Le Débat 2015/5 n° 187

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Article de revue

Fin de vie : le politique à la recherche du point d’équilibre

Pages 179 à 184

1À la question qui taraude notre société de l’« organisation » de la fin de vie, il nous faut désormais admettre qu’il n’existe pas une seule réponse mais qu’il en existe autant que de situations et de personnes concernées. Là se trouve l’origine de la contradiction que doit affronter le législateur invité et habitué à fixer pour tous une même règle. Là se trouve la solution du dilemme que doit dénouer le politique conscient de se situer à la frontière de deux légitimités concurrentes, mais également respectables.

2Contradiction, dilemme qu’il est possible de résumer en quelques mots : ce que la conscience peut, à un moment donné et dans un contexte particulier, juger légitime, la société peut-elle ou non explicitement l’accepter ? Si l’on peut comprendre et excuser la décision d’abréger l’agonie d’un proche, doit-on pour autant l’autoriser ?

3Ma conviction, forgée par plus de dix ans de pratique législative autour de ce dossier, c’est que la réponse ne peut venir que de la volonté de dépasser cette contradiction, de sortir de ce dilemme, par une approche pragmatique (« pragm-éthique ») cherchant à un problème essentiellement humain une solution d’abord humaine, c’est-à-dire inspirée par le souci simple, concret, immédiat de n’abandonner personne à sa souffrance.

Valeur de la vie, droit de la liberté

4C’est que chacun dans notre société se fait une idée différente de la vie et de la mort ! N’est-ce pas là, d’abord, que joue notre liberté de conscience ? Les divergences que celle-ci inspire ne sont donc pas près de se réduire.

5Pour les uns, l’euthanasie porte atteinte à la valeur absolue de la vie. Soit que celle-ci trouve son origine dans une puissance transcendante et ne nous appartienne pas ; soit qu’elle constitue la base même de toute société au point que celle-ci soit fondée, pour des motifs d’ordre public, à retirer à l’individu le droit d’en disposer. Dépénaliser l’euthanasie serait, par conséquent, enfreindre un tabou, ouvrir une brèche qui pourrait ensuite autoriser toutes les dérives. Ce serait saper le fondement même de la société que d’admettre que celle-ci puisse autoriser, même de manière limitative et encadrée, dans des circonstances très particulières, l’acte de tuer. Légaliser celui-ci, au-delà des cas de légitime défense ou du fait de guerre, reviendrait à encourager une pratique et lever un interdit qui ferait que la liste des exceptions pourrait sans cesse s’allonger : après les malades incurables, pourquoi pas les déments, les séniles ou les handicapés ?

6À ce même principe s’en oppose un second doué d’une même force et d’un réel impact dans la société d’aujourd’hui, celui du droit inaliénable de l’homme sur son corps et sur sa vie, comme prolongement de la liberté individuelle consacrée par la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Chaque homme, chaque femme devrait pouvoir décider du moment et des conditions de sa mort, en particulier dans le souci de préserver sa dignité, assimilée à sa pleine lucidité, à sa libre raison, non altérée par la souffrance ou la déchéance psychologique ou physique. C’est Jankélévitch qui s’écrie : « La liberté est toujours au-dessus de la vie ! », faisant écho au Montaigne des Essais pour qui « le Sage vit tant qu’il doit et non pas tant qu’il peut … la plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre […] vivre c’est être esclave si la liberté de mourir fait défaut ». Dès lors, comment refuser à un malade de mettre fin à ses jours et, s’il le faut, comment lui refuser assistance ?

Le simple souci d’humanité

7Affirmés ainsi dans leur masse compacte, dans leur intégrité brute, ces deux principes sont sans nul doute inconciliables et même irréconciliables, bien que l’un et l’autre, sous le poids de la vie et des réalités, aient été progressivement battus en brèche, peu à peu érodés par le ressac des événements ou l’évolution des opinions.

