Depuis qu’au début du xviiie siècle Europe a supplanté Chrétienté en tant qu’auto-appellation de l’ensemble des peuples sis entre l’Atlantique et l’Oural et entre la Méditerranée et l’Arctique, les controverses à son sujet n’ont jamais cessé : controverses intellectuelles sur ses caractères constitutifs, ses frontières, ses divisions internes, le poids respectif des différentes traditions dont elle est issue, ses rapports avec d’autres civilisations. Controverses politiques sur la réalité même de l’Europe en tant que collectivité sui generis, irréductible à la pluralité de nations, et sur les moyens d’organiser les relations entre celles qui s’en réclament de manière à assurer la paix et à leur permettre d’agir conjointement pour le bénéfice de tous. On a donc parlé de paix perpétuelle, d’équilibre des puissances, de rôle du « concert européen », de la Société des nations, d’une fédération de tous les peuples européens. Et on a essayé de traduire ces idées dans la langue des traités censés lier les États signataires.
Les controverses intellectuelles et les controverses politiques qui déteignaient les unes sur les autres opposaient, en gros, trois attitudes : l’une, nationaliste, qui recouvrait tout un éventail de positions, depuis les plus radicales jusqu’aux très modérées, tenait la nation pour la forme suprême d’une communauté humaine ; l’autre, que l’on va appeler, par un anachronisme délibéré, « européiste », accordait cette position à une entité supranationale, l’Europe ; la troisième l’accordait, elle aussi, à une entité supranationale, mais bien plus large que l’Europe : au genre humain, réuni idéalement dans l’Église selon les catholiques ou dans l’Internationale dans la version sociale-démocrate…