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Article de revue

Grande pauvreté et assistance éducative : faire évoluer les pratiques

Pages 67 à 71

Notes

  • [1]
    Groupe de recherche Quart Monde-Université, Le croisement des savoirs : quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble, Paris, Éditions de l’Atelier – Éditions Quart Monde, 1999, p. 87.
  • [2]
    Article 1187 du Code de procédure civile.
  • [3]
    Article 375-1 du Code civil.
  • [4]
    NDLR : la question de la charge de travail des juges des enfants et le temps alloué aux débats d’audience et à la rédaction des décisions ne sont à cet égard pas neutres ; il est du reste inquiétant de constater que les juges des enfants (avec les juges d’instruction) sont celles et ceux qui font le plus état, dans la magistrature, d’un impact de la charge de travail sur la qualité de leur travail (source : Syndicat de la magistrature, L’envers du décor : enquête sur la charge de travail dans la magistrature, publié en juin 2019 et téléchargeable ici : http://www.syndicat-magistrature.org/L-envers-du-decor-notre-grande-enquete-sur-la-charge-de-travail-dans-la.html).
  • [5]
    Xavier Bouchereau, « Assistance éducative : le risque d’un ethnocentrisme de classe », ASH, n° 2327, 3 octobre 2003.
  • [6]
    L’article 375-2 du Code civil prévoit le principe du maintien de l’enfant dans sa famille en cas d’intervention éducative ; en cas de placement, l’article 375-7 prévoit la poursuite par les parents de l’exercice de l’autorité parentale ainsi que la mise en œuvre de droits d’accueil. Lorsque la séparation est inévitable, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à de multiples reprises que « dans l’intérêt non seulement du parent concerné mais aussi de l’enfant, le but d’une prise en charge, le but d’un placement doit être d’unir à nouveau ce parent et l’enfant. C’est un point décisif qui fait peser sur les autorités une exigence forte » (CEDH, Olsson c. Suède, 24 mars 1988 ; Johansen c. Norvège, 7 août 1996 ; E.P. c. Italie, 16 novembre 1999).
  • [7]
    Instauré par la loi de réforme de protection de l’enfance de 2007, le projet pour l’enfant a été réaffirmé par la loi de 2016 n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant et son décret du 30 septembre 2016 : doit être établi pour chaque mineur bénéficiant d’une prestation d’aide sociale à l’enfance (hors aides financières) ou d’une mesure de protection judiciaire, un document unique intitulé projet pour l’enfant, qui vise à garantir son développement physique, psychique, affectif, intellectuel et social et à favoriser son autonomie.
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1Parce que la misère est une violation des droits fondamentaux, ceux qui la subissent ont besoin des professionnels de la justice et du droit pour les faire respecter, mais l’expérience de la justice par les personnes en situation de grande pauvreté est de manière collective très souvent douloureuse. Si l’on écoute ce que celles-ci nous disent, des termes reviennent régulièrement. Domination : « on est écrasé », « les juges sont en hauteur », « on ne connaît pas nos droits donc on est sous le pouvoir de l’autre ». Des mots qui blessent : « fragiles », « marginalisés », « les mots qui disent qu’on est incapables de gérer ». Une parole déniée : « on n’est pas entendu », « on a des choses à transmettre, des valeurs qu’on ne nous permet pas d’exprimer ». Le poids du passé : « on nous demande de nous projeter dans l’avenir, mais avec le casier judiciaire ou notre histoire, on revient toujours sur le passé », « le juge ne voit pas que les personnes changent ». La honte et le ressenti d’humiliation du fait du regard posé par l’institution et ses représentants : « je me sens diminué », « l’autre pense à ma place, du coup j’ai du mal à prendre les choses en main », « on est vu qu’à travers nos manques ». Il faut encore ajouter le sentiment que tout est joué d’avance, ce qui fait d’ailleurs que parfois les gens ne se présentent pas à l’audience. Mais aussi la peur, dont je reparlerai.

2L’assistance éducative, c’est-à-dire l’intervention judiciaire en matière de protection de l’enfance, est un domaine auquel ces familles se retrouvent très souvent confrontées. Parce qu’elle peut aboutir à une décision de séparer des enfants de leurs parents, chaque étape de la procédure revêt une importance particulière ; c’est donc une procédure qui engage l’avenir, mais qui est également révélatrice de la place faite aux familles et témoigne du respect ou non de leurs droits. Bien sûr, lorsqu’une situation est signalée et transmise à l’autorité judiciaire, des règles juridiques obligent à respecter la dignité des personnes et contribuent à leur donner leur place ; nous verrons toutefois que les choses ne se font pas si simplement concernant les familles en situation de grande pauvreté, et méritent une attention et des pratiques professionnelles particulièrement réfléchies et adaptées.

