Aucun spécimen de l’exception française n’aura été autant de fois enterré que l’intellectuel français. Il a perdu, dans la décennie 1980, la majorité de ses dernières grandes incarnations avec la disparition de Sartre, Lacan, Aron, Foucault, Simone de Beauvoir et Althusser. L’édition a fait sonner le glas tout au long des années 1990, avec une rafale de biographies commémoratives et une longue série d’ouvrages d’analyse universitaire qui ont fait du thème l’objet d’une histoire révolue. Pourtant, en 2019, dans une enquête au titre ostensiblement bourdieusien, Homo intellectus, le journaliste Jean-Marie Durand écrit à propos des intellectuels français : « On les avait plus ou moins rayés de la carte mentale et de l’imaginaire social depuis les années 1980, en dépit de quelques sursauts au cours des années 1990. On les a retrouvés à l’orée du xxie siècle. Ce fut comme une réapparition. » Devant la tentation manifestement répandue de renouer avec ces figures du siècle passé, on voudrait développer, au contraire, l’argument que les conditions d’existence de l’intellectuel français ne sont tout simplement plus assurées aujourd’hui.
Commençons par rappeler comment le modèle s’est de lui-même épuisé, aux propres dires de ses plus illustres représentants. Né sous la plume de Saint-Simon en 1821, « l’intellectuel » dans sa forme substantive entre dans l’usage courant avec le sens qu’on lui connaît pour désigner les dreyfusards. Mais on peut faire remonter sa fonction sociale aussi bien à l’engagement de Voltaire dans l’affaire Calas en 1763 qu’à celui de Zola dans l’affaire Dreyfus en 1898. Il s’agit en effet, dans les deux cas, d’une intervention au sein de l’espace public, au nom de la vérité et de la justice, d’un homme de lettres de renommée internationale que nul n’a mandaté, mais qui est pourvu d’une œuvre lui conférant presqu…