Croire en l’État. Une genèse de l’idée de service public en France (1873-1940) de Charles Bosvieux-Onyekwelu (Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, coll. « Sociologie historique », 2020)
- recommandé par Arthur Vuattoux, sociologue, membre du comité de rédaction.
2C’est l’histoire d’une idée qui a échappé à ses promoteurs, tout au moins en partie, et qui semble désormais promise à un bien sombre avenir. Charles Bosvieux-Onyekwelu propose, dans cet ouvrage dense et très documenté, de faire l’histoire de la « captation » de la notion de service public par les juristes durant la Troisième République, période durant laquelle les élites politico-administratives devaient se dorer d’un vernis républicain pour maintenir une légitimité contestée. C’est au sein du Conseil d’État et du corps des professeurs de droit que se forgera cette idée de service public, entendue comme « adaptation de la pensée d’État à un âge démocratique », ou plus cyniquement « discours de rechange des élites ». En effet, l’auteur note que l’idée de service public (et sa mise en œuvre) sert d’abord au maintien de ces élites dans l’appareil d’État dans une période de démocratisation. Il rappelle en même temps que « le “service” n’est qu’une notion, qui ne fait pas exister le “public” dont elle se revendique ». On est encore bien loin, dans l’univers tertio-républicain analysé par l’auteur, de la démocratie sociale qui naîtra de la Libération, et qui donnera au service public la tonalité qu’on lui connaît aujourd’hui : celle d’une garantie de l’égalité des citoyens, d’un bien-être collectif et d’une protection face aux lois du marché.
3Au cœur de l’ouvrage, on trouve la montée en puissance du droit administratif qui va progressivement dessiner le périmètre de l’État et de son intervention, qui va rendre compte des besoins du « public ». Le champ juridique construit dès lors le service public, via le sous-champ du droit administratif, dans une forme de tâtonnement dont rend compte l’auteur à travers l’analyse d’affaires qui ont marqué le Conseil d’État dans la période étudiée. Cette analyse permet de saisir comment, du petit monde des juristes, la notion de service public en vient à être appropriée par ceux dont elle est censée accompagner l’existence : les citoyens, le « public » et, plus spécifiquement, ceux qui font le service public au quotidien. On suit dès lors l’auteur dans une très intéressante genèse du fonctionnariat, de ses règles – telles celles de son « extraterritorialité dans le monde du travail » ou celles qui fondent une « éthique » du service public.
4La lecture du livre de Charles Bosvieux-Onyekwelu conduit nécessairement à réfléchir à la période contemporaine : reste-t-il encore autre chose que quelques cendres fumantes du service public défini par les juristes de la Troisième République, puis réapproprié par les travailleurs via l’État social de 1945 ? La conclusion de l’ouvrage navigue entre un pessimisme largement partagé parmi ceux qui étudient ou incarnent le service public d’aujourd’hui et un optimisme rendu possible par les réflexions sur les communs, sur le service public guidé par l’objectif de réduction des inégalités. À l’heure des lois de « transformation de la fonction publique », de l’affaiblissement du fonctionnariat par un recours massif à l’emploi contractuel, de la mise en faillite des hôpitaux, des tribunaux, des universités et de tous les autres services publics, revenir aux origines d’une idée, à son appropriation par les mouvements sociaux, ne peut qu’aider à penser le présent.
Quelques BD féministes jetées en touffe, sans les mettre en bouquets
- recommandées par Lisa Carayon, maîtresse de conférences en droit, membre du comité de rédaction.
6Puisque nous fêtons ces mois-ci le cinquantième anniversaire du Manifeste des 343 « salopes », moment fondamental de la lutte pour le droit à l’avortement, laissez-nous vous proposer, en guise de célébration, quelques lectures féministes choisies sur le rayon BD des parutions récentes.
7Calendrier oblige, commençons par Le Manifeste des 343. Histoire d’un combat (Laffitte, Strag, Duphot, éd. Marabout). Un ouvrage en nuance de roses et rouges qui fait la lumière sur la face cachée de ce texte fondateur. Oui, c’est le Nouvel Observateur qui a publié la liste de noms, mélange de stars et d’anonymes qui ont choisi de ne pas le rester. Mais qui était derrière l’idée initiale de la publication ? Des femmes bien sûr ! Petites mains du journal restées inconnues et que ce livre vient réhabiliter, accomplissant ainsi un double travail de mémoire : mémoire illustrée des luttes collective des femmes et mémoire des individualités qui y ont participé, parfois de manière déterminante.