8Ainsi la loi a-t-elle été amenée, sans remettre en question le principe sacré et absolu du respect de la vie, à introduire des éléments nouveaux, inspirés des droits de la personne ou de la simple compassion. Chacun s’accorde ainsi à considérer, y compris les Églises, qu’il n’y aurait aucune légitimité pour un médecin à maintenir en vie à toute force un malade sans espoir de guérison. Le code de déontologie médicale, comme la législation depuis 2004, stigmatise l’« obstination déraisonnable » et le juge admettra qu’un médecin n’a pas commis de faute en s’abstenant d’engager ou de poursuivre un traitement inutile. De même, la loi du 4 mars 2002 a introduit la notion de « droit » du malade, à commencer par celui de refuser directement ou par le biais d’une personne référente les traitements qui lui sont prodigués.

9Le développement des soins palliatifs a montré également combien la demande de mort pouvait diminuer dès lors que la souffrance elle-même était réduite par plus d’attention et de chaleur humaine ou par un traitement spécifique. La question de la vulnérabilité du malade, enfin, n’est pas sans poser de délicats problèmes quant à l’expression de la volonté du patient censé justifier l’euthanasie. La loi ne fait-elle d’ailleurs pas ouvertement obstacle à l’automutilation, apportant la démonstration que le malade doit aussi parfois être protégé contre lui-même ?

10Au total, n’est-ce pas là la démonstration que la solution doit être recherchée non dans l’application d’un principe absolu (droit de choisir sa mort ou respect sacré de la vie), mais à partir d’une approche pragmatique, en partant des réalités et en recherchant des solutions inspirées simplement par le souci d’humanité ?

11La question qui nous est posée n’est donc rien d’autre que celle que doit et devra de plus en plus affronter toute société pluraliste, appelée à dégager des philosophies qui cohabitent en son sein une éthique commune. Celle-ci ne pourra être que le résultat d’un accommodement entre ce que prescrivent les principes autour desquels s’organise la communauté citoyenne, en l’occurrence le respect absolu de la personne humaine, que traduisent notamment le bannissement de la peine de mort et la prise en compte de situations spécifiques dans lesquelles l’application de ce principe conduirait non à diminuer mais à augmenter la souffrance infligée à une personne. Le législateur ne peut plus alors se tenir à l’écart de ce débat en renvoyant, comme certains ont pu être tentés de le faire lors de l’affaire Vincent Humbert, à la responsabilité individuelle du médecin et du patient. Et cela pour cette raison simple que la société est plus que jamais concernée par notre mort puisque c’est elle, à travers l’institution hospitalière, qui l’accueille désormais le plus souvent et qui, par l’usage de la technologie, en détermine plus ou moins exactement la survenance.

Le rôle de la médecine

12Il nous faut donc partir des réalités !

13Et d’abord d’un fait, qui change tout, celui de la médicalisation croissante de la mort : 70 % des décès dans notre pays (environ 500 000 par an) ont lieu désormais non plus à domicile mais à l’hôpital. Et si beaucoup de nos concitoyens ont le sentiment d’être expropriés de leur mort, d’en perdre, en quelque sorte, la maîtrise, c’est que la mort n’est plus un phénomène « organisé » dans le cadre familial mais c’est un événement qui se produit dans un environnement extérieur et presque étranger. C’est parce que nos contemporains ont aujourd’hui la vision d’une mort déshumanisée, d’un corps livré à la souffrance mais aussi aux techniques, parfois obstinées, de l’hôpital, qu’ils veulent retrouver, par le droit de choisir leur mort, la maîtrise de celle-ci.

14Partir des réalités, c’est aussi comprendre que cette question de la fin de vie a pénétré le quotidien des familles à travers, certes, le vieillissement de notre société mais aussi les progrès des technologies médicales, en particulier de réanimation. Il s’agit donc d’une question qui, à un moment ou à un autre, peut concerner chacun d’entre nous.

15Partir des réalités, c’est enfin admettre la fragilité des définitions, des classifications généralement admises, en particulier celles qui s’efforcent de distinguer l’euthanasie passive de l’euthanasie active, à l’instar de ce que fait la loi Leonetti en séparant le « faire mourir », prohibé – qui impliquerait un geste actif du médecin telle une injection létale – du « laisser mourir », désormais légalisé, consistant en une « simple » interruption de traitement. Mais la décision de l’équipe médicale, en réanimation par exemple, de suspendre la respiration artificielle n’implique-t-elle pas, en réalité, l’acte de débrancher le patient ? Ne suppose-t-elle pas un accompagnement par une sédation destinée à ne pas laisser le patient s’étouffer ou d’en avoir la pleine conscience et dont l’effet potentiellement mortel a été admis ?

