aux jeunes au fur et à mesure de l’année et selon la signalétique suivante : rébus / charades / rébus et charades [5]
Composants
?85 mots-parties présentés de façon imagée dans les rébus ou définis oralement dans les charades et affichés sous forme de dessins dans le tableau-poster à fond rouge :
54table, eau, pont, pied, rue, banc, chat, pot, aile, tas, pie, lait, car, os, lit, boue, nez, pain, seau, ré, raie (cheveux), la, poids, son, scie, mât, poux, zoo, homme, meuh !, beau, reine, bas, deux (2), laine, croc, code, île, nœud, pas, rat, chut !, raie (le poisson), pluie, riz, queue, âne, nid, ver, serre, haut, as, heure, faux, yeux, lent, soir, oie, jeux, haie, joue, vent, thé, corps, dés, plus (+), un (1), hache, œufs, or, dit, natte, loup, vingt (20), cœur, cou, pis, sol (la note), craie, houx, toit
?Lettres/sons/syllabes présentés à l’écrit dans les rébus ou définis oralement dans les charades et affichés sous forme écrite dans le tableau-poster à fond jaune :
56A ON M no tra let S n T R i LE rs u l CO k p L B O é a
Cibles
?57 mots-solutions écrits dans les carnets et affichés sous forme de dessins dans le tableau-poster à fond vert :
58tableau, pompier, ruban, chapeau, Noël, tapis, chalet, cartable, Australie, boulet, carnet, pinceau, Pyrénées, carré, lapin, poisson, cinéma, poulet, ciseaux, poney, omelette, bonnet, sirène, balai, madeleine, crocodile, baleine, parachute, tabouret, parapluie, barrique, pompon, anniversaire, saucisson, otarie, aspirateur, faucille, carrosse, balançoire, passe, journée, devant, télé(vision), accordéon, acheter, ordinateur, Louis, vainqueur, course, rapide, parasol, crème (solaire), copains, pleut, oublier, bottes, laboratoire
Mots-outils
?Mots-cibles ou mots-composants utilisés dans les phrases-rébus et affichés à l’écrit comme mots-outils dans le tableau à fond jaune :
60moi, mes, je, la, mais, plus, rien, ne, le, de, à, est, la, il, faut, un, une, et, des, comme, beaucoup, pas
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : representations, strategies compensatoires, schemes, partenariat, troubles spécifiques du langage (TSL), adolescents
Mise en ligne 02/04/2013
https://doi.org/10.3917/devel.002.0035Notes
-
[1]
Cette terminologie franco-française correspond au tableau de Spécific Language Impairment (SLI), décrit dans la littérature anglo-saxonne chez Conti-Ramsden et Botting (1999).
-
[2]
Dans le plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage oral et écrit, B.O. des 6 et 7 février 2002, il est stipulé un diagnostic tripartite : médical, psychologique et orthophonique.
-
[3]
Du latin libellus (petit livre), il s’agit de petits écrits satiriques qui peuvent porter un caractère diffamatoire (Le Petit Larousse).
-
[4]
Codage : C pour Consonne, V pour Voyelle.
-
[5]
Les unités présentées en italique dans les listes n’ont pas été évaluées lors de la séance finale.