8C’est à partager ces histoires individuelles que nous invite Cher corps (Léa Bordier et al., éd. Delcourt/Mirages). Treize illustratrices pour illustrer treize histoires de femmes. Vieilles, grosses, non-binaires, anorexiques, tatouées, handicapées, mères, atteintes de vestibulodynie, à gros seins, victimes de violences sexuelles, lesbiennes (ou parfois une combinaison d’un peu tout ça)… Un livre pour tout le monde mais que l’on peut aisément offrir à des ados pour une lecture accompagnée, ouvrant à un dialogue féministe. Autre lecture possible pour adolescent·es ou féministes en éveil : M’explique pas la vie mec ! (Rokhaya Diallo et Blachette, éd. Marabout). Mi-BD mi-Manuel, cet ouvrage, quoiqu’un peu décousu par moments, explique, illustre et donne quelques armes contre le mansplanning et autres petites habitudes du patriarcat…
9On réservera en revanche aux plus grand·es la lecture de Trajectoires de femmes. Journal illustré d’un combat (Erin Williams, éd. Massot). L’autrice nous parle durement de son passé alcoolique, des violences sexuelles qu’elle a subies et de leurs répercussions sur sa vie présente. Le dessin est travaillé pour être dur parfois jusqu’à la laideur. On peut tout à fait ne pas aimer et le prix de l’ouvrage (26 €) peut inviter (je l’ai déjà conseillé par le passé !) à passer par une suggestion d’achat auprès de votre bibliothèque. Mais le choix esthétique radical invite cependant à s’ouvrir à la puissance du malaise de l’autrice qui parle après tout d’expériences tristement communes.
10C’est une sensation toute différente qui nous prend à la lecture de Il est où le patron ? Chronique de paysannes (Maud Bénézit et Les paysannes en polaire, éd. Marabout). Avec beaucoup d’humour et de légèreté, un collectif de femmes agricultrices s’est associé à une dessinatrice pour parler de leur quotidien de travail invisibilisé et d’expertise dénigrée. Vous avez l’impression d’en apprendre plus sur l’apiculture et la traite des chèvres que sur les luttes féministes et les réunions en non-mixité ? Tant mieux, cela veut dire que vous êtes déjà bien sensibilisé·e à l’antisexisme ! Mais il serait dommage de passer à côté de ces voix si peu écoutées, ne serait-ce que pour soutenir une initiative de création partagée militante.
11Si vous voulez plutôt lire une histoire que vous ne connaissez assurément pas, tournez-vous donc vers À mains nues (Leila Slimani et Clément Oubrerie, éd. Les Arènes). Premier tome d’une série à venir consacrée à la vie de Suzanne Noël, chirurgienne qui, dans les années 1920, fût l’une des précurtrices de la chirurgie réparatrice, puis esthétique. Dans un crayonné un peu sombre, propre à restituer la période, ce livre éveille des sentiments ambivalents : admiration devant le parcours exceptionnel d’une femme dans son temps et malaise que ce talent ait participé à l’émergence d’une spécialité médicale parfois bien malfaisante à l’égard des femmes…
12Changer la façon dont on représente les femmes : voilà justement ce à quoi nous enjoint Sous nos yeux. Petit Manifeste pour une révolution du regard (Iris Brey et Mirion Malle). À la vérité on triche un peu car il ne s’agit pas vraiment d’une BD mais d’un court ouvrage d’une cinquantaine de pages, richement illustré, qui déconstruit très efficacement le sexisme de l’industrie du cinéma et de la télévision. Apprêtez-vous à réaliser brutalement toutes les violences et stéréotypes véhiculés par vos séries préférées et vos films d’enfance sans que vous n’en ayez jamais eu conscience ! Heureusement, les autrices nous livrent une riche filmographie alternative : de quoi occuper féministement les soirées d’un prochain confinement !