16N’a-t-on pas alors de facto franchi la « frontière » et le médecin, dans le cadre législatif actuel, ne joue-t-il pas déjà le rôle de Charon accompagnant le malade sur l’autre rive du Styx ?

Principes et procédures

17C’est donc tout à fait logiquement que Jean Leonetti et Alain Clayes en sont venus à proposer, dans leur tout récent rapport au président de la République, d’aller au bout de cette logique en suggérant d’admettre la légalité de la sédation profonde destinée à accompagner mais aussi à abréger l’agonie provoquée par l’interruption des traitements.

18Comment, alors, ne pas voir que nous sommes du coup déjà entrés dans une zone floue que déteste le juriste, mais qu’il doit avoir l’humilité d’admettre en reportant son exigence de rigueur et de clarté non plus tant sur la définition de l’acte lui-même que sur les garanties de procédure, de transparence et de collégialité qui doivent l’entourer ?

19La discussion, en conséquence, ne porte déjà plus, à ce stade, sur les principes. Aussi est-il dommage que le débat public continue, sous l’effet des passions qui l’agitent, à se focaliser sur la question de l’acceptation ou du refus d’un prétendu droit à mourir. C’est refuser de voir les réalités en face que de continuer à s’enfermer dans cette opposition philosophique que le médecin comme le législateur ont peu à peu dépassée pour faire face aux situations concrètes auxquelles ils sont confrontés.

20On fait, à cet égard, à la loi du 22 avril 2004, qu’il s’agirait simplement d’amender (si les propositions faites par ces deux députés devaient être reprises), un bien injuste procès. Celle-ci a en effet ouvert une voie originale comparativement aux évolutions législatives qu’ont connues de nombreuses autres démocraties.

21Ainsi, du Danemark qui, comme plusieurs cantons suisses et la moitié des États australiens et tous les États américains, a adopté des lois reconnaissant à chacun le droit d’exprimer par avance son refus de tout acharnement thérapeutique. La loi danoise sur l’exercice de la profession médicale va jusqu’à permettre au médecin de ne pas maintenir en vie un malade incapable d’exprimer sa volonté et condamné à brève échéance ; faute de loi, la jurisprudence allemande, plus restrictive, précise néanmoins que « l’interruption de soins médicaux intensifs visant uniquement à prolonger la vie est licite, voire obligatoire, lorsque le patient est d’accord, la souffrance insupportable, l’agonie commencée et le décès prévisible à court terme », conséquence du droit d’autodétermination garantie par la loi fondamentale. La Cour fédérale suprême permet même qu’une telle euthanasie puisse être pratiquée sur un malade inconscient en se fondant sur sa volonté présumée.

22Ainsi du Royaume-Uni, où la Chambre des lords a pris un arrêt voisin, le 9 février 1993, pour un patient dans un état végétatif persistant depuis quatre ans.

23D’autres pays sont même allés jusqu’à légaliser ou plutôt dépénaliser l’euthanasie volontaire. C’est le cas de l’État américain de l’Oregon, des Pays-Bas et, depuis 2002, de la Belgique. Dans ces deux derniers pays, la demande répétée du malade, victime d’une souffrance insupportable, doit être prise en compte dès lors qu’il se trouve dans une situation médicale sans issue. Le médecin, qui doit prendre l’avis d’un confrère, doit également rendre compte à une commission de déontologie de sa décision et de la régularité de la procédure suivie.

24En France, notre Parlement a, de son côté, préféré reconnaître, on l’a vu, le droit au malade en fin de vie d’obtenir l’interruption d’un traitement qui le maintient en vie, assorti de l’obligation pour le médecin de l’accompagner alors par des soins palliatifs. Votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale et largement approuvée par le milieu médical, elle a permis de dégager, dans un premier temps, un consensus appréciable. Si elle a, en revanche, souffert d’être insuffisamment popularisée, elle nous offre une indication quant à la méthode à suivre : non en faisant l’éloge du compromis qui l’a rendue possible, mais en nous rappelant la nécessité de la pédagogie qui rend acceptable ce qui n’était jusqu’alors jugé tolérable que dans des situations exceptionnelles et trop souvent cachées. C’est, en effet, la manière dont de trop nombreux services hospitaliers réglaient la question de la fin de vie, en dehors de tout cadre légal, qui a convaincu les membres de la Commission spéciale que je présidais de se rallier à une réforme législative contre laquelle certains étaient originellement vent debout. Et c’est au fil de dizaines et de dizaines d’auditions et de rencontres qu’a émergé une loi prenant en compte les préoccupations des différentes parties prenantes en leur offrant un point d’équilibre.