Une relation aux institutions sociale et judiciaire marquée par la peur

3La question de la relation entre familles et professionnels est une dimension importante de la protection de l’enfance. Cette relation est complexe, souvent marquée par des malentendus et incompréhensions, et a des conséquences sur les enfants. Les parents – qui ont recours à l’Aide sociale à l’enfance ou qui sont rattrapés par elle – ne sont pas dans une situation égalitaire avec celles et ceux qui sont mandatés pour les aider. Trop souvent, les parents en situation de pauvreté se sentent disqualifiés, considérés comme de mauvais parents et impuissants face aux institutions.

4Ce qui frappe c’est la peur dans laquelle vivent les familles. « Plus la personne est en difficulté, plus elle aborde sa relation avec le professionnel dans la peur : peur du jugement, peur du contrôle social ou d’être obligée de dévoiler son intimité, peur d’être contrainte d’accepter des projets qui ne sont pas les siens, peur de ne pouvoir ou ne savoir se justifier, et surtout peur que l’intégrité familiale soit mise en danger avec la menace d’un retrait des enfants. La peur est toujours à prendre en compte. Elle est source de conflit, d’agressivité ou de soumission, de silence ou de fuite[1]. »

5Cette peur fait adopter aux parents des comportements jugés inadéquats, qui sont mal interprétés et qu’on leur reproche ensuite. C’est, par exemple, cette jeune femme avec un bébé, sans logement, qui refuse d’aller dans le foyer d’hébergement qu’on lui propose, car elle a peur : placée dans son enfance, elle ne veut plus aller en foyer, et elle a peur qu’on lui enlève son enfant. Les services sociaux, découragés sans doute, ne vont plus s’occuper d’elle puisqu’elle refuse ce qu’ils lui proposent ; peu à peu, on va la rendre coupable de la situation dans laquelle elle se trouve et lui signifier qu’elle met son enfant en danger. Dans quel lieu un parent peut-il dire aujourd’hui qu’il a des difficultés avec son enfant sans prendre le risque de déclencher un signalement ? Les familles ont peur de demander de l’aide et redoutent l’intervention de toute personne extérieure. Cette peur les tient éloignés des lieux et des services qui devraient les soutenir : « Je suis allée voir le service social, car j’avais des difficultés avec ma fille, et je me suis retrouvée face au juge des enfants. »

6Ces personnes ont par ailleurs souvent peur d’être contraintes d’accepter des projets qui ne sont pas les leurs, que d’autres ont pensé bons pour elles, à partir des difficultés pointées. Quand une personne démunie se trouve face à la menace d’une autorité, souvent la meilleure solution pour elle est de ne pas contredire, d’acquiescer ; car si elles sont résistantes à l’aide imposée on leur reproche leur non-collaboration, alors même que la résistance est une preuve de dignité et de compétences. Tant que les « efforts » demandés sont des injonctions, que les démarches à entreprendre ne sont pas pensées avec les parents dans une rencontre qui leur permette de comprendre la situation et faire valoir leurs capacités, une action efficiente a peu de chance de se déployer.

7La honte et les humiliations vécues expliquent cette peur. Nombreux sont sortis humiliés et blessés du bureau du juge des enfants : « On m’a dit que je n’étais pas capable d’élever mes enfants ! » Les enfants subissent les regards portés sur leurs parents : comment aimer et admirer un père ou une mère quand ils sont déconsidérés ? Dès lors, comment agir avec les parents pour qu’ils puissent rester acteurs de l’avenir de leurs enfants, comment faire pour que ces interventions soient respectueuses du droit, des familles, non dévalorisantes et non craintes, et pour que la place des parents soit pleinement reconnue ?

Penser la procédure, les notions juridiques et les pratiques professionnelles dans ce contexte

8Le caractère contradictoire du débat, ce n’est pas juste équitablement distribuer le temps de parole à l’audience, mais permettre à chaque protagoniste de se sentir respecté, traité à égale dignité, reconnu dans ses aspirations, ses efforts et préparé à prendre la parole. Il n’est effectif que lorsque les familles ont acquis les moyens de s’exprimer et présenter leurs arguments, ce qui suppose notamment que tous les éléments du dossier leur soient connus. C’est une question de droit, mais aussi la condition pour qu’un travail puisse être engagé après l’audience. Il faut donc s’assurer qu’ils ont compris ce qui s’est dit à l’audience, mais aussi qu’ils ont été compris (alors qu’ils peuvent avoir du mal à s’exprimer). Cette question révèle l’importance de l’accès au dossier et de la présence d’un avocat.

9Il est prévu un accès de la famille au dossier judiciaire avant l’audience [2]. Peu de familles demandent à consulter leur dossier, ce qui n’est pas le signe d’un désintérêt, tant passer de « avoir un droit » à « pouvoir exercer ce droit » nécessite la réunion de certaines conditions. L’information, écrite dans la convocation, de la possibilité de consulter le dossier ne suffit pas. Écrire au tribunal si on veut aller voir son dossier constitue un obstacle ; des familles qui ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture n’osent pas aller consulter leur dossier. Face à des dossiers volumineux, classés d’une certaine manière, avec différents types de pièces et un langage spécifique (parfois médical, juridique, etc.), encore faut-il pouvoir aller à l’essentiel et comprendre les termes employés. Il faut en outre faire face à des histoires ou observations douloureuses. Une lecture accompagnée est donc souvent nécessaire. Nous pensons que pour le plein respect du droit des familles, il faut obtenir une évolution des textes pour permettre la délivrance d’une copie de ce dossier.

10Dans ce contexte, on voit bien que les familles doivent pouvoir être accompagnées et défendues lors de l’audience. Le rôle des avocats – même si la famille a pu consulter le dossier – est extrêmement important, car les personnes ne connaissent pas suffisamment leurs droits. La convocation à l’audience mentionne le droit pour parents et enfants d’être assistés par un avocat, mais peu de personnes concernées font usage de ce droit, pour des raisons multiples. Les parents ont parfois peur que ce soit mal vu par le juge et/ou les travailleurs sociaux ; du reste, même si beaucoup de professionnels reconnaissent que la présence d’un avocat permet des audiences plus constructives, il arrive que des intervenants sociaux s’étonnent, devant les familles, de la présence de l’avocat. Ou alors, les parents ne veulent pas donner l’impression d’être incapables de se défendre seuls. Puis, il n’est pas évident pour tout le monde de trouver un avocat : où et à qui s’adresser ? Il peut enfin aussi y avoir la peur des avocats.

11Le juge doit toujours s’efforcer de recueillir l’adhésion de la famille à la mesure éducative envisagée, qu’il s’agisse d’une intervention éducative en milieu ouvert ou d’un placement [3]. Mais que signifie adhérer, quel choix devant un juge des enfants dont on craint la décision ? Que signifie, par exemple, s’engager à un suivi psychologique ou toute autre démarche proposée/imposée ? Il s’agit plus souvent de soumission ou de colère muette que d’adhésion : les parents n’osent pas refuser de peur d’aggraver leur cas. Rechercher l’adhésion, ce n’est pas tant demander « êtes-vous d’accord avec ce que je propose ? » mais « quelles propositions faites-vous ? ». Les parents doivent être mis en capacité d’argumenter leur point de vue et progresser dans la compréhension de ce qu’ils pourraient faire. Le jugement doit aussi permettre à la famille de comprendre les objectifs de l’intervention, et donc être rédigé en des termes clairs, précis, ancrés dans les éléments de fait de la situation, compréhensibles par les parents et non stéréotypés [4]. Y lire par exemple « absence d’avancée notable dans la réflexion et dans le positionnement parental », renvoie immédiatement à cette idée que « les personnes les plus démunies sont condamnées à subir les vérités les plus invérifiables, à supporter le poids de nos représentations sur ce que doit être un parent » [5].

12Lorsque l’objectif du placement est de restaurer la fonction parentale [6], il est essentiel qu’un travail soit mené en direction des familles de façon à ce que l’enfant puisse revenir au domicile. Or ce qui est souvent rapporté par les parents, c’est l’absence de soutien après le placement de leurs enfants, ce qui les fragilise parfois davantage : « On peut comprendre que tous les placements ne sont pas négatifs, mais il faut expliquer pourquoi et ce qui doit être fait pour que les choses aillent mieux », explique une mère dont les enfants sont placés. C’est toute la question du projet pour l’enfant [7] : comment est-il élaboré ? Une démarche bâtie sur le projet de la famille amène à mobiliser les compétences présentes en son sein, et tient compte de ses aspirations et de ses valeurs souvent méconnues. Mais travailler sur les compétences plutôt qu’imposer des solutions pensées sans la famille, cela suppose la conviction que les personnes en difficultés ont des aspirations et forces sur lesquelles elles pourront s’appuyer, un contexte où les partenaires s’engagent avec elles pour co-construire des solutions, et cela demande un temps de rencontres, aujourd’hui de plus en plus contraint.

13Cela passe aussi par le respect des prérogatives d’autorité parentale. De nombreux parents disent : « pendant que l’enfant est placé, on pense qu’on n’est plus parent » ; « pouvons-nous aller voir les instituteurs en dehors du foyer ? Nous avons peur qu’on nous le reproche », s’inquiètent d’autres. Le fait que les parents soient exclus des décisions concernant leurs enfants est un problème juridique, mais surtout un affaiblissement de leur rôle auprès de leurs enfants. Respecter ce droit permet aux enfants de voir leurs parents dans leurs capacités à se mobiliser, de pouvoir être fiers d’eux.

14Cela passe enfin par le maintien des liens. Or les droits de visite et d’hébergement sont souvent insuffisants et peu constructifs ; il faudrait aussi parler des modalités précises (quel lieu, quelle fréquence et durée en tenant compte de l’éloignement et des moyens de transport, en présence ou non d’un tiers et si oui pour quel objectif, etc.). Ces droits devraient être pensés avec les parents, avec l’objectif de préparer le retour au domicile de l’enfant.

15Respecter le droit, c’est respecter l’égale dignité, donner aux personnes les moyens d’être acteurs. Les changements les plus profonds ne pourront se faire sans la participation des personnes en grande pauvreté. Le mouvement ATD Quart Monde a mis en place des co-formations, où professionnels et personnes ayant l’expérience de la pauvreté et de la justice entrent dans une démarche de croisement des savoirs afin de favoriser la recherche et la formalisation des conditions pour améliorer les pratiques et l’effectivité des droits fondamentaux.


Date de mise en ligne : 15/10/2019

https://doi.org/10.3917/delib.008.0067

Notes

  • [1]
    Groupe de recherche Quart Monde-Université, Le croisement des savoirs : quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble, Paris, Éditions de l’Atelier – Éditions Quart Monde, 1999, p. 87.
  • [2]
    Article 1187 du Code de procédure civile.
  • [3]
    Article 375-1 du Code civil.
  • [4]
    NDLR : la question de la charge de travail des juges des enfants et le temps alloué aux débats d’audience et à la rédaction des décisions ne sont à cet égard pas neutres ; il est du reste inquiétant de constater que les juges des enfants (avec les juges d’instruction) sont celles et ceux qui font le plus état, dans la magistrature, d’un impact de la charge de travail sur la qualité de leur travail (source : Syndicat de la magistrature, L’envers du décor : enquête sur la charge de travail dans la magistrature, publié en juin 2019 et téléchargeable ici : http://www.syndicat-magistrature.org/L-envers-du-decor-notre-grande-enquete-sur-la-charge-de-travail-dans-la.html).
  • [5]
    Xavier Bouchereau, « Assistance éducative : le risque d’un ethnocentrisme de classe », ASH, n° 2327, 3 octobre 2003.
  • [6]
    L’article 375-2 du Code civil prévoit le principe du maintien de l’enfant dans sa famille en cas d’intervention éducative ; en cas de placement, l’article 375-7 prévoit la poursuite par les parents de l’exercice de l’autorité parentale ainsi que la mise en œuvre de droits d’accueil. Lorsque la séparation est inévitable, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à de multiples reprises que « dans l’intérêt non seulement du parent concerné mais aussi de l’enfant, le but d’une prise en charge, le but d’un placement doit être d’unir à nouveau ce parent et l’enfant. C’est un point décisif qui fait peser sur les autorités une exigence forte » (CEDH, Olsson c. Suède, 24 mars 1988 ; Johansen c. Norvège, 7 août 1996 ; E.P. c. Italie, 16 novembre 1999).
  • [7]
    Instauré par la loi de réforme de protection de l’enfance de 2007, le projet pour l’enfant a été réaffirmé par la loi de 2016 n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant et son décret du 30 septembre 2016 : doit être établi pour chaque mineur bénéficiant d’une prestation d’aide sociale à l’enfance (hors aides financières) ou d’une mesure de protection judiciaire, un document unique intitulé projet pour l’enfant, qui vise à garantir son développement physique, psychique, affectif, intellectuel et social et à favoriser son autonomie.

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