25Une « bonne » loi, sachons-le, restera une loi « morte » si elle se heurte à l’hostilité du corps médical, à l’incompréhension d’une partie des familles et à l’opposition frontale d’une fraction de l’opinion.

26La question qui reste à trancher n’est donc plus aujourd’hui, à mon sens, de donner raison à un camp contre un autre mais elle est de savoir comment franchir une nouvelle étape sur le chemin qui vise à donner à chacun les moyens d’une véritable liberté de choix et qui ainsi permette aux équipes médicales, aux familles, aux patients de disposer de la solution la plus appropriée à la situation à laquelle ils ont à faire face.

27C’est en quelque sorte ce à quoi sont arrivés nos amis néerlandais, qui, après avoir, comme je l’ai mentionné précédemment, dépénalisé l’euthanasie, ont introduit dans leur législation une formule proche de la législation française, conduisant les malades à passer progressivement de l’une à l’autre, en fonction de leurs convictions ou de leur situation personnelle, familiale, ou de ce qui leur restait encore de leur projet de vie …

28C’est paradoxalement cette « banalisation » qui signera la victoire du politique ; elle tiendra non pas tant dans le triomphe d’une thèse sur une autre que dans la capacité démontrée par ceux qui ont la responsabilité de faire la loi de faire la synthèse des processus que nous venons de décrire.

29Dans cet esprit, il me paraît donc souhaitable d’accueillir favorablement l’adjonction que mon collègue Jean Leonetti propose à la loi qui porte son nom. Mais ce ne peut être pour solde de tout compte. La loi Leonetti laisse en effet subsister le cas, redoutable et cruel, des personnes qui, à l’instar de Chantal Sebire, se trouvent au seuil d’une dégradation irréversible de leur état de santé. L’arrêt des traitements ne peut donc constituer la réponse à une situation de souffrance qu’il est impossible d’ignorer. Aussi me paraîtrait-il humainement nécessaire d’introduire dans la loi, et par exception aux règles généralement admises, la possibilité pour le médecin de mettre fin aux jours de son malade à la demande de celui-ci lorsqu’il aurait été établi que dans les circonstances du cas il ne disposait d’aucune autre issue pour éviter à son patient une souffrance intolérable et irrémissible. Que Chantal Sebire ait été, dans les conditions que l’on sait, obligée de mettre elle-même fin à ses jours suffit à mon sens à illustrer l’impasse dans laquelle elle et les médecins qui l’entouraient étaient enfermés.

La mort et la vie

30Ne resterait plus alors en débat que la question du suicide assisté. Même si des désaccords persistent sur ce point, je partage avec Robert Badinter le constat selon lequel la loi, parce qu’elle ne prohibe que l’incitation, n’y fait aujourd’hui pas obstacle (s’inscrivant dans le prolongement logique de la dépénalisation du suicide). Il conviendrait, du coup, d’en préciser les modalités pour protéger les personnes et ainsi permettre qu’il puisse survenir, si le patient le souhaite, en milieu hospitalier. Cette ultime proposition se heurtera sans doute à l’hostilité des médecins. Mais elle participerait de ce changement d’état d’esprit qu’il convient de favoriser au sein du milieu médical qui ne veut que soigner, refusant souvent d’assumer les conséquences de son possible échec. La mort fait partie de la vie et sa prise en compte à l’hôpital doit faire partie du soin !

31C’est paradoxalement en banalisant les conditions de la mort que l’on y parviendra, en la réintégrant dans les processus normaux de la vie en société, reléguée qu’elle est encore aujourd’hui, et contre toute évidence, au rayon des choses que l’on se refuse de voir et de montrer.


Date de mise en ligne : 09/12/2015

https://doi.org/10.3917/deba.187.0